VII
La maison natale de M. Taine
On se représente aisément l’enfance d’un Chateaubriand, d’un Renan ; mais celle d’un Taine ? Je ne puis me faire une image du jeune Hippolyte-Adolphe jouant ses premiers jeux dans Vouziers.
J’envie mon ami Emile Hinzelin, qui s’est donné le plaisir de chercher, dans cette petite ville des Ardennes, les premières traces de notre maître vénéré. Il raconte son excursion sous ce titre, que je trouve excellent : « L’Arbre de Taine à Vouziers », dans un livre plein de tendresse pour la Lorraine et la région de l’Est : « Images de France ».
L’Argonne, c’est la patrie des grands bois historiques. « Expérience faite, a écrit M. Taine, j’éprouve plus de plaisir devant les choses naturelles que devant les œuvres d’art ; rien ne me semble égal aux montagnes, à la mer, aux forêts et aux fleuves. » A mon goût, il n’a écrit sur rien avec un sentiment plus profond et plus passionné que sur les arbres.
Hinzelin, au sortir de la gare de Vouziers, a traversé la place de l’Hôtel-de-Ville,
pour trouver au bout d’une rue, modestement bâtie, la maison où naquit, le 21 août 1828,
le jeune Hippolyte. Une grille précède une cour plantée d’arbres. M. Taine le père
tenait une étude d’avoué. Les gens du pays rappellent son esprit vif et fin, et ils
savent encore des chansons qu’il a rimées, et que Hinzelin aurait peut-être dû noter.
Mme Taine la mère était bonne et fort belle. « On se
rappelle ses yeux comme on se rappelle les chansons du mari. Dans la famille se
développait un goût d’artistique curiosité. Les habitants de Vouziers, en allant à
Paris, s’arrêtaient à Rethel : dans le bureau de la voiture publique, tenu par les
tantes de Taine, ils admiraient les guéridons délicats, les vieilles poteries, certain
gros vase de thériaque tout fleuri, et une foule d’arbustes rares que les dames
soignaient tendrement. »
M. Victor Giraud, à qui l’on doit de solides leçons sur Pascal, dans un « Essai sur
Taine » (qu’il distribue dans son cours de l’Université de Fribourg), nous parle, lui
aussi, de ces tantes. L’une d’elles aimait à philosopher avec son neveu, « lui
écrivant de longues lettres, où elle discutait et réfutait ses théories, opposant
système à système, syllogisme à syllogisme »
.
Le jeune parçon resta jusqu’à sa onzième année dans la maison paternelle ; son père lui
enseignait les premiers éléments du latin, et un oncle lui apprenait l’anglais. Le père
et le fils, l’automne venu, passaient des après-midi dans la forêt voisine. « Je
me souviens du long silence où nous tombions lorsque, lieue après lieue, nous
retrouvions toujours les têtes rondes des chênes, les files d’arbres étagées et la
senteur de l’éternelle verdure. »
Cependant, il suivait les cours d’une petite
école dirigée par un M. Pierson. M. Gabriel Monod est sobre de détails sur la formation
première de Taine ; voici, pourtant, un trait que je lui emprunte : « il avait
déjà, à l’âge de dix ans, un tel sérieux dans le caractère et une telle solidité dans
l’esprit qu’il remplaça, pendant quelques jours, M. Pierson, empêché par une
indisposition. »
Hinzelin s’est assuré, dans Vouziers, qu’aucun contemporain n’a oublié le petit garçon
qui, à l’école de la ville, exerçait déjà d’une telle manière sa volonté de labeur
assidu. « Son front large et proéminent, ses yeux mobiles, qui ressemblaient à
ceux de sa mère, signalaient à tous, comme un être singulier, l’enfant que le
professeur désignait comme un modèle. »
Qu’on me permette de mettre sous les
yeux du lecteur une esquisse que j’ai tracée, jadis, de M. Taine, dans ses dernières
années ; elle a été vérifiée par Maurras, qu’avait distingué ce grand esprit, et par
Bourget, qui fut de ses familiers. Enveloppé d’un par-dessus de fourrure grise, avec ses
lunettes, sa barbe grisonnante, il semblait un personnage du vieux temps, un alchimiste
hollandais. Ses cheveux étaient collés, serrés sur sa tête, sans une ondulation. Sa
figure creuse et sans teint avait des tons de bois. Il portait sa barbe à peu près comme
Alfred de Musset, qu’il avait tant aimé, et sa bouche eût été aisément sensuelle. Le nez
était busqué, la voûte du front belle, les tempes bien renflées, encore que serrées aux
approches du front, et l’arcade sourcilière nette, vive, arrêtée finement. Du fond de
ces douces cavernes, le regard venait, à la fois impatient et réservé, retardé par le
savoir, semblait-il, et pressé par la curiosité. Et ce caractère, avec la lenteur des
gestes, contribuait beaucoup à la dignité d’un ensemble qui aurait pu paraître un peu
chétif et universitaire dans certains détails, car M. Taine, par exemple, portait
volontiers, l’après-midi, une étroite cravate noire, en satin, comme celles que l’on met
le soir. Après quelques instants, on démêlait très vite que ces yeux gris, remarquables
de douceur, de lumière et de profondeur, étaient inégaux et voyaient un peu de travers ;
exactement, M. Taine était bigle. Ce regard singulier, avec quelque chose de retourné en
dedans, pas très net, un peu brouillé, vraiment d’un homme qui voit des abstractions, et
qui doit se réveiller pour saisir la réalité, contribuait à lui donner, quand il causait
idées, un air de surveiller sa pensée et non son interlocuteur, et ce défaut devenait
une espèce de beauté morale. Sa voix était très prenante : une voix comme teintée
d’accent étranger. J’ai dit un jour qu’il prononçait les finales « euse » comme nous
autres Lorrains, exactement, mais Emile Hinzelin m’aide à saisir une nuance plus exacte
de la vérité : mon ami, lui aussi, croyait reconnaître du lorrain dans cet accent du
Rethelois un peu dur et prolongeant la fin des phrases, mais un savant archéologue,
qu’il a rencontré à Vouziers, et qui fut le condisciple de Taine, lui a signalé quelques
différences. Soit ! n’empêche qu’à Vouziers, on prononce la « maiseun », elle est
« tombéïe », « assurémeint », « mé oui », une « teille » d’oreiller, une « clanche » de
porte, et tout cela, c’est ultra-lorrain.
Pour compléter le portrait du philosophe, je rapporterai qu’il mâchait d’ordinaire un petit bout de bois, afin de tromper sa nervosité et, sans doute, son besoin de fumer, et quand il se livrait à cette distraction, l’avance du bas du visage lui donnait l’apparence d’un rongeur.
Tout cela, c’est le Taine des dernières années qui allait mourir du diabète à
soixante-six ans. C’est un Taine que ses compatriotes n’ont pas connu. Hinzelin nous
donne quelques indications suggestives ; il pense que Vouziers se rappelle le bon
écolier plus volontiers que le grand homme. « Un philosophe n’est pas aisément
prophète en son pays. Pour les imaginations médiocrement préparées, M. Taine manque
d’attrait. Quant aux lettrés de Vouziers, ils prennent un ton réservé, disant : Taine
n’est pas venu à nous ; il ne nous a pas connus ; il ne rentrait à Vouziers que de
loin en loin, descendait à l’hôtel et ne voyait que ses hommes
d’affaires. »
La supériorité de la vie contemplative sur la politique, c’est qu’il n’est pas besoin de délégation pour la représenter ; que le Rethelois, que l’Argonne, que nos régions de l’Est autorisent ou non Taine, elles s’expriment par son génie. Il les introduit sous son nom dans la grande construction française.
Sa famille de petits bourgeois et de fonctionnaires était de longue date racinée dans le pays. Nous avons vu le père avoué à Vouziers, le grand-père avait été sous-préfet à Rethel. Sous l’ancien régime, plusieurs Taine remplirent les fonctions d’échevin. L’un d’eux, au xviie siècle, avait été surnommé par son entourage « Taine le philosophe ». Ces détails donnés à Victor Giraud par Mme Hippolyte Taine doivent être tenus pour certains. Cette famille s’essaya lentement à créer le génie de celui qui vient de l’anoblir, et par M. Chevrillon on voit bien que la puissance philosophique demeure dans ce noble sang. Comment négliger de marquer que le sol d’où sortit ce maître est le même qui produisit Turenne et que l’un et l’autre représentent la discipline la plus haute de cet esprit français que des plaisantins et des irrespectueux veulent trop souvent définir par la nomenclature de nos vaudevillistes plus ou moins amusants à travers les âges ?
De quelle race sont-ils ? Presque Lorrains, presque Champenois, exactement du Rethelois, nous l’avons dit, et l’un des aïeux de Colbert fut un des bons artisans qui construisirent à trois pas de la maison natale de Taine l’église de Vouziers. On peut encore rappeler utilement que ce territoire produisit le savant et mystique Gerson, Mabillon, l’une des gloires de notre érudition nationale. Je procède par indications, mais voyez-vous ce qu’est la discipline de cette région de l’Est ?
Cette discipline, si utile au point de vue social, je me demande parfois si elle ne nous donne pas quelque timidité.
M. Taine a très bien senti l’insuffisance, le verbalisme où aboutissent tant d’efforts, tant d’enthousiasmes dépensés et tant de sang versé ; mais si le but qu’on déclarait viser n’a pas été atteint, si, dans l’entreprise révolutionnaire, il y a des puérilités, de l’agitation et du vide, une grandeur pourtant y apparaît : certaines dépenses d’énergie, fussent-elles infécondes, contribuent à manifester les hommes ; elles accroissent sinon le bien-être, du moins la beauté et puis aussi la dignité de notre espèce. M. Taine jugeait les choses avec un haut bon sens. Nous savons bien qu’il devait haïr tous les désordres, ce puissant naturaliste qui acceptait les lois de la nature. Nous admettons avec lui le danger de la méthode logique dans la politique. Nous aurions pourtant à développer ce qu’il y a d’excessif dans l’opposition qu’il y fait. Nous nous bornerons à le critiquer sur un point spécial, quand il méconnaît ceux qui sont animés par la générosité, le dévouement, l’héroïsme, ceux qui bravent la mort, se donnent à la fièvre.
Goethe avait été accusé de se désintéresser des destinées de la patrie. On se rappelle
qu’il répondit : « Nous ne pouvons pas tous servir la patrie de la même façon.
J’ose dire que, dans les œuvres dont la nature m’avait prescrit la tâche, mes efforts,
mes recherches, mon activité, tout a été aussi consciencieux qu’il dépendait de moi.
Si chacun peut en dire autant de soi, cela ira bien pour tous. »
Vous voyez
comment il faudrait très légèrement transformer cette phrase pour qu’un de ces grands
individus que Taine traite de fous furieux la reprît : « Nous ne pouvons pas tous
servir l’humanité de la même façon ; Marc-Aurèle, Spinoza, Gœthe, c’est très bien.
Accepter les lois de la nature, c’est parfait. Mais contrarier la nature, l’exalter,
c’est un magnifique dressage. »
Les grands hommes que je viens de citer sont
des forces conservatrices ; ils risquent d’enrayer le mouvement vers l’inconnu, qui est
la vie même. De ce que vous ne saisissez pas l’utilité immédiate d’un acte, il n’empêche
que, du moment qu’il a nécessité pour sa production les qualités les plus viriles, par
exemple le mépris de la mort, il a de grandes chances d’être heureusement fécond.
« Au soir de Wagram, a le droit de dire un Bonaparte, j’étais si fatigué que je
suis tombé de sommeil, que j’ai dormi couché tout de mon long dans un sillon : j’étais
la semence d’une admirable moisson de dévouement, de belle volonté et d’un lyrisme
jusqu’alors inconnu. »
Taine parfois justifie la timidité, le repliement sur soi-même et, sous le nom d’« acceptation », certaine servilité. S’il est vrai que les nations sont constituées par une poussière de fellahs, cet homme savant et vénérable en prend trop aisément son parti ; il a trop peur que la raison pure intervienne et dérange ces sommeils, cette belle ordonnance animale…
Mais, à peine ai-je écrit ce mot « servilité » que je l’efface et je reviens au terme exact : discipline. Quand M. Taine, à l’âge de quatorze ans, quitta définitivement Vouziers, il emportait de sa terre et de ses morts cette façon de sentir. C’est en y demeurant fidèle qu’il trouva des accents si sincères et si passionnés. Les milieux de grande culture variée où il allait se développer ne firent que fournir une riche abondance d’arguments aux opinions qu’il avait dans le sang.