Essai sur Talleyrand
Par Sir Henry Lytton Bulwer, ancien ambassadeur
Traduit de l’anglais
par M. Georges Perrot10.
Écrire la vie de M. de Talleyrand n’est guère chose possible, et je ne crois pas que la publication de ses Mémoires tant désirés et tant ajournés, si elle se fait jamais, y aide beaucoup. Acteur consommé, M. de Talleyrand, plus encore qu’aucun autre auteur de Mémoires, aura écrit pour colorer sa vie, non pour la révéler ; s’il avait l’à-propos en tout et savait ce qu’il faut dire, il savait encore mieux ce qu’il faut taire. Les rares privilégiés qui ont entendu quelques parties de ces fameux Mémoires ont paru surtout enchantés et ravis d’un récit de première communion (la première communion de M. de Talleyrand !) et de ses premières amours de séminaire : ce sont là en France de charmantes amorces, et qui prennent tout lecteur par son faible. Ce maître accompli en l’art de séduire et de plaire aura certes bien su ce qu’il faisait en triomphant de sa paresse pour écrire. Mais ce n’est point la vie de M. de Talleyrand que sir Henry Bulwer a eu dessein de retracer ; il a choisi exclusivement l’homme public, et chez celui-ci les principaux moments, et pas tous ces moments encore au même degré. Il s’était proposé pour étude un certain nombre de personnages qu’il appelle représentatifs d’une idée, d’une doctrine ou d’une forme de caractère, et M. de Talleyrand tout le premier lui a paru un de ces types les plus curieux. Envisagé à ce point de vue, l’Essai de sir Henry Bulwer, sans être complet, est tout à fait digne de l’homme d’État distingué qui l’a écrit, et il est piquant, pour nous Français, autant qu’instructif de voir des événements et des hommes avec lesquels nous sommes familiers, jugés dans un esprit élevé et indépendant par un étranger, qui d’ailleurs connaît si bien la France et qui, de tout temps, en a beaucoup aimé le séjour et la société, sinon les gouvernements et la politique.
Né le 2 février 1754, en plein XVIIIe
siècle, d’une des
plus vieilles familles de la monarchie, fils aîné d’un père au service et d’une mère
attachée à la cour, Charles-Maurice de Talleyrand, entièrement négligé de ses parents dès
sa naissance et qui, disait-il, « n’avait jamais couché sous le même toit que ses
père et mère »
, éprouva au berceau un accident qui le rendit boiteux. Disgracié
dès lors, jugé impropre au service militaire et à la vie active, sa famille le traita en
cadet, le destitua formellement de son droit de primogéniture, et le condamna à l’état
ecclésiastique. Après ses études faites au collège d’Harcourt, il entra au séminaire de
Saint-Sulpice, et se distingua dans les exercices de théologie.
Plus de soixante ans après, au terme de sa carrière, M. de Talleyrand, adressant à l’Académie des sciences morales et politiques l’Éloge de Reinhard, prenait plaisir à remarquer que l’étude de la théologie, par la force et la souplesse de raisonnement, par la dextérité qu’elle donnait à la pensée, préparait très bien à la diplomatie ; c’en était comme le prélude et l’escrime ; et il citait à l’appui maint exemple illustre de cardinaux et de gens d’Église qui avaient été d’habiles négociateurs. On aurait pu croire vraiment, à l’entendre parler de la sorte, que son apprentissage de Sorbonne avait été aussi le début le plus naturel et le mieux approprié à sa future carrière.
Il n’est pas moins vrai que le jeune abbé malgré lui, fier et délicat comme il était, dut ressentir avec amertume l’injustice des siens : quoique d’un rang si distingué, il entrait dans le monde sous l’impression d’un passe-droit cruel dont il eut à dévorer l’affront ; il se dit tout bas qu’il saurait se venger du sort et fixer hautement sa place, armé de cette force qu’il portait en lui-même, et qui déjà devenait à cette heure la première des puissances, — l’esprit si la théologie avait pu être en passant une bonne école de dialectique, il faut convenir encore que cette nécessité où il se vit aussitôt de remplir des fonctions sacrées, sans être plus croyant que l’abbé de Gondi ; que cette longue habitude imposée durant les belles années de la jeunesse d’exercer un ministère révéré et de célébrer les divins mystères avec l’âme la moins ecclésiastique qui fût jamais, était la plus propre à rompre cette âme à l’une ou l’autre de ces deux choses également funestes, l’hypocrisie ou le scandale. Déplorable régime, malsain en tous sens ! Le cœur, pour peu qu’il y soit disposé, y contracte une corruption profonde.
Le goût peut n’en point souffrir, il peut même s’y raffiner et s’y aiguiser, et on le vit
bien pour l’abbé de Périgord. On raconte que ce fut par un bon mot qu’il rompit pour la
première fois la glace, et qu’il força l’entrée de la carrière. Il était au cercle de Mme du Barry : les habitués y racontaient tout haut leurs bonnes
fortunes ; le jeune abbé de vingt ans, très-élégant sous son petit collet « avec
une figure qui sans être belle était singulièrement attrayante et une physionomie tout à
la fois douce, impudente et spirituelle », gardait le silence : « Et vous, vous ne dites
rien, monsieur l’abbé ? » lui demanda la favorite. — « (Hélas ! madame, je faisais une
réflexion bien triste. » — « Et laquelle ? » — « Ah ! madame, c’est que Paris est une
ville dans laquelle il est bien plus aisé d’avoir des femmes que des abbayes. »
Le mot, répété à Louis XV par la favorite, aurait valu à l’abbé de Périgord son premier
bénéfice. L’anecdote est digne d’être vraie, et la porte d’entrée était bien choisie.
Cette première existence de l’abbé de Périgord, homme de plaisir en même temps qu’agent général du clergé, et qui, à la veille de la convocation des États-Généraux, venait d’obtenir l’évêché d’Autun, n’est que très rapidement esquissée et à grands traits par sir Henry Bulwer, qui est pressé d’arriver à l’homme public. On voit pourtant quelle était l’opinion que s’étaient déjà formée du personnage ceux qui l’avaient observé de près, et dans la Galerie des États-Généraux, dans cette première et fine série de profils parlementaires dont le La Bruyère anonyme était Laclos, à côté d’un portrait de La Fayette, retracé dans son attitude et sa pose vertueuse sous le nom de Philarète, on lisait celui de M. de Talleyrand sous le nom d’Amène ; c’est d’un parfait contraste.
« Amène a ces formes enchanteresses qui embellissent même la vertu. Le premier instrument de ses succès est un excellent esprit. Jugeant les hommes avec indulgence, les événements avec sang-froid, il a cette modération, le vrai caractère du sage…
« Amène ne songe pas à élever en un jour l’édifice d’une grande réputation ; parvenue à un haut degré, elle va toujours en décroissant, et sa chute entraîne le bonheur, la paix ; mais il arrivera à tout, parce qu’il saisira les occasions qui s’offrent en foule à celui qui ne violente pas la fortune. Chaque grade sera marqué par le développement d’un talent, et, allant ainsi de succès en succès, il réunira cet ensemble de suffrages qui appellent un homme à toutes les grandes places qui vaquent.
« L’envie, qui rarement avoue un mérite complet, a répondu qu’Amène manquait de cette force qui brise les difficultés nécessaires pour triompher des obstacles semés sur la route de quiconque agit pour le bien public. Je demanderai d’abord si l’on n’abuse pas de ce mot : avoir du caractère, et si cette force, qui a je ne sais quoi d’imposant, réalise beaucoup pour le bonheur du monde. Supposant même que, dans des moments de crise, elle ait triomphé des résolutions, est-ce toujours un bien ? Je m’arrête ; quelques lecteurs croiraient peut-être que je confonds la fermeté, la tenue, la constance avec la chaleur, l’enthousiasme, la fougue : Amène cède aux circonstances, à la raison, et croit pouvoir offrir quelques sacrifices à la paix, sans descendre des principes dont il fait la base de sa morale et de sa conduite… »
La morale d’Amène, pas plus que celle de Laclos, gardons-nous d’en trop parler ! Mais le portrait est d’un fin observateur, et sir Henry a eu raison d’y souligner quelques traits d’une sagacité qu’on dirait prophétique.
Le rôle de M. de Talleyrand à l’Assemblée Constituante est parfaitement étudié et présenté par l’écrivain anglais, et je dirai même que c’est la partie la plus complète et la plus satisfaisante de son livre : le résultat de cet exposé fait beaucoup d’honneur à M. de Talleyrand. Dès le début, nommé membre de l’Assemblée par le clergé de son diocèse, il donne son programme dans un discours remarquable, tout pratique, où, sans se jeter dans le vague des théories, il résume les principales réformes et les améliorations qu’il estime nécessaires, et qui ont été depuis en partie gagnées définitivement et conquises, en partie aussi outrepassées ou reperdues. Sir Henry Bulwer estime que ce programme, datant de l’aurore de 89, et qui n’était d’ailleurs nullement particulier à M. de Talleyrand, s’il était complètement réalisé, serait encore aujourd’hui pour la France le plus raisonnable et le plus sûr des régimes. En lui laissant la responsabilité de cette opinion, il reste bien avéré que l’évêque d’Autun se montrait dès le premier jour un des plus éclairés et des plus perspicaces esprits de son époque.
M. de Talleyrand fut à l’Assemblée le principal agent et l’organe de la motion qui avait
pour objet la vente des biens du clergé au profit de la nation. Membre lui-même du haut
clergé, il faisait bon marché de son Ordre et donnait résolument la main au tiers état.
Pozzo di Borgo, jaloux de Talleyrand, dont il était le rival d’esprit et d’influence,
disait de lui : « Cet homme s’est fait grand en se rangeant toujours parmi les petits, et
en aidant ceux qui avaient le plus besoin de lui. » Le résultat étant louable, on ne
pouvait lui en vouloir ici que la tactique fût habile. Sa motion d’ailleurs, dans son
principe, était accompagnée de certaines conditions atténuantes et de dédommagements pour
les individus. Sir Henry Bulwer a discuté cet acte capital de l’évêque d’Autun avec bien
de l’impartialité, et, après l’avoir exposé dans tous les sens, il ajoute : « Mais
il arriva alors, comme cela se voit souvent quand la passion et la prudence s’unissent
pour quelque grande entreprise, que la partie du plan qui était l’œuvre de la passion
fut réalisée complètement et d’un seul coup, tandis que celle qui s’inspirait de la
prudence fut transformée et gâtée dans l’exécution. »
Cette motion et l’importance qu’elle conférait à son auteur auraient très probablement porté l’évêque d’Autun à un poste dans le ministère, si les plans de Mirabeau avaient prévalu. Mais était-ce bien la place de ministre des finances qui lui convenait le mieux, comme semble l’indiquer une note trouvée dans les papiers de Mirabeau ? Il est permis d’en douter : c’eût été mettre Tantale à même du Pactole. Quoi qu’il en soit, la part considérable que M. de Talleyrand avait prise non seulement aux actes du clergé, ou concernant le clergé, mais encore aux importantes questions de finance et aux travaux du comité de Constitution, l’esprit de décision et de vigueur dont il avait fait preuve, non moins que le tour habile et mesuré de sa parole, le désignèrent au choix de l’Assemblée pour être son organe dans le manifeste ou compte rendu de sa conduite, qu’elle jugea à propos d’adresser à la nation en février 1790. Ce manifeste valut à son auteur d’être élu aussitôt président de l’Assemblée, honneur très recherché et que n’obtint que très tard Mirabeau.
À voir ce rôle si actif de M. de Talleyrand à l’Assemblée Constituante, le biographe moraliste est amené à se poser une question : le Talleyrand de cette époque, à cet âge de trente-cinq ou trente-six ans, dans toute l’activité et tout l’entrain de sa première ambition, était-il bien le même que celui qu’on a vu plus tard nonchalant, négligent à l’excès, ayant ses faiseurs, se contentant de donner à ce qu’il inspirait le tour et le ton, et à y mettre son cachet ? — Évidemment non.
Avec le même fonds intérieur, il dut y avoir des différences ; l’intérêt l’aiguillonnait : il n’était pas tout à fait le même homme avant sa fortune faite qu’après. Je me le figure bien plus vif alors ; il payait davantage de sa personne ; il se souciait de l’opinion. On en a une singulière preuve dans la lettre qu’il écrivit aux journaux (8 février 1791), lorsqu’après avoir déclaré qu’il n’avait aucune prétention à l’évêché de Paris devenu vacant, il crut devoir se justifier ou s’excuser d’avoir gagné de grosses sommes au jeu :
« Maintenant, disait-il, que la crainte de me voir élever à la dignité d’évêque de Paris est dissipée, on me croira sans doute. Voici l’exacte vérité : j’ai gagné, dans l’espace de deux mois, non dans des maisons de jeu, mais dans la société et au Club des Échecs, regardé presque en tout temps, par la nature même de ses institutions, comme une maison particulière, environ 30,000 francs. Je rétablis ici l’exactitude des faits, sans avoir l’intention de les justifier. Le goût du jeu s’est répandu d’une manière même importune dans la société. Je ne l’aimai jamais, et je me reproche d’autant plus de n’avoir pas assez résisté à cette séduction ; je me blâme comme particulier, et encore plus comme législateur, qui croit que les vertus de la liberté sont aussi sévères que ses principes, qu’un peuple régénéré doit reconquérir toute la sévérité de la morale, et que la surveillance de l’Assemblée Nationale doit se porter sur ces excès nuisibles à la société en ce qu’ils contribuent à cette inégalité de fortune que les lois doivent tâcher de prévenir par tous les moyens qui ne blessent pas l’éternel fondement de la justice sociale, le respect de la propriété. Je me condamne donc, et je me fais un devoir de l’avouer ; car depuis que le règne de la vérité est arrivé, en renonçant à l’impossible honneur de n’avoir aucun tort, le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs est d’avoir le courage de les reconnaître11. »
Voilà un Talleyrand bien humble, bien exemplaire, bien soucieux du qu’en dira-t-on. Il
ressemble bien peu à ce Talleyrand de la fin, qui affectait le dédain de l’opinion, et qui
se rencontrant avec le général Lamarque, un jour que celui-ci avait écrit aux journaux
pour quelque explication de sa conduite, l’apostrophait froidement par ce mot :
« Général, je vous croyais de l’esprit. »
Il y a loin de là au Talleyrand
contrit faisant son mea culpa public d’avoir gagné 30 mille francs au
jeu.
Mais il y a bien autre chose : à la fête de la Fédération, pour l’anniversaire du 14 juillet (1790), ce fut M. de Talleyrand qui, en qualité d’évêque officiant et ayant l’abbé Louis pour sous-diacre, célébra solennellement la messe au Champ-de-Mars sur l’autel de la Patrie, et qui eut à bénir l’étendard rajeuni de la France. On souffre d’une semblable parodie. Religion à part, l’honnêteté se révolte. Je laisse les paroles indignes et cyniques qui passent pour avoir été échangées à l’autel même, et que le souffle de l’impure légende a portées jusqu’à nous ; mais j’ose dire que ce n’est point impunément qu’une Constitution nouvelle, fût-elle la meilleure, s’inaugure devant tout un peuple par une momerie ou un sacrilège. Tout le vice du XVIIIe siècle est là ; il y avait dès le premier jour un ver au cœur du fruit.
Qu’est-ce à dire quand il fut question peu après de consacrer les membres du nouveau clergé constitutionnel, les premiers évêques ? Il fallait trois évêques pour consommer ce sacre. Des deux associés de l’évêque d’Autun, l’un au moins hésita jusqu’au dernier moment. Talleyrand à la veille de la cérémonie avait vu Gobel, évêque de Lydda, le moins hésitant des deux, qui lui dit que leur collègue Miroudot, évêque de Babylone (les noms mêmes prêtent à la farce) était bien ébranlé. Sur quoi Talleyrand sans marchander se rend chez l’évêque de Babylone, et lui fait une fausse confidence : il lui dit que leur confrère Gobel est lui-même sur le point de les abandonner, que pour lui il sait trop à quoi cela les expose ; que sa résolution est prise, et qu’au lieu de risquer d’être lapidé par la populace, il aime encore mieux se tuer lui-même si l’un des deux vient à le lâcher. Et en même temps il tournait nonchalamment entre ses doigts un petit pistolet qu’il avait tiré de sa poche comme par mégarde, et dont il promettait bien de se servir. Le joujou fit son effet ; une peur chassa l’autre, et les deux coopérateurs furent à leur poste. On voit que l’évêque d’Autun savait, lui aussi, jouer, quand il le fallait, du bréviaire du coadjuteur ou des burettes de l’abbé Maury. Talleyrand dans le temps même s’égayait fort de cette anecdote et en régalait ses amis. Dumont (de Genève) la tenait de sa bouche, et il l’a racontée dans ses Souvenirs. Mais, encore une fois, à quelque point de vue qu’on se place, tout cela n’est pas très-beau12.
M. de Talleyrand, sommé peu après par le pape de revenir à résipiscence sous peine d’excommunication (et il faut convenir qu’il ne l’avait pas volé) se le tint pour dit, et quitta décidément l’Église pour embrasser la vie séculière. C’est ce qu’il pouvait faire de mieux, et il avait déjà beaucoup trop attendu.
On a besoin de l’éloignement et de ne considérer avec sir Henry Bulwer que les principaux actes de la ligne politique de M. de Talleyrand à cette époque, pour rendre la justice qui est due à sa netteté de vues et à sa clairvoyance. On s’est souvent demandé ce qu’aurait été Voltaire à la Révolution, et quelquefois on a tranché cette question bien à la légère. Voltaire, — et j’entends le Voltaire du fond, de la pensée de derrière, tout ce qu’il y avait d’éclairé et de prophétique dans Voltaire, — eût été pour la Révolution, et je ne crois pas être loin du vrai en répondant : Talleyrand à l’Assemblée Constituante, c’est assez bien Voltaire en 89, un Voltaire moins irritable et sans les impatiences : mais aussi Voltaire avait de plus le feu sacré. Talleyrand, s’il l’avait jamais eu, l’avait perdu de bien bonne heure : il n’avait gardé que le bon sens parfait et fin, mais aussi un bon sens égal, imperturbable.
Au moment où l’Assemblée nationale allait se séparer (septembre 1791), Talleyrand soumettait à l’attention de ses collègues un rapport et presque un livre sur un vaste plan d’instruction publique, ayant à sa base l’école communale, et à son sommet l’Institut. La lecture, qui remplit plus d’une séance, fut entendue jusqu’au bout avec la plus grande faveur. Marie-Joseph Chénier n’a pas craint d’appeler cet ouvrage a un monument de gloire littéraire où tous les charmes du style embellissent les idées philosophiques. » Il ne se pouvait de plus digne testament de cette féconde et illustre législature.
Sir Henry Bulwer a résumé en des termes judicieux et élevés le côté apparent et lumineux du rôle de Talleyrand pendant cette première période de sa carrière publique :
« Dans cette Assemblée, dit-il, M. de Talley rand fut le personnage le plus important après Mirabeau, comme il fut plus tard, sous le régime impérial, le personnage le plus remarquable après Napoléon… Toutefois, la réputation qu’il acquit à juste titre dans ces temps violents et agités ne fut pas d’un caractère violent ni marquée de turbulence. Membre des deux clubs fameux de l’époque (les Jacobins et les Feuillants), il les fréquentait de temps à autre, non pour se mêler à leurs débats, mais pour faire la connaissance de ceux qui y prenaient part, et pouvoir les influencer. Dans l’Assemblée Nationale, il avait toujours été avec les plus modérés qui pouvaient espérer le pouvoir et qui ne désavouaient pas la Révolution.
« … Aucun sentiment personnel ne troubla sa ligne de conduite ; elle ne fut jamais marquée par des préventions de cette nature, sans qu’on puisse dire qu’elle ait non plus jamais resplendi de l’éclat d’une éloquence extraordinaire. Son influence vint de ce qu’il proposa des mesures importantes et raisonnables au moment opportun, et cela dans un langage singulièrement clair et élégant ; ce qu’avait d’élevé sa situation sociale ajoutait encore à l’effet de sa conduite et de son intervention.
« … Il avouait qu’il désirait une monarchie constitutionnelle, et qu’il était disposé à faire tout ce qu’il pouvait pour en obtenir une ; mais il ne dit jamais qu’il se sacrifierait à cette idée, s’il devenait évident qu’elle ne pouvait pas triompher. »
D’autres ont assez montré et montreront l’envers de l’homme : c’est ici un Talleyrand vu par l’endroit.
L’Assemblée une fois séparée et ceux qui en avaient été membres se voyant exclus de toute action législative, Talleyrand ne jugea point à propos de rester dans l’atmosphère agitée de Paris : il partit pour Londres avec son ami Biron, ambassadeur, en janvier 1792. Ce n’était point un simple voyage d’observation : il avait bien aussi une mission confidentielle, mais il ne réussit ni auprès du ministère, ni même dans la haute société, tant la prévention contre la France était forte. Dumont, qui le vit beaucoup à ce moment, nous l’a peint au physique et au moral avec vérité :
« Je ne sais s’il n’avait pas un peu trop l’ambition d’imposer par un air de réserve et de profondeur. Son premier abord en général était très-froid ; il parlait très peu, il écoutait avec une grande attention ; sa physionomie, dont les traits étaient un peu gonflés, semblait annoncer de la mollesse, et une voix mâle et grave paraissait contraster avec cette physionomie. Il se tenait à distance et ne s’exposait point. Les Anglais, qui n’ont que des préventions générales sur le caractère des Français, ne trouvaient en lui ni la vivacité, ni la familiarité, ni l’indiscrétion, ni la gaieté nationale. Une manière sentencieuse, une politesse froide, un air d’examen, voilà ce qui formait une défense autour de lui dans son rôle diplomatique. »
Mais dans l’intérieur et l’intimité le masque tombait ou avait l’air de tomber tout à
fait : il était alors charmant, familier, d’une grâce caressante, aux petits soins pour
plaire, « se faisant amusant pour être amusé. » Son goût le plus vif semblait être
celui de la conversation avec des esprits faits pour l’entendre, et il aimait à la
prolonger jusque bien avant dans la nuit. Dumont, qui fit avec lui le voyage de retour
en France, nous a dit combien il était délicieux « dans le petit espace carré d’une
voiture. »
Revenu à Paris et ne trouvant plus son ami Narbonne dans le ministère, Talleyrand, qui n’en était pas à une liaison près, s’arrangea avec la Gironde, avec Dumouriez, et il retourna de nouveau à Londres, toujours chargé d’une mission, à côté de Chauvelin, ambassadeur, et comme pour le seconder (mai 1792). Il s’agissait, à la veille d’une guerre continentale, de se ménager la neutralité de l’Angleterre. Les négociateurs trouvèrent partout méfiance et sourde oreille : on ne traite pas avec un trône qui s’écroule. Talleyrand, rappelé à Paris avant le 10 août, en repartit encore pour Londres vers le milieu de septembre, avec un passe-port de Danton ; en quelle qualité et dans quelles vues ?
M. de Talleyrand a longtemps nié être venu cette fois à Londres pour un autre motif que celui d’échapper aux périls qu’il courait en France : ce qui n’empêcha point qu’il ne reçût l’ordre de quitter l’Angleterre en janvier 1794, parce qu’on l’y considérait comme un hôte dangereux13. Quel put être le motif de cette rigueur, et pourquoi fut-il un des rares Français auxquels on crut devoir appliquer en ce temps-là l’Alien-bill ? Cela prouve du moins qu’il n’était guère en odeur de vertu. Il écrivit à cette date à lord Grenville une lettre justificative, où il protestait de l’innocence de ses intentions et de ses démarches :
« Je suis venu en Angleterre, disait-il, jouir de la paix et de la sûreté personnelle à l’abri d’une Constitution protectrice de la liberté et de la propriété. J’y existe, comme je l’ai toujours été, étranger à toutes les discussions et à tous les intérêts de parti, et n’ayant pas plus à redouter devant les hommes justes la publicité d’une seule de mes opinions politiques que la connaissance d’une seule de mes actions… »
Sa réclamation étant restée vaine, il s’embarqua en ce temps pour les États-Unis. Mais vingt mois plus tard, quand il y eut jour à rentrer en France, Marie-Joseph Chénier, à l’instigation de Mme de Staël14, sollicita de la Convention le rappel de Talleyrand, et il le fit en ces termes :
« Nos divers ministères à Londres attestent la bonne conduite qu’il a tenue et les services qu’il a rendus. J’ai entre les mains un mémoire dont on a pu trouver un double dans les papiers de Danton. Ce mémoire daté du 25 novembre 4792 prouve qu’il s’occupait à consolider la République lorsque, sans motif et sans rapport préalable, on l’a décrété d’accusation… »
De son côté, Talleyrand lui-même, dans des Éclaircissements publiés en l’an VII, avant sa sortie du ministère, voulant se laver de l’accusation d’avoir émigré, s’autorisait de la mission qui lui avait été confiée au début de la République :
« Je fus envoyé à Londres, disait-il, pour la deuxième fois le 7 septembre 4792 par le Conseil exécutif provisoire. J’ai en original le passeport qui me fut délivré par le Conseil et qui est signé des six membres, Lebrun, Danton, etc. Il a été mis sous les yeux de la Convention au moment où elle daigna s’occuper de moi, et je le montrerai à quiconque désirera le voir. Ce passe-port est conçu en ces termes :
« Laissez passer Ch. Maurice Talleyrand allant à Londres par nos ordres… Ainsi j’étais sorti de France parce que j’y étais autorisé, que j’avais reçu même de la confiance du gouvernement des ordres positifs pour ce départ. »
Cependant, quarante ans après, dans son dernier séjour de Londres, et dans toute sa gloire d’ambassadeur, il se plaisait à raconter comment il aurait obtenu et presque escamoté ce passeport de Danton par une sorte de stratagème et en souriant d’une plaisanterie que ce personnage redouté venait de faire sur le compte d’un autre pétitionnaire. Talleyrand excellait ainsi à donner le change à un soupçon sérieux par un trait amusant.
Tous ces dits et contredits où l’on perd le fil ont inquiété sir Henry Bulwer, qui a pris le soin de les rapprocher et de les discuter :
« Comment concilier, se demande-t-il, la déclaration formelle de Chénier avec les solennelles protestations de M. de Talleyrand à lord Grenville ? — Comment M. de Talleyrand avait-il pu écrire des mémoires à Danton et cependant être venu en Angleterre, simplement dans le dessein d’y chercher le repos ?… »
Comment ? comment ?… Eh ! mon Dieu ! c’est se donner bien de la peine pour essayer de concilier ce qui est si simple et si bien dans la nature du personnage. Que conclure en effet de tout cela ? Une seule chose que la politesse défend de dire des gens si ce n’est après leur mort ; c’est que M. de Talleyrand a menti ; et, dès qu’il y avait le moindre intérêt, il était coutumier de mentir.
Un mensonge ainsi avéré en représente des milliers d’autres. Aussi lord Grenville
avait-il traité Talleyrand d’homme « profond et dangereux », et un autre lord
Granville avait un mot énergique et bien anglais pour définir celui dont les dehors
gracieux ou imposants recouvraient tant de secrètes laideurs ; « C’est un bas de soie
rempli de boue. »
Telle est du moins la traduction (encore trop polie,
m’assure-t-on) qu’a donnée de ce mot M. de Chateaubriand15.
Nous reviendrons prochainement, guidé toujours par sir Henry Bulwer, mais un peu moins indulgent que lui, sur cette vie et ce personnage à triple et quadruple fond.