II
Renan10
Depuis six mois, M. Renan ne songeait plus qu’à se préparer à la mort. Il se préoccupait que ses dernières pensées fussent dans une disposition telle qu’elles ne contrediraient pas, mais compléteraient l’harmonie de toute sa vie.
Une fois encore, il y a trois ans, il s’était assuré de la solidité des assises sur lesquelles il avait bâti sa vie morale. On se rappelle cet Examen de conscience philosophique où l’illustre vieillard revise les principes qui l’ont commandé dans les crises principales de son existence et déclare s’y tenir. Mais pour ceux qui savent combien était haut le sentiment de la responsabilité chez ce parfait honnête homme, il paraîtra que ses dernières préoccupations, — celles où il puisa la paix suprême, — ont été pour un examen de conscience plus intime et où il s’arrêta moins à peser les idées auxquelles il avait lié sa vie qu’à venfier la façon même dont il avait usé de la vie.
Et comme il considérait que le devoir pour chacun est de tendre à sa perfection, je
suis certain qu’il se demanda : « Ai-je bien profité pour ennoblir mon être de
toutes les facilités que m’ont offertes les circonstances ? »
Il repassa ainsi toute la suite de son développement intellectuel, et je ne sais pas de problème psychique sur lequel on possède de meilleurs renseignements que sur cette vie intérieure de l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse.
Aussi esquisserons-nous avec rapidité, une fois encore, les étapes où se forma cette
merveilleuse sensibilité que la mort vient d’anéantir. Un point moins déterminé et, par
là, plus attirant, c’est de savoir ce qui subsiste de M. Renan dans l’ensemble de nos
opinions, dans la pensée contemporaine. « J’ai profité largement de ce qu’avaient
accumulé les hommes, et en cela je fis mon devoir : mais leur ai-je été profitable à
mon tour ? »
Grave question ! La seconde et la plus grave du suprême examen de conscience auquel M. Renan consacra ses suprêmes loisirs, coupés de lourdes somnolences. L’utilité morale de M. Renan ! Tout à l’heure, nous tenterons de voir clair dans ce passionnant problème.
Quand M. Renan sortit de Saint-Sulpice, ce qu’il emportait de cette austère maison, c’était un sentiment ardent des choses de la conscience ; c’était aussi une solide méthode intellectuelle que lui avaient faite ses travaux de philologie. A ces hautes préparations il avait donné toute l’énergie de sa jeunesse, sans rien en dissiper aux frivolités ordinaires.
Il est permis de supposer que sa compréhension de tant de parties de la science auxquelles il était étranger par des recherches personnelles lui vint de la familiarité où il vécut dès ce temps avec M. Berthelot. Et c’est ainsi que du don qu’ont les jeunes gens de lier des amitiés particulières, il tira encore un bénéfice. Il y gagna de ne point s’enfermer dans une spécialité et de ne pas s’aventurer sans compétence dans les généralités ; il fut un esprit philosophique.
Cependant les circonstances le contraignaient à fréquenter le monde des publicistes, auxquels il est permis de croire que son âpre jeunesse répugnait, et il sut encore tourner à profit des fréquentations qu’il n’avait acceptées d’abord que comme des conditions regrettables de son indépendance. Il connut Sainte-Beuve, il en reçut non pas un conseil, mais un mot de lettré, moins qu’un mot, un léger toucher qui entr’ouvrit son âme et fit jaillir cette grâce inépuisable où tous nous nous sommes délectés.
Nourri jusqu’à en pâlir des philosophes et des savants, entraîné au grand air par le lyrisme des Lamartine et des George Sand, mais encore bien âpre et livresque et provocant comme un curé breton, Renan eut tout pour séduire son siècle dès cet instant où Sainte-Beuve le fit homme de goût.
Un jour, nous pourrons discuter s’il n’eût pas été un plus fier génie en suivant l’intransigeante verve qu’on voit dans son livre de début, dans cet Avenir de la Science tout plein de l’ivresse des bibliothèques et des laboratoires. Ceux qui aiment avec passion les fortes individualités exprimeront peut-être ce regret. Mais si nous élargissons notre préoccupation, nous louerons Renan d’avoir eu le courage de s’atténuer. Peut-être se contenta-t-il moins soi-même, mais quel empire il prit sur ses contemporains ! Il eût risqué de n’être compris que d’une étroite minorité : il préféra être l’un des bienfaiteurs de l’esprit français.
Bienfaiteur de l’esprit français ! Oui, ce grand homme ne se contenta pas d’approcher le plus près que sa nature lui permettait de la perfection entrevue par les grands esprits ; il ne se contenta pas de se dévouer à la recherche de la vérité, d’être désintéressé et respectueux chez tous de la dignité humaine.
Ce n’était pas assez selon lui de plier son être sur l’idéal composé par nos aïeux ; il jugea qu’il était aussi de son devoir de restituer aux fils, en quelque mesure, les avantages qu’il avait reçus des pères.
M.Renan n’a pas été inutile. Si nous interrogeons notre conscience, nous lui devons ce témoignage, et, fût-il apporté par le plus humble, je n’en vois pas qui puisse faire un son plus beau parmi tant de paroles qu’on va jeter sur son cercueil.
Entre tant de mérites qu’à cette date chacun, selon son tour d’esprit, va lui attribuer, je crois mettre le doigt sur l’essentiel : M. Renan est un de ceux qui ont empêché l’esprit français de se passer du sentiment religieux.
Après la besogne du xviiie siècle, la situation était grave. Beaucoup d’esprits se sentaient incapables de se satisfaire, je ne dis pas de l’ironie voltairienne qui représenta surtout une période de lutte, mais de cette austère formule d’observation dont s’allaient pourtant contenter de nobles et vigoureuses intelligences, parmi lesquelles M. Taine. Peut-être une partie de la jeunesse, mal à l’aise (comme nous voyons encore aujourd’hui) dans le courant positiviste, allait-elle revenir à la formule catholique. Les Ozanam, les Lacordaire, assez maladroits à raisonner, avaient de quoi satisfaire certaines sentimentalités.
Ainsi, vers la moitié de ce siècle, les personnes d’une vie morale un peu intense se trouvaient dans cette alternative également fâcheuse de déserter les belles besognes de la critique moderne parce qu’elles n’y pouvaient contenter leurs aspirations religieuses, ou de s’y maintenir, mais en atrophiant une part de leur être. La seule solution était donc de trouver quelque provisoire qui conciliât le sentiment religieux et l’analyse scientifique.
Ce fut la tâche qu’assura M. Renan en qui venait précisément de se jouer cette crise. Son état d’âme à sa sortie de Saint-Sulpice, quand il chantait à la science un hymne qui semblait-contredire son Pater de Breton, c’est exactement l’état d’âme de la génération dont il allait être le directeur.
Oui, le bienfait dont nous remercions le maître qui vient de mourir, c’est qu’il a trouvé un joint pour conserver à l’esprit moderne le bénéfice de cette prodigieuse sensibilité catholique dont la plupart d’entre nous ne sauraient se passer, car elle a façonné trop longtemps nos ancêtres. Les jeunes gens et les femmes, à une certaine heure, suivirent l’auteur de la Vie de Jésus, l’aimèrent comme un apôtre, parce qu’il portait dans ses bras les beaux trésors héréditaires mêlés au bagage de la critique moderne.
Lourde charge ! Mélanges inquiétants !
A cette heure avancée de la nuit qui me hâte et dans la première minute de ce grand deuil, oserai-je reprendre, souligner, développer le mot « provisoire » dont je qualifiais tout à l’heure cette attitude constante chez M. Renan d’être un croyant (au sens philosophique) et un critique, un homme de foi et un analyste, de mêler enfin la notion du divin aux méthodes de nos laboratoires ?
Ce grand écrivain prétendait conserver Dieu dans le langage philosophique, parce que sa suppression déconcerterait l’humanité. Et malgré cette magique habileté, nous sommes après trente ans déroutés à nouveau.
Dans cette exquise Vie de Jésus, élégie et idylle mêlées, dont la grâce toujours enchantera les artistes, déjà nous avons cessé de trouver un contentement moral. Les liens se sont dénoués par lesquels M. Renan pensait avoir rattaché le passé au présent. Nous n’entendons plus que comme une belle poésie la façon dont il confond le sentiment religieux et la curiosité scientifique. Et de là il résulte, entre autres conséquences fort graves, que la notion du devoir où il nous invite ne nous paraît nullement nécessitée par la conception de l’univers qu’il nous propose d’après les sciences naturelles.
Le malentendu a pris de telles proportions que, dans ces dernières années, c’était devenu, chez les intelligences les plus averties, une habitude de soupçonner M. Renan d’ironie, alors qu’il parlait le plus gravement du monde.
Je ne crois pas qu’il y ait dans l’histoire littéraire un exemple de disciples différant de leur maître aussi fort que diffère de M. Renan le « renanisme ».
Si mêlé qu’il fût à la vie parisienne, cet illustre maître n’avait plus grand’chose de commun avec les préoccupations morales actuelles. Je crois qu’il vient de mourir sans s’être rendu un compte fort exact du cul-de-sac où nous a menés la forte impulsion qu’il nous donna sous le Second Empire, — de 1848 à 1875, car c’est là, ce me semble, la période philosophique où il faut le situer.