(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — III »
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(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — III »

III

M. Taine eut-il tort ?

Tous, nous nous associons aux excellentes observations de M. André Hallays, dans les Débats. C’est à propos d’une lettre où Mme Taine proteste contre la publication faite par le Figaro de douze sonnets signés de Taine et qui, selon le vœu de leur auteur, devaient rester à jamais inédits. M. Hallays loue le grand écrivain de l’énergie et de l’esprit de suite qu’il montra à se défendre contre les entreprises des badauds.‌

« Taine, dit M. Hallays, savait bien quelle loge de concierge est devenue notre société moderne. Il connaissait les misérables vilenies qui se commettent chaque jour, sous prétexte de publications posthumes, et les perfides représailles des ennemis, et les maladresses des amis trop zélés, et l’éternelle niaiserie des badauds amusés par le scandale. »

Loge de concierge me plaît, voilà le mot exact. Les ennemis, les amis trop zélés, on s’en accommode encore. Mais le malheur, voyez-vous, c’est qu’il y a trop d’imbéciles ! Ils le sont trop, me dis-je chaque semaine.‌

Aussi l’indiscrétion du Figaro, la publication de ces très beaux sonnets, je ne la trouve pas très grave. Pourquoi ? parce qu’elle n’est pas d’un sot. Il faut même remercier cet indiscret, s’il a sauvé du feu ces nobles pensées, ingénument formulées. Et si, comme je le crois, son rôle se borne à nous donner tout de suite une petite œuvre que nos fils, plus tard, eussent publiée, je ne puis lui en vouloir d’avancer ainsi nos plaisirs.‌

A mon jugement (et l’on m’excusera si je ne ressens pas dans toute leur intensité les pieux scrupules des intimes du maître), cet anonyme indiscret ne commit qu’une légère faute de goût : pour bien agir, il aurait dû publier ces sonnets seulement à une cinquantaine d’exemplaires. On se les fût passés de la main à la main. C’est ainsi que nous usons de la Vie d’Henriette Renan, et très souvent j’ai admiré la parfaite délicatesse littéraire des journaux français qui tous ont écarté l’idée, assurément fort tentante, de donner à leur public ces pages fameuses. Grâce à leur réserve, le petit bijou est demeuré exquis.‌

Tels sonnets de Sainte-Beuve à une mystérieuse inconnue ont presque tout perdu de leur qualité de tendresse et d’intimité depuis que M. Pons les jeta dans le grand public. Il devait laisser ce Livre d’amour tel qu’il était : un ouvrage dont quelques exemplaires apparaissaient sous de rares manteaux.‌

M. A.-J. Pons a péché par manque de goût. Mais ce sont là, — de notre point de vue, à nous autres, curieux désintéressés, — des péchés véniels. Le cas tout à fait lamentable, c’est celui que l’on flétrissait, il y a peu, ici même, de cette Correspondance de Baudelaire que, malgré toutes les démarches, les éditeurs Calmann-Lévy ne semblent que trop décidés à publier. Quel faux lettré, quel déplorable Baudelairien assembla donc ces lettres déprimantes ? Ah ! les amis, les ennemis, ce sont les chères bêtes du foyer, auprès de cet animal redoutable qui est un imbécile.‌

Ce ne sont pas seulement ses papiers qu’il faut défendre, mais encore sa propre personne. « Taine, dit M. Hallays, mettait à la porte de sa maison les reporters. Il ne consentait point à ce qu’on fît sa photographie. Il n’écrivait d’anecdotes ni sur lui-même, ni sur ses amis. Il fuyait le monde. On ignorait le mobilier de son cabinet de travail. A une époque où les renommées littéraires se font et s’entretiennent par d’habiles réclames, où nous voyons avec tristesse des hommes que leur talent seul suffirait à rendre glorieux, pris de la rage de s’exhiber en public, eux, leur famille et leurs animaux domestiques, — c’était un spectacle salutaire que celui de ce philosophe sans cesse occupé à dérober aux regards des marchands de publicité sa vie de labeur et d’étude. »

Voilà qui est parfaitement dit ; je me hâte d’y souscrire, pour reprendre bien vite le droit de présenter quelques objections.‌

Et d’abord, M. Renan, qui avait, sauf les nuances, une même qualité de noblesse intellectuelle, prit dans toutes ces questions de publicité une attitude absolument opposée à celle de M. Taine. Il fut en proie, — et en proie souriante, — aux reporters. C’est dire que voilà une attitude également justifiable. Et, en effet, il y a quelque rudesse pour des maîtres (je pense, par exemple, à M. Zola, qui est la providence des débutants de l’information), il y a quelque rudesse à se fermer absolument aux jeunes gens qui veulent travailler dans ce très dur métier du journalisme et qui souvent seront tirés d’un grave embarras par quelques mots, quelques notes qu’on leur laissera prendre.‌

En outre, si nous déplaçons un peu le point de vue, M. Taine, qui pour Sainte-Beuve professait une admiration à peu près complète, ne souscrirait-il pas au jugement de cet écrivain : « Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, on n’est pas sûr de le tenir tout entier. — Que pensait-il en religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? Sur l’article de l’argent ? Etait-il riche ? Était-il pauvre ? Quel était son régime, quelle était sa manière journalière de vivre ?… »

Voilà le questionnaire que dresse Sainte-Beuve, et ne reconnaissez-vous pas là précisément le dessin des interviews qu’on fait subir à nos « hommes en vue » ? Et pourquoi s’y soumettent-ils ? Eh ! parce que, Sainte-Beuve l’a vu, aucune de ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même. Et les auteurs, cela est fort juste, veulent qu’on les comprenne, eux et leurs livres.‌

On se prête à des interviews pour rétablir devant le public sa figure exacte. Je remarque avec tout le monde que Drumont parle le plus possible aux reporters de sa petite maison de Soissy. Il a mille fois raison, s’il la montre mille fois ; c’est pour détruire la légende qui le représenterait comme habitant un palais plus fastueux que les hôtels Rothschild. Mais voilà, il y a trop d’imbéciles. Et abusant de la facilité qu’on leur donne de voir les hommes tels qu’ils sont, ils les expriment tels qu’ils les voient.‌

Un reporter s’exprimait, il y a peu, en ces termes : « M. Barrès, tandis que je l’interrogeais, me regardait d’un air abruti. » Bien que nous n’ayons pas les mêmes opinions sur la question du Panama, mon confrère aurait pu dire, par exemple : « M. Barrès paraissait rêver. » Comme dit Sainte-Beuve, il y a des coins de vérité qu’on présentera plus agréablement sous un léger voile.‌

M. Taine qui, théoriquement, semble avoir eu tort de ne pas se prêter aux reporters, — tandis que son maître, Gœthe, en avait installé un d’office auprès de lui (Eckermann), — eut raison dans la pratique. Il ne compta que sur la force et la logique de son œuvre, pour donner, de ses idées et de sa personne, une image exacte au public.‌

Il supporta les plus énervantes légendes. Parfois j’ai songé, — c’était ma réflexion à chaque tome qu’il publiait de ses Origines de la France contemporaine, — qu’une bonne explication de lui sur sa situation philosophique, confiée à quelque reporter intelligent, éclairerait le public qui se passionnait à le traiter tantôt d’infâme réactionnaire, tantôt d’athée sans principe. Mais que sert de s’expliquer ! C’est la faculté de comprendre qu’il faudrait donner à un certain nombre de personnes.‌

Et, notamment, n’est-il pas lamentable qu’un ministre de l’Instruction publique en soit encore à ignorer ce qu’on entend philosophiquement par le moi et le culte du moi ? Ce problème de l’individualisme radical, qui est une des plus fécondes questions de ce temps, et qui ne va rien moins qu’à poser qu’il n’existe pas d’autres droits que ceux de l’individu, et à nier qu’il faille sacrifier l’individu à la collectivité, n’apparaît à ce haut fonctionnaire qu’un trait de prétention littéraire très propre à servir de thème à sa verve facétieuse ! Voilà qui me paraît prouver, d’incontestable façon, l’inutilité de la propagande, et, en conséquence, des concessions au reportage. De toute éternité, ceux qui doivent comprendre ont été désignés. Il n’y a pas à sacrifier les agréments de son intimité pour faciliter l’éducation des autres. Peut-être même serait-il inutile de publier ses livres, ceux qui doivent les comprendre les ayant déjà compris à l’avance. C’est en ce sens que Taine est pleinement admirable, et d’avoir repoussé les indiscrets, et d’avoir défendu qu’on publiât ses sonnets.‌