(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Madame de La Fayette ; Frédéric Soulié »
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(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Madame de La Fayette ; Frédéric Soulié »

Madame de La Fayette ; Frédéric Soulié23

I

Voici un roman attribué à madame de la Fayette. Techener l’accompagne, il est vrai, d’un petit volume à part, renfermant une protestation écrite par A.-P. Briquet, l’un des rédacteurs du Bulletin du Bibliophile, contre le titre, l’introduction, les appendices de Barbier, l’éditeur du roman en question. Mais, quoique cette protestation soit spirituelle et fondée, quoiqu’elle réduise assez plaisamment à néant les prétentions et les interprétations de Barbier, qui nous fait l’effet d’un érudit… à côté ; quoique, enfin, Techener s’associe au travail de Briquet, cependant il ne résulte pas pour nous de ce travail que madame de la Fayette soit étrangère, dans l’opinion de Techener, au livre qu’il publie. Qu’importe ! du reste. Le livre est-il, quel qu’en soit l’auteur, un de ces diamants qu’il fallût s’empresser d’enchâsser et de mettre en lumière ? Franchement, nous ne le pensons pas. En soi, c’est un livre médiocre. Impossible, selon nous, d’y reconnaître cette plume qui n’a servi qu’une fois et qui nous écrivit ce suave roman, dont le sens se perd tous les jours un peu plus : la Princesse de Clèves. Ce qui fait l’étonnant mérite de la Princesse de Clèves et de Madame de La Fayette, ce sont les nuances les plus tendres et les plus choisies qu’on ait jamais vues fleurir, un matin, dans la délicatesse humaine, et que madame de la Fayette nous a offertes avec l’adorable simplicité qui prend de l’eau de source dans ses belles mains pour nous montrer combien elle est pure. Le roman actuel, si mal nommé Mémoires de Hollande 24, parce que l’action s’y passe en 1630, n’a rien de cette fleur d’âme qui est tout madame de la Fayette. C’est une œuvre froide, quoique bizarre, mais bien moins romanesque dans les sentiments que dans les faits. Le sujet du livre est la conversion d’une belle juive qui devient chrétienne pour épouser un seigneur français, ou qui épouse un seigneur français pour devenir chrétienne. On ne sait trop lequel des deux. Quelques détails de toilette assez gracieux et vivement rendus, et qui révèlent une main de femme dans un temps où l’on ne décrivait pas, ne sont point assez pour qu’on nomme hardiment madame de la Fayette, cette platonicienne sans le savoir, qui ne voit absolument rien dans le monde que l’expression chaste des sentiments. La gravité dans l’enjouement qu’on remarque en plusieurs endroits, qui veulent être plaisants, de cette composition, la phrase longue, négligée, monotone, mais noble, cette phrase qui a le pas du menuet et qui est commune à tout le xviie  siècle, ne sont pas des raisons non plus. Le xviie  siècle, qui était un siècle beaucoup plus social qu’individuel, avait un style, comme une politesse et une étiquette. Il inclinait peu à l’originalité. Il aurait éteint sous sa convenance jusqu’au génie de Bossuet lui-même, si ce génie n’eût pas eu pour se rallumer la flamme divine des Écritures. Excepté quatre écrivains tout au plus : La Fontaine, La Bruyère, madame de Sévigné et Saint-Simon, tout le monde écrit à peu près du même style au xviie  siècle, et encore madame de Sévigné n’écrit si bien que parce qu’elle oublie d’écrire, et Saint-Simon n’a sa verve du diable que parce qu’il ferme les deux battants de son cabinet à son siècle et s’enferme tête à tête avec la postérité ! D’un autre côté, que madame de la Fayette fût de l’hôtel de Rambouillet et portât des jupons musqués de peau d’Espagne, la quintessence du goût dans une si délicate créature ne pouvait aller jusqu’au faux et au violent, et l’aurait, à ce qu’il nous semble, empêchée d’écrire l’épisode de la chemise, au madrigal sanglant, qui touche à l’impudeur, et qui est bien plus une idée du temps d’Henri IV qu’une idée du temps de Louis XIV. À ne juger donc que littérairement un ouvrage dont historiquement Barbier a très peu prouvé l’origine, nous n’acceptons pas, par respect pour la mémoire de madame de la Fayette, le cadeau qu’on veut faire aujourd’hui à une femme qui a trouvé dans un petit coin de son cœur un filon de génie, et qui peut se passer de tous les cadeaux avec la seule perle qu’elle porte à son front. Faibles de donnée et d’exécution, entre Scarron et mademoiselle de Scudéry, sans les qualités et le relief de l’un et de l’autre, les Mémoires de Hollande pouvaient rester dans l’ombre où le Temps, juste, cette fois, les avait mis. Sans ce nom d’une femme qui est le plus charmant souvenir de nos esprits et dont on les couronne, ils ne soulèveraient pas, même l’espace d’un jour, le poids de leur obscurité.

II

Les Œuvres complètes 25 de Frédéric Soulié sont aussi une réimpression. Mais est-elle littéraire ?… La littérature implique le style et la langue. Est-ce donc de la littérature que ces Mémoires du Diable, qui prouvent avec éclat qu’on peut avoir beaucoup de talent sans savoir écrire ? Frédéric Soulié fut un inventeur. Il ne fut pas un écrivain. Ce fut un des tempéraments les plus vaillants qui aient surgi dans la jeunesse de 1830. Les Mémoires en question, les autres romans de l’auteur, ces drames de toute forme, très intrigués et dans lesquels les événements semblent des nœuds gordiens impliqués les uns dans les autres, frappèrent à poing fermé sur l’imagination d’une époque qui avait ressenti les étincelantes secousses du Romantisme. Nul plus que Soulié ne montra ce qu’on dépense de force pour combiner des événements et des caractères. Ce fut un dompteur de difficultés ; seulement il ne prit pas dans ses fortes mains, qui auraient pu fermer la gueule des lions, cette petite chose ailée qu’on appelle le style, et, parce qu’il ne l’avait pas, il restera, malgré sa verve d’invention, un grand dramaturge inférieur, quelque chose comme le Shakespeare des portières. Mais c’est encore beau d’être cela !

Du reste, le plus étonnant, dans les Mémoires du Diable, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, le souffle vraiment diabolique qui met en danse les faits, les personnages, les épisodes, les histoires ; mais c’est surtout l’immense psychologie qui circule à travers ces fantastiques créations. Frédéric Soulié ne fait pas seulement remuer l’homme : il le pénètre et le fouille dans les dernières fibres de son cœur. Si, comme nous le croyons, c’est un bon bâton de longueur pour mesurer la grandeur de l’homme que son aptitude à la métaphysique, Soulié, qui était investi de dons d’organisation formidables, aurait pu, en s’y appliquant, traiter les idées comme il traita les passions et les caractères. Il aurait scié ce chêne en maître. Ignorant, mal élevé, sans méthode, attelé avec l’ardeur d’un étalon à une production forcenée, d’une passion qui s’étendait à tout et qui le tua d’un anévrisme (car ce cœur qui battait trop fort fut le marteau qui brisa sa vie !), Soulié révéla bien à son lit de mort, où il entra dans la métaphysique par le catéchisme, ce que, dans d’autres circonstances, un tel esprit aurait pu devenir. L’invincible droiture qui était en lui, et qui l’avait empêché d’être gauchi par l’action funeste de son temps, le fit mourir chrétiennement, posant à un de ses amis nouvellement converti toutes les questions du catéchisme, écoutant les réponses, et, foudroyé d’évidence, ne faisant pas une objection. Il avait jusque dans le plus mauvais de son talent, laborieux et déréglé, comme dans son caractère, quelque chose de magnanime, et pourtant il ne sera point compté parmi les grands artistes ; car qui n’a pas de style doit périr. Mais les grands artistes ne l’oublieront pas, et c’est pour eux encore plus que pour la foule qui le lit qu’une réimpression de ses œuvres était nécessaire. Les grands artistes étudieront Soulié comme on étudie certains torses, certains raccourcis, certains écorchés, toutes ces choses qui ne sont en elles-mêmes que des fragments tourmentés de la vie et de la nature, mais qui servent à les exprimer !