(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « J.-J. Ampère ; A. Regnault ; Édouard Salvador »
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(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « J.-J. Ampère ; A. Regnault ; Édouard Salvador »

J.-J. Ampère ; A. Regnault ; Édouard Salvador18

I

Depuis que cela est devenu si facile, rien de plus difficile que de voyager ! Autrefois, il suffisait de se déplacer pour avoir un avantage très net sur son voisin qui ne bougeait pas ; mais aujourd’hui les déplacements étant devenus fort aisés pour tout le monde (preuve de grande civilisation, comme l’on sait), les descriptions et les faits nouveaux, qu’allaient chercher au loin des voyageurs incapables de penser et d’inventer au coin de leur feu et les portes fermées, deviennent, par la facilité avec laquelle on se les procure, du domaine commun, tout autant que si ce domaine était immobile. Le moindre livre de voyage écrit… même par un grimaud, peut être instructif et piquant pour les sociétés sédentaires ; mais pour celles qui passent leur vie à se déverser les unes dans les autres, il faut, sous peine de ne rien apprendre et de ne pas intéresser, que les livres de voyage soient écrits par des esprits d’un ordre élevé et d’une vue perçante, qui voient ce qu’il est difficile de voir en tout état de cause, soit qu’on reste au logis, soit qu’on s’en aille au bout du monde, — je veux dire : l’âme et l’esprit des choses. Malgré les progrès de chaque jour, la vie actuelle n’a donc pas, en ce point, beaucoup favorisé le grand nombre. Certainement nous faisons ce que nous pouvons pour orner de mille charmes la médiocrité qui nous est si chère ; mais il se trouve que pour écrire, même une promenade, la nécessité d’être supérieur revient encore et ne peut être esquivée… Cela est bien cruel !

L’auteur de celle-ci, J.-J. Ampère, est un écrivain qui n’avait pas besoin, du reste, de s’en aller en Amérique pour en revenir avec un livre et se faire lire du public français. Il était lu sans cela. Il était depuis longtemps connu par des écrits d’un talent tempéré, mêlé dans un dosage savoureux d’imagination et de science. Les savants le trouvaient un poète, les poètes en faisaient un savant, et le public, qui n’est ni savant ni poète, était de l’avis des uns et des autres. Mais, professeur, académicien et fils d’un homme de génie : trois bénéfices et presque trois canonicats ! J.-J. Ampère était-il encore, par-dessus le marché, un de ces voyageurs au niveau, par l’observation et par l’intelligence, de la difficulté nouvelle que l’on trouve maintenant à faire un livre de voyage ? Le sien, qu’il appelle une promenade, avec une modestie bien légère, — car une promenade de deux volumes in-8°, de quatre cents pages19, fait l’effet d’une assez longue route, — le sien nous apprend-il sur l’Amérique des choses intimes et profondes jusque-là inaperçues ou mal observées ? Nous apprend-il enfin ce que nous ne savions pas, à nous autres qui restons chez nous ?… C’est là, en effet, ce que nous sommes en droit d’attendre de tout livre de voyage, s’il ne se réduit pas à n’être que de la pituite de voyageur. Après avoir lu J.-J. Ampère, l’Amérique que nous connaissons, l’Amérique, qui est partout daguerréotypée par tant de mains et tant de livres, éternellement prise par le même côté et dans la même attitude, se précise-t-elle ou change-t-elle d’aspect sous notre regard ? Et si c’est toujours la même chose, si rien, dans cette promenade qu’on nous raconte, ne modifie en quoi que ce puisse être l’état des connaissances générales et des aperçus sur l’Amérique, le grand pays en question, dont la solution déconcertera peut-être bien des prophéties et des calculs, il ne reste plus au voyageur pour tout mérite que d’avoir montré les grâces de son esprit en prenant l’air.

Car J.-J. Ampère n’a pris que l’air dans sa promenade, mais il l’a bien pris, — comme on le prend sur une surface de trois mille lieues ; — seulement il n’a pris que cela, et, soyons juste ! il ne pouvait pas prendre autre chose. La faute n’en est pas à l’esprit du voyageur, qui ne manque ni de regard ni de lorgnette ; mais à sa manière de voyager et de regarder. Il y a deux grandes classes de voyageurs en ce monde, et qui dominent, en les séparant, tous les genres et sous-genres, que Sterne, avec le génie des nuances humaines qui était le sien, a énumérées dans sa charmante et célèbre préface. Il y a les vérificateurs de bâtiment, qui logent à l’auberge, et les moralistes, qui logent dans les familles, au cœur même du foyer domestique et des institutions. Rien de plus distinct que ces deux classes de voyageurs. Ampère est dans la première : c’est un vérificateur de bâtiment. J’ai dit qu’il prend l’air, mais c’est l’air plein qu’il faut entendre ; car les choses qui sont dans l’air, les choses matérielles, extérieures, sont les seules qui le préoccupent. Il voit l’Amérique du dehors et par dehors, mais il n’a ni le temps ni la volonté de la pénétrer : « Les prodiges de l’industrie humaine, voilà le spectacle — nous dit-il — que j’ai voulu me donner, après les chefs-d’œuvre de Phidias et les vers d’Homère, sur ce continent américain. À travers la fumée des usines et des locomotives, j’ai entrevu, pour les curiosités du savoir, quelques antiquités sur les bords de l’Ohio et sur le plateau mexicain ; pour les plaisirs de l’imagination, une poétique nature, la chute du Niagara, les palmiers des Tropiques. » Chateaubriand nous en avait donné quelque idée… N’importe ! on nous traite en canaille romaine, et on recommence le spectacle. On recommence de nous montrer cette éternelle lanterne magique, dont nous connaissons tous les verres plus ou moins coloriés. Des effets partout, nulle part les causes. Après l’ordre matériel des apparences, rien de l’ordre moral des réalités !

Tel est le reproche que nous faisons à J.-J. Ampère sur le fond même de son livre. Il montre l’Amérique ; il ne nous l’apprend pas. Il exhibe les curiosités de ce pays, et, quand il n’en a plus à exhiber, il n’en invente point. C’est un Barnum honnête… Il se contente alors d’inventorier les choses connues sur les Mormons, les sucreries, les Quakers, l’esclavage, le caractère flibustier des américains. Cette balle de marchandises a été ouverte et pillée tant de fois ! Tocqueville est sa muse. Il s’en inspire, il l’imite, il lui rend sa pensée. Elle vous appartient, lui dit-il, — et il lui dédie son ouvrage.

C’est l’Anténor glacé d’un froid Anacharsis,

mais reconnaissant ! Pas plus que son bienfaiteur et son maître il ne sait conclure résolument et profondément sur ces États-Unis, qui ne sont pas unis, sur ces blocs de granit qui ne valent pas plus que des grains de sable si le ciment que rêvait pour nous l’empereur Napoléon ne les retient pas adhérents, sur ce pays, enfin, sans analogue dans l’histoire, et qui est comme la frontière neutre de toutes les nations. Le style des descriptions d’Ampère n’a pas l’impétuosité éclatante de ces machines Crampton qui ont emporté le voyageur. C’est un style de petite vitesse ; mais, tel qu’il est, il est suffisant pour ce qu’il va chercher et rapporter. La forme du livre est facile, et elle serait agréable si l’auteur, qui sait sourire, se permettait de sourire, et n’empalait pas son esprit sur le piquet du sérieux. La gravité de l’utilitaire nuit à ses succès. Il blâme mistress Trollope parce qu’elle est gaie. Il trouve choquantes les plaisanteries que cette Jane Bull, avec son gros rire saxon, ose se permettre sur les porcs dont les américains font un si énorme commerce. « Oui, — dit-il en régentant le Bas-bleu voyageur et irrespectueux, — on tue et on sale beaucoup de porcs à Cincinnati, et c’est pour cela qu’au bout d’un demi-siècle il y a au bord de l’Ohio, au lieu de sauvages qui scalpaient les navigateurs, une ville de cent mille âmes, des églises, des écoles, des théâtres, et même un observatoire ! » Et il ajoute, une page plus loin, avec une sérénité compatissante : « Les grands nombres étonnent toujours l’imagination, quels que soient les individus qui les composent, quand même ces individus sont des cochons. » Il n’y a que le nombre des sots qui n’étonne jamais… À cette exception près, Ampère, qui est certainement un homme d’esprit, a complètement et peut-être ici trop raison. De telles leçons nous font rentrer trop vite en classe, dans ce livre de vacances où çà et là le bonnet du professeur, qu’on allait oublier, pourrait jeter moins de profil !

II

Le Voyage en Orient 20, que nous avons placé à dessein, dans cet examen forcément rapide, en regard de la Promenade en Amérique, est un livre beaucoup moins cavalier de ton, beaucoup moins beau touriste, mais, par le sujet et par la manière simple dont il est traité, nous croyons qu’il intéressera davantage.

Le dernier rayon crépusculaire de l’Orient est plus puissant sur tout ce qui pense que les aurores américaines, si pleines de jour et d’espérance qu’elles puissent être pour les dénicheurs d’idées ou de perroquets. D’un autre côté, les événements qui font en ce moment fermenter cette vieille terre, qu’on croyait épuisée, et qui se remue comme si elle était immortelle, donnent à un livre de voyage en ce pays un intérêt de hauteur d’histoire. A. Regnault l’a compris. Son volume n’est pas une promenade, le lorgnon dans l’œil, et avec le caban de Chateaubriand sur de la poésie rhumatismale ; ce sont les tablettes animées et fidèles d’un antiquaire et d’un lettré qui ne se concentre pas dans les lettres, mais qui voit (pourquoi est-ce de si loin ?) la politique, l’administration et les hommes. Le mérite et la distinction de l’auteur, c’est de s’oublier au profit de l’observation et des faits. Si malheureusement il a le grand défaut moderne, le défaut de presque tous les voyageurs actuels (j’en excepte Stendhal et Custine), de n’être pas aussi moraliste qu’il est spectateur, au moins sa personnalité n’ajoute pas sa superficie aux autres superficies qu’il regarde. De l’Orient, qu’il aurait été digne d’étudier tout entier, Regnault nous détache la Turquie, l’Égypte et la Grèce. Il les juge un peu à la vapeur, mais aussi bien qu’un esprit attentif puisse faire dans ce lancé de locomotive ou de steamer que l’on appelle maintenant voyager, et en attendant la découverte d’un moyen d’observation supérieure en rapport avec la rapidité des voyages ; car la vapeur, qui nous donne la vitesse des aigles, ne nous en donne pas le regard… Quoi qu’il en soit, des notions exactes en bien des choses, mêlées à des souvenirs classiques dont nous aimerons toujours l’écho, un style animé, qui a quelquefois, il est vrai, comme une éruption d’épithètes, — mais certaines marques ne nuisent pas à certains visages expressifs, — telles sont tes qualités d’un livre sans prétentions et dont l’auteur, d’un goût parfait, ne s’exagère pas d’ailleurs la portée : « J’ai vu — dit-il — Athènes avec bonheur, Constantinople avec étonnement, le Caire avec une vive curiosité. En cela rien d’extraordinaire et que les autres n’aient éprouvé avant moi ; mais, comme ma course se croisait avec tout ce qui se passait alors, avec les flottes alliées en station à Bérika et à Ténédos, avec l’armée ottomane qui demandait la guerre, avec les troupes égyptiennes qui s’exerçaient au combat avant de s’embarquer sur la mer Noire, j’ai dû associer presque involontairement mes sensations personnelles à celles des populations que je visitais… » Certes ! il est impossible de moins se surfaire et de mieux apprécier son livre tout en l’expliquant… Seulement, la Critique littéraire, qui voit les facultés où elles sont et qui lit les feuillets des livres qui n’ont jamais été écrits, regrette que des intelligences faites pour mieux se contentent de brûler le pavé et ne rapportent au logis, sur des peuples qu’on a regardés du dehors au dedans, au lieu de les regarder du dedans au dehors, rien de plus que des impressions personnelles, fussent-elles aussi vivantes que peuvent l’être ces impressions !

III

Ce Voyage en Orient nous conduit naturellement au livre d’Édouard Salvador, qui porte aussi ce grand nom d’Orient dans la première ligne de son titre21. À la rigueur, il ne devrait venir qu’à la seconde ; car c’est Marseille et non pas l’Orient qui est la pensée première et centrale de ce livre ; c’est Marseille, la clef du monde dans le présent, dans le passé et dans l’avenir. Quoique Salvador ne soit pas strictement parlant un voyageur dans son ouvrage, il est facile de voir que son intelligence a les instincts, le mouvement, l’horizon, l’expansibilité des hommes de race voyageuse. Son livre l’atteste par ses qualités et par ses défauts.

Ces qualités sont presque brillantes. Elles appartiennent à l’esprit de l’auteur, comme ses défauts à ses idées. Salvador, que nous ne connaissons pas et que nous croyons un jeune homme, n’est pas un écrivain de métier, comme il y en a tant, qui badigeonne plus ou moins proprement sa pensée. C’est un écrivain véritable, qui a le don de la goutte de lumière tombant de la plume, et chez qui l’on peut constater deux qualités qui semblent s’exclure et qui peuvent faire un jour d’un homme un des maîtres de l’expression : la concentration et la transparence. Son histoire de Marseille, qui comprend tant de faits et à laquelle il sait rattacher tant de choses, est écrite avec une rapidité pleine d’éclairs. Évidemment, l’esprit qui se joue avec cette aisance dans les difficultés d’un résumé où les événements et les hommes s’entassent, ne manque ni de force ni de souplesse. Malheureusement, s’il est toujours écrivain et peintre, Édouard Salvador est aussi presque toujours un penseur plus ingénieux que solide, qui touche de l’Histoire en artiste, au profit d’intérêts et d’idées que nous ne pouvons accepter dans l’éclat de leur prétention. Sans doute Marseillais de naissance, Salvador, ainsi que nous l’avons déjà dit, considère un peu trop le monde à travers Marseille. À ses yeux, c’est un de ces points où toute la vie d’une nation reflue, quand l’activité nationale, fatiguée de chercher en vain la sève qui lui manque, s’efforce de se répandre au dehors et d’atteindre des puissances nouvelles. En vérité, ceci est bien gros. Pour notre compte, nous ne savions pas que la France eût besoin de chercher, en ce moment, une sève qui lui manque, et que toute notre vie d’État dût refluer dans le port de Marseille, parce qu’il est un des plus brillants entrepôts de commerce que nous ayons sur la Méditerranée. Et s’il n’y avait dans cette idée que l’influence d’un patriotisme exalté, nous ne relèverions pas une telle illusion ; nous la laisserions tomber d’elle-même… Mais le livre n’est, au fond, que l’expression éloquente, et par conséquent dangereuse, de cette forte tendance que Bonald, avec son génie positif, condamnait déjà il y a une trentaine d’années22, et qui consiste à sacrifier la France interne et agricole à la France externe et commerçante. À travers l’histoire, très variée et très piquante, de Marseille et des Échelles du Levant comme l’a écrite Édouard Salvador, on reconnaît cette préoccupation de notre âge qui prend, selon nous, notre pays à rebours de son instinct et de son génie. La France est, avant tout, agricole, militaire et artiste. C’est un champ, un camp et un musée. Quand on voudra en faire une boutique, fût-ce la boutique du monde, la Providence, qui est bien aussi spirituelle que nous dans les leçons qu’elle nous donne, lui enverra la nécessité d’une guerre ou la menace d’une famine, et on sera averti.