(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — V »
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(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — V »

V

Sur l’œuvre de Taine‌

Mon cher Bélugou,‌

C’est un formidable travail que vous me demandez là. Précisément parce que le sujet est du plus grand intérêt, il m’est impossible de vous satisfaire. Je respecte trop l’œuvre de M. Taine ; elle éveille des idées trop nombreuses, trop graves pour que je me dispense de leur donner les formules convenables. Or, celles-ci, même insuffisantes, les trouverais-je après plusieurs mois de réflexions ?‌

Comme éducateur, et pour nous communiquer l’ensemble des connaissances au point où l’observation et l’expérimentation les avaient menées en 1870, M. Taine me semble incomparable. Quelques objections respectueuses que j’oserais adresser à cet honnête homme ne me viennent qu’après que je me suis placé, grâce à son aide, au plan dont ses méthodes d’exposition nous ont facilité l’abord. Voici pourtant un point où je me permets de me soustraire très décidément à son influence si notable.‌

Ce philosophe a très bien senti l’insuffisance, le verbalisme où aboutissent certains efforts sociaux, tant d’enthousiasmes dépensés et tant de sang versé ; mais si le but qu’on déclarait viser, — à savoir la justice sociale — n’a pas été atteint (et cette sévérité pour l’œuvre de la Révolution, fort explicable dans la bouche d’un socialiste, ne vous étonne-t-elle pas un peu chez un admirateur des libertés anglo-saxonnes ?), si, dans l’entreprise révolutionnaire, il y a des puérilités, des agitations et du vide, une grandeur pourtant est apparue : certaines dépenses d’énergie, fussent-elles infécondes, contribuent à manifester l’humanité, elles accroissent, sinon le bien-être, du moins la beauté et, par là, la volupté et puis aussi la dignité de notre espèce.‌

M. Taine avait de la timidité dans le sang.‌

Il jugeait les choses avec un haut bon sens qu’on voit aussi chez Goethe. Ce qu’a donné ce naturalisme (sa soumission aux lois de la nature) dans sa philosophie et dans son esthétique, c’est un problème que je n’examine pas, mais dans son œuvre d’historien politique, cette vue gœthienne l’a mené à une doctrine par trop timide. Avec le maître de Weimar, il aurait dit, signé et contresigné cet aphorisme : « Quiconque veut exercer une influence ne doit jamais blâmer ni s’inquiéter de ce qui va de travers, mais faire constamment, uniquement le bien. Il ne s’agit point d’abattre, mais au contraire d’élever quelque chose en quoi l’humanité trouve un plaisir pur. » Il haïssait le désordre.‌

Tel était son tempérament : nous souffrons de ses limites, mais tout de même acceptons avec reconnaissance une manière de voir dont il a tiré une méthode si propre à nous former. Nous savons bien qu’il devait haïr les choses désordonnées, ce puissant naturaliste, qui acceptait et aimait les lois de la nature. Nous admettons avec lui le danger de la méthode dialectique et rationnelle dans les réformes sociales. Nous aurions à développer amplement ce qu’il y a d’excessif dans l’opposition qu’il leur fait. Ici nous nous bornerons à critiquer M. Taine sur un point spécial, quand il méconnaît ceux qui sont animés par le dévouement, le courage poussé jusqu’à l’héroïsme, ceux qui bravent la mort, se donnent à la fièvre.‌

On voudrait qu’un philosophe du xviiie  siècle ou un homme de la Révolution, par exemple, lui répliquât dans les mêmes termes qu’un certain jour employa Gœthe. Le vieux patriarche de la pensée allemande avait été accusé de se désintéresser des destinées de la patrie. On se rappelle qu’il répondit : « Nous ne pouvons pas tous servir la patrie de la même façon. J’ose dire que dans les œuvres dont la nature m’avait prescrit la tâche, j’ai travaillé nuit et jour sans me permettre la moindre distraction ; loin de là, mes efforts, mes recherches, mon activité, tout a été aussi consciencieux qu’il dépendait de moi. Si chacun peut en dire autant de soi, cela ira bien pour tous. »

Vous voyez comment il faudrait très légèrement transformer la phrase pour qu’un de ces grands individus, que Taine traite de fous furieux, la reprît : « Nous ne pouvons pas tous servir l’humanité de la même façon… Marc-Aurèle, Spinoza, Gœthe, c’est très bien… accepter les lois de la nature, c’est parfait… Mais contrarier la nature, l’exalter, c’est un magnifique dressage… » Les grands hommes que je viens de citer sont des forces conservatrices ; elles s’efforcent de maintenir ; elles pourraient enrayer le mouvement vers l’inconnu, qui est la vie même. De ce que vous ne saisissez pas l’utilité immédiate d’un acte, il n’empêche que, du moment qu’il a nécessité pour sa production les qualités les plus viriles, par exemple le mépris de la mort, il est beau, utile. « Le soir de Wagram, a le droit de dire un Bonaparte, j’étais si fatigué que je suis tombé de sommeil, que j’ai dormi couché tout de mon long dans un sillon : j’étais la semence d’une admirable moisson de dévouements, de belles volontés, d’un lyrisme jusqu’alors inconnu… »

En vérité, la vie morale embrasse plus de choses que cet homme savant et vénérable n’en reproduisait en lui. Taine, mon cher Bélugou, n’est pas un professeur d’énergie. Il justifie la timidité, le repliement sur soi-même, et sous le nom d’acceptation, certaines servilités. S’il est vrai que les nations sont constituées par une poussière de fellahs, Taine en prend trop aisément son parti ; il a trop peur que la raison pure intervienne et dérange ces sommeils, cette belle ordonnance animale…‌

Mais à peine ai-je écrit ces lignes et ces mots « servilité, servage » que, sans pouvoir rien en effacer, je proclame combien je suis injuste envers un homme qui, le seul, avec Fustel de Coulanges, et mieux que Fustel de Coulanges, m’a fait toucher des réalités dans l’histoire de mon pays.‌

Honorons Taine, alors même que nous osons le blâmer, accompagnons de nos regrets et de notre vénération le dernier grand esprit que nous ayons eu dans la suite admirable de la pensée française. On se laisse aller par je ne sais quelle lâcheté de conversation, pour ne pas paraître dédaigneux, pour n’avoir pas à expliquer les bonnes raisons de son dédain (et puis aussi parce qu’on n’a pas le droit d’être sévère quand on a senti soi-même la difficulté de réaliser le moindre travail), on se laisse aller à traiter de grands esprits douze médiocres et vingt-six bêtas, et l’on chicanerait la gloire légitime de Taine !‌

Reconnaissons bien haut la maîtrise de cet homme et comment sa conception de la .Révolution (qui est une vue incomplète, qui d’autre part déjà avait été élaborée par Tocqueville) est un des grands événements de notre vie mentale.‌

Je m’arrête, mon cher Bélugou, parce que j’exprime mal ce que je crois penser avec force. Ah ! quel bonheur de penser longuement, lentement à cet homme d’honneur de la pensée française ! Comme il est agréable de songer que le cerveau humain peut être l’instrument, l’outil d’un si bel assemblage de considérations !‌

Veuillez être mon interprète auprès de nos amis de la Revue Blanche et me croire cordialement vôtre‌

Maurice Barrès12 .