Chapitre viii
Catholiques, protestants, socialistes, tous en défendant la France, défendent leur foi particulière
Un trait commun à ces diverses familles d’esprit durant cette guerre, c’est qu’elles sentent toutes que le meilleur, le plus haut d’elles-mêmes, leur part divine est engagée dans le drame, et périrait avec la France.
« Mon Dieu et mon Roi », « Pour Dieu et pour la France », c’est le cri de nos aïeux unanimes, quand ils marchaient à l’ennemi. Aujourd’hui, nous distribuons la même pensée sous une dizaine de vocables. Nos soldats se disent qu’en se dévouant à la France ils sauvent, celui-ci l’Église catholique, celui-là les Églises protestantes, cet autre la République sociale, cet autre enfin la libre pensée. Chacun d’eux confond avec la France sa religion ou sa philosophie… Ô miracle, ils ont tous raison !
Les catholiques ont raison de croire que la victoire allemande eût marqué un amoindrissement grave du catholicisme. Qu’eût été la religion imposée à l’Europe occidentale ? Il est difficile de le dire, mais vous connaissez le rêve prussien et son brutal appétit de domination. Le catholicisme, ou du moins ce qu’on eût consenti à garder sous ce nom, aurait été domestiqué, réduit en esclavage. Les catholiques redoutent l’esprit germanique, sa philosophie et sa critique biblique. Là-dessus, on a beaucoup brodé depuis le commencement de la guerre ; c’est possible que le plus grand nombre des catholiques d’outre-Rhin ne soient ni kantistes, ni hypercritiques, et que l’on ait exagéré leur modernisme, mais ce qu’on ne dira jamais trop, c’est leur superstition du pouvoir et par suite leur tendance au schisme. Jamais en France, à aucune époque de notre histoire, ni l’Église, ni surtout les ordres monastiques n’ont eu cette dévotion irraisonnée à la force que l’on voit aux prêtres et aux moines allemands.
Il y a bien des nuances dans l’unité catholique. La piété du Napolitain, par exemple, n’est pas celle de l’Anglais. Tout en professant le même Credo, les peuples gardent leurs différences. Le théologien, spéculant sur l’absolu, sur la simplicité essentielle d’un dogme révélé, n’a pas à tenir compte de ces variétés, qui ne menacent d’aucune manière les vérités fondamentales ; mais comment le philosophe nationaliste s’empêcherait-il de les enregistrer ? On peut admirer certes le catholicisme de François d’Assise et celui de sainte Thérèse, et en même temps trouver que, dans l’ensemble, la plus belle et la plus saine tradition du catholicisme est en France.
En France, autour de Pascal et de saint Vincent de Paul. Ces héros bienfaisants qui disaient : « Le propre de la puissance est de protéger », voilà des sommets selon notre cœur et selon notre esprit. Et nous trouvons dans Polyeucte, dans le chef-d’œuvre du grand poète qui méritait d’être un saint aussi bien que d’être un prince, les accents qui nous ébranlent le plus profondément.
Polyeucte nous donne un exemple de discipline et d’indépendance qui s’oppose au servilisme des catholiques allemands devant le pouvoir. C’est le livre où repose la tradition du Devoir et de l’Honneur sanctifiés par la foi, c’est-à-dire tout le christianisme des familles françaises.
Nous avons le droit de parler de saints français et de tradition catholique française, car la grâce ne détruit pas la nature, mais simplement la perfectionne en gardant ce qu’il y avait de bon dans l’individualité. Si Pascal, Vincent de Paul, Bossuet, Fénelon et les sentiments héroïques qui reposent dans leurs œuvres, si l’esprit français était submergé, dénaturé, anéanti par la victoire allemande, c’est le catholicisme même qui serait découronné d’une de ses excellences.
La France a toujours occupé dans l’Église une place privilégiée et les papes ont souvent proclamé à quel rang notre patrie a droit. Jamais plus qu’aujourd’hui nos titres et nos services n’éclatèrent. Maintes fois les catholiques ont pu penser qu’en défendant la France, ils défendaient l’Église ; jamais autant que dans cette guerre ils n’ont rempli ce rôle. Pourquoi ? Comment ? A cause de la notion pure qu’ils possèdent de Dieu. Il n’y a qu’un Dieu ; les chrétiens de France et d’Allemagne le confessent, mais il peut être conçu de plusieurs manières. On le voit trop dans cette guerre. Et les catholiques français peuvent justement dire qu’ils se battent pour se soustraire et soustraire le monde au Dieu des Allemands, Dieu tout mêlé d’éléments grossiers et locaux.
Les protestants, de leur côté, disent que la vraie tradition de la Réforme est en France, que le salut de la France, c’est le salut du protestantisme, et le Comité protestant de propagande française, dans sa « Réponse à l’appel allemand aux chrétiens évangéliques de l’étranger », déclare : « Nous sommes résolus à marcher cœur à cœur avec nos frères d’Angleterre, et coude à coude avec nos amis d’Amérique, de la Suisse romande, de Hollande, des Pays scandinaves, ayant la certitude de représenter avec eux la tradition la plus pure de la Réforme du xvie siècle, cette qui entend unir toujours plus étroitement à la pitié évangélique la pratique de la justice, le respect de l’indépendance d’autrui et le souci de la grande fraternité humaine ». Ce que le pasteur John Viénot précise encore en criant à ses coreligionnaires allemands : « Fils de la Réforme, vous ? Non, vous ne l’êtes plus. Vous n’êtes plus que les adorateurs de la Force, vous n’êtes plus que des pèlerins sans âme, agenouillés devant le veau d’or ». (Paroles françaises prononcées à l’oratoire du Louvre.)
Quant aux socialistes, ils ont mille fois raison de croire que si la France était écrasée, c’en serait fait de la République sociale. La République sociale ne serait même plus pensée, car il n’y a de socialisme qu’en France et en Angleterre. Supposez Karl Marx ignorant ces deux pays, il eût ignoré comment naissent les idéals ouvriers. C’est en Angleterre et en France qu’il a vu la germination des idées et des sentiments dans les classes travailleuses, et qu’il s’est rendu compte des forces nouvelles qui émergeaient. A ces phénomènes, il a donné une figure allemande, en prenant le contre-pied de la doctrine allemande de Metternich (réaction autrichienne) et du suisse Haller (réaction prussienne).
Metternich et Haller ont vu qu’il y a des vérités générales providentielles qu’on ne changera pas. Par exemple, il existe un équilibre de force entre les puissances sociales, et le fort domine toujours le faible. C’est la vérité profonde et divine ; elle ne peut pus être renversée ; elle peut être troublée, mais passagèrement ; l’équilibre se rétablit toujours ainsi. Or les forts sont ceux qui disposent de la force militaire ; ce sont les hobereaux, la classe sélectionnée pour le service des armes.
Marx recueille cette doctrine pour en prendre exactement le contre-pied. Il affirme la même vérité générale : il n’y a pas de justice. Et contre la justice ses sarcasmes abondent. Il se soumet à la force, reine de la vie universelle. Seulement, la force n’est plus où on la voyait ; elle est passée aux mains de ceux qui hier étaient dominés. Les maîtres de la veille doivent s’agenouiller à leur tour et subir. Ils n’ont plus qu’à remâcher leurs regrets.
Tel est le socialisme des Allemands. Et quand le nôtre cherche des formes d’harmonie avec Fourier, on de justice avec Proudhon, les Marxistes se rient de ce « verbiage utopique ».
Notre pensée socialiste propre eût été submergée par notre défaite dans la guerre présente. Mais, au contraire, notre victoire faisant suite au parjure des socialistes allemands vis-à-vis de leurs coreligionnaires français vient dégager ceux-ci et les rapproche de la tradition socialiste française.
… Ainsi toutes nos familles spirituelles, quand elles combattent pour la France, songent toujours à défendre un bien, une âme dont elles sont les dépositaires et qui peut être utile à l’humanité entière. Que la France ne redoute pas trop le reproche de se replier sur elle-même, et qu’elle ne décourage jamais ses enfants les plus marqués des signes du terroir, ceux même qu’elle croirait confinés dans l’atmosphère de la maison. L’esprit français le plus indigène le plus local, a toujours de l’universalité20. Ce n’est jamais un but pour nous seuls, mais un but pour tous que notre haute pensée poursuit. Pas un chrétien français ne peut concevoir le vieux Dieu allemand. Chez nous, cette idée d’un bon Dieu réservé aux Allemands n’a pas plus de pendant que le pangermanisme. Le mot de pangallicanisme fait défaut. Ce que Karl Marx rêvait, à savoir l’organisation du travail par le pangermanisme, est inintelligible pour des ouvriers français. L’idée d’une organisation du travail dans le monde, qui favoriserait les ouvriers français, qui donnerait aux ouvriers des autres nations des contremaîtres et des ingénieurs français, est aussi contraire à la pensée de nos socialistes que le régime capitaliste.
Nos diverses familles spirituelles font des rêves universels et ouverts à tous, qu’elles défendent en défendant la France. Cette catholicité, ce souci de l’humanité entière, c’est la marque du génie national, c’est une note généreuse et profonde dans laquelle s’accordent toutes nos diversités.