(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Préface »
/ 5837
(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Préface »

Préface

Ce volume devrait s’intituler Derniers Lundis. Les articles qui le composent, à partir du premier, sont pour la plupart ceux que M. Sainte-Beuve écrivit pour le journal le Temps, en 1869, l’année même de sa mort1. Bien que la série en ait été prématurément interrompue, — commencée en janvier, elle s’arrête en juillet, — nous n’avons pu les faire tenir tous dans le XIIe volume. On se souvient de l’importance et de l’étendue de ces articles. Deux des principales physionomies, extraites du court passage de M. Sainte-Beuve au Temps, M. de Talleyrand, Mme Desbordes-Valmore, vont se retrouver ici. Il a fallu réserver pour le tome XIII le général Jomini qui fut le dernier travail de longue haleine publié par M. Sainte-Beuve. — Une lettre de lui à M. Nefftzer sur le sénatus-consulte, qui parut encore dans le Temps pendant le mois qui précéda sa mort (n° du 7 septembre), figurera dans un Recueil projeté de ses Discours au Sénat. L’éditeur se propose bien de faire entrer dans ce volume (qui n’est pas encore prêt) tous les épisodes marquants des dernières années de la vie de M. Sainte-Beuve, qui pourront se rattacher désormais à l’Histoire de la Libre Pensée au XIXe siècle2.

Mais revenons au tome XII des Nouveaux Lundis 3 Cette entrée de M. Sainte-Beuve au Temps occasionna plus d’un débat et produisit plus d’une rupture. La direction du nouveau Journal officiel, où il avait refusé d’écrire, s’en émut. On vint lui contester le droit, à lui sénateur, d’écrire dans un journal qui n’avait ni couleur ni attache gouvernementale. On revendiquait, à l’égard de M. Sainte-Beuve, le monopole littéraire, dans les régions administratives et officielles de la presse. On disait d’abord (sans doute parce que le Temps n’était pas d’une nuance assez foncée pour paraître rouge) que c’était un journal orléaniste. On avait beau objecter que M. Louis Blanc y écrivait, et que c’était au moins une feuille d’un radicalisme impartial, sans parti pris ni passion : orléaniste n’en restait pas moins l’injure tombée de haut, à la veille du triomphe des anciens partis qu’elle caractérisait le mieux4. On trouvait ce passage de M. Sainte-Beuve au Temps incompréhensible, inexplicable (pour me servir des expressions les plus douces) de la part d’un écrivain dont la plume devait être et rester avant tout inféodée (c’est presque le mot qui a été employé) à la littérature officielle de l’Empire. — M. Sainte-Beuve, fort et convaincu d’un droit selon lui professionnel, et que tous les écrivains revendiqueraient avec lui, d’écrire dans un journal de son choix, fut tout étonné de l’avalanche de récriminations et de reproches dont il eut à se garer le lendemain de l’insertion de son premier article au Temps. Il n’en persista pas moins dans sa résolution d’écrire désormais dans un journal modéré et libre de tout joug, où des amitiés éprouvées lui tendaient la main, et où il savait que les convictions philosophiques, qu’il venait de défendre au Sénat, trouveraient autour de lui non seulement la tolérance avec un peu d’indifférence (comme cela aurait pu lui arriver dans d’autres feuilles amies et libérales), mais aussi une sympathie sûre et de fermes soutiens, des plumes instruites et sérieuses avec lesquelles il se sentait en parfaite communion d’idées. MM. Nefftzer et Scherer n’étaient pas pour lui des amis d’hier seulement5, et s’il m’était permis de citer un vieux proverbe qui me revient, dans ces souvenirs d’une vie qui, comme celle de tout grand travailleur, ne laissait pas d’avoir ses éclaircies de gaieté, je dirais qu’ils se connaissaient bien, ayant mangé plus d’un grain de sel ensemble6.

Et puisque nous sommes en veine de confession et d’une défense qui n’est pas difficile, il y avait plus d’un an, si l’on veut le savoir, que M. Sainte-Beuve avait dit à ses amis que s’il était jamais libre, il accepterait la collaboration du Temps, qui lui avait été déjà offerte. Mais un traité, à sa sortie du Constitutionnel, l’engageait avec le Moniteur, et il ne voulait pas rompre avec M. Dalloz, même quand le Moniteur cesserait d’être officiel, — car c’est surtout de l’officiel que M. Sainte-Beuve avait envie de sortir. — On saura quelle circonstance le fit passer d’emblée de l’ancien Moniteur au Temps. Mais de toutes les collaborations qui lui furent offertes dans cet intervalle de fin d’année où l’on guettait dans la presse la dislocation du Moniteur gouvernemental, qui allait rendre libres les écrivains liés antérieurement par un traité, celle du Journal officiel est la seule que M. Sainte-Beuve ait bien nettement et positivement refusée. — À défaut du Temps, il fût allé au Journal de Paris, qu’il se faisait lire tous les soirs en dilettante et avec une prédilection marquée. « Que dit Weiss ? » était son premier mot quand on lui apportait les journaux du soir ; et qu’on dise encore aujourd’hui que M. Weiss était un orléaniste !

Il lui fallait un journal ; il ne pouvait s’en passer ; car à son âge, et quand on est en plein déploiement de talent, on ne se tait que lorsque la mort vous y force. En vain invoquait-on des raisons matérielles en faveur du Journal officiel : il allait s’organiser mieux, disait-on, dans la suite, et peu à peu ; il fallait lui laisser le temps ; il paraîtrait au moins mieux imprimé. — M. Sainte-Beuve n’avait d’abord pas le temps d’attendre ; il n’y a que les débutants qui aient éternellement le loisir de se taire. Et puis il ne pouvait admettre que le Sénat l’assujettît à telle ou telle feuille : et c’était bien ainsi, apparemment, que le comprit aussi M. Troplong lui-même, comme on le verra par la suite de ce volume (à la fin des articles sur M. de Talleyrand).

D’ailleurs le Sénat, qu’on invoquait à cette occasion, aurait bien dégagé depuis longtemps M. Sainte-Beuve de toute considération à ce sujet, s’il eût eu seulement à tenir compte de sa position dans la haute Assemblée pour le choix d’un journal. La situation qu’on lui avait faite lorsqu’il prit la défense de M. Renan (dans la séance du 29 mars 1867), et, l’année d’après (le 7 mai 1868), à propos de son discours sur la loi de la presse, prouve bien que le Sénat (si j’en excepte M. de La Guéronnière) ne s’intéressait que pour les étouffer à ces questions de livres et de journaux.

Depuis son esclandre (je remonte au plus ancien, au premier, cause et origine de tout le mal), M. Sainte-Beuve ne comptait plus au Sénat que cinq amis, qui lui donnèrent jusqu’à la fin des marques de sympathie particulières : M. Blondel, qui vint le voir au lendemain de sa querelle avec M. de Ségur-d’Aguesseau, au sujet de la nomination de M. Renan au Collège de France ; — l’aimable baron de Chassiron, mort avant lui, qui ne s’informait, au milieu de toutes ces querelles et discussions, que de la santé de M. Sainte-Beuve, qu’elles pouvaient compromettre ; — le général Husson, mort aussi, qui, retenu à Fontainebleau par la maladie, lui écrivait : « Ah ! si je pouvais être là, vous ne seriez pas seul ! » — M. le premier président de Royer, qui accompagna le cercueil de M. Sainte-Beuve au cimetière, — et le président du Sénat lui-même, M. Troplong, qui lui rendait dans le particulier en bienveillance ce que les passions déchaînées l’empêchaient de lui témoigner à la tribune et en séance. — Je ne parle pas (bien entendu) de ses deux amis de tous les temps et confrères de l’Académie, M. Lebrun et M. Mérimée ; M. Sainte-Beuve reçut encore leur dernière visite le jeudi qui précéda sa mort. — Le prince Napoléon (et qu’il me soit permis de lui en rendre ici publiquement hommage et témoignage) n’a cessé d’honorer M. Sainte-Beuve d’une amitié constante et qui ne s’est pas démentie un seul instant : la dernière fois qu’il vint le voir, c’était à la veille d’un départ pour Prangins ; il ne voulut pas partir sans lui dire adieu. C’était très peu de temps avant la mort de M. Sainte-Beuve.

Sur la fin de sa vie, ne pouvant plus se rendre au Sénat, M. Sainte-Beuve écrivit pour la première fois dans Le Temps un article qui avait trait directement à la politique : ce fut sa lettre à M. Nefftzer sur le sénatus-consulte, thème du discours qu’il serait allé prononcer si ses forces le lui avaient encore permis. Il y défendait, dans un post-scriptum significatif, le programme large et libéral que le cousin de l’Empereur venait de déployer à cette même tribune du Sénat. C’est ainsi que ce journal d’opposition et réputé hostile, qui donnait à la fois asile à un républicain proscrit et à un sénateur de la gauche de l’Empire, entend et pratique le vrai principe de la liberté de la presse, quand les voix s’élèvent d’en haut, — non plus des régions officielles, mais des sommités du talent et de la pensée. — M’est-il permis de parler ainsi de mon maître, et M. Sainte-Beuve eût-il trouvé la même tolérance s’il se fût agi de discuter un acte du Pouvoir dans la feuille même officielle, dans le nouveau journal qui a eu le bon goût, au lendemain de sa mort, de justifier sa répugnance à s’y laisser enrôler ? — Il s’était pourtant expliqué et prononcé dès longtemps sur son refus d’y entrer ; il n’avait pas même attendu qu’on lui en fît la proposition, car il écrivait dès le 28 juin 1868 :

« … On est en train de faire pour Le Moniteur une grosse sottise, et on la fera. X… intrigue pour avoir l’affaire ; je n’en ferai mon compliment à personne. M. R…, bouffi, est inabordable ; et puis qu’est-ce que ça lui fait, ainsi qu’à L… ? C’est ainsi que tout chef d’État qui n’est pas méfiant, vigilant, toujours sur le dos des gens, est servi ! il ignore ou sait mal. En donnant à tous la liberté de la presse, le gouvernement s’arrangera pour perdre le seul organe considérable qu’il ait et où il réunit sous le drapeau des noms honorables et des plumes estimées. Pour moi, je ne resterai jamais au Moniteur de… censuré par M. Norbert-Billiart. Ô Sire ! que de sottises on commet en votre nom ! »

Et le 29 août :

« Dalloz, en effet, me paraît avoir perdu la partie. On va faire plaisir à …, à M. …-…, et à M. de …-…, et à quelques autres subalternes qui y trouveront leur compte : je serais étonné que le gouvernement n’y perdit pas… Pour moi je sais bien une chose : c’est que mieux au fait que la plupart, de ces questions de presse et de Moniteur dès l’origine, personne n’a jamais daigné me demander un avis que j’eusse donné en homme honnête et de bon sens. Je me considérerai donc comme parfaitement délié envers la nouvelle administration ; je ne déserterai personne, mais j’irai où il me plaira : c’est bien le moins. Ce qu’on aura entrepris sans nous, on le continuera sans nous… »

Le 28 octobre 1868, M. Sainte-Beuve écrivait à M. Rouher lui-même, qui lui avait fait l’honneur de faire faire deux démarches auprès de lui pour l’engager à écrire au futur journal officiel, dont on n’avait pas encore le titre (on croyait pouvoir garder celui de Moniteur) :

« Monsieur et cher ministre,

« Je voudrais que vous fussiez tout d’abord bien persuadé qu’il n’y a de ma part aucune question d’amour-propre en tout ceci. J’ai fort regretté, je vous l’avoue, de n’avoir pas été à même de dire mon avis — un avis tout pratique — sur le Moniteur avant les derniers arrangements. J’ai vu tout ce qui s’y est passé depuis 1852 jusqu’en 1860. C’était une époque difficile, et une bonne information n’eût pas été, je crois, inutile. Une personne qui eût pu être consultée encore plus utilement que moi est M. Pelletier qui, sous M. Fould, avait réellement dirigé, et d’une manière d’autant plus sage que, pour nous littérateurs, elle était comme insensible. Aujourd’hui les choses sont faites. Je me suis lié, il y a deux ans, par un traité très avantageux pour moi, avec M. Dalloz. Je sais ce qu’on peut dire juridiquement sur ce traité ; mais à mes yeux il compte ; le traité, à son moment, a été un excellent procédé à mon égard, et il faudrait des circonstances extrêmes pour dégager ma délicatesse. Je ne me considère réellement pas comme libre. J’ai dit tout cela à M. Norbert-Billiart dans l’entretien que j’ai eu l’honneur d’avoir avec lui. Il me serait fort pénible de manquer en quoi que ce soit à ce que je sens devoir au gouvernement de l’Empereur. Aussi l’état de ma santé étant ce qu’il est, il ne me sera pas difficile, si l’ancien Moniteur suivait une ligne qui fût par trop en contradiction avec ma pensée, de m’abstenir et de rester dans ma chambre. J’ai bien du regret de ne pouvoir supporter à aucun degré la voiture : sans quoi j’irais pour avoir l’honneur de vous remercier et pour vous exposer de vive voix d’une manière plus complète mes raisons et mes excuses.

« Veuillez agréer, Monsieur le ministre, l’hommage de mon respectueux dévouement,

« Sainte-Beuve7. »

Aux approches du 1er janvier, M. Sainte-Beuve, qui n’attendait que le signal donné par M. Dalloz, improvisa au pied levé et sur sa demande un article sur un livre qu’il parcourait depuis deux jours, et où il avait vu l’élément d’un article « d’entrée et de début, disait-il ; il faut être vif et court ; ce sera pour commencer, si Dalloz veut… » Il ne doutait point que M. Dalloz ne voulût. Il lui envoya l’article qu’on va relire sur l’Enseignement des jeunes filles à la Sorbonne et les Leçons de poésie de M. Paul Albert. Il se produisit alors une difficulté que M. Sainte-Beuve n’avait point prévue, M. Dalloz non plus peut-être. Cet article courtois de forme (c’est le moins qu’on en puisse dire) eut le malheur de déplaire auprès de M. Dalloz, qui n’était pas seul à la direction du Moniteur : on demanda des coupures à M. Sainte-Beuve, à cause d’une critique de goût et toute littéraire qu’il contenait à l’adresse de M. l’évêque de Montpellier. M. Sainte-Beuve ne crut pas pouvoir faire cette concession : « Je ne veux blesser la conscience de personne, dit-il ; je l’ai toujours évité ; mais ici ce n’est pas même l’épiderme d’un catholique que j’ai atteint ; ce serait la première fois depuis quarante ans que je ferais une concession de ce genre. » Et il écrivit à M. Dalloz, qui n’était pas tout à fait le maître et qui essayait de le retenir :

« (Ce 30 décembre 1868.) Cher ami, je réfléchis encore, vous parti : quel que soit l’avis du conseil, la situation est fausse et resterait fausse. Ainsi décidément je me retire. Au diable les fanatiques !…

  « Tout à vous,

« Sainte-Beuve. »

Et le lendemain (31 décembre), il expliquait plus au long les motifs de sa retraite, dans une nouvelle lettre à M. Dalloz :

« (Ce 31 décembre 1868.) Mon cher ami, j’apprends le conflit : il était imprévu pour moi ; j’ai cru que le Moniteur universel, non officiel, allait être plus libre et plus vif ; — qu’en reprenant son titre de Gazette nationale de 89 et la tradition des Encyclopédistes, il ne subirait aucun joug. Je me suis trompé. Je ne veux pas vous susciter d’ennui. Je retire l’article, je me retire en même temps. Je me réserve d’expliquer au public ce qui m’importe, comment et pourquoi, ayant refusé d’être du nouveau Moniteur officiel, je me retire forcément dès le premier jour du nouveau Moniteur universel.

« Rien de cela n’affecte notre bonne amitié. — 

  « Tout à vous,

« Sainte-Beuve. »

Et M. Sainte-Beuve reprit son article et l’envoya au Temps ; ou plutôt il fit prier M. Nefftzer de passer chez lui (car il ne pouvait aller lui-même) pour en entendre la lecture. Ce fut un ami, l’éditeur M. Charpentier, présent et témoin, dans le cabinet de M. Sainte-Beuve, de tous ces tiraillements et conflits, qui suspendaient la publication d’un article déjà imprimé et corrigé, tout prêt à paraître, qui voulut bien se charger d’avertir M. Nefftzer.

M. Sainte-Beuve ne changea rien à son article. Ce fut l’épreuve même du Moniteur qui servit de copie aux compositeurs du Temps. Il parut tel quel.

C’est alors qu’éclatèrent de grandes colères auxquelles je ne ferai plus allusion. M. Sainte-Beuve prépara et garda la note suivante en portefeuille. Elle fait aujourd’hui partie de ses Mémoires, et je considère comme un devoir de la reproduire ici : il a été trop attaqué dans le moment même pour n’avoir pas un jour le droit de répondre et de se défendre à haute et intelligible voix, fût-ce après sa mort :

« Depuis quelques jours, des démarches pressantes ont été faites auprès de M. Sainte-Beuve pour mettre obstacle à l’engagement qu’il vient de prendre d’envoyer des articles de littérature au journal le Temps.

« Ces démarches sont venues à la suite de conversations avec M. le ministre d’État et sous son inspiration, sous son impulsion plus ou moins directe. Le ministre, paraît-il, est vivement irrité.

« Mais d’abord ce ne pourrait être comme ministre que M. Rouher interviendrait en pareille matière. Un sénateur non fonctionnaire ne relève d’aucun ministre et n’a à recevoir ni ordre, ni injonction, ni leçon de sa part. Le Sénat n’est pas apparemment, comme l’ordre des avocats, soumis à un conseil de discipline, et nul n’a droit de demander compte à un sénateur de ses actions, — surtout d’actions aussi étrangères à la politique active. Ce ne pourrait être qu’à titre officieux et aussi comme directeur suprême d’un journal officiel que M. Rouher serait admis à introduire des instances, des représentations ou récriminations auprès d’un ancien rédacteur du Moniteur.

« Mais M. Sainte-Beuve ne s’est détaché de la feuille officielle qu’après avoir vu de près et su d’original toutes les fautes, les légèretés et les inexpériences qui ont présidé à la dislocation de l’ancien Moniteur et à l’enfantement du nouveau Journal officiel, la vérité est que, dans aucun état de cause, il ne consentirait à rentrer à ce journal tel qu’il est constitué. Ainsi, dans ces termes, tout est dit entre M. le ministre d’État et lui. M. Sainte-Beuve a déjà remercié et il remercie encore ; le traité avec M. Dalloz, qui était sa première raison de refus, n’a été qu’une des mille et une raisons qu’il garde par-devers lui et qu’il lui a paru plus poli de ne pas dire.

« Mais on insiste, on allègue qu’il est étonnant qu’un sénateur envoie des articles, même purement littéraires, à un journal de l’opposition, et particulièrement au Temps.

« Là-dessus, M. Sainte-Beuve n’a à donner aucune explication, si ce n’est qu’on lise et qu’on juge ses articles en eux-mêmes. Quant au voisinage, il en est seul juge.

« Les affaires de la presse et celles de l’esprit ont été tellement conduites dans ces dernières années, que lorsqu’un écrivain dévoué à l’Empire veut insérer désormais quelque part un assez long travail littéraire, il ne trouve d’autre Revue que des Revues d’opposition. Personne n’a eu à demander compte à M. Sainte-Beuve des articles qu’il a fait récemment insérer dans la Revue des Deux Mondes : il en sera de même de ses articles au Temps.

« On insiste encore, et l’on dit que si c’était du moins dans tout autre journal que le Temps, soit les Débats, soit l’Opinion nationale, soit la Liberté, etc., etc., cela pourrait passer, mais que le Temps est d’une nuance plus tranchée et plus décidée ; que sais-je encore ?

« M. Sainte-Beuve n’a pas à se prononcer, article par article, sur les doctrines professées par le Temps, et il n’a eu à les considérer que dans leur ensemble ; mais il sait que ce journal, dont il a pour amis les principaux rédacteurs, est un journal généralement estimé et très-estimé. Si M. le ministre d’État prétend le contraire, il en est bien libre ; mais en cela il se trompe et il pense au rebours de l’opinion publique. En tout cas, ici comme en beaucoup d’autres choses, il a son avis, et M. Sainte-Beuve le sien. Ce qui est certain, c’est qu’il a été permis à M. Sainte-Beuve, dès le premier jour, de défendre sur ce terrain comme il l’entendait une mesure d’un ministre de l’Empereur en toute liberté et vivacité, ce qui ne lui aurait guère été possible ailleurs dans les mêmes termes.

« En un mot, M. Sainte-Beuve a besoin, pour écrire sur certains sujets, d’une entière liberté philosophique : il est sûr de la trouver au Temps.

« Il ne ressort de tout ce bruit qu’on a fait et qu’on fera de cette petite affaire qu’un seul point bien évident et qui a déjà été relevé par la presse de Paris et des départements : M. Sainte-Beuve quitte l’officialité. Rien de plus, rien de moins.

« S’il est en effet singulier qu’un sénateur, resté écrivain, croie ne pouvoir mieux placer des articles littéraires que dans un journal d’opposition, cela n’est arrivé qu’à la suite de beaucoup d’autres faits également singuliers que M. le ministre d’État doit connaître mieux que personne. Il serait trop pénible d’être amené à devoir les énumérer et en informer le public, et de se voir forcé, pour sa défense morale, de prendre à témoin l’opinion, seul juge cependant et bon juge en dernier ressort de ce qui constitue la ligne de conduite d’un véritable homme de lettres, fût-il sénateur.

« M. le ministre d’État, malgré sa supériorité de talent et d’intelligence, n’est pas obligé, s’étant occupé toute sa vie d’autre chose, de savoir quel est le caractère et, pour tout dire, le tempérament d’un véritable homme de lettres. Mais aussi ne devrait-il pas avoir à s’en mêler et à en connaître. Évidemment l’irritation de ce ministre au sujet de M. Sainte-Beuve se complique du dépit d’un directeur de journal désappointé : mais pourquoi aussi un ministre d’État se fait-il entrepreneur direct de journal ? Ç’a été là une grosse faute politique. »

Pourquoi aussi, dirons-nous pour finir, M. Sainte-Beuve, dont les dispositions testamentaires interdisaient après lui tout discours sur sa tombe, n’a-t-il pu se défendre également de celui que M. Rouher s’est cru obligé de prononcer naguère à son sujet, en sa qualité de président du Sénat, à l’ouverture de la Chambre (le 3 décembre 1869) ? M. Sainte-Beuve l’aurait certes dégagé de la politesse, lui qui a voulu mourir sans emphase et en toute simplicité. Mais là presse a déjà répondu pour nous, et encore une fois elle a pris le parti du confrère éminent et du penseur, mort fidèle à ses convictions, contre l’homme d’État à oui il faudra des funérailles pompeuses.