Gabriel Ferry8
Le Coureur des bois 9 est le livre mort d’un homme mort qui avait du talent, mais qui n’en a guères laissé que la mâle promesse, et à qui la mort, comme toujours, n’a pas manqué de conquérir la bienveillance universelle. Qui ne le sait, du reste ? Rien n’est plus habile que de mourir. Les gens qu’on ne gêne plus vous ensevelissent dans tous les parfums de l’éloge, et la bile de l’envie désopilée devient l’ambre jaune dans lequel on vous embaume pour la silencieuse éternité. Assurément ce n’est pas pour le vain et cruel plaisir de troubler cette espèce de succès d’outre-tombe que nous venons parler des défauts d’un livre dont l’auteur n’a plus rien à apprendre. L’intérêt d’une mort prématurée — et même poétique — ne doit pas faire oublier à la Critique impartiale et sévère qu’elle s’adresse à ceux qui survivent, et que la seule question qu’il y ait pour elle n’est jamais qu’une question de littérature.
Cette mort fut poétique, en effet, dans un temps où la vie ne l’est plus, et elle parle plus haut à l’imagination que les œuvres de celui-là qui s’appellera Gabriel Ferry dans l’histoire littéraire du xixe siècle. Voyageur vrai, Gabriel Ferry a péri tout récemment dans un naufrage. Il a péri, non entre les quatre rideaux que Jean-Paul appelait les coulisses de la vie, mais en pleine tempête, au pied du grand mât du vaisseau sur lequel, il était embarqué, après avoir refusé de descendre dans la chaloupe de sauvetage, intrépide comme le plus intrépide des boucaniers de ses écrits. Cette trempe qui étonne et qu’on admire comme un luxe dans un écrivain, Ferry l’avait comme ses héros, et voilà ce qu’une critique qui voit plus que l’épiderme de la pensée doit noter. Le tempérament, le caractère, sont tout le talent de certains hommes ; mais constituent-ils, à eux seuls, cette merveille et ce mystère que l’on appelle le talent ? Pour la moralité de la chose, ce serait à désirer, sans doute, mais, malgré le vieux axiome de Buffon qui traîne sous toutes les plumes sans idées, en réalité, cela n’est pas.
Dans le Coureur des Bois, l’Amérique a été exploitée par un homme qui l’a vue réellement, et qui l’a prise pour théâtre de ses inventions aventureuses. Malheureusement c’était l’Amérique et les américains, et l’Amérique n’est poétique, intéressante et belle que sans eux.
L’Amérique ne vaut que quand elle est un désert, une forêt, un silence, une chose antédiluvienne et sauvage, un chaos virginal et tout-puissant, une solitude du cinquième jour de la création. L’Amérique, avec les américains qui la cultivent et la prosaïsent, n’est, hélas ! que le plus vulgaire des pays. Nous connaissons les américains. Nous les avons étudiés dans tous les livres qui en ont été les daguerréotypes implacables, d’autant plus implacables qu’ils avaient (quelques-uns du moins) la bonne volonté d’être flatteurs. Nous les avons vus dans Tocqueville, dans mistress Trollope, et même dans madame Beecher Stowe, et nous savons la puissance d’ennui que ce peuple travailleur a créée et à quelles splendides destinées d’abrutissement matériel il est réservé. N’avoir pas senti cela, après avoir pris pour le multiple personnage d’un livre d’imagination un peuple pareil, un peuple de puritains à l’ouvrage, de Turn Penny capables de tout par suite d’affaires, voilà le grand tort de Gabriel Ferry. Un poète ne s’y serait pas trompé. Dupe, ou, pour dire un mot moins dur, victime du génie de Cooper, Ferry a cru qu’on pouvait reprendre la création achevée d’un immense artiste, et il ne s’est pas aperçu que dans Fenimore Cooper le véritable personnage, le vrai héros des poèmes que nous avons sous les yeux, c’est l’Amérique elle-même, la mer, la plaine, le ciel, la terre, la poussière enfin de ce pays qui n’a pas fait son peuple et qui est émietté par lui… Il n’a pas vu qu’en ôtant Bas-de-Cuir lui-même des romans de Fenimore, — cette figure que Balzac, qui avait le sens de la critique autant que le sens de l’invention, a trop grandie en la comparant à la figure épique de Gurth dans Ivanhoe et qui n’est guères que le reflet du colossal Robinson de Daniel de Foe, — il n’a pas vu qu’il n’y avait plus dans les récits du grand américain qu’une magnifique interprétation de la nature, que l’individualisation, audacieuse et réussie, de tout un hémisphère, mais que là justement étaient le mérite, la profondeur, l’incomparable originalité d’une œuvre qui n’a d’analogue dans aucune littérature.
Des paysagistes, il y en avait ! Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre, avaient peint des coins de savanes, des bords de fleuves, des marines, derrière les personnages qui exprimaient avant tout, pour eux romanciers, les idées et les sentiments qu’il leur importait de creuser. Mais Cooper, paysagiste aussi, d’un bien autre faire et d’une bien autre largeur de toile, est cependant bien plus encore qu’un paysagiste. Ses personnages, à lui, ne sont que les ciceroni de l’odyssée qu’il fait faire à son lecteur à travers les plaines et les beautés grandioses du continent américain. Ce n’est pas tout. Pour échapper au mortel ennui de cette civilisation hypocrite, vaniteuse, âpre au gain, qui est la civilisation américaine, Cooper s’est rejeté à la vie sauvage, et il a été le peintre de ces vieux patriarches des prairies, aussi poétiques que ceux de la Bible ou des Burgraves du désert, dont les forteresses terribles et menaçantes sont un bout de buisson immobile, un carré de hautes herbes qui frissonnent, un lac étincelant dont la surface ne fait pas un pli aux tranquilles rayons du soir. Gabriel Ferry, qui en tant de choses imite Cooper avec une rare candeur, n’a pas songé à reproduire les grands sujets et les procédés de son modèle. Quoi d’étonnant, du reste ? Il est des procédés qui ne s’emploient qu’une fois, car ils ont l’importance d’une découverte, et une découverte ne saurait se recommencer. Aussi, quand on voudra caractériser l’auteur du Coureur des bois, on dira de lui qu’il n’est rien de plus qu’un Cooper d’Ambigu-Comique. Ses romans, qui n’attestent ni profondes études sur la nature humaine ni intuitions nouvelles sur les passions ou les caractères, défient l’analyse et la désespèrent.
Il y passe des régiments de personnages ; on y entasse des boisseaux de meurtres. Mais à travers tout ce fracas de faits, tout ce remue-ménage d’aventures, tous ces coups de pistolet ou de carabine tirés à tort ou à travers, de loin ou à bout portant, à toutes les minutes ou à toutes les places du récit, on cherche en vain une conception nette ou une combinaison puissante. L’auteur semble avoir oublié, ou n’avoir jamais su, que le véritable génie dramatique ne procède pas plus par des événements que par des chiffres, et qu’on peut en ajouter beaucoup les uns aux autres sans avoir plus d’imagination pour cela… Comme inventeur, donc, Gabriel Ferry ne nous paraît pas une grande perte. S’il avait vécu, il n’aurait, certes ! pas renouvelé la face de la littérature, et rien ne nous fait présumer dans ce qu’il nous laisse qu’il fût destiné à raviver plus tard les vieilles sources du roman ou du conte, plus taries encore que celles du roman. Il n’en est pas de même pour l’écrivain. L’écrivain futur est au fond de ce style solide, rapide et ferme, lequel n’a pas, il est vrai, le coup de lime définitif qui donne au fer l’éclat de l’acier, mais qui brille de force à plus d’un endroit et semble mépriser toutes les petites gentillesses littéraires de ce temps d’énervation et de prétention intellectuelle pour aller au fait, l’appréhender et le rendre avec un relief vigoureux. S’il n’y a pas d’idéal, il est vrai, il y a de l’action dans ce style viril et musclé. C’est la seule chose des deux volumes de Gabriel Ferry qui mérite l’éloge de la Critique, et ses regrets.