(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Gogol. » pp. 367-380
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(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Gogol. » pp. 367-380

Gogol37.

I

En voyant ce titre singulier et piquant sur la couverture de ces deux volumes qu’on vient de publier, les braves gens naïfs, qui se prennent au titre des livres, et qui ne sont pas, d’ailleurs, très au courant de la littérature de Russie, ne se douteront guère, à distance, de ce qu’exprime un titre pareil. Qui sait ? Ils rêveront peut-être, — s’ils rêvent, — de quelque fantastique Russe nouvellement découvert, un fantastique froid ! Ils croiront que ce Nicolas Gogol, au nom si harmonieusement sauvage, est quelque Edgar Poë… ukrainien ou zaporogue, et ce sera une erreur dont ils s’apercevront bien vite, pour peu qu’ils ouvrent ces deux volumes, dont la prétention, au contraire est d’être cruellement réels.

Jamais, en effet, auteur quelconque — poëte ou romancier — ne fut plus l’homme et même le serf de la réalité que ce Gogol, qui est, dit-on, le créateur et le fondateur d’une école de réalisme russe près de laquelle la nôtre — d’une assez belle abjection pourtant — n’est qu’une petite école… primaire ! Il paraîtrait que c’est une loi : les réalistes, comme les ours, viendraient mieux et seraient plus forts vers les pôles… Cette locution d’Ames mortes, qu’on pense tout d’abord être une manière de dire poétique et funèbre, toute pleine d’attirants mystères, n’est qu’un terme usuel en Russie, un terme vulgaire et légal… Vous saurez tout à l’heure ce que c’est…

M. Charrière, qui nous a traduit le roman de Gogol, M. Ernest Charrière, qui nous avait déjà traduit, et très-souplement, les Mémoires d’un seigneur russe, par Tourgueniev, nous assure que cet impitoyable réaliste de Gogol, qui n’a que le nom de barbare, a débuté par le plus pur idéal dans sa vie littéraire. Nous voulons bien l’en croire. Le jour le plus lividement glauque peut commencer par une aurore. Seulement, si l’auteur des Ames mortes, qui est l’idéal mort, l’a eu, ce sentiment de l’idéal, il l’a éteint en lui, comme on souffle un flambeau, et je défie bien, quand on lit son livre, qu’on puisse dire qu’il l’eut autrefois.

Mais, pour cette raison précisément, ce livre a eu tout de suite sa renommée. S’il avait éclaté d’idéal, s’il avait porté cette marque brillante et délicate du génie, il attendrait probablement encore, obscur et dédaigné, sa pauvre heure de gloire (Milton, hélas ! ne l’eut jamais !), tandis que la réalité, faut-il dire pure pour dire toute seule, la réalité sans rien qui la relève, a d’ordinaire cette vile fortune que les hommes, ces fats en masse comme en détail, s’y reconnaissent, soit pour y applaudir, soit pour la maudire : mais, malédictions ou applaudissements, c’est toujours à peu près le même bruit !… Gogol est présentement un des hommes les plus célèbres de la Russie. Il en a été le scandale. Les uns trouvent qu’il a hideusement calomnié le pays qu’il a voulu peindre ; les autres, qu’il l’a peint hideux, c’est vrai, mais ressemblant. Et ce n’est pas même hideux qu’il faut dire ! Le hideux a du relief, et la Russie de Nicolas Gogol n’en a pas. C’est le sublime de l’ennuyeuse platitude et dans des proportions tellement énormes et tellement continues, qu’on ne sait vraiment plus, au bout de quelque temps de lecture, lequel est le plus insupportable de la Russie ainsi peinte, ou du genre de talent de celui qui l’a peinte ainsi.

Et l’a-t-il peint ainsi parce qu’il l’a vue ainsi, — car les peintres ont parfois des organes dont ils sont les victimes, — ou parce qu’elle est véritablement ainsi, cette Russie, au fond si peu connue, cette steppe en toutes choses, cette platitude indigente, immense, infinie, décourageante, et qui est partout dans les mœurs russes, dans les esprits, dans les caractères ? Voilà la question très-embarrassante, mais fatale, qui s’élève du livre de Gogol dans l’esprit de tout critique qui a pour devoir d’en parler.

Si le livre où le Réalisme le plus dénué d’invention, et qui s’en vante, peint toujours la réalité la plus terne, la plus sotte ou la plus abjecte, si ce livre inouï a le malheur d’être vrai, c’est la plus terrible, et pour un homme de cœur la plus douloureuse accusation qui puisse être jamais lancée contre ce colosse sans âme qu’on appelle, avec une ironie dont on ne se doute pas, « la sainte Russie » dans les ukases impériaux ! Mais si ce livre n’était pas vrai, — pas vrai même dans le sentiment d’observateur de celui qui en a tracé les pages, — que mériterait, dans la mémoire de ses compatriotes, l’homme qui a osé l’écrire, pour avoir tenté, satirique impie, de déshonorer si abominablement son pays ?…

II

Les Ames mortes, en effet, sont le déshonneur universel de la Russie, et jusque de sa nature extérieure, que le réaliste Gogol insulte par les descriptions qu’il en fait et les indignes objets auxquels il la compare. Ces Ames mortes, qui veulent être un roman de mœurs gigantesque, devaient nous montrer la Russie sous tous ses aspects. Malheureusement l’auteur, qui, comme tous les littérateurs de son pays, imite perpétuellement quelqu’un ou quelque chose, et qui, comme Michel Cervantès, avait appelé poëme son roman, est mort au dix-neuvième chant de ce poëme qui n’est pas un poëme, et qu’il avait, comme Virgile (toujours comme quelqu’un), jeté au feu, sans qu’il ait brûlé plus que l’Enéide.

De même aussi (toujours de même !) que le Don Juan de Byron devait parcourir le globe tout entier dans le plan du poëte, de même le héros de Gogol devait parcourir l’empire russe ; mais ce n’était pas la main aveugle des circonstances qui le poussait à travers l’empire, c’était une pensée de spéculation. Le héros de Gogol est… il faut bien le dire ! un escroc. Douanier d’abord, il a fait la contrebande et il a été chassé de son poste ; et de douanier contrebandier, il est devenu acheteur d’âmes mortes. C’est ici que le titre du livre va s’éclairer d’un commentaire38.

En Russie, on appelle âmes les esclaves, et tout propriétaire est obligé de payer au fisc une redevance pour chaque âme qu’il a sur ses terres. Or, comme l’administration, selon Gogol, est des plus vicieuses en Russie et que les révisions des listes du fisc se font à des intervalles éloignés, il se trouve souvent que les propriétaires auxquels il meurt des âmes sur leurs terres sont obligés de continuer à payer la redevance en question comme si ces âmes étaient vivantes. Eh bien ! ce sont ces âmes, mortes en réalité, mais vivantes sur les registres du fisc, que Tchitchikoff (l’impudent héros de Gogol) achète à qui veut les lui vendre, dans un but facile à comprendre. Le drôle sera propriétaire. Il possédera des âmes qui, aux yeux du fisc, existent tout le temps que la révision des listes n’est pas faite ; et muni de ses titres de vente, il empruntera sur ces âmes fictives au Lombard (le Mont-de-Piété, en Russie) des sommes parfaitement réelles. Tel est l’honnête commerce de l’honnête Tchitchikoff ; tel est l’odieux fripon auquel le triste génie de Gogol a cru donner une friponnerie amusante ! Tel est le Jérôme Paturot russe à la recherche d’une position sociale, et que l’auteur des Ames mortes, qui nous donne sa carte, appelle le Conseiller de collège, Paul Ivanovitch Tchitchikoff, propriétaire terrier, voyageur pour ses affaires personnelles !

Ainsi, voyages et aventures, c’est l’épopée d’un pareil Scapin, décrit par Gogol comme un type de Russe immortel, — qui ne peut pas mourir, — et qu’on retrouvera toujours, c’est cette épopée qui compose le livre des Ames mortes. Certes, on peut concevoir que, dans un but de moralité supérieure, un génie misanthropique ou indigné prenne un coquin pour héros de son livre et en dévoile l’idéal affreux, comme Vautrin, ou la réalité immensément comique, comme Panurge, mais pour cela il faut savoir individualiser. Pour nous, le Tchitchikoff des Ames mortes n’est qu’un prétexte, un vieux moyen pour faire tourner sous notre regard le panorama social, religieux, politique, administratif, de la Russie tout entière. Il est évident que l’auteur n’a pas eu la pensée de créer une individualité, en le créant.

On n’est pas une individualité parce qu’on est un voleur qui se lave les mains avec du savon de France, parce qu’on ne porte que des habits roux à reflets d’or et qu’on se mouche en faisant grand bruit. Tout cela n’est pas d’une originalité si comique ! Serait-ce par hasard, profond en Russie ? Peut-être ! mais chez nous, Français, les légers de l’Europe, nous appelons cela superficiel ! M. Charrière, qui a pour Gogol les bontés d’un homme d’esprit pour la personne qu’il a pris la peine de traduire, n’hésite pas à mettre les Ames mortes à côté de Gil Blas, et, si cela lui fait bien plaisir, nous ne dérangerons rien à cet arrangement de traducteur, car la réputation de Gil Blas, — ce livre écrit au café entre deux parties de dominos, — a dit le plus fin et le plus indulgent des connaisseurs, — n’est pas une de ces gloires solides qui aient tenu contre le temps. Elle est passée… passée comme les rubans hortensia qui servaient de serre-têtes à nos grands-pères ! Seulement, si nous cédons Gil Blas, nous ne pouvons pas permettre qu’on compare en quoi que ce puisse être le satirique russe, qui se torture pour être méchant, à notre impartial et tout-puissant Balzac.

Les personnages du roman de Gogol, tous ineptes, ne sont plus que superficiels, quand ils cessent d’être profonds d’ineptie. Le tendre Mâniloff, à qui « on voudrait voir une passion, une manie, un vice, afin de lui savoir quelque chose », Mme Koroboutchine, Nozdref le hâbleur, Pluchkine l’avare, — ces tics plutôt que ces passions, — ne peuvent pas être mis à côté de la magnifique variété d’individualités qui foisonne dans La Comédie humaine, et qui sont taillées si profond que les gens qui ne voient pas à une certaine profondeur ne les croient plus vrais, les pauvres myopes ! M. Charrière a prétendu que le Pluchkine de Gogol faisait plus d’effet sur l’imagination que les avares de Balzac, cette légion digne de Rembrandt et de Shakespeare, Gigonnet, Grandet et le terrible Gobseck lui-même ; et la raison qu’il en a donnée est une petite raison de philanthrope politique. La raison, dit-il, c’est qu’un tel homme a des esclaves ; comme si Gobseck, avec les passions qu’il déchaîne en leur montrant son or, n’en avait pas !

III

Mais laissons les grands noms et les grands modèles. Laissons Cervantès, laissons Rabelais, Richardson et Fielding, et Molière et Balzac, et quand un homme n’est pas même Swift, ne tourmentons pas notre trompette de traducteur et soufflons dedans des airs plus doux. Le talent de Nicolas Gogol, on ne saurait le nier, mais la critique est une mesure, et elle n’a fait que la moitié de sa tâche quand elle s’est contentée de dire : « Cet homme a du talent, ou il n’en a pas. » Assurément, l’auteur des Ames mortes est un talent à sa manière, mais c’est un talent russe, et peut-être le plus russe de tous les talents de son pays. Il a de l’humour et de l’observation, ce n’est pas douteux, mais il n’a assez de l’une ni assez de l’autre pour avoir une personnalité dans l’une ou dans l’autre. Il n’a point de personnalité parce qu’il en a deux ! Il n’a point de personnalité, comme son pays, du reste, qui les a toutes, et qui, pour cela, n’en a aucune, aucune dont on soit fondé à dire : Tenez ! pour le coup, voici la Russie sans mélange, virginale, la Russie pure, le diamant brut, mais d’autant plus précieux qu’il n’a jamais été rayé par une influence étrangère !

Eh bien ! tel pays et tel homme. L’imitation est le génie de la Russie. C’est son genre, c’est peut-être à jamais son seul genre d’originalité ! Seulement, pour imiter comme elle imite, il faut une vraie souplesse de tigre. Or, quand on n’est pas lion, il est beau d’être tigre encore. Cette faculté d’imitation, si facile qu’elle en paraît instantanée comme l’éclair, les Russes ont trouvé un mot pour l’exprimer sans faire saigner cette veine si pleine, toujours gonflée sur la joue rougissante de l’amour-propre national. Ils l’ont appelée « le génie cosmopolite de la Russie », et ils ont raison ! Rien n’est plus cosmopolite que l’imitation. Rien n’entre mieux dans le cœur des hommes que leur propre image qu’on leur rapporte, car jamais ils ne pourront croire que les réfléchir, ce ne soit pas les admirer !

Gogol a beau vouloir n’être que Russe, il a beau regimber contre l’influence française et l’influence allemande, il les porte tous les deux sur sa pensée : il a appris le latin dans Richter et dans Voltaire. Ce penseur à moitié de pensée et à deux réminiscences sait bien ce qui manque à la Russie : il sait aussi ce qui lui manque à lui ! Même à ses yeux, la Russie n’a de personnalité que quand elle est absente. Les Russes ne seraient donc Russes que par nostalgie, ou par vanité devant l’étranger ? Il dit positivement, dans sa confession d’auteur : « Les Russes ne se parlent qu’à l’étranger : en Russie, ils ne s’adresseraient pas une parole. » Est-ce la vérité ? Mais ce fait de n’être jamais que négativement et non pas affirmativement Russe, ce fait l’empêche, lui, d’être inventeur, comme les autres talents russes, qui ont toutes les puissances de l’esprit, excepté l’invention, la seule chose qui s’affirme et qu’on n’imite pas. De l’invention imitée, en effet, ne serait plus de l’invention, tandis que du style imité, c’est encore du style.

Du reste, cette tête indigente avoue très-bien sa pauvreté. « Je n’ai jamais écrit d’imagination, dit-il »  ; — et plus loin : « J’avais besoin pour travailler d’infiniment plus de notions qu’un autre. » Et voilà qu’après avoir confessé son indigence intellectuelle, il se fait mendiant hardiment en sa Correspondance et quête, pour finir son livre, aux renseignements et aux détails. Manière de travailler qui, seule, le classerait à un rang presque subalterne, car l’Inspiration n’a pas pour procédé de tendre la main, quand cette main est celle du talent, ou le chapeau, qui est plus grand que la main, quand cette main est celle du génie !

IV

Ce n’est donc pas, malgré les ressources d’explication et d’interprétation de M. Charrière, un homme du premier ni du second ordre, que Nicolas Gogol, l’auteur des Ames mortes. C’est un écrivain d’imitation plus ou moins souple, plus ou moins délié, plus ou moins habile, imprégné plus ou moins des influences européennes, mais manquant, pour toutes ces raisons, du caractère de tout ce qui est supérieur en littérature : — la sincérité ! Il n’a pas la sincérité du talent, mais tout se tiendrait-il ?… A-t-il au moins l’autre, encore plus utile et plus nécessaire, cette sincérité morale qui nous empêcherait de douter de la vérité et de la moralité de son livre contre son pays ?…

Il l’a dit un jour à Pouchkine : « Nous connaissons tous fort peu la Russie. »

Mais alors, si vous ne la connaissez pas, peintre de mœurs, pourquoi en parlez-vous ?… Ou c’est un tâtonnement audacieux et superficiel que votre affreux livre des Ames mortes, dans lequel vous la vilipendez dans tout ce qui la constitue comme nation et comme société, ou c’est un conte à dormir debout ! Cependant c’est avec ce conte-là ou ce tâtonnement que Gogol fut accusé de vouloir allumer une guerre servile.

Mais ce Spartacus littéraire était-il autre chose, au fond, qu’un poëte russe qui avait lu Byron et qui s’était inoculé l’ironie byronienne, à larges palettes, alors que le poète anglais joue, dans Don Juan et dans ses poésies politiques, au jacobin et au carbonaro. Singe de Byron, singe de Rousseau, combinant leurs deux misanthropies, comédien, menteur, détraqué, bousingot, tel a été ce Gogol. Sa rage d’ironiser, de ridiculiser, d’aplatir son pays, fut de l’imitation encore, mais elle fut surtout la rage de faire de l’effet, qui finit par faire souffrir et par épouvanter de son effet même ceux qui l’ont !

Écoutez cette plainte fatiguée : « Toutes les personnes, écrit Gogol à un de ses amis, toutes les personnes qui lisent, en Russie, sont persuadées que l’emploi que je fais de ma vie est de me moquer de tout homme que je regarde et d’en faire la caricature… » Bientôt cette société qu’il avait blessée par cette suite de caricatures qui forment les divers Chants de son poème des Ames mortes, les fonctionnaires de cette Chine de fonctionnaires, dont il avait dit les bassesses les petitesses, le néant, l’aristocratie puérile, les femmes, les prêtres, tout se souleva contre lui. Il eut peur.

Il était malade, affaibli : il voyagea pour se refaire Russe, pour se reprendre à son pays, pour le juger mieux ! et il s’en alla, singulier pèlerin, en Terre-Sainte ; mais en cela il n’imita pas Chateaubriand. Il voulait faire de son voyage à Jérusalem quelque chose comme un bouclier contre le ressentiment des popes, car à Saint-Pétersbourg, dans cette société mi-partie de mode et de religiosité mystique, un homme qui revient de Jérusalem a un charme…

Le charme n’agit point sur la mort : frais de voyage, de précaution, de coquetterie religieuse, tout fut inutile. Gogol revint pour mourir en Russie. C’était en 1848.

… Il n’avait pas quarante-trois ans.

Triste vie, triste fin, — plus triste livre encore ! Les Ames mortes, quelles qu’elles soient, mensonge ou vérité, n’ont que la longueur d’une grande œuvre. En supposant que la Gloire, qui est une capricieuse, veuille se gargariser jamais avec les deux syllabes du nom de Gogol, les Ames mortes, ce long poëme en prose, feront moins d’honneur à leur auteur que tel petit poëme ou telle petite nouvelle, son Tarass-Boulba, par exemple, dont relativement on ne parle pas ! Gogol a travaillé pour le théâtre. Il est l’auteur d’une comédie politique intitulée le Revizor, où il n’y a ni situation dramatique ni imagination quelconque, mais du mordant : seulement ce mordant n’est pas gai. En somme, Gogol n’était peut-être pas, mais il s’est voulu satirique, et il a tué un joli petit talent plus que dans son germe, sous une grande prétention.

C’est là un malheur dont avoir fait un livre plus long que ceux des autres Russes, qui ont, à ce qu’il paraît, l’haleine courte, ne console pas. Ce livre a été publié en deux parties et à deux époques, mais la première est la plus curieuse, car le satirique, dans cette première partie, l’est sans esprit de retour ; il brûle son vaisseau, et, dans la seconde, il fait l’effet d’arranger les planches d’une barquette pour s’en revenir ! Oh ! s’il n’était pas mort, il serait revenu !

Au lieu de s’abattre de haut et de gauler fort et ferme sur tout ce qui fait que la Russie est la Russie, Gogol, dans la seconde partie des Ames mortes, rabat sa manche, pédantise, devient utilitaire, et le satirique disparaît derrière l’utopiste. L’auteur devient effroyablement ennuyeux. Jusque-là il n’avait été qu’insupportable.

Insupportable, nous l’avons dit déjà, par le sujet et la manière ; insupportable par la monotonie de son trait, qui est toujours le même ; insupportable par la vulgarité de son observation, qui ne s’élève jamais, quoiqu’il ait essayé, dans la seconde partie des Ames mortes, de peindre des gens qui ne sont pas simplement des radoteurs ou des imbéciles ; insupportable enfin par sa description de la nature, qui nous reposerait du moins de cette indigne société de crétins nuancés dans laquelle il nous fait vivre, et qu’il nous peint toujours à l’aide du même procédé : la comparaison de l’objet naturel avec le premier engin de civilisation venu. Par exemple : « L’étang était couvert de végétations épaisses qui jouaient le tapis de billard… Le jour n’était ni clair ni sombre, mais d’un gris déterminé rappelant la teinte générale de l’uniforme de soldats de garnison. » Et ainsi toujours, pendant les dix-neuf chants de ce poëme accablant d’idées communes, de sentiments communs, de situations communes, et qui prouverait, si Gogol peignait ressemblant et juste, que la Russie est toujours un colosse, — mais le colosse du Béotisme et de la Vulgarité !