Hippolyte Babou26
I
Il y a presque de l’audace, ou une magnifique ingénuité, à publier aujourd’hui un simple recueil de nouvelles. Nous ne sommes plus à une de ces bienheureuses et virginales époques littéraires où l’on n’avait abusé de rien, et où une nouvelle, comme le Mouchoir bleu, par exemple (de la cotonnade en littérature), faisait la réputation d’un homme d’esprit qui n’avait pas, au fond, dans la tête, beaucoup plus d’invention qu’un marchand… de mouchoirs. Au contraire, nous sommes à une époque où l’on a abusé de tout, et où il faut, pour exciter l’intérêt de ceux qui lisent encore, des romans compliqués comme des labyrinthes et démesurés de longueur. Dans l’état présent de la littérature, les journaux, qui sont les espaliers du roman, n’aiment à en étaler que dans des proportions formidables. Au plus, entre deux de ces énormes productions qui se succèdent, y a-t-il quelquefois un joint, un interstice par où l’on puisse glisser une nouvelle, intéressante et courte, qui permette au lecteur de respirer un moment. Le lecteur ne se soucie pas de respirer.
Ainsi qu’on fait l’éducation de l’imagination publique à peu près comme on fait l’éducation d’un organe, les romans de feuilleton ont créé dans la masse des lecteurs de véritables appétits de Gargantua. Ils veulent des pièces de résistance, et comme ils ne lisent pas en général pour des raisons très littéraires, mais pour passer le temps, quand ils sont oisifs, et pour se distraire, quand ils sont occupés ; comme ce ne sont pas des questions pour eux dans un livre que la profondeur des caractères ou la beauté du langage, ils se détournent naturellement de ce qui est fin, est susceptible de dégustation, pour se retourner vers ce qui est gros et peut s’avaler comme une pâtée… Alors les nouvelles, qui sont des romans concentrés, doivent être, en raison de leur concentration même, d’un très rare et d’un très difficile succès. Comme il arrive, hélas ! si souvent dans les choses de l’art et de l’intelligence, c’est précisément le mérite de ces sortes de compositions qui fait leur infortune, et, nous le répétons, pour publier un volume de ces choses dédaignées du public, il faut ou la candeur d’un mouton qui au bord d’une route rêve un pré, ou l’insouciance altière d’un véritable artiste qui écrit pour ses pairs littéraires et donne sa démission à l’avance de toute popularité.
Eh bien, voilà pour nous ce qui recommande à l’attention le livre de nouvelles d’Hippolyte Babou ! Babou n’est pas dans les moutons qui rêvent. Il ne rêve pas les gros publics ! Il ne fait plus partie des ingénus de la littérature à leur début, de ces petits jeunes gens qui croient inspirer des passions sérieuses aux filles perdues comme l’est la Gloire. Il a dans les lettres un passé de travail et de luttes. Il sait ce que rapporte le talent à son homme, lorsqu’on est assez noblement bête pour ne pas vouloir l’abaisser. Puisque Babou sait tout cela, puisqu’il a l’expérience de la vie littéraire, — la plus cruelle des expériences, — il reste donc, pour expliquer la publication de son volume, cette fierté d’artiste qui se prend où est sa tendance et là où est aussi la difficulté, et qui a écrit laborieusement de courtes nouvelles où d’autres auraient écrit facilement de très gros romans. Soit, en effet, qu’il eût compris qu’il faut plus d’art peut-être pour construire un drame ou un récit dans les proportions de Madame Firmiani ou de la Grande Bretèche que dans celle des Mystères de Paris ou de Monte-Cristo, soit qu’il ne se sentit dans l’esprit, pour chacune de ses conceptions, que le cadre étroit d’une nouvelle et qu’il ne voulût pas trop embrasser pour mal étreindre, il n’en a pas moins donné à la Critique le spectacle de deux choses l’une, auxquelles elle est peu accoutumée : — l’amour désintéressé de ce qui est difficile, et l’exacte conscience de soi.
II
Mais ce n’est point là le seul mérite d’Hippolyte Babou. Ses nouvelles n’attestent pas seulement son affection courageuse pour les choses fortement littéraires ; elles en attestent encore la puissance. Plus qu’un autre, nous, nous sommes tenu de le signaler. Le talent très marqué dont elles sont la preuve a été pour nous une révélation. Jusqu’ici nous ne connaissions Babou que comme un écrivain qui avait travaillé en s’éparpillant ici et là, et avait combattu sous ces tranchées couvertes qui existent aussi en littérature, et d’où le travail le plus héroïque ne sort pas toujours victorieux. Nous n’avions guères lu de lui que son introduction aux lettres nouvellement éditées du président de Brosses sur l’Italie. Cette introduction, dans laquelle l’autéur défendait la philosophie du xviiie siècle avec l’aigreur d’un homme piqué contre le catholicisme de ses contemporains, nous avait paru (et nous l’avions dit) d’un esprit sec qui grimaçait en se donnant les airs de pincer la lèvre comme Montesquieu.
Or, il n’y a dans les nouvelles que nous venons de lire rien de moins sec que l’esprit d’Hippolyte Babou. C’est, au contraire, un écrivain plein de fraîcheur et d’une sensibilité charmante. Et que les Païens innocents 27 aient été écrits avant ou après l’Introduction aux Lettres du président de Brosses, ils disent éloquemment que si c’est après la tête et la poitrine de l’auteur se sont ouvertes et que, dans ces lèvres pincées, a éclos le naturel et bon sourire ; et si c’est avant l’Introduction que ces nouvelles ont été composées, elles disent non moins éloquemment encore que l’auteur a porté la peine de ses doctrines, — car, pour une minute, elles ont desséché et défiguré son talent.
Ce talent, l’avait-il, ou lui a-t-il poussé ?… Et cependant, s’il y avait un sujet sur lequel les idées philosophiques de l’auteur pouvaient porter et déteindre, c’était le fond de ces nouvelles, qui n’est pas d’invention chez Babou, et sur lequel il a détaché des combinaisons et des personnages. Hippolyte Babou est un méridional, et son talent sent le terroir de sa patrie. Nous ne nous en plaignons pas : ce qu’il y a de plus savoureux dans le talent, c’est le goût des terroirs ! Voyez Walter Scott ! Babou est né entre Toulouse et les Pyrénées, dans ce pays où la domination romaine a laissé des traces aussi profondément enfoncées que les casques, les épées et les grands ossements — grandia ossa — qu’on y retrouve dans le sol, et ce sont ces vestiges d’une influence païenne, qui ont résisté à quatorze siècles de christianisme, que l’auteur des Païens innocents a voulu peindre. Du reste, ce qui fait l’originalité de ces mœurs, c’est leur mélange les unes dans les autres.
Hippolyte Babou, fils de ces contrées, ayant été bercé de légendes païennes, a été ramené, par la rêverie de son talent, vers les impressions de ses premières années, et les Païens innocents sont sortis, un soir ou un matin, de cette rêverie. Dans la circonstance d’un tel sujet, on pouvait craindre, n’est-il pas vrai ? que le glorificateur de la Renaissance, le philosophe de la libre pensée et l’admirateur de ce de Brosses à qui dernièrement on a fait une gloire parce qu’il aimait les priapées bien gravées sur un vase antique et se permettait d’indécentes plaisanteries contre l’Église, — oui ! on pouvait craindre que Babou, qui est à lui seul tous ces hommes-là, ne les montrât un peu trop dans un sujet imprégné profondément de paganisme, et qu’il n’en fonçât outrageusement la couleur. On se disait qu’il y avait là une mesure qu’il allait peut-être dépasser. Eh bien, non ! heureusement, l’homme d’idées dans Babou n’a point fait tort à l’artiste, et l’artiste n’est point sorti de la nuance harmonieuse hors de laquelle il n’y a ni vérité ni charme. Comme les personnages de ses récits, il est païen, mais on le lui pardonne, et s’il est moins innocent qu’eux, parce qu’il en sait davantage, il songe si peu à être autre chose qu’un écrivain aimable et sincère, que les chrétiens n’auront pas grand’peine à lui témoigner une sympathie plus personnelle encore que la charité.
III
Il y a en tout six nouvelles dans le recueil, et ce qui les relie entre elles et leur donne l’unité d’un livre, c’est précisément cet indélébile paganisme qu’elles expriment à travers les formes d’une société et d’une civilisation chrétiennes. De fait et dans les contrées que Babou nous a peintes, ce paganisme est-il aussi réel, aussi visible qu’il nous l’a montré en ses nouvelles ? N’en a-t-il pas exagéré l’empire ? Nous venons de le dire plus haut, il appartient à ce groupe d’esprits qui se sont pris pour la Renaissance d’un goût rétrospectif et passionné, et qui ont relevé et réchauffé dans leur imagination le symbolisme tombé et refroidi de cette mythologie que le xviiie siècle — ce siècle aimé de Babou pourtant — a flétrie et déshonorée. D’un autre côté, en religion, il nous a toujours semblé n’avoir guères que celle du Titien ou de Léonard de Vinci. C’est un anthropomorphite de la beauté. Mais si, pour ces raisons suprêmes, il a vu dans les habitudes de son Midi plus de paganisme qu’il n’en est resté véritablement, s’il a eu tout comme un autre (et pourquoi pas ?) sa petite illusion d’antiquaire, si enfin la réalité historique pèche un peu dans l’œuvre de Babou (car c’est une œuvre que ces six nouvelles), du moins l’effet d’art n’en a point souffert. Il subsiste là dans sa vérité particulière, comme si l’autre vérité y était aussi, à côté.
Les six nouvelles qui forment les Païens innocents s’appellent : la Gloriette, — le Curé de Minerve, — le Dernier Flagellant, — l’Hercule chrétien, Jean de l’Ours, — l’Histoire de Pierre Azam, — et la Chambre des Belles Saintes, et elles sont, à notre avis, de petits chefs-d’œuvre d’expression, comme doit l’être, de rigueur, cette simple création d’une nouvelle, intaille ou relief d’une seule idée, travaillée avec les caresses de l’Amour. Moraliste aux nuances fines, observateur qui s’attendrit en raillant, peintre gai, mais dont la gaîté touche si joliment à la mélancolie, enfin paysagiste vivant par-dessus tout cela, voilà ce que nous a paru Hippolyte Babou en ces nouvelles, d’une valeur inégale entre elles, mais toutes de cette distinction, recherchée et obtenue, qui appelle non pas les tapages, — abyssus abyssum invocat, — mais la distinction du succès.
IV
Les deux supériorités du volume sont évidemment le Dernier Flagellant et la Chambre des Belles Saintes. Homme d’observation sur place ou sur souvenir, — c’est du moins ainsi qu’il s’est donné et qu’on l’accepte, — l’auteur des Païens innocents n’a point cette force d’invention qu’eut Balzac dans ses nouvelles les plus courtes, mais il est vrai de dire qu’il s’applique à peindre des milieux beaucoup plus que des caractères. Le milieu, l’atmosphère ambiante, l’action qu’elle exerce sur l’individualité humaine, telle est surtout la grande affaire de Babou et sa pente. Dans sa Gloriette, dans son Curé de Minerve, dans son Hercule chrétien et dans son Histoire de Pierre Azam, ce qui le préoccupe, c’est la couleur locale et morale, et les personnages de ses récits presque légendaires ne sont guères que des figures, pour la plupart, connues, et parfois d’une physionomie fatiguée. Ainsi, dans la Gloriette, par exemple, nous avons l’éternelle petite Bohémienne, — qu’on nous passe le mot ! — cette voyoue de toutes les publications contemporaines ; car, faute d’idées dans ce temps vide, tout le monde éreinte la même à force de grimper dessus !
Cette absence d’originalité dans les personnages de ses nouvelles, la Critique est bien obligée de la reprocher à l’auteur des Païens innocents, et voilà pourquoi justement elle préfère et classe plus haut que les autres la Chambre des Belles Saintes et le Dernier Flagellant. En effet, en ces deux-là, on trouve, avec ses qualités habituelles et dans le milieu ordinaire de l’observation de l’auteur, deux ou trois individualités, deux ou trois têtes, en profil, il est vrai, mais qui sont arrêtées et dont la fine originalité vous saisit au plus délicat de votre être. Dans le Dernier Flagellant, ce sont les « Dames noires », la femme et la fille de ce Rouziac, de ce mauvais riche qui a sucé, par l’usure, le sang et la vie de toute une contrée, et qui, vouées à un deuil éternel et grandiose, tiennent, pour les restituer un jour, le livre des biens volés de Rouziac, à mesure qu’il les vole, et chantent à Dieu, quand l’émeute furieuse met le feu chez elles, un si bel hymne de délivrance devant leur château incendié ! C’est, dans la Chambre des Belles Saintes, dom Bazin et sa sœur Bénigne, ce dom Bazin qui était bénédictin et que l’on n’appelle plus que le Malédictin, par risée, parce qu’il est de ces mauvais qu’on adore, une de ces combinaisons, délicieuses et contrastées, de la bonté du cœur et de la malice de l’esprit.
Babou n’a pas appuyé beaucoup sur ce caractère, mais ses traits sont si justes et si
pénétrants à la fois que nous avons eu quelque chose d’aussi réel qu’un portrait pris
sur le vif d’un homme, et qui sait ? peut-être est-ce un portrait que cette figure.
Seulement, peindre ainsi, c’est presque inventer. « Son érudition abondante
révélait tout de suite l’ancien moine… Son front, séparé en deux parties, non par une
ride (il n’en a jamais eu), mais par un sillon très léger, renfermait (c’étaient ses
propres paroles) d’un côté la science profane, et de l’autre la science sacrée. Les
deux compartiments devaient communiquer sans doute, il en prenait gaîment son parti et
il en riait. Avait-il souhaité autrefois la crosse ou la mitre ? Ce qu’il y a de
certain, c’est qu’il les aurait noblement portées. Par sa taille élevée, par son
embonpoint majestueux, qui rappelait le contour d’un beau vase antique, par ses
blanches mains de velours, par sa haute mine impertinente que j’ai retrouvée plus tard
dans un portrait du cardinal de Rohan, par l’ensemble de sa physionomie et la dignité
de sa personne, dom Bazin était né prélat… »
C’est à ce païen innocent,
« qui faisait le signe de la croix en scandant le vers :
O fons Bandusiæ splendidior vitro ! »
que Babou oppose une sœur, mademoiselle Bénigne, vieille chrétienne charmante, comme
l’autre est païen, qui dit, quand il fait grand vent : « Les saints
soufflent »
; qui, pour peindre le caractère joyeusement tonitruant de son
frère, dit encore : « Dieu est bon, quoiqu’il tonne ! »
; mademoiselle
Bénigne, « une fleur d’innocence édénique, la simplicité d’un élément, la bêtise
immaculée, une bêtise céleste »
, selon son frère. « Elle portait une
coiffe blanche et des lunettes bleues. La coiffe avait exactement la forme d’une
coquille d’œuf que vient de percer le bec d’un oisillon ; elle encadrait le front,
elle pressait les joues, elle cachait presque le menton de cette figure amaigrie,
— une vraie tête d’oiseau ! Qui donc, excepté la tante Bénigne, aurait eu l’idée de
cloîtrer ainsi ses oreilles ? »
N’est-ce pas là une touche excellente, et,
quoique la bonhomie n’y soit pas encore, la bonhomie, cette fleur tardive qui ne croit
dans le talent qu’à travers les expériences et quand la vie nous a simplifiés, ne
peut-on prévoir que Babou l’aura un jour et qu’il deviendra le peintre complet qu’il
n’est que fragmentairement aujourd’hui ?…
V
Du reste, il ne le deviendrait jamais qu’il n’en serait pas moins, aujourd’hui même, un écrivain très spirituel, une imagination très cultivée et un homme de lettres (ajoutons ceci) qui porte très noblement, comme son dom Bazin eût porté la mitre, ce titre d’homme de lettres dont on ne sait plus assez être fier. À la tête des nouvelles de Babou se trouve une préface dont la verve, l’entrain, le mouvement, rappellent Diderot (le rappellent trop peut-être), mais qui justifient ce que nous venons d’exprimer. Jamais on n’a plaidé plus vigoureusement la cause des lettres contre cet industrialisme littéraire qui nous déborde de toutes parts et qui finira par nous engloutir.
VI
Est-il inconséquent, ce titre : Lettres satiriques et critiques 28, qui s’atténue lui-même après s’être très bien exprimé !… Pourquoi ces lettres, qui sont vraiment des Lettres satiriques dans tout le vif, et, disons le aussi, le capricieux du mot, ajoutent-elles à leur titre, qui est loyal et hardi, l’épithète rougissante de critiques, qui a l’air d’un repentir (déjà), ou d’une petite réserve ou d’une petite peur ?… Serait-il donc possible qu’Hippolyte Babou eût peur… de faire peur au public avec son titre net de Lettres satiriques, lui, Babou, qui, comme Scudéry, ma foi ! ou Cyrano de Bergerac, jette des défis à la tète de son lecteur et qui s’en vante jusque sur la couverture de son livre ? Ou bien, dans sa pensée intime, car nous prenons souvent nos prétentions pour notre conscience, le spirituel et amusant satirique se croit-il naïvement des quarts d’heure de justicier et d’oubli de malice dans la justice ?…
Ah ! la justice ! quelquefois il la rencontre à force de… justesse, mais, franchement, ce n’est pas cette calme et profonde chose, austèrement cherchée, qui est la préoccupation habituelle de l’auteur de ce livre tout en étincelles, et en étincelles qui tombent… n’importe où ! pourvu qu’en tombant elles brillent beaucoup et brûlent un peu. Ce mot de critique, qui a je ne sais quoi de doctrinal, de péremptoire et de placide, se marie mal, selon moi, à cette notion qu’exprime le mot satirique, lequel implique que le blâme va plus loin que le point où s’arrêterait la justice. Et quand je dis qu’il va plus loin, il faut entendre qu’il y saute, et avec un geste que la justice ne connaît pas.
C’est ce geste charmant, souvent trop charmant peut-être, qui fait surtout le genre de mérite d’Hippolyte Babou, dans son livre et ailleurs. Pourquoi donc l’interrompre et le modifier ainsi, tout à coup ? Interrompre un geste, c’est presque toujours le fausser ! Que Babou envoie promener la critique et, de la satire qui l’entraîne, ne se retourne pas et ne se raccroche pas à elle ! D’ailleurs, il n’est pas fait pour la critique. Je veux le lui dire tout d’abord avec la brusquerie de l’amitié, cette brutalité intelligente et tendre ! Hippolyte Babou a trop de vif-argent dans la veine, trop de fantaisie dans la pensée ; il est un esprit trop sensible, et en même temps — comment dirais-je cela ? — trop méridional, trop improvisateur sous un ciel heureux, trop lazzarone de son propre talent, pour être jamais le théoricien à l’application éternelle, l’anatomiste sur le vif et encore plus souvent sur le mort, qu’est le critique littéraire.
La première obligation du critique, qui peut être froid, mais à qui il n’est pas défendu d’être ardent, c’est une forte possession de soi-même. Babou a bien de l’esprit comme un possédé, mais je crois que cet esprit le possède plus, lui ! qu’il ne le possède. Je crois que son esprit est son maître plus qu’il n’est le maître de son esprit. Écrivain d’imagination, romancier qui a fait plus que de nous donner des romans, car il nous a donné des nouvelles qui sont des romans concentrés, l’auteur des Païens innocents a parfois interprété et illuminé même l’Histoire avec cette fantaisie qui touche le vrai, souvent, dans les délicieux colins-maillards qu’elle joue ; mais cette devineresse par éclairs n’est point l’imagination du critique, qui, comme une lampe entretenue d’huile, verse sur des œuvres qu’il faut pénétrer une clarté égale et continue.
La clarté de Babou a trop de pétillement pour être jamais la fixe lumière nécessaire au critique. Lui, le satirique qui veut être critique aussi par-dessus le marché ; lui, l’esprit malin, taquin et lutin, — car sa grâce tient parfois du prestige, — a certainement bien trop d’entrain et de mouvement dans la moquerie pour pouvoir, la main encore vibrante du trait qu’il vient de lancer, être l’opérateur patient et à la main sûre qui en dépeçant l’œuvre d’un homme n’a pas pour but de le faire souffrir. Je m’imagine même que de ne pas faire souffrir est d’une assez mince considération pour l’auteur de ces Lettres, pour cette gaîté de pinson qui rit et qui pince, pour l’esprit léger qui a lancé tant de choses légères, pesantes seulement aux amours-propres au nez desquels il les a soufflées, en cette sarbacane d’enfant terrible qui, dans ses mains d’artiste, est la flûte même de l’ironie ! Ne pas faire souffrir ! Allons donc !
Je jurerais qu’il serait bien attrapé, l’aimable homme, s’il croyait ne jamais faire un peu souffrir ! C’est le Spallanzani des sots, qui veut que ses grenouilles sentent quelque chose, et n’a-t-il pas raison, puisqu’il prend la peine de les galvaniser de leur vivant ?…
VII
Il n’est pas féroce néanmoins, ni atroce : c’est tout le contraire. Lisez-le : vous trouverez un esprit bienveillant, ouvert, généreux, sympathique aux belles choses, qui écrit, dès le commencement de son volume, un très beau morceau sur les Amitiés littéraires, un morceau qui n’est peut-être pas vrai, mais qu’il faudrait faire vrai pour notre plus grand agrément et notre plus grand honneur à nous tous ! Seulement, si Babou est tout cela, s’il a cette fleur de bienveillance qu’on aime à voir fleurir, comme celle du cactus, entre deux dards, il en utilise les deux dards autant que la fleur. Sa bienveillance n’a jamais parfumé les sots. Oh ! les sots ! Jamais personne n’a senti plus vivement que Babou leurs inconvénients, leur ennui et leur ridicule ; jamais personne n’a eu plus complète l’agaçante perception de la médiocrité, pire que la sottise !
Si, un jour qui n’est pas très éloigné dans sa vie littéraire, il y eut pour Hippolyte Babou des Païens innocents, — dans le pays des romans, il est vrai, qui ne peuvent jamais (c’est sa théorie) être trop romanesques, — il n’y a pas à ses yeux de sots innocents sur le terrain de la réalité. Tous sont coupables, et il parle d’eux et de l’ennui qu’ils causent avec le ressentiment d’un homme qu’ils ont longtemps empoisonné. Il se venge de cette pluie de sots obscurs, dont nous avons tous souffert dans la vie, sur le dos de ceux qui portent l’étiquette d’une célébrité quelconque. Les fameux paient pour les obscurs… Mais voilà une seconde raison pour que Babou, le sceptique, exclusivement, de nature, ne fasse pas de critique dans les meilleures pages de ses Lettres » — car critique, c’est justice étroite, et vengeance, c’est large justice, disait lord Bacon, cet homme ample de toutes façons.
La vengeance de Babou, dont la large justice se permet même d’être
vaste, n’est pas le plat que Machiavel voulait qu’on servît froid. Elle est chaude,
savoureuse, embaumée, et se prend comme une tasse de café. L’homme qui se la versa et
qui nous la verse est de la sensation, et peut-être de la famille, de l’épicurien
intellectuel qui disait : « Je sacrifierais toute une hécatombe d’imbéciles pour
sauver un rhume de cerveau à un homme d’esprit ! »
Et l’homme d’esprit, c’est Babou lui-même ! Quant à l’hécatombe de son livre, je n’en
nommerai aucun des bœufs. Si vous voulez les reconnaître tous, allez les compter dans ce
livre, pieux à l’esprit, qui a l’élégance d’un autel, et où ils tombent et roulent —
lourdes victimes — sous les traits déliés de ce Sacrificateur aux Grâces Moqueuses qui,
je l’ai dit, a de Voltaire, mais de Voltaire quand il a séché son encre pâle avec cette
« poudre des ailes de papillon »
dont il prenait parfois une prise dans
la tabatière de Diderot.
Tel est Hippolyte Babou le satirique. C’est un voltairien qui, sur bien des points, vaut mieux que Voltaire et a l’air d’en descendre… par les femmes ; car il n’a pas la fibre si sèche, et son cœur ne bat pas, dru comme une chiquenaude, dans une enveloppe de parchemin ! Son œil malicieux peut-être sait se mouiller d’une larme qui ne jaillit pas uniquement du rire de la gaîté. Son spiritualisme a plus d’âme… N’importe ! c’est un voltairien malgré tout, et, quoiqu’il ait des attractions aimables et élevées pour ce qui est beau et charmant, je ne lui crois pas plus de doctrine, plus de philosophie, plus de principes, que monsieur son illustre parent intellectuel, — magnus parens !
Ne serait-ce pas un sceptique, à impressions heureuses, que Babou ?… Qu’on lui ôte sa
tendance très exprimée, mais très vague, au spiritualisme qu’avait aussi le sceptique
Voltaire ; qu’on lui ôte ces attractions encyclopédiques qui allaient jusqu’à devenir
des facultés chez Voltaire l’universel, et que restera-t-il à Babou, le satirique et non
le critique ?… Il lui restera la superficialité brillante, nonchalante et un peu
impertinente, la superficialité marquise, qui n’a jamais manqué son
effet quand elle a dit : « Tarte à la crème ! »
d’autant plus que cette
tarte, Babou sait la poivrer.
Voilà le reproche, — et voilà l’éloge ! Si nous n’étions que des épicuriens intellectuels, nous nous tairions sur les infériorités de ce livre, comme des gens heureux et reconnaissants qui ont bien dîné. Notre amphitryon n’a point d’égal pour découper des aiguillettes dans la vanité de quelque sot, cuit à point au feu roulant des épigrammes. Il les découpe, la fourchette en l’air, d’un couteau brillant de prestesse, et on n’a jamais fait de pareilles dentelles avec de pareilles épaisseurs ! Joli spectacle qu’il nous donne tout le temps de ses Lettres, écrites comme il découpe : au pied levé, à la main, à la plume levée. Mais, au fond, pour les esprits qui lui font l’honneur d’être difficiles, rien de plus.
VIII
Quant à moi, j’aurais désiré davantage, quoique l’esprit enivre assez pour faire tout oublier. Je n’aurait, certes ! pas voulu me priver d’une seule de ses étincelles. Mais j’aurais demandé de plus longues lueurs.
Ce n’est pas tout qu’ici et là une goutte de lumière, une goutte de rosée, une goutte de larmes ; ce n’est pas tout qu’une petite phrase ravissante sur madame de Sévigné, qui ne l’aurait peut-être pas écrite et dans laquelle pourtant elle est toute pénétrée. Ce n’est pas tout que des aperçus inattendus qui viennent tout à coup casser les glaces dans lesquelles chacun vient bêtement mirer son absence de pensée, comme, par exemple, cette théorie de la volonté spirituelle opposée par Babou à cette idée déjà commune, déjà décrépite, de l’influence fataliste des tempéraments. Ce n’est pas tout, enfin, que d’avoir expliqué Balzac par une faculté unique, l’imagination, — comme on pourrait expliquer Shakespeare, — et montré avec une ingéniosité profonde que le monde qu’il a créé n’a été le vrai qu’après coup ; que quand le monde réel a été frappé et façonné par cette invention toute-puissante !
Voilà, sans doute, des traits heureux. Mais ce ne sont là que des traits, des percées, et je voudrais, moi, une œuvre complète, inspirée, savante et continue, puisqu’elle est intitulée satirique et critique, cette œuvre à deux faces ! Eh bien, franchement, est-elle dans ces Lettres, que rien ne relie les unes aux autres, et dont quelques-unes (par exemple celle sur Jules de la Madelène, dont la mort interrompt le critique autant que l’auteur, ) semblent des fragments inachevés ! L’inspiration vraie et désintéressée y est-elle toujours ? La science y est-elle ? La continuité y est-elle ? La science paraîtra peut-être un mot bien lourd à la légèreté ailée d’Hippolyte Babou ; mais, à défaut de science, la conscience — la conscience littéraire, bien entendu ! — y est-elle ? Et toujours nerveux, toujours voltairien, toujours haine ou amour, créature de sympathie ou d’antipathie, l’auteur des Lettres satiriques, de ce livre qui ne sera que la moitié de ce qu’il veut être, peut-il, en définitive, être considéré dans ces lettres autrement que comme l’éblouissante et harmonieuse girouette de ses élégantes haines ou de ses indulgentes affections ?
Et s’il n’y avait que l’inconvénient des affections en Babou, ce serait peu de chose ! on s’en consolerait ! En effet, même quand il est le plus aimable pour ses amis, ce moqueur a de telles habitudes d’ironie qu’elles le sauvegardent de l’enthousiasme dangereux. Le siffleur qu’il est siffle encore, quand il ne croit plus que respirer. Ainsi, dans sa lettre sur Théodore de Banville, après lui avoir servi de toutes sortes d’éloges, ne finit-il pas par lui dire que lui, Banville, en ses Poésies funambulesques, a fait de l’Apollon du Belvédère un Polichinelle, et, pour qu’on n’en ignore ! avec ses deux bosses.. Nous avions bien cru, nous, que la poésie de clown de Banville était désossée, mais nous ne savions pas qu’elle fût bossue ! Du reste, qu’importe ! Babou n’aurait pas de ces petites erreurs de système respiratoire, et le sifflet ne reviendrait pas si vite et si naturellement dans son souffle, qu’importerait qu’un de ses amis fût surfait ! Qu’est-ce qu’un homme surfait, après tout ? Mais les inconvénients de la haine sont plus grands et plus redoutables ; car la haine sait mettre une blessure où l’amitié ne met qu’une caresse.
Cette sensibilité ondoyante, dont parfois les impressions sont justes et vraies, et d’autres fois injustes et fausses, cette sensibilité qui, dans les Lettres satiriques, tourne si brusquement de la haine à l’amour et de l’amour à la haine, tient évidemment trop la place de l’étude attentive d’une conscience sévère, et Babou en a donné une preuve particulièrement malheureuse, et que je me permettrai de citer, parce que je le dois. Dans la farandole bariolée de ces Lettres, qui passent sous nos yeux lestes, pimpantes et rapides, et que l’auteur des Amitiés littéraires a mises chacune à l’adresse d’un de ses amis, il en est une adressée à
Montégut (de la Revue des Deux-Mondes), et le sujet de cette lettre est Nicolardot et son livre : Ménage et finances de Voltaire. Je n’ai pas à défendre ce livre, sur lequel j’ai appelé le premier le bruit et la lumière, pas plus qu’à m’étonner de ce que les hommes qui invoquent le plus l’autorité de Burckhard contre Alexandre VI, et trouvent très bonne l’histoire des vices de ce Pape, trouvent mauvaise l’histoire des vices de Voltaire et abominent Nicolardot pour l’avoir écrite, en les flétrissant.
Je ne m’occupe pas de ces inconséquentes et risibles pusillanimités d’âmes éprises. Mais ce que j’ose reprocher nettement à Hippolyte Babou, c’est de n’avoir pas, avec deux ou trois phrases négatives, nettement mis à terre le faisceau de faits que Nicolardot a cités. Ici, la Moquerie, si jolie qu’elle fût, n’avait le droit de siffler qu’après une preuve faite contre des preuves faites ; mais elle n’était plus la Moquerie, elle était devenue l’Injure. Triste métamorphose ! Pour la première fois, dans le livre de Babou, elle n’était pas spirituelle, et elle l’avait bien mérité !
IX
Et de tous les reproches que j’ai faits à Babou, c’est là le plus grave ; car je ne le fais pas seulement au point de vue de la moralité littéraire. Je le lui fais au nom de son talent, qu’il a cessé d’avoir dans cette lettre, de son esprit, toujours si fidèle, qu’il a appelé et qui n’est pas venu ! Babou, nous l’avons assez dit, en a du plus fin, du plus gai, du meilleur en tout. Quand il ne se donnera point pour ce qu’il n’est pas, on sera toujours heureux de le prendre pour ce qu’il est. C’est un écrivain d’imagination pénétrante et inventive qui vient d’écrire ces Lettres, satiriques parce qu’il y a plus, dans la satire, du genre d’imagination qui invente que de celui qui simplement réverbère. C’est donc un satirique, mais bien plus charmant qu’effrayant, — excepté pour les sots ! si les sots n’étaient des intrépides, les héros mêmes de leur sottise ! C’est un satirique, mais très peu tigre, et souvent adorablement chat.
Eh bien, dans cette malencontreuse lettre à Mon-tégut, et qu’il faut déchirer de ce recueil, ce n’est pas au critique… absent, mais au satirique… présent, que Babou a fait tort ! Il ne s’est pas donné à lui-même de la griffe sur la patte, ce qui serait normal. Non ! pas même cela. Mais il s’est maladroitement marché d’une lourde patte sur cette griffe, qui ne le souffrirait pas si cette insolence-là venait d’une autre patte que de la sienne. Moi qui aime la satire, et encore plus le satirique, je suis fâché de cela pour tous les deux ! Mais, pour l’oublier, je me réfugie à l’ombre du vrai chef-d’œuvre de ces Lettres, — dans cette Notre-Dame (précisément) du Refuge, dans laquelle il a renfermé si gentiment M. de Sacy.