IV
M. Taine et le « philistin »
Je suis étonné qu’on ne commente pas davantage le livre posthume de M. Taine. De 1863 à 1865, étant examinateur d’admission à l’École militaire de Saint-Cyr, il fit des tournées en province. Au jour le jour, il prenait des notes qu’on vient de publier. Elles sont d’une violence extraordinaire.
Non pas dans les mots ; les violences de mots sont des gestes pour suppléer à l’animation réelle de la pensée, mais ici, ce sont les sentiments dans lesquels le maître recueillait ses observations qui font voir une singulière surexcitation. Ce grand honnête homme nous dit très consciencieusement ce qu’il a vu dans la province française, et son regard n’est pas bienveillant.
Il a distingué d’abord :
« l’ignoble petit bourgeois prudhomme, important et tracassier des villes du Centre. »Voici comment il définit les fonctionnaires :« beaucoup de petites gens, mécontents, avares, désespérés, économes, mais point de désespoirs éclatants. C’est la vie rationnée ; chacun-se serre le ventre et attend en grognant un peu. »Quant aux petites villes, il en donne son opinion :« On s’imagine que tout est calme, heureux. De près, c’est comme un verre d’eau vu au microscope, avec des animalcules affreux qui se dévorent. Il paraît que la crinoline et l’ajustement tournent la tête de toutes les femmes ; on doit rogner sur le bœuf et le potage pour fournir aux rubans. »— La société française lui suggère cette âpre réflexion :« La France est organisée en faveur des paysans et des petits bourgeois, et c’est un triste produit. Une société est comme un grand jardin : on l’aménage pour lui faire rendre des pêches, des oranges ou des carottes et des choux. La nôtre est tout aménagée enr des choux et des carottes. L’idéal, c’est que le paysan puisse manger de la viande et que mon cordonnier, ayant amassé trois mille francs de rente, puisse envoyer son fils à l’École de Droit… »
Voilà quelques extraits des trente-trois premières pages ; il y en a trois cent cinquante de ce ton.
Ce livre est un réquisitoire terrible contre les Français de 1865, et comme ils ne sont pas morts ou que leurs fils leur sont identiques, c’est, on en juge, une lecture assez stimulante.
C’est un grand plaisir de comprendre. Cherchons donc à comprendre pourquoi M. Taine
comprend de cette façon ses compatriotes. Et d’abord souvenons-nous qu’en quelque mesure
nous sommes ses élèves et disons avec lui : « Ce que chacun sent lui est propre
et particulier comme nature. Il est prudent d’examiner : la construction d’un
instrument, âme ou esprit, avant d’admettre ce qu’il enregistre. »
Quand M. Taine, au crayon, sur de petits carnets, prenait ces notes que les siens publient respectueusement et sans rien y retrancher, il était un grand travailleur arraché pour quelques semaines à son labeur, à son milieu, contraint à se déplacer à travers toutes les régions de la France. Ce sédentaire jouit très fort des paysages qu’il visite, de la douceur de l’air, de la simplicité des types, de ce qu’il entrevoit de paix et d’animalité dans la province. Mais, d’autre part, il quitte le milieu intellectuel qu’il s’est choisi, auquel il s’est adapté, où la liberté d’esprit est absolue (du moins il le croit), où les préoccupations sont purement abstraites (du moins s’il en est de matérielles, comme il en ressent l’importance, il les excuse), et cette atmosphère, inférieure selon lui, où il se plonge, est encore faite plus médiocre par cette besogne monotone d’examiner des jeunes gens, et par la nécessité de se mettre en relations avec des fonctionnaires de toute sorte.
Voilà dans quelles conditions M. Taine ressent ces impressions de deux ordres si tranchés : le plus grand plaisir devant les choses naturelles, devant les champs, les montagnes, la mer, les heures diverses du soleil, et un dégoût passionné des individus qu’il rencontre ou, plus exactement, des conditions de vie où ils se meuvent.
Ces jeunes gens exténués et intimidés qui se pressent de ville en ville pour passer l’examen de Saint-Cyr, leurs parents qui attendent, leurs professeurs qui les recommandent, le recteur chez qui l’on dîne, le préfet et les magistrats avec qui on échange quelques considérations, tous ces personnages, M. Taine les examine de l’œil dont Henry Monnier collectionnait les traits de Joseph Prudhomme, avec la sympathie d’un Flaubert faisant parler les gens de Rouen pour orner son Homais, son Bouvard et son Pécuchet, avec l’accablement que le « bourgeois » donnait à Gautier.
Seulement, comme il n’est point un dessinateur, ni un poète, ni un romancier, mais qu’il est un philosophe sociologue, le personnage qu’il nous présente diffère de Joseph Prudhomme, du « philistin » des romantiques, et de Homais ; il nous fait voir le fonctionnaire français, ou l’administré français, tout domestiqué par « l’esprit fonctionnaire », mais à des traits certains nous reconnaissons dans le type qu’il nous détaille un frère des grandes caricatures romantiques.
Ici je demande la permission de placer une réflexion d’ordre général. M. Taine, comme M. Renan, comme tous les maîtres qui nous ont précédés, croyait à une raison indépendante, existant dans chacun de nous et qui nous permet d’approcher la vérité. Voilà une notion à laquelle, pour ma part, j’ai cru passionnément. L’individu ! son intelligence, sa faculté de saisir les lois de l’univers ! il faut en rabattre. La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous dans les pas les uns des autres. Selon les milieux où nous nous sommes développés, nous élaborons des jugements, des raisonnements. Nous ne sommes pas maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles sont des réactions, des mouvements de notre organisme dans un milieu donné. Elles ne naissent pas de notre intelligence. Elles sont des façons de réagir qui sont communes à tous les êtres plongés dans le même milieu.
C’est automatique. M. Taine, qui vit dans un petit milieu d’artistes, de penseurs, d’intellectuels, éprouve, à chaque fois qu’il se trouve en contact avec le « philistin », ce même mouvement d’horreur que ressentirent les Gautier et tous les poètes romantiques, les G. Sand et les Flaubert, et que l’on retrouve dans les livres les plus personnels de Renan, par exemple dans l’Avenir de la Science.
(Il serait bien curieux d’étudier dans quelles conditions la notion du « philistin » est apparue dans notre littérature et d’analyser ses éléments de formation. Cette conception, qui semblait tout d’abord une vue de brasserie, propre aux rapins et aux Pétrus Borel, est arrivée peu à peu à couper la France en deux, et constitue, selon moi, un des signes les plus caractéristiques de la dissociation profonde de notre pays.)
Seulement, voici qui est particulier et par où le philosophe se distingue du pur
artiste : si Taine considère que tous ces gens qu’il croise dans ses tournées sont
asservis à une telle conception de la vie qu’il ne peut collaborer avec eux, il ne peut
pourtant pas en prendre son parti et, comme un Gautier, un Flaubert, un Leconte de
Lisle, déclarer : « Je ne connais pas ces bourgeois ; je me désintéresse de tout
ce qui les préoccupe »
; en tant que sociologue, il faut bien qu’il envisage
les destinées de son pays, et dans cet esprit doué si merveilleusement d’imagination
philosophique et historique, cette horreur du « bourgeois », du « philistin », aboutira
à cette déclaration que le type du fonctionnaire français, que l’esprit fonctionnaire
(qui ne se trouve pas seulement dans les administrations, mais qui a peu à peu pénétré
même les professions libres) doit déterminer la mort de l’énergie française et, par
conséquent, la décadence de notre patrie.
Ce qui me préoccupe dans cet article, — je le souligne avec insistance, — c’est de montrer comment, dans un même moment, tous les esprits placés dans des conditions analogues passent par des conceptions analogues. M. Taine, qui croyait que par un effort de l’intelligence individuelle on saisit les lois des choses, n’a fait que raisonner et organiser des sensations qui, des cénacles romantiques jusqu’aux brasseries de Montmartre, ont été éprouvées et exprimées par tous les artistes, par les plus minables et par les plus hauts, par les rapins de Murger et par le jeune Ernest Renan.
Ce livre qu’on vient de publier, c’est, avec une élévation de ton qui nous éloigne trop des parades fameuses de Rodolphe Salis pour qu’on y songe tout d’abord, une charge à fond contre le bourgeois, contre le philistin, issue exactement de cette même sensibilité qui constitue le dédain « artiste » des cabarets de Montmartre pour les « ronds-de-cuir ».
Cela en soi est assez curieux et vaut qu’on le signale. Quant au fond même de la question et de savoir si la France ne produit plus que des choux et des navets et si c’est une production insuffisante, je n’essaye même pas d’en donner mon sentiment. L’espace me ferait défaut pour me justifier d’approuver de si douloureuses prophéties ou de contredire des pages dont il faudrait d’abord exposer toute la force.
Le mal que fait à la France la centralisation parisienne, et par suite la convenance qu’il y aurait à décentraliser, ou pour mieux dire, à multiplier les points de centralisation, je ne pense pas que personne le nie, hors les ministres qui trouvent que c’est commode de régler des intérêts tous rassemblés dans les bureaux de leur ministère.
Mais ce point acquis, je m’étonne un peu de la persistance que met Taine à vouloir trouver en province un gentleman anglais…
Oui ! c’est là le fond de l’histoire ! Taine, qui exècre le philistin et qui croit le retrouver dans tous les fonctionnaires et dans tous les administrés qu’il rencontre, s’est pris en revanche d’une amitié d’imagination pour un certain type d’Anglo-Saxon qu’il s’est construit et qu’il voit riche, grand consommateur, puissant au travail, ne relevant que de soi-même.
Cette espèce d’homme, dans l’imagination du philosophe, joue le même rôle que joue l’artiste dans l’imagination d’Emma Bovary, ou l’Oriental noble et rêveur dans l’imagination d’un Lamartine. Le poète romantique, la jeune femme romanesque, M. Taine, ne trouvant pas autour d’eux l’Anglo-Saxon individualiste, l’Oriental noble et rêveur, l’artiste débauché et génial qui contenteraient leur conception de la vie, déclarent que la France est perdue, que les temps modernes sont honteux.
Si c’est vrai, on ne sera à même de s’en faire une idée claire que dans un délai minimum d’un siècle ; les générations pas plus que les individus ne se peuvent juger.
Mais ce qu’on peut constater dès maintenant, et la constatation contredit d’une façon piquante le préjugé où nous vivons sur l’audace des esprits élevés, c’est que depuis le grand mouvement industriel et commercial qui transforme l’Europe, il y a presque constamment en France une protestation de l’élite intellectuelle (au moins du monde littéraire accrédité) contre les directions du siècle. Toutes ces créations de Joseph Prudhomme, du pharmacien Homais, de Bouvard, du Philistin sont affreusement réactionnaires, comme l’étaient jadis les médecins de Molière.
Nos grands écrivains littéraires, quand ils dépeignent la société moderne, et à quelque parti d’ailleurs qu’ils se figurent appartenir, emploient toujours des couleurs au moins aussi injurieuses que celles qu’on trouve dans ces Carnets de voyage de Taine. Ils se désolent de ne pas voir, en place des contemporains que nous a nécessairement créés notre civilisation, soit un Turc dans son harem (rêve de Gautier), soit un grand seigneur anglais dans ses terres (rêve de Taine), soit un savant revêtu des pouvoirs et privilèges qu’eurent jadis les princes de l’Eglise (rêve de Renan). Tout cela, ce sont des systèmes de conservateurs exaspérés. En réalité, les Balzac, les Lamartine, les Gautier, les Flaubert, les Leconte de Lisle, les Taine, les Renan, etc., répugnent complètement aux conditions nouvelles de notre vie française où le fonctionnarisme, la spécialisation et la domination exclusive de l’argent accentuent chaque jour leur progrès.