(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Renan — III »
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(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Renan — III »

III

La vérité sur la crise de conscience de M. Renan‌

On peut douter, après une première lecture, qu’il y ait quelque sérieux bénéfice intellectuel à retirer de la Correspondance de Renan avec sa sœur Henriette. On n’y trouve point le degré de perfection où M. Renan, dans la suite, a poussé sa manière, et, quant à la substance même c’est l’ouvrage d’un enfant. D’un jeune provincial infiniment estimable et aimable par sa gravité et son sens de la haute moralité, mais, ces qualités-là, il devait les témoigner peu après, avec une force lyrique et une exaltation tout à fait supérieures, dans un volumineux essai sur l’Avenir de la Science, qui dispense des préliminaires qu’on nous communique aujourd’hui.‌

Voilà des raisons pour négliger ce recueil posthume. Mais ce sont des raisons de première lecture et peu valables. Les accepter, c’est se placer à un point de vue trop purement livresque. Nous pensons qu’à côté de l’œuvre il y a l’homme.‌

Une correspondance familière fait un livre médiocre, soit, mais elle constitue une précieuse biographie. Or, il est très utile de projeter une lumière abondante sur les figures caractéristiques, parce qu’elles sont représentatives, et que, fortement éclairées, à leur tour elles illuminent pour nous soit une époque, soit une série d’êtres.‌

Ces lettres intimes de M. Renan nous tiennent au courant, comme on sait, de la succession de circonstances et de raisonnements qui le décidèrent à renoncer à la cléricature. On croyait, et M. Renan lui-même semble avoir cru, que cette décision avait été nécessitée en lui par des scrupules théologiques. Sa foi religieuse aurait chancelé, parce qu’il distinguait que les explications messaniques des psaumes sont fausses. Il faut abandonner ou tout au moins interpréter cette version.‌

A repasser par les phases de la laïcisation de M. Renan, l’opinion s’impose qu’il ne fut jamais moins catholique que dans cette période. Ce n’est nullement une crise religieuse qu’il traversait dans les années 1843, 44 et 45. Ce sont des inquiétudes de vocation et, pour parler net, de carrière.‌

Étant donnés un caractère fait pour l’étude et la méditation, et aucune fortune, quelle carrière choisir ? Voilà, très exactement le problème que le jeune Breton se pose et propose à sa sœur. Toute sa préoccupation, c’est d’envisager son avenir.‌

« Une vie retirée, libre, indépendante des volontés ou des caprices d’un autre, une vie d’études et de travail », voilà le but et le désir de cet enfant merveilleusement intelligent et totalement dépourvu. C’est un problème délicat, mais d’économie domestique.‌

Le jeune Ernest Renan, quand il acceptait l’idée d’une vie ecclésiastique, n’imaginait rien d’autre que l’état d’un Malebranche qui fût prêtre et hardi penseur. Dès qu’il vit combien cette haute indépendance serait difficile à constituer, il chercha sa solution par ailleurs. Et voilà, je crois bien, le plus net ressort de la soi-disant crise religieuse de M. Renan.‌

Aucun des ouvrages de l’auteur de la Vie de Jésus ne me semble aussi parfaitement étranger au sentiment catholique, voire au sentiment religieux, que cette correspondance où éclate d’ailleurs une admirable passion de l’étude.‌

Je pense que le lecteur ne se méprend pas sur la qualité de mon observation. C’est avec un sentiment respectueux pour le Maître, dont la mémoire nous est toujours présente, que j’analyse son passage du séminaire à la vie laïque. On veut y voir, pour l’ordinaire, un drame de la conscience, une de ces tragédies intérieures qui mirent, certain soir, le pauvre Jouffroy dans un état si propre à la composition littéraire. J’affirme qu’à serrer de près les préoccupations qu’échangèrent, durant ces trois années, Ernest Renan et son admirable sœur, on ne voit rien d’essentiellement religieux.‌

Cette correspondance pose avec une ingénuité émouvante le problème d’un jeune garçon du peuple, empêché par sa condition précaire et par des complications familiales, qui veut assurer son développement intellectuel. Nul accent mystique. Mais le bon sens même, la divination des convenances sociales. (De cette faculté, M. Renan, par la suite, a tiré, selon moi, un parti exagéré.) Ce que nous aimons avec respect, dans ses premiers épanchements, c’est la force de sa curiosité intellectuelle et sa puissance d’enivrement cérébral. Voilà une atmosphère où le goût de l’éternel est si vigoureux que nul sentiment médiocre, je veux dire de considération pour les choses passagères, ne saurait y être viable.‌

Cet enfant de vingt-trois ans et cette jeune femme sont admirables en ce que jamais, au cours du débat qu’ils ont institué sur la voie à suivre pour créer à l’un d’eux une belle vie de culture, ils n’acceptent le point de vue des avantages mondains.‌

Dans un âge où l’on a tous les appétits, pour rien, pour le plaisir d’avoir des appétits, M. Renan ne désirait qu’un morceau de pain, un abri, et le loisir de travailler avec acharnement.‌

« Vive l’amateur qui peut penser à son aise sans s’inquiéter de son pain matériel ! » s’écrie familièrement M. Renan.‌

Je me permettrai de signaler cette boutade (qui a tous les caractères d’apparente platitude qui caractérise le bon sens) à ceux que préoccupe la vaine querelle de l’amateur et du professionnel : elle contient la solution de leur débat.‌

L’amateur est supérieur au professionnel parce qu’il a l’esprit libre. Mais cette liberté d’esprit ne vaut que s’il s’en sert pour penser. Il faut penser, tout est là ! Et l’on a remarqué qu’un jeûne léger, sans exagération, une demi-diète, favorisent mieux la verve des poètes et la réflexion des philosophes que ne ferait la digestion, avec ses suites proverbiales, d’une énorme truffe.‌

C’est ce qu’a très finement deviné, entre les murs de Saint-Sulpice, M. Renan. Il coupe la truffe en deux : « Tous les philosophes, déclare-t-il à sa sœur, devraient naître avec trois mille francs de rente à Paris, et deux mille en province, ni plus, ni moins. »

Le devis que propose Stendhal est légèrement plus élevé : « Celui qui n’a pas sept mille francs de rentes, écrit-il quelque part, doit y penser toujours. Dès qu’il les a, n’y plus penser jamais ! »

Notons-le en passant. Cette mesquinerie d’habitudes où se plaisait dans ses rêves le jeune Renan et qu’acceptait Stendhal ne paraît pas acceptable à certains esprits qui, bien qu’exempts de cupidité vulgaire, veulent un décor de grandeur à leur biographie. On connaît la lettre de Bossuet au maréchal de Bellefonds : « L’abbaye que le Roi me donne me tire d’embarras et de soucis qui ne peuvent pas se concilier longtemps avec les pensées que je suis obligé d’avoir. Je n’ai aucun attachement aux richesses, mais je ne suis pas encore assez habile pour trouver que j’ai tout le nécessaire si je n’avais que le nécessaire, et je perdrais plus de la moitié de mon esprit si j’étais à l’étroit dans mon domestique. »

Vivre à l’étroit, se contenter du nécessaire, c’est ce qu’un Renan, un Stendhal acceptent d’enthousiasme. Ils n’imaginent même point une objection. A vingt-cinq ans, enivrés par la méditation sentimentale que favorise l’Italie, ou par la méditation métaphysique, à laquelle les froides charmilles à la française du séminaire d’Issy sont fort convenables, ces deux adolescents merveilleux me semblent des sages. Je les loue. Mais je vous demande à quoi vous prétendriez reconnaître, dans ces soucis de la vingtième année de M. Renan, l’état d’esprit catholique, l’angoisse religieuse ?‌

Certaines personnes qui ont l’esprit confus se plaisent à mêler les termes, et décorent du titre de catholique, de chrétien, de religieux tout idéaliste, tout homme détaché des avantages matériels. Ces confusions ne doivent pas être perpétuées.‌

Faisons justice d’un faux lieu commun d’histoire littéraire. Avec un langage ecclésiastique, dont ses dernières œuvres sont d’ailleurs plus fortement marquées que sa correspondance de séminariste, M. Renan nous apparaît, dès sa première lettre à sa sœur, — et avant même que M. Berthelot l’ait mis sur la voie d’une conception scientifique de l’univers ; — comme un rationaliste sans aucune trace d’esprit catholique réel.‌

C’est un enfant intelligent qui s’enivre d’amour pour la grande culture humaine. Avec sa tonsure, sa soutane, il est frénétique de jouir de la vie. Je vous dis que Stendhal, lors de son premier voyage d’Italie, avait cette belle fringale-là. Nous ne l’oublions pas, Ernest Renan, lui, était un cérébral pur. Mais au point de vue catholique, la curiosité de savoir pour savoir n’est-elle pas une vanité aussi coupable que la folie du jeu, la débauche et autres « divertissements » ? Demandez-le à saint Augustin, à Port-Royal et à Saint-Sulpice.‌

Quand donc nos modernes néo-chrétiens qui affadissent tout, même le sens des mots, se mettront-ils dans la tête qu’il n’y a pas d’autre catholicisme que l’orthodoxie ! On n’est pas libre de définir à sa guise des termes qui ont une signification historique et philosophique très précise. Nul des sentiments que nous connaissons à Ernest Renan ne nous permet de le considérer comme ayant accepté le catholicisme à un instant quelconque de sa vie intellectuelle. Il n’a donc pas eu à le détruire en soi.‌

M. Renan, dans les premières années de sa majorité, a traversé une crise psychique ; il eut une de ces fortes congestions du cerveau qu’on remarque chez les enfants un peu notables, mis en présence des immenses ressources de la vie.‌

Je l’ai rapproché d’un Stendhal, c’est pour fortement marquer mon idée et soulever tout de suite les objections. J’entends qu’on veut trouver entre ces deux romantiques une réelle divergence d’éthique. On va m’inviter à remarquer que M. Renan, dans sa correspondance d’adolescent, donne à l’aspect moral des actes une importance qu’un Stendhal réserve pour leur caractère de beauté ou d’héroïsme. Je ne m’y arrête pas. Examinez d’un peu haut ces deux façons de comprendre la vie ! Vous verrez qu’elles se différencient seulement par le vocabulaire et qu’elles mènent dans la pratique à des résultats analogues.‌

Un Renan, un Stendhal ne se préoccupent que de leur développement intérieur. Ce sont des voluptueux, au noble sens que comporte ce mot, et tels que furent les Goethe et les Léonard de Vinci.‌

Et laissons là le Vinci qui nous reporte trop loin ; laissons aussi ces expressions de dilettantisme, de renanisme qui sont dégoûtantes de demi-culture et sentent la chronique où on les a gâchées. Renan est tantôt un humaniste, tantôt un naturaliste, un Gœthe enfin (avec une âme moins virile, quelque chose de serf dans les mœurs), mais ce n’est dans aucun instant de son développement un catholique.‌

Maintenant il faut qu’on cesse de nous parler des luttes intimes, des angoisses religieuses, des crises de conscience d’Ernest Renan. Au séminaire il a connu les premières ivresses cérébrales dont est tout soulevé le beau livre qu’il écrivit peu après sur l’Avenir de la Science. Jamais il n’a eu autant de certitudes qu’à ces époques-là. Il en a même de naïves, dont il rabattit singulièrement par la suite.‌

En toute connaissance de cause, je ne puis voir dans ces lettres à sa sœur que les premières difficultés de carrière d’un jeune homme d’esprit libre qui répugne à s’enrégimenter.‌

Si M. Renan avait connu une crise de conscience, je crois qu’il faudrait la chercher un peu plus tard, quand il a terminé son essai sur l’Avenir de la Science et qu’après quelques tentatives, il se détermine à se conformer à la conduite dictée par les anciens : « Le philosophe doit sacrifier aux dieux de l’Empire. » Ce que Pascal formulait : « Il faut avoir une pensée de derrière la tête et juger du tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » Cet aphorisme constitue le point essentiel du « renanisme » ; c’est à l’adopter que le maître put hésiter, parce qu’il avait l’amour de la vérité et qu’il dut lui en coûter de la taire à demi, comme il fit le plus souvent, dès sa trentième année. Mais quand il chassait de sa conscience le catholicisme qui n’y avait jamais existé, sa correspondance nous démontre jusqu’à l’évidence que ça n’était désagréable qu’à sa mère11.‌