(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — I »
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(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — I »

I

L’influence de M. Taine‌

M. Taine est mort, hier, 5 mars…‌

Je supplie les lecteurs de m’excuser si, à cette heure tardive de la soirée, j’essaye de rédiger quelques notes sur ce mort illustre.‌

Je me déclare incapable d’exprimer avec convenance l’admiration que m’inspire cette incomparable imagination philosophique, et surtout de retracer avec l’ordonnance nécessaire le développement de cet esprit volontaire qui voua un culte si fiévreux à la logique.‌

L’imagination philosophique, le don de rendre émouvantes les idées, de dramatiser les abstractions, voilà, en effet, le trait essentiel qu’il faut souligner, et souligner encore, chez M. Taine, car c’est par là que s’explique la suprématie qu’il a conquise devant le public sur tant de philosophes qui se donnèrent avec lui à vulgariser les doctrines positivistes dans les cinquante dernières années.‌

M. Taine n’a rien inventé, ni un type, comme fait un poète, ni une action dramatique, ni une métaphysique, ni même la philosophie dont il se recommande. Mais il a rendu susceptibles de nous enthousiasmer des notions qui, chez les penseurs de même ordre, étaient glacées ou insupportablement délayées.‌

Ses livres sont composés avec une rigueur inflexible, chargés d’images et d’éloquence. Et quel est leur but ? de démontrer. De démontrer quoi ? l’excellence d’une certaine méthode.‌

Oui, qu’il étudie la littérature anglaise, la civilisation italienne, quelques écrivains français contemporains, la société parisienne ou la révolution, son souci constant est d’appliquer et de vérifier une certaine méthode.‌

 

Mais quoi ? dira-t-on, quelle méthode et à quoi sert-elle ?‌

On ne comprendrait pas, en effet, le sens de la vie de M. Taine, si l’on ne posait tout d’abord et très fortement que la passion de cet homme fut de voir clair. Il s’appliqua à classer les faits sous un autre fait dont on pût déduire leur nature, leurs rapports et leurs changements.‌

Chaque groupe de faits a sa cause : cette cause est un fait. M. Taine ne vécut que pour saisir la cause ordonnatrice dans la multitude des faits que nous classons sous les noms de littérature anglaise, civilisation italienne, Révolution française, etc., etc.‌

Cet homme est admirable, pour nous avoir présenté, sous vingt-cinq formes, une même méthode de raisonner et de comprendre.‌

 

Il fut notre professeur d’analyse. Et notre éducation, il la commença dès son premier livre, quand il s’appliqua à nous faire voir que chez les « philosophes classiques » de ce siècle, chez MM. Cousin, Royer-Collard, Jouffroy, Maine de Biran, la méthode est nulle, et qu’en même temps, il nous invitait à reprendre la tradition des Condillac et des Cabanis fortifiée par une féconde méditation de l’Éthique, de Spinoza, et de la Logique, de Hegel.‌

Et quand il nous promena ensuite dans l’histoire de la pensée anglaise, dans les musées italiens, dans la vie privée de Thomas Graindorge, etc., etc., c’était moins encore pour nous renseigner sur tous ces instants de la civilisation que pour nous enseigner à analyser.‌

M. Taine, c’est notre professeur de psychologie, le père vénéré des analystes.‌

 

Je m’arrête encore dans ce raccourci que j’essaye de tracer de l’influence de Taine sur la pensée française. Je la sens si vivement, cette influence, je lui garde, à cet illustre mort, une si vive reconnaissance ! Ne lui devons-nous pas, entre autres bienfaits, le meilleur de Paul Bourget, le meilleur de Vogüé aussi. Ah ! Renan mort, que nous reste-t-il donc !‌

Mais voici que nous heurtons un problème fort singulier au premier abord, et qui prête, depuis dix ans, aux plus âpres polémiques.‌

Après avoir satisfait les esprits les plus novateurs, après avoir été celui de qui s’autorisaient les contempteurs de la vieille morale, de la vieille religion, de la vieille société, après avoir passé pour un « révolutionnaire », M. Taine meurt en situation de « réactionnaire ».‌

Et pour résumer la situation en deux traits empruntés au journalisme quotidien, celui qui a écrit : « La vertu et le vice sont des produits comme le vitriol et le sucre », était classé ces années dernières comme « un du parti des ducs ».‌

Les sectaires, et même beaucoup d’esprits modernes, mais simplistes, y voulurent voir une défection. Les uns se réjouirent, les autres s’indignèrent. Quelques critiques ingénieux prétendirent donner une explication dans le caractère même de l’écrivain : ils supposèrent que la vieillesse l’avait rendu timoré. C’était mal raisonner, et, comme c’est la coutume, trop concéder à l’anecdote.‌

Toute la hardiesse, l’indépendance de M. Taine est dans sa méthode. Là-dessus, il est intraitable ; nulle considération n’assujettissait cet honnête homme ; il veut voir clair et saisir les faits sous les mots. Mais précisément cette méthode lui a affirmé qu’un peuple, une civilisation, un siècle sont un groupe de faits commandés par une hiérarchie de nécessités. Et de là son horreur pour ce qu’il a appelé l’esprit jacobin, pour la prétention d’imposer un état de choses à un peuple avant qu’il y fût parvenu naturellement. De là encore son goût si vif pour la tradition, pour le respect de l’évolution lente.‌

M. Taine, bien qu’on imprime chaque jour le contraire, n’a pas fait l’éloge de « l’ancien régime » ; loin de là, il lui fut sévère et jugea qu’il devait crouler ; mais il a protesté contre la méthode employée par les hommes de la Révolution pour la réfection de la France.‌

 

En résumé, nous expliquons M. Taine tout entier comme étant l’homme de la méthode dite l’analyse. Nous l’admirons comme un type, parce qu’il a manifesté, plus qu’aucun homme de notre connaissance, ce don singulier qu’on appelle l’imagination philosophique. Et nous le remercions, parce qu’il nous a appris, grâce à cette méthode et grâce à son enthousiasme contagieux, à aimer toutes les formes de l’intelligence humaine.‌

Sur un point seulement, il nous inquiète, et quelque jour nous nous en expliquerons : c’est qu’après avoir, pendant des années, jugé les hommes au point de vue esthétique (éloge des tyrans de la Renaissance, des brutes anglaises, etc.), il en arriva, sur le tard, à ne plus guère se préoccuper que du point de vue moral. Et pour tout dire, nous distinguons, sur cet homme admirable, une légère tache protestante.‌