Champfleury ; Desnoireterres10
I
C’est surtout quand on vient de lire les poésies de Hebel11, que les Contes d’été 12 de Champfleury doivent paraître une lecture insipide et glacée ! On a chaud de toute cette bonne et grasse couleur qu’Hebel étend sur la nature et les choses visibles ; on est encore tout attendri du sentiment moral qui spiritualise et poétise cette couleur d’école hollandaise appliquée sur des sujets allemands, et voilà que de ces fomentations délicieuses pour l’imagination et pour le cœur on entre dans le froid de la nudité et de la pauvreté réunies, — pauvreté d’idées, nudité de style, toutes les indigences à la fois ! Champfleury est, comme les conteurs, un écrivain qui touche aux poètes. C’est un écrivain qui, nous l’espérons pour l’honneur de son diamant futur, est encore tout entier dans sa gangue, et pour lequel nous serons obligé d’être sévère parce que nous lui croyons du talent en germe, et que l’esprit de ce système qui perd tout dans les arts et dans la littérature pourrait étouffer ce talent que nous tenons à voir s’épanouir.
Il est une tradition d’école qui fait accuser le Père Malebranche d’avoir, dans son grand ouvrage De la Recherche de la Vérité, médit de l’imagination avec beaucoup d’imagination, jugement singulier et faux comme tant d’autres, car le Père Malebranche, qui a l’espèce d’imagination qui, pour un philosophe, est une maladie, n’a pas celle qui, pour un écrivain, est une faculté. Le Père Malebranche, à part sa valeur philosophique incontestable, n’est, en fait d’imagination, qu’un Platon éteint ou voilé par un mysticisme dont les nuées sont plutôt grises que lumineuses. Eh bien, ce qu’on dit encore aujourd’hui si mal à propos de cet auteur, peut-on le dire plus justement de l’école à laquelle Champfleury appartient ? Cette école, qui a sa petite cohérence, mettrait-elle de l’imagination dans ses théories contre l’imagination, et ne les dresserait-elle que par précaution contre de trop fougueux tempéraments d’artiste dont elle redouterait les ardeurs ? Certes ! à voir les livres qu’elle publie, impossible de le penser. Ces réalistes contemporains, dont Courbet est l’épais champion en peinture, et qui n’ont pas encore trouvé de Courbet littéraire dans leurs rangs, ne prennent point en suspicion des facultés absentes ; au contraire. Attachés à la réalité la plus vulgaire, parce que pour des hommes comme eux, aveuglés de matière, elle est la plus indéniable des réalités, s’ils exilent l’imagination des systèmes d’expression qu’ils préconisent, ce n’est point qu’ils se défient d’elle, mais c’est qu’au fond ils n’en ont pas !
Et si l’on en voulait la preuve, on la trouverait plus nette que jamais dans ce livre que Champfleury nous place sous les yeux. Ce livre contient trois nouvelles : les Souffrances de M. le professeur Delteil, les Trios des Cheniselles et les Ragotins, et, malgré la variété de ces trois sujets, jamais livre ne fut plus exsangue, plus dépourvu de tout ce que l’imagination crée, c’est-à-dire d’invention, de combinaison et d’idéal ! Champfleury, comme tous les hommes de son triste système, décrit pour décrire, mais il ne peint pas ; car peindre, c’est nuancer les couleurs, c’est entendre les perspectives, c’est creuser ou faire tourner par les ombres, c’est éclairer par le sentiment presque autant que par la lumière. Isolant chaque détail de la masse, allant sans discernement et sans choix d’un objet quelconque à un objet quelconque, comme l’enfant, mené par son désir innocent de prendre chaque chose et de la saisir dans sa vulgarité complète, égaré par cette manie de touche-à-tout, il enfile toutes les venelles qui se présentent à sa flânerie dans ce récit sans raison d’être, sans unité de composition et sans but ! Nous l’avouons en toute humilité, nous avons cherché vainement dans chacune des trois nouvelles le sens et l’unité que doivent avoir les plus courtes compositions. Et ce n’est pas tout. À défaut de ce sens et de cette unité qui sont l’organisme de toute pensée, nous avons cherché au moins un peu d’observation vraie et nouvelle, et nous n’en avons pas trouvé davantage. L’imagination écartée, il semblait pourtant que la faculté qui observe devait voir plus clair. N’était-ce pas la prétention de l’École ? Mais, malgré cette prétention et le nom qu’il porte, le Réalisme ne peut jamais donner la réalité. La réalité est complexe ; c’est une implication qu’il faut fouiller pour en démêler les mélanges et les profondeurs. Or, le Réalisme agit comme le peintre chinois, qui ne voit que la ligne et que les surfaces, et, comme le peintre chinois, qui néglige les ombres, en toutes choses il arrive au plat.
Est-ce là qu’un homme comme Champfleury doit vouloir éternellement aboutir ?… Si jeune dans les lettres, du moins par le nombre de ses ouvrages, Champfleury serait-il déjà ossifié dans le système qu’il a collé sur sa pensée, au lieu de la laisser indépendante dans la liberté de ses instincts ? Quoiqu’il n’ait point, nous l’avons dit, cette puissance d’imagination qui n’aurait pas accepté la honte d’une théorie faite contre elle, quoique ce volume ait besoin d’être racheté par un livre meilleur, il y a cependant çà et là, et particulièrement dans les Souffrances du professeur Delteil, le morceau capital du recueil des Contes d’Été, quelques accents de sentiment qu’on voudrait plus longtemps entendre et qui disent que l’âme d’un talent se débat sous toutes ces banalités et ces insignifiances de détail. Cette lueur de talent qui nous permet une espérance, cette lueur qui brille faiblement comme une larme et qui est même une larme, voyons ! Champfleury l’éteindra-t-il ?…
II
Les Talons Rouges 13, de Gustave Desnoireterres, ont paru dans les derniers jours de l’année qui vient de finir. C’est aussi un recueil de nouvelles, mais d’un tout autre ton et d’un tout autre caractère que les Contes d’Été de Champfleury. Nous sommes fort heureux de le dire, les Talons rouges, simples et élégants récits, très souvent aristocratiques, ne mentiront point à leur étiquette, et ils marquent un progrès incontestable dans le talent de l’auteur, qui s’affermit, s’affine et s’aiguise.
On sait que Desnoireterres s’est voué — et peut-être un peu trop — à la mémoire du xviiie siècle, dont il est à la fois l’historien et le romancier. Le xviiie siècle a si souvent été décrit, vanté, retourné par les écrivains ennuyés du xixe qui voulaient s’amuser un peu, et qui, dans leur maussade époque, n’en avaient jamais l’occasion, que l’imagination s’est blasée et qu’il est bien difficile de faire renaître un intérêt quelconque pour une société dans les entrailles de laquelle tous les chiffonniers de la littérature contemporaine, ces chercheurs souvent sans lanterne, ont donné leur coup de crochet. C’est pourtant ce que Gustave Desnoireterres a entrepris, et il a réussi. Il s’est avisé, lui, de montrer, dans le xviiie siècle le côté qui est resté le moins connu et le plus voilé des mœurs d’un temps où ce n’était pas le vice que l’on gazait, mais la vertu. Il nous a montré une chimère peut-être, qu’il a rêvée, l’homme de tendre imagination qu’il est ! Il nous a écrit enfin ces deux contes qui ne nous feront pas dormir debout, mais bien y veiller, de la vertu et des chastes amours du xviiie siècle ! D’autres nous avaient raconté comment les femmes cédaient et succombaient dans ce malheureux temps de perdition universelle. Il nous a montré, lui, comment elles résistaient et restaient vertueuses sans fracas, au prix d’une larme qu’elles essuyaient avec un bout de dentelle et qui ne revenait plus jamais rayer leur rouge sur leurs pauvres joues attristées.
Cela était hardi, cela était original, et cela était charmant ! Le Petit chien de la Maréchale et la Magnifique sont deux nouvelles de la plus chaste et de la plus douloureuse volupté. Quand on touche aux fils saignants des cœurs délicats avec cette délicatesse de main, on est mieux qu’un miniaturiste d’une époque fanée, on est un moraliste et un émouvant écrivain.