Dübner
On lit dans le Moniteur du 15 octobre 1868 :
« Dans la matinée du 13 octobre, une cérémonie touchante réunissait dans le cimetière de Montreuil-sous-Bois les amis du philologue si distingué, M. Dübner, mort l’année dernière à pareil jour. Au sortir de la messe du bout de l’an, on est allé inaugurer le monument érigé à sa mémoire : l’initiative en est due à M. Émile Gaume ; l’exécution en avait été confiée à l’habile ciseau de M. Mathieu Meusnier. Ce monument élégant et simple consiste en une fable de marbre verticale, d’un style grec, portant au fronton des tablettes entrelacées dans une couronne, la plume du correcteur et de l’écrivain, les emblèmes philologiques ; au milieu, le médaillon de Dübner, que couronnent deux figures allégoriques : une Minerve représentant l’Iliade, un Ulysse représentant l’Odyssée. Au-dessus, entre le fronton et le médaillon, une inscription latine, duc à M. Léon Renier, indique le plus en vue et le plus récent des travaux de Dübner. En voici les termes, sauf la forme épigraphique des lettres : C. Julii Cæsaris Commenlarios, Napoleone III jubente et juvante, recensuit et emendavit Frid. Dübner. Au-dessous du médaillon, d’un côté, se lit un distique grec, de la composition de M. Chassang, maître de conférences à l’École normale ; de l’autre, un distique latin, envoyé de Gotha par un ami, un compatriote de M. Dübner. Au bas et au milieu, l’épitaphe est en français. L’effet est du meilleur goût, l’ensemble du travail fin, pur, et d’un classique approprié au sujet.
« M. Émile Gaume, en présence de la tombe, a prononcé un discours plein de convenance et d’affection, dans lequel il a rappelé la pensée et le but de cette réunion commémorative. Ensuite il a été lu, au nom de M. Sainte-Beuve, empêché par sa santé, la page suivante, qui est un hommage tout littéraire rendu au savant et à l’ami :
« Messieurs, ce ne serait point à moi de venir prononcer quelques paroles en l’honneur du savant homme dont le cher et respecté souvenir nous réunit dans cette commémoration funèbre : ce serait à quelqu’un de ses vrais collègues, de ses pairs (parcs), de ses vrais témoins et juges en matière d’érudition : mais ils sont rares, ils sont absents, dispersés en ce moment ; — mais quelques-uns de ces meilleurs juges de l’érudition de Dübner sont hors de France, à Leyde, à Genève, dans les Universités étrangères ; mais Dübner en France, aussi modeste qu’utile, aussi absorbé qu’infatigable dans ses travaux, n’appartenait à aucune académie, et tandis que son illustre compatriote et devancier parmi nous, M. Hase, mourait surchargé de titres, de places et d’honneurs bien mérités, Dubner, à l’âge de plus de soixante ans comme au premier jour, n’était rien qu’un travailleur isolé, tout entier voué à l’exécution des grandes entreprises philologiques qui roulaient sur lui, dont il était la cheville ouvrière et l’âme, se dérobant, ne s’affichant pas, étranger au monde, n’ayant au dehors que les relations strictement nécessaires, enseveli, comme il le disait, dans sa vie souterraine au fond de sa mine philologique, et tout semblable à l’un de ces mineurs du Erzgebirge auquel lui-même il se comparait ingénieusement.
« Oui, je le remarque avec peine, avec regret pour la France, l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres a laissé vivre et mourir, sans se l’associer, ce savant homme si essentiel, dont la perte est reconnue aujourd’hui, par tous ceux qui ont droit d’avoir un avis en ces matières, comme immense et presque irréparable.
« Que vous dirai-je de sa vie, messieurs ? Elle serait tout entière dans le catalogue des publications auxquelles il prit part durant plus de trente ans, et, comme l’écrit un des vrais et fins hellénistes consultés par moi, M. Adner, « si, de 1836 à 1866, il a été publié en France cent volumes de grec, on peut hardiment affirmer que Dübner, pour sa part, en a revu au moins quatre-vingt-dix. » — Né dans le duché de Saxe-Cobourg-Gotha, le 21 décembre 1802, sorti de l’Université de Gœttingue, élève et ami des Mitscherlich et des Jacobs, il fut appelé à Paris dès 1832, pour y travailler au Thesaurus entrepris par M. Didot. Jusque-là il avait été plus latiniste encore qu’helléniste ; mais, à ce nouveau travail et à tous ceux qu’il y joignit, il acquit bientôt une connaissance admirable de la langue grecque, non-seulement de son glossaire et de sa syntaxe, mais encore et surtout de son esprit. Sous ce rapport, au dire des plus compétents, Dübner était arrivé, vers la fin de sa vie, à une quasi-divination : c’était le résultat des immenses lectures auxquelles l’avaient forcé ses publications incessantes.
« Représentant de la philologie allemande en Franco, appliquant et développant les principes sur lesquels repose la critique des textes, son exemple eut certainement de l’action sur ses contemporains immédiats, et aussi sur les plus jeunes qui ont succédé : il ne m’appartient pas de citer les noms. Mais, s’il exerça une heureuse influence sur les individus distingués, il échoua dès qu’il voulut introduire une partie de ses idées de réforme dans l’enseignement public ; il ne put faire brèche ; l’Université en corps résista, elle tint bon pour sa grammaire traditionnelle, qui avait été un progrès, en son temps, mais qui était certainement dépassée ; on eut même, je le crois, quelque peine à pardonner à Dübner sa tentative d’amélioration et ses insistances ; car il revint plus d’une fois à la charge, la polémique fut longue, bien des considérations étaient en jeu… N’insistons pas nous-même : le souvenir de ces désaccords et de ces démêlés ne serait point à sa place ici, en présence d’une tombe.
« Repoussé ou peu agréé dans le principe du côté universitaire, Dübner trouva un empressé et généreux accueil parmi les membres de l’enseignement libre, qui surent apprécier aussitôt son utilité et les services qu’il pouvait rendre. Aussi, en dehors de sa grande collaboration à la Bibliothèque grecque de M. Didot. rencontre-t-on deux autres sortes de travaux auxquels il s’adonna : la série des classiques publiés par M. Lecoffre, et les éditions des Pères de l’Eglise par MM. Gaume. C’est à un jeune membre de cette honorable maison, lui-même élève de Dübner, et un élève de prédilection, qu’est due la pensée pieuse de ce monument et de cette inauguration funéraire : qu’il en soit remercié au nom de tous !
« Remercions aussi l’artiste distingué dont le ciseau a si bien servi cette pensée d’amitié et de justice, et a su figurer à nos yeux l’image et l’esprit de notre ami dans une composition heureuse.
« Les dernières années de Dübner semblaient devoir le tirer de l’ombre où il avait si longtemps et si volontiers vécu. Appelé à donner une édition des Commentaires de César à l’Imprimerie impériale, environné par la munificence de l’Empereur de tous les instruments nécessaires à ce grand travail de collation, il put établir un texte excellent. Il voulait l’accompagner d’un commentaire critique pour expliquer et justifier ses leçons et corrections. Quoiqu’il ait rencontré là aussi des difficultés et peut-être des luttes sourdes, il put mener à bonne fin, avant sa mort, le meilleur de sa tâche. La justice de l’Empereur se plut à reconnaître ses services en cette occasion, qui en résumait tant d’autres, et à l’en récompenser par des marques de bonté qui ont rejailli sur son excellente veuve.
« Aux savants seuls il appartient de fixer le rang qu’occupera Dübner dans l’histoire des progrès de la philologie et de la critique au xixe siècle : on devra toutefois considérer, en appréciant ses mérites, qu’il ne lui fut jamais donné de les développer en pleine liberté dans un travail tout à fait original et individuel ; il était toujours plus ou moins commandé par les conditions matérielles des publications auxquelles il s’employait. Il n’aurait pu manifester hautement, l’eût-il possédé, le sens littéraire délicat et hardi d’un Cobet. Mais le grand philologue de Leyde, qui était son véritable ami, qui entretenait avec lui un commerce de lettres, qui se plaisait à être son hôte dans ses voyages à Paris, saurait dire mieux que personne et dans leur juste mesure les qualités précises et multiples de celui qu’il distinguait et estimait entre tous.
« Sans prétendre y apporter une aussi exacte balance, tous les hommes instruits qui aborderont désormais les classiques grecs ou latins seront pénétrés de reconnaissance pour Dübner. Que ce soit Théocrite, ou Virgile, ou Horace, qu’ils étudient, ils trouveront sur leur chemin le guide excellent et sûr, l’annotateur qui ne dit que ce qu’il faut. Sur Horace et Virgile, non-seulement dans les éditions-bijou de M. Didot, mais encore dans de nombreuses lettres et des articles publiés dans les journaux ou revues de l’Instruction publique, Dübner a proposé des sens nouveaux, des corrections piquantes et autorisées. Il ne serait même pas impossible de faire un jour, de tous ces morceaux dispersés, un petit recueil d’aménités littéraires philologiques à l’usage des simples amateurs de l’Antiquité, des humanistes curieux et non asservis à la routine.
« Bon, droit, animé de la seule ardeur des Lettres, serviable à tous, d’une obligeance inépuisable pour quiconque s’adressait à lui et le consultait, Dübner choisissait ses amis de cœur ; il en comptait peu : mais il en avait plus encore qu’on n’en voit aujourd’hui réunis et venus pour le saluer et l’honorer sur ce tombeau.
« Mort il y a juste un an, le 13 octobre 1867, Dübner n’avait pas accompli sa soixante-cinquième année : à ne voir que sa vie saine et son apparence robuste, de longs jours lui semblaient encore promis. Heureux après tout, heureux homme, pourrions-nous dire, qui a consacré toute sa vie à d’innocents travaux, payés par de si intimes jouissances ; qui a approfondi ces belles choses que d’autres effleurent ; qui n’a pas été comme ceux (et j’en ai connu) qui se sentent privés et sevrés de ce qu’ils aiment et qu’ils admirent le plus : car, ainsi que la dit Pindare, « c’est la plus grande amertume à qui apprécie les belles choses d’avoir le pied dehors par nécessité. » Lui, l’heureux Dübner, il était dedans, il avait les deux pieds dans la double Antiquité ; il y habitait nuit et jour ; il savait le sens et la nuance et l’âge de chaque mot, l’histoire du goût lui-même ; il était comme le secrétaire des plus beaux génies, des plus purs écrivains ; il a comme assisté à la naissance, à l’expression de leurs pensées dans les plus belles des langues ; il a récrit sous leur dictée leurs plus parfaits ouvrages ; il avait la douce et secrète satisfaction de sentir qu’il leur rendait à tout instant, par sa fidélité et sa sagacité à les comprendre, d’humbles et obscurs services, bien essentiels pourtant ; qu’il les engageait sans bruit de bien des injures ; qu’il réparait à leur égard de longs affronts. Placé entre deux grandes nations rivales qu’il eût voulu concilier dans les choses de l’intelligence, il a échappé à nos disputes du jour, à nos conflits, a nos misères ; il a eu les plus illustres et les plus charmants des morts pour contemporains et pour hôtes assidus ; heureux homme, dans ses dernières années du moins, à la fois rustique et attique, il jouissait de son jardin, envoyait à ses amis en présent des fruits à faire envie à Alcinoüs, et il possédait son Homère comme Aristarque. Qu’il repose en paix dans la sépulture du lieu riant où il est mort sans vieillir, où il a vécu ! »
[Note de fin]
Ce discours, bien simple et où je n’ai rien avancé que d’incontestable. m’a cependant attiré, je dois le dire, des observations et des réclamations de trois côtés à la fois : de l’Académie des Inscriptions, de l’Université et de l’Imprimerie impériale.
Le jour même et en présence de la tombe, M. Quicherat, de l’Académie des Inscriptions, dans quelques paroles qu’il a prononcées après moi, a essayé d’infirmer le reproche que j’avais articulé, et il est allé jusqu’il dire que Dübner devait être bientôt nommé par l’Académie, s’il eût vécu. Ce sont de ces prédictions qui ne courent pas risque d’être démenties. Je me demanderais pas mieux que d’y croire, mais j’avoue qu’à part M. Quicherat, je n’ai pas remarqué trop de regret ni de remords à ce sujet chez aucun des membres de la docte Académie. Il y a peu d’années, un jour que M. Charles Giraud, de l’Institut, parlait de Dübner à M. Victor Le Clerc et précisément comme d’un candidat possible pour l’Académie des Inscriptions, le savant et pédant doyen lui répondit de sa voix la plus aigre : « Nous avons résolu à l’Académie de ne nommer personne pour de simples recensions de textes. » M. Le Clerc en parlant ainsi oubliait que pendant longtemps son principal titre, à lui-même, était d’avoir donné un texte, une édition de Cicéron. Mais, au fond, il avait sur le cœur certain article sévère que Dübner avait publié à l’occasion de son livre des Journaux chez les Romains 136.
L’Université aussi s’est émue des quelques mots très-adoucis dans lesquels j’avais fait allusion aux luttes acharnées soutenues par Dübner sur le terrain et dans le champ clos de la grammaire. M. Pierron et M. Delzons m’ont écrit et se sont présentés comme témoins à la décharge de l’Université. Selon l’un de ces savants et spirituels universitaires, Dübner aurait été injuste envers M. Burnouf, comme il l’avait été auparavant envers M. Le Clerc, et il aurait par là indisposé l’Université, comme il s’était déjà aliéné l’Académie. Lui étranger, il aurait manqué en cela du plus simple esprit de conduite. Ah ! que le circonspectissime et révérencieux M. Hase s’y prenait différemment ! — Je n’ai garde, on le pense bien, de venir rouvrir des débats que la mort a fermé. Ce sont là d’ingrates querelles. Que d’ailleurs la grammaire grecque de Dübner soit plus ou moins applicable à nos classes, qu’elle remplisse ou non les conditions qu’exigent l’esprit et le cerveau français, que l’auteur ait rencontré ou non dans ses exposés l’expression juste, précise et claire, c’est-à-dire française, ou qu’il ait trop retenu du jargon scolastique, je n’ai qualité, ni compétence, ni goût, pour traiter de pareilles questions. Un des hommes qui l’appréciaient le mieux, mais sans complaisance, M. Delzons, m’écrivait à propos de ces démêlés où Dïibner, selon lui, s’était beaucoup trop complu : « On peut lui appliquer le mot de Tite-Live sur Caton : Simultates nimio plures exercucrunt eum, et ipse exercuit eas. » Il aimait la guerre, il la faisait et on le lui rendait. — Si par là l’on entend diviser le procès, mettre les parties dos à dos et partager jusqu’à un certain point les torts, je ne demande pas mieux et je n’ai rien à opposer.
Enfin, le conseiller d’État, directeur de l’Imprimerie impériale, M. Anselme Petetin, a cru devoir m’écrire au sujet de ce discours :
« Je suis bien persuadé que M. Sainte-Beuve ne m’imputerait en aucun cas des manœuvres sourdes… Mais ce serait pour moi une blessure vive que la supposition que j’ai pu laisser, même innocemment, même sans les apercevoir, se pratiquer autour de moi de telles manœuvres contre l’excellent M. Dübner. »
L’honorable directeur ne m’a pas bien lu. Je n’ai jamais parlé de manœuvres sourdes qu’on aurait pratiquées contre Dübner à l’Imprimerie impériale. Je n’ai parlé que de luttes sourdes, c’est-à-dire qui n’ont pas éclaté. Je crois que le fait est incontestable. Tous ceux qui ont causé avec Dübner dans les derniers temps de sa vie savent, par exemple, qu’il s’en est fallu de peu que le titre de l’édition de Cesar ne portât point son nom, mais seulement le nom du directeur de l’Imprimerie impériale. Il fut averti à temps de cette prétention inimaginable : il résista avec énergie. On dut en référer au Cabinet même de l’Empereur, où fut tranché le conflit en faveur de Dübner et de la simple équité. Mais, encore une fois, je n’avais point l’intention d’insister sur ces secrètes amertumes ; je ne voulais qu’indiquer légèrement la vérité.
Un de nos hellénistes les plus distingués, et à la fois homme de beaucoup d’esprit, M. Miller, de l’Académie des Inscriptions, dans la préface de ses Mélanges de Littérature grecque publiés en 1868, a rendu un juste hommage à Dübner, et en des termes ingénieux qui méritent d’être rapportés :
« Feu Dübner, dont la science philologique déplore la perte encore récente, était, depuis un grand nombre d’années, le confident et le conseiller de mes travaux. D’un dévouement et d’une complaisance à toute épreuve, il mettait sans cesse à ma disposition le secours de sa saine critique et de sa profonde érudition. Je m’empresse de reconnaître que j’en ai très-souvent profité, et plût au Ciel que je pusse en profiter encore ! Il poussait jusqu’à l’extrême le culte du beau dans la littérature ancienne, qui était comme son domaine particulier, et il croyait avoir des droits sur la moindre découverte qui y était faite. Dès lors l’initiative de son dévouement prenait un caractère fébrile et dégénérait presque en persécution. Il voulait être un des premiers à jouir de cette découverte ; il tenait à la faire valoir, à la rendre viable, offrait et, au besoin, imposait son concours, et cela sans arrière-pensée, avec une modestie admirable, cherchant ensuite à s’effacer, et uniquement par amour de la science. Il prodiguait généreusement les trésors de sa judicieuse et saine critique, et il fallait lutter avec lui pour obtenir la permission de le citer. C’est là un hommage mérité que je me plais à rendre à la mémoire de Dübner, bien persuadé que je ne serai pas démenti par tous ceux qui l’ont pratiqué un peu intimement. Connaissant la nature des richesses littéraires que j’avais rapportées de mes différents voyages, il attachait la plus grande importance à leur prompte publication. Lorsqu’il apprit que mes Mélanges de Littérature grecque allaient être imprimés, il me pria de lui permettre de revoir les épreuves avec moi et d’en extraire au fur et à mesure, pour son usage particulier, tous les fragments nouveaux de poètes. Profondément versé dans la métrique des anciens, il comptait, sous forme de dissertation, faire un travail spécial sur ces mêmes fragments. Mon ouvrage n’ayant qu’à gagner à une pareille révision, j’y consentis bien volontiers, et je lui communiquai toutes mes épreuves, qu’il revit, suivant son habitude, avec le plus grand soin… »
Dans une lettre de Dübner, qui se lit dans la même préface, on voit qu’en proclamant M. Miller « le dignissime disciple de Hase », il disait de lui-même par opposition : « Je ne suis qu’un χυτιδιδαχτοϛ ; qui a fait ses premières armes dans le manuscrit de Tzetzès en 1833 ». Laissant à d’autres l’honneur d’une culture méthodique et raisonnée, il ne se donnait que comme un ouvrier helléniste qui s’ôtait formé à force de pratique et d’usage.
Et, pour finir, je demande à citer sans plus de façon la réponse même que je fis aux objections de M. Delzons, ce modèle des humanistes et ce professeur accompli. Après l’avoir remercié de sa communication et de ses remarques à la fois si parfaitement exprimées et si bienveillantes :
« Laissez-moi vous répondre, lui disais-je, quoique moins compétent que vous, — infiniment moins compétent, — mais en généralisant un peu le débat.
« Je vous avouerai que les choses dites par moi à l’occasion de la Grammaire étaient plus vives dans ce qui a été lu sur la tombe : je les ai atténuées déjà dans le Moniteur. Je m’étais donné à moi-même quelques-unes des raisons que vous m’opposez, et, en écrivant hier à M. Adert, je lui marquais que cette Grammaire de Dübner ne me paraissait en rien présentée de la façon qui la pouvait faire agréer du public français.
« Mais, après cela, je maintiens que notre Université (que je suis honoré et fier d’avoir un moment traversée, et dont je respecte et j’aime en particulier tant de membres), est infiniment trop contente d’elle-même. Elle se loue et se célèbre à l’infini ; elle méprise l’Allemagne (témoin notre excellent ami Lenient et ce qu’il a écrit tout récemment en réponse à M. Goumy)137. Dübner avait de près ses travers et ses défauts que vous me faites observer mais ce qui demeure, ce sont les services effectifs rendus à la littérature grecque, services que commencent seulement à rendre aujourd’hui à leur tour les Thurot, Tournier, Pierron, etc. Ce qui subsiste, ce sont ces recensions de textes que méprisait souverainement M. Le Clerc et qui ne lui paraissaient pas constituer un titre valable pour l’Académie. Apparemment que l’éditeur de Cicéron estimait beaucoup plus sa propre rhétorique que sa recension du texte cicéronien. J’ai connu de près beaucoup de ces hommes, M. Villemain en tête : ont-ils jamais daigné, pour la science, regarder au-delà du Rhin ? Oui, Dübner n’était qu’un correcteur d’épreuves, mais ces épreuves étaient celles d’Homère, de Théocrite, d’Aristophane, de Xénophon, de César, etc. Il me fait l’effet d’un de ces généraux-troupiers qui excellent à mener les troupes à l’ennemi, en opposition à nos brillants officiers d’état-major. La postérité laissera les petites choses et les ignorera, et elle ne verra que les services : ils sont immenses.
« Dübner a été exploité sans doute, mais il eût appartenu à des hommes généreux de le tirer de son vivant de ces conditions d’exploitation. L’Université française a bien des qualités, mais, à la prendre par le haut, elle a toujours manqué essentiellement de générosité. Je le dis pour avoir connu de près ses chefs et ses héros, Cousin et Villemain, et au-dessous d’eux, Nisard. — L’Académie des Inscriptions a aussi ses préjugés, quoique Quicherat ait essayé, sur la tombe même de Dübner, de réfuter, en balbutiant, le fait incontestable que j’avais rappelé. J’estime et j’aime beaucoup de ces académiciens gréco-latins ; mais comment pas un, du vivant de Dübner, n’a-t-il élevé hautement la voix dans cette Académie pour la rappeler à la justice ? — Aujourd’hui même elle est injuste, sans s’en douter, envers un homme du plus haut mérite, doyen de Strasbourg, Bergmann, seul maître dans le norrain. Elle ne veut pas même de lui pour correspondant. — Ô France ! toujours contente de toi, te disant sans cesse que ta magistrature est la plus intègre, que ton armée est la plus brave, que ton clergé même est le plus pur, et à plus forte raison que ton jugement et ton goût dans les lettres et dans les études ne laissent rien à désirer !
« Pardon, cher monsieur, de cette sortie et de cette boutade qui dépasse de beaucoup les points auxquels j’avais à répondre, et sur quelques-uns desquels je ne sens à très-peu près d’accord avec vous… » (16 octobre 1868.)
Je ne suis pas, en fait de portraits, pour les panégyriques purs. Aussi n’ai-je pas craint d’ajouter à mon Éloge funèbre de Dübner ce long post-scriptum. De tout ce pour et ce contre, de tous ces dits et contredits, il résulte, ce me semble, un crayon assez complet de l’homme.