Les Mémoires d’une femme de chambre
I
Il faut donc en parler malgré nous, de ce petit livre que le doux Jules Janin appelait, l’autre jour, bête et ennuyeux, et qui n’a pas moins son succès, je ne dirai pas comme s’il était spirituel, car ce n’est plus là une raison ! Quand il parut, il y a quelques mois, et qu’attiré par ce titre que je m’obstine à trouver très-piquant et plein de promesses, je lus cette platitude qui voulait avoir de la pointe, je me laissai aisément persuader qu’il ne fallait attacher sur chose de cet ordre la cocarde d’aucune critique. Puisque dans ce singulier monde de la publicité, c’est le bruit qui est tout, et non pas ce que le bruit signifie, il convenait de ne pas gratifier un livre pareil d’un bruit quelconque, même en disant ce qu’on en pensait, et je rengainai mon opinion… qui n’était pas un compliment. Je fis comme le bonhomme Fontenelle. J’avais une vérité désagréable dans la main, et je l’y gardai.
Mais à présent je vais la rouvrir ! Le succès du livre s’est fait sans moi. Le succès de bruit, entendons-nous bien ! qui est, du reste, le vrai succès pour la vanité, quand on n’a ni fierté, ni délicatesse ; et par cela seul me voilà obligé de parler. Les lecteurs de ce livre auraient le droit de me dire : « Pourquoi ne nous parlez-vous pas de ces Mémoires d’une femme de chambre dont on a tant parlé partout ?… »
Car c’est la vérité, on en a parlé ! La plus haute société n’a point dédaigné de lire ce livre bas… On a respiré avec avidité cette petite infection comme une cassolette, et on a trouvé que cela sentait presque bon… Ah ! les nez charmants qui ont trouvé cela doivent avoir de fiers polypes ! La société qui lit avec plaisir des productions de cette espèce a certainement quelque infirmité… Ce n’est plus, cela, simple affaire de littérature. C’est plus grave. C’est affaire de mœurs.
II
Les Mémoires d’une femme de chambre ne sont, en somme, qu’un pamphlet sous forme romanesque, — un pamphlet dans lequel on insulte deux à trois personnes, sous des noms inventés, à travers lesquels on voit les vrais noms. Pour l’auteur de ces tristes Mémoires, le but évident, le but pourpensé et réfléchi de son livre, c’est ce coup de Jarnac du pamphlet, mais le roman y est aussi. Il y est par dessus le marché. Il y est pour bien des raisons, mais surtout parce que cette forme du roman est un excellent mur d’exposition sur lequel on peut accrocher, pour qu’on les voie mieux, ses portraits. Seulement, le roman qui pouvait être, dans ces Mémoires, charmant ou puissant, selon le genre d’esprit de l’auteur, s’il avait pénétré tout ce qu’enferme l’idée de son titre, n’y est guère qu’abject et inepte, par une de ces combinaisons comme on en rencontre encore quelquefois… Oh ! mon Dieu, oui, encore quelquefois !
Les Mémoires d’une femme de chambre ! quel titre et quel thème, en effet, à développer sous ce titre heureux ! Le Diable boiteux de Lesage, les Mémoires du Diable de Frédéric Soulié, ce Shakespeare des portières, dans lesquels il y a tant de vie et de vérité pourtant, ne reposent, après tout, que sur les plus grossières inventions fantastiques ; mais les Mémoires d’une femme de chambre, qui sont aussi des Mémoires du Diable à leur façon, s’appuient sur une donnée humaine d’un tout autre intérêt et d’une toute autre réalité ! Satan, cette dernière ressource des gens damnés en littérature, n’a point à y paraître comme dans un conte allemand, et on n’y renverse pas le dessus des toits, comme on renverse, dans Le Diable boiteux, le couvercle d’une tabatière, pour voir ce qui se passe dessous !
Admettez qu’avec cette supériorité de donnée première, la femme de chambre des Mémoires en question fût un brin de fille… de génie, comme par exemple la Suzanne du Mariage de Figaro, quel ouvrage délicieux n’auriez-vous pas en perspective ! Quel livre pétillant, frétillant et émoustillant, pour les curiosités les plus froides et les plus rassises ! Malheureusement, il n’y a que ceux qui inventent des Suzannes qui puissent écrire leurs Mémoires, et il ne pleut pas des Beaumarchais ! Un jour, il est vrai, un seul jour de ce siècle, nous eûmes mieux que Beaumarchais, puisque nous eûmes Balzac. Mais le grand observeur, dont un pareil sujet chaussait admirablement les facultés incomparables, mais cette tête qui pensait à tout ne pensa point précisément à ces Mémoires d’une femme de chambre, qui auraient si bien trouvé la place d’un chef-d’œuvre de plus parmi les chefs-d’œuvre de La Comédie humaine, et il nous a laissé, à nous qui vivons après lui, l’occasion de bénéficier, si nous pouvons, de cette distraction de son génie.
Oui, les Mémoires d’une femme de chambre ! On peut se demander qui est capable d’écrire un livre comme celui-là dans l’état présent du personnel de la littérature ? Eugène Sue, qui avait des reins, Eugène Sue, ce portefaix littéraire, a manqué les Mémoires d’une institutrice, encore un titre plein de choses, un type et un sujet heureux ! Mais les Mémoires d’une femme de chambre, c’est-à-dire de la femelle de ce genre d’animal dont on a dit le mot resté proverbe : « Pour un valet de chambre, il n’y a pas de héros »
(et, vous le savez, la femelle de toutes les espèces est, en fait d’observation, de finesse et de tact, bien au-dessus de
tous les mâles de la terre, même dans cette espèce supérieure de messieurs les valets !) ; mais les Mémoires d’une femme de chambre, quel livre supérieur par le sujet à tous les autres ! Quel plus excellent cadre de mœurs, de comédie humaine ou sociale ! Quelle satire possible plus amusante ou plus cruelle ! Quelle auscultation des vices et des hypocrisies du temps plus profonde ! Et notez que ce serait là un livre tout à fait nouveau, tout à fait digne du dix-neuvième siècle et des progrès du dix-neuvième siècle, car avant le dix-neuvième siècle un pareil livre était impossible.
Il n’y a que dans un temps comme le nôtre, épris et raffolant d’égalité, qu’un livre intitulé : les Mémoires d’une femme de chambre pouvait promettre et donner les jouissances démocratiques les plus vives aux esprits qui sont friands de ce genre de jouissances… Il n’y avait que dans un pareil livre qu’on pouvait rabattre — joliment et bien ! — l’orgueil des maîtres, — la plus grande ennemie d’une femme quelconque étant naturellement sa femme de chambre, de cela seul qu’elle l’est.
III
Et de fait, ce n’était certainement pas au dix-septième siècle, ce n’était pas même au dix-huitième, que des Mémoires de femme de chambre — du moins de ceux-là que j’osais rêver, et qu’après le livre que voici j’ose espérer encore de mon temps — pouvaient jamais être écrits. Au dix-septième, et même au dix-huitième, on avait des serviteurs ignorants et fidèles, et fidèles peut-être parce qu’ils étaient ignorants. Je ne discuterai pas la question, pour ne pas être impertinent envers mon époque et ses lumières… On vivait alors sur les vieux reliefs de la société féodale, et il ne faut pas trop prendre au sérieux les valets de la comédie. La comédie, qui repose bien plus sur des conventions qu’on ne le croit, ne dit pas un mot de vrai avec ses valets et ses soubrettes, vieux types usés et recrépis par le génie de Molière, que les faiseurs de pièces de cette époque se sont passés de la main à la main.
Il fallait les révolutions et les progrès dont nous sommes témoins, et toutes sortes d’émancipations philanthropiques, pour que nous eussions le précieux avantage d’avoir chez nous des moralistes à nos gages et des observateurs passionnés, capables d’écrire, sur le papier pris dans nos tiroirs, leurs observations, en belle écriture américaine, avec plus ou moins d’orthographe. En fait de femmes de chambre qui pussent écrire des Mémoires, il n’y avait autrefois que des caméristes de haut parage, des femmes de chambre de maisons royales et des suivantes de princesses. Mme de Motteville, qui était à la bonne reine Anne, nous a laissé les siens. Mlle de Launay, qui était à Mme la duchesse du Maine, nous a légué un chef-d’œuvre de grâce modeste et résignée, le livre peut-être le plus naturel qui ait jamais été écrit. Enfin Mme d’Aulnoy, qui suivit Louise d’Orléans en Espagne, nous a esquissé au crayon noir sur papier rose une vue des mœurs et de la cour de ce pays, qui restera comme une peinture d’histoire, plus sinistre, je crois, que le plus sombre des Goya…
Plus tard, tout descendant et se rapetissant, on ne trouve plus, il est vrai, au dix-huitième siècle que l’insignifiante Mme de Haussez de chez la Pompadour. Mais la grande dame, ou du moins la femme comme il faut, était au fond de ces caméristes de princesses et même de marquises par la grâce de l’amour du Roi ! La femme de chambre véritable n’y était pas ; elle servait dans l’obscurité. Au dix-huitième siècle, on n’aperçoit encore, parmi messieurs les domestiques, que le laquais Rousseau derrière la chaise de ses maîtres, gravant dans sa mémoire, entre deux assiettes qu’il leur donne, des observations qu’il mettra plus tard dans ses Confessions. Mais Rousseau, le plus grand des génies gauches et empêtrés, n’a ni la grâce, ni le délié, ni le coup d’œil, ni l’observation intimement assassine que peut avoir une femme de chambre avec sa maîtresse. Il est épais, lourd et gourmé. Il a les yeux pleins du jaune de l’envie ; et d’ailleurs il est sensuel au point d’être toujours bêtement hors de lui à la vue du moindre corsage. Piètre observateur, pour toutes ces raisons, des mœurs de son temps, qu’il n’a point pénétrées, mais qui n’en joint pas moins le dix-huitième siècle au dix-neuvième, où des femmes de chambre pourront beaucoup mieux nous renseigner sur les mœurs de ce temps, à nous, que Rousseau sur les mœurs du sien, quand elles voudront s’en mêler.
IV
Et, tout d’abord, en lisant le titre que voici, je pensais que l’une d’elles s’en était mêlée. Ce qu’a fait dernièrement en Angleterre cette fille de compagnie, cette espèce de gouvernante anglaise chez un garçon, qui a tiré de sa situation même un livre poignant de vérité, une âpre peinture des mœurs anglaises, pourquoi une femme de chambre française ne le ferait-elle pas à son tour ? Ce serait peut-être un peu moins bien écrit au point de vue littéraire, mais pourquoi ne serait-ce pas aussi violent et aussi profond ?
Et si ce n’était pas une vraie femme de chambre (comme je le voudrais) qui eût écrit ces Mémoires, timbrés de sa qualité, de son impayable qualité, et qui, pour cela, semblaient nous promettre des révélations auxquelles le génie lui-même ne pourrait pas se substituer, je me disais que c’était au moins un esprit hardi, pénétrant, riche en expériences de tout genre, amères ou bouffonnes, consommé dans l’observation de la vie, cette étude qui nous mange le cœur, pour vouloir jouer ce difficile rôle de femme de chambre qui veut tout dire dans un livre, que ce livre soit, d’ailleurs, d’un moraliste de fonction, ou d’un romancier ! Je pensais au livre terrible de Swift sur les domestiques, et je me demandais si nous allions avoir affaire à un esprit de cette cruauté tigre, ou à un de ces esprits androgynes qui ont de la femme autant que de l’homme dans leur organisation intellectuelle. J’ai cité Beaumarchais ; je pensais aussi à Laclos, au monstre charmant des Liaisons dangereuses. L’homme assez souple pour écrire les lettres rouges de désir et sans orthographe de cette petite pensionnaire de seize ans qui s’appelle Cécile de Volanges pouvait peut-être écrire les Mémoires d’une femme de chambre et faire croire à leur réalité !
Mais l’auteur des Mémoires d’aujourd’hui n’était ni la femme de son titre, en supposant que ce ne fût pas une femme, ni même l’homme qu’il aurait fallu pour la remplacer. Elle ou lui n’était pas même capable d’une faute d’orthographe, la pauvre femme ou le pauvre homme ! Pas plus de pataquès que de génie. C’était un auteur qui voulait rester un auteur ! Tout le temps que je le lisais, cet auteur : Voilà, me disais-je, une femme de chambre qui parle comme tous les livres à couvertures jaunes que je connais, et Dieu sait, hélas ! si j’en connais ! Aussi n’ai-je été nullement surpris quand, arrivé à la dernière page de ces prétendus et impudents Mémoires, j’ai vu que la vraie femme de chambre, en supposant qu’elle existe, n’avait pas écrit et s’était contentée de donner ses notes à un littérateur, mâle ou femelle, qui en avait fait cette belle pièce de littérature !
Ce n’est que cela, en effet ! une forme qu’on a crue heureuse et qui vraiment l’était, mais à laquelle il fallait, de rigueur, joindre beaucoup de talent seulement pour la remplir, — un titre très-séduisant parce qu’il cachait une idée, — et une idée hardie, — sur laquelle on a malheureusement spéculé. Si ce livre des Mémoires d’une femme de chambre n’étincelait pas, n’éclatait pas de vérité, il n’était plus qu’une platitude, et c’est justement ce qu’il est ! Que ce soit Trissotin ou Bélise, l’être littéraire, auteur de ce livre, qui devrait être écrit par une fille d’action, brave sur le mot, mais qui ne le caresse pas, n’a pas montré que le petit bout de l’oreille. Il a attaché les deux siennes, dans toute leur longueur, au loup de velours noir qu’il a mis sur le visage de sa femme de chambre, pourtraite au frontispice de ce volume qui pue le faux ; et si on ne sait pas le sexe de ces deux oreilles, on en sait l’espèce, et cela suffit…
L’auteur, quel qu’il soit, n’a pas même de talent littéraire… Du moins n’en a-t-il pas montré. Il écrit en petites phrases saccadées qui ressemblent à l’expectoration fréquente d’un fumeur qui ne sait pas fumer. Il est affecté de la pituite du petit alinéa et il le crachotte. Son livre n’a pas même le genre d’esprit qui dit : « Je me moque de tout, pourvu que je place mes mots. »
Il n’a rien à placer. Il est inconsistant comme de l’écume. On dirait la mousse d’un faux vin de Champagne à trois francs, vendu chez l’épicier. Et maintenant que nous avons signalé le traquenard de son titre, nous n’ajouterions rien de plus sur le livre et sur son auteur, s’il n’y avait pas une question plus importante que l’auteur et son livre, et que ce livre impose à la Critique l’obligation de poser. Or cette question n’est point, comme on pourrait le croire, le pamphlet, l’ignoble pamphlet sous forme romanesque que j’ai laissé là, de dégoût, mais le roman lui-même, le genre de roman introduit en ces Mémoires, et qui n’est pas, il faut le dire, beaucoup plus propre que le pamphlet !
V
Ce genre de roman est, en effet, la déjection dernière de cette littérature de cabotins, de lorettes, de filles entretenues, dont M. Alexandre Dumas fils peut se regarder comme le père depuis sa Dame aux Camélias. La femme de chambre du Monsieur ou de la Madame de lettres anonyme, qui n’a ni la grâce, ni la griffe, ni la vanité féroce, ni la passion, ni l’astuce, ni le sang-froid de l’espèce de femme que l’un ou l’autre a cru singer, a fait quatre conditions, comme on dit dans le langage des domestiques, chez trois lorettes et chez une princesse russe, laquelle équivaut à une quatrième lorette, puisqu’elle est une princesse pire que les trois premières !
Elle n’a donc servi, disons le mot, que chez des coquines, et cette particularité seule ôte au livre toute nouveauté, toute profondeur et toute portée, rien n’étant plus connu et plus rabâché sur les théâtres, dans les livres et dans les journaux de ce temps, que l’existence de ces dames, qui n’a rien, du reste, de bien compliqué, puisque c’est toujours le même luxe extravagant et gâcheur, la même manière de tromper et de voler leurs hommes, la même abjection d’âme et de langage, le même mutisme de sens moral et d’autres sens, et enfin la même stupidité souveraine, que je ne reprocherais pas cependant à un observateur tout-puissant de peindre encore, s’il en tirait des effets nouveaux et des choses nouvelles !
Mais n’ajouter rien à ce que nous savons et nous refaire, en l’abaissant et en l’encanaillant chaque fois davantage, La Dame aux Camélias ou Le Demi-Monde, ou le quart de monde, et s’enfoncer dans des milieux encore plus immondes et qui ne sont plus des mondes du tout, je dis que ce n’est pas là seulement amour de l’immoralité, mais, en matière d’observation, manque de regard et radicale impuissance ! Je dis, à propos de ce livre dans lequel je m’attendais à trouver des percées à fond sur les mœurs générales de l’époque actuelle, faites par la plume plus ou moins enragée (oui, j’allais jusque-là ! sans peur) de la femme la mieux placée pour les connaître, je dis qu’il est temps d’en finir avec ce monde écœurant de drôlesses, qui a pris tant d’importance dans les préoccupations des écrivains du dix-neuvième siècle, qu’on dirait qu’en dehors des filles, il n’y a plus en France de mœurs à peindre et de sentiments à étudier.
Et d’autant que de pareils livres, — qui m’ennuient et me dégoûtent, moi, car je pense comme M. Jules Janin, et en fait de vices je voudrais vraiment qu’on m’en servit d’un peu moins bêtes, — n’ennuient pas et ne dégoûtent point la masse des lecteurs, comme le prouve le succès de bruit dont je me plaignais au commencement de ce chapitre. Certainement je vois bien deux raisons à ce bruit d’un livre manqué, comme ces Mémoires d’une femme de chambre : d’abord le pamphlet qui s’y est embusqué, et ensuite le genre même du roman qu’on a voulu écrire. Mais le roman y est tel qu’il pouvait se passer du pamphlet et n’en faire pas moins son petit tapage.
Commencé par des livres où le talent rayonnait encore, le mal de ces misérables romans, qu’on pourrait encore appeler la Photographie de la fille au dix-neuvième siècle, se continue par les livres mal faits et s’achève (comme ici) par les livres ineptes. Le sujet seul du livre suffit pour exciter la curiosité, et, le croira-t-on ? pour la satisfaire ! Eh bien ! ne craignons pas de l’affirmer, si la Critique, oubliant ses devoirs, n’intervient pas avec une cruauté salutaire et ne donne pas son coup de balai vengeur à cette dépravante littérature, non-seulement l’instinct littéraire, mais aussi l’instinct moral dans l’appréciation des œuvres de l’esprit, seront avant peu, tous les deux, entièrement perdus.