Paul Nibelle4
Paul Nibelle est un écrivain d’imagination et de sentiment. Il a ce beau don de jeunesse qui donne au talent les fermentations que peut-être il n’a qu’une fois, et, nous le disons en le félicitant, il n’a pas taché cette fraîche jeunesse de sa pensée, il a su en conserver la généreuse innocence. Les Légendes de la Vallée 5 se recommandent précisément par ce naturel et cette simplicité qui firent de Sterne un si grand modèle, et il faut remercier le hasard de ce que nous pouvons placer à côté de ce roi des conteurs mélancoliques6 les essais d’un jeune homme qui sent sa vocation littéraire l’entraîner du côté des récits rêveurs et touchants. Ce voisinage du doux Laurence n’effraiera pas sa modestie. L’ombre de la statue des Maîtres n’est pas froide aux fronts de ceux qui les admirent et qui veulent les imiter.
Nibelle, comme inspiration et comme forme, a goûté à cette candide coupe de lait écumant dans laquelle buvait Yorick… Lorsque la visée commune est la force, soit dans l’expression des caractères ou des passions, soit dans les situations dramatiques, à une époque de corruption et de décadence où l’on a transporté dans le langage, cette forme rationnelle de la pensée, la couleur torrentielle des peintres les plus éclatants, il faut savoir bon gré à un jeune homme d’avoir, dans ses premiers récits, été sobre et simple comme s’il avait eu l’expérience, et de ne s’être adressé qu’aux saintes naïvetés du cœur pour plaire et pour intéresser. Les Légendes de la Vallée se composent de trois nouvelles que nous conseillerons de lire, mais que nous n’analyserons pas, par la raison que plus les fleurs sont veloutées, moins il faut froisser leurs calices. Berthe, la Famille de Kervoren et le Chercheur de Rives, sont trois romans entrelacés qui n’en font qu’un seul. Ainsi que nous le disions plus haut, la qualité suprême de cette trilogie romanesque c’est une remarquable sensibilité touchée par la vie et qui rend éloquemment son premier accord. Lorsque le temps, les déceptions, les fautes, les repentirs, tout ce dont, hélas ! la vie est faite (et le talent aussi !), l’auront déchirée davantage, cette sensibilité aura des profondeurs, des intonations, des creux qui lui manquent aujourd’hui et qui lui donneront du caractère. Le caractère, en effet, l’originalité, l’individualité dans l’expression sensible, voilà ce qu’on désirerait davantage quand on se rend compte du talent de Nibelle. La nature donne tout cela parfois aux génies supérieurs dès leurs premières œuvres. Dans le rugissement des lionceaux on entend le rugissement des lions futurs. Mais quand la nature ne le donne pas, la vie peut le donner avec la culture de ses douleurs, et Nibelle, qui est au début de la vie, n’en a pas encore reçu tous les dons !
Un autre livre de Nibelle, mais qui nous a paru très inférieur aux Légendes de la Vallée, est un petit volume de Récits antiques réunis sous le titre collectif et assez mystérieux de la Fin d’un Songe 7… Nous acceptons le titre comme excellent s’il veut dire que ces récits n’ont pas d’autre valeur qu’un rêve de rhétorique, et que l’auteur, éveillé de cette griserie au souper de Nicias, n’y reviendra plus. Nous avons rarement lu quelque chose de plus froid, de plus exsangue, que ces récits dans lesquels traînent, au milieu de leurs roses éternelles, ces vieilles idées communes de bonheur tel que les Anciens le concevaient, et l’ennui, l’horrible ennui que ce bonheur, qui ne prenait pas le fond de l’âme, devait nécessairement engendrer ! Sensible et vibrant comme il l’est, avec ce beau flot de sang vermeil qui ne bout pas, mais qui circule si largement dans ces Légendes de la Vallée où les tièdes impressions de la réalité nous montent au front comme des émanations de vie, l’auteur de Berthe et du Chercheur de Rives n’a-t-il donc pas mieux à faire qu’à se plonger, masque de païen sans visage, dans l’odieuse tristesse d’Épicure ?… Pourquoi, d’ailleurs, des livres pareils ? Ils ne sont pas de l’art, car l’art vit d’inspirations sincères et de ce que nous avons de plus intime en nous. Mais ils ne sont pas même de l’archéologie ! Nibelle ne sait, sur les choses de l’Antiquité, que ce que nous en avons ramassé dans les mêmes livres. Sa mosaïque ne se compose que de morceaux rapprochés déjà. Or, quand on touche à l’Antiquité, ce foyer froidi d’inspirations éteintes, il faut au moins trouver dans les cendres ces précieux débris que l’amour d’une société finie cherche encore dans la poussière d’Herculanum. Après Agathon, après Anacharsis, après Télémaque et Alcinoüs, on est tenu d’entrer dans le monde de l’Antiquité comme y est entré Gœthe, ou bien de rester sur le seuil. Gœthe lui-même eût mieux fait de ne pas sortir du monde moderne. Nous ne disons pas du monde chrétien, car le chef-d’œuvre de Gœthe est peut-être son Divan, dont l’inspiration, comme on le sait, est orientale, et qui est un tour de force de cette impersonnalité des grands génies qui les fait s’incarner, par la pensée, dans l’âme la moins semblable à la leur. Grâce à cette faculté caméléonesque, que, de tous les penseurs dans l’art et dans l’humanité, Shakespeare eut au degré le plus incomparable, et que Walter Scott, son descendant en ligne directe, et Gœthe, son descendant en ligne collatérale, eurent tous les deux après lui, l’auteur du Prométhée put singer puissamment la vie de cette société morte, dont les beaux Vampires de la Renaissance avaient tari le cadavre de leurs lèvres brillantes et enivrées. Mais tout cet archaïsme coûte plus qu’il ne vaut même à ceux qui savent y porter des facultés supérieures, et, malgré le succès de ses expériences, on sent la déperdition des forces colossales que le magnétisme du Génie doit employer, comme l’autre magnétisme, pour faire vivre ce qui ne vit plus.