Œuvres inédites de F. de la Mennais (suite et fin.)
Publiées par M. A. Blaize.
I.
La Mennais en 1814 commence à donner son avis par lettres sur les choses publiques, et pour débuter, il trouve que tout va au plus mal. S’il n’avait jamais plus faussement pronostiqué, on ne saurait l’en blâmer. La première Restauration dans sa courte durée ne fit que fautes sur fautes. C’est pourtant du point de vue ecclésiastique exclusivement que La Mennais juge les affaires, et il est douteux que, si ses idées eussent été suivies, le régime politique d’alors s’en fût mieux trouvé : il n’eût excité qu’un peu plus d’animadversion et de colères. La Mennais se déclare contre ceux qu’il appelle « les jacobins ecclésiastiques », et par ce nom il désigne tous ceux qui participent plus ou moins au gallicanisme, et qui ne sont pas pour la doctrine absolue de l’infaillibilité. Il semble approuver complètement une brochure de M. de Bonald, de la Royauté en France, laquelle ne concluait à rien moins qu’au rétablissement de l’ancien régime autant que faire se pouvait :
« Point de Constitution écrite, point de Chambres, le rétablissement des Parlements tels qu’ils existaient autrefois, sans quoi la France tombera rapidement au dernier degré de la faiblesse et du malheur et sera, avant un siècle, le théâtre d’une nouvelle révolution, semblable à la révolution d’Angleterre de 1688. La prophétie est claire, Dieu nous préserve de l’accomplissement ! »
La Mennais, il est vrai, paraît se prononcer dès lors ouvertement pour la liberté de la presse, et il raille d’une manière fort piquante les projets élaborés par l’abbé de Montesquiou. Sa lettre à ce sujet, écrite à la date du 7 juillet 1814 et qui commence par ces mots :
« Je viens de lire le projet de loi napoléonienne… », est mémorable. Elle était déjà en grande partie connue, et par moi-même ; lorsqu’en 1832, il n’y a pas moins de trente-six ans, j’écrivis pour la première fois un morceau développé sur M. de La Mennais, son frère l’abbé Jean voulut bien me faire remettre des notes pour me donner les moyens de n’être pas trop inexact, et il m’envoya précisément copie de cette lettre qui porte un cachet d’absolu libéralisme112. C’était en effet avec quelques anneaux ainsi choisis à distance, et en omettant bien des intermédiaires, que l’on pouvait parvenir, moyennant un peu de bonne volonté, à établir une espèce de chaîne continue dans la doctrine déjà si disparate et à travers la carrière déjà si accidentée de M. de La Mennais ; mais depuis lors la chaîne s’est rompue à trop d’endroits pour qu’on essaye, par aucun artifice, d’en ressouder les fragments et d’en rejoindre les bouts. Je rappellerai seulement deux ou trois traits de cette lettre :
« N’as-tu pas admiré, dans le discours de M. de Montesquiou, comme quoi les Français ont trop d’esprit pour avoir besoin de dire ce qu’ils pensent ? Quelle ineptie et quelle impudence !…
« Heureux celui qui vit de ses revenus, qui n’éprouve d’autre besoin que celui de digérer et de dormir, et savoure toute vérité dans le pâté de Reims, que nul n’oserait censurer en sa présence ! J’ai bien peur que l’heureuse révolution ne se borne à l’échange d’un despotisme fort contre un despotisme faible. Si mes craintes se réalisent, mon parti est pris, et je quitte la France en secouant la poussière de mes pieds. »
Dès l’entrée du jeu, il est près de perdre patience, et l’on n’est pas à la fin du premier acte qu’il menace déjà de sortir. Il y a d’ailleurs de jolis passages et qui ne sont pas sans gaieté. La Mennais, au milieu de ses humeurs noires, avait ainsi tout à coup des accès et comme des quintes113 de gaieté ; après quoi il rentrait dans les tons sombres :
« (6 juillet 1814)… Ces bons Parisiens sont plaisants à voir dans le frisson de cette fièvre de peur qui semble leur être naturelle et dont ils ne guériront pas plus que moi de ma fièvre nerveuse. Si jamais j’en ai le temps, je ferai en leur faveur un livre sur l’importance des opinions délicates 114, ce qui sera un très-beau sujet et très-divertissant, pour peu qu’il soit traité délicatement. »
Il raille agréablement le Conseil ecclésiastique, car ce sont encore les gens de sa robe qu’il épargne le moins :
« Selon ce que j’entends dire, il n’y a pas un homme de tête dans le Conseil ecclésiastique, pas un homme solidement instruit. Ils se tourmentent pour faire quelque chose, et ne sauraient en venir à bout. Ce sont des chevaux suspendus qui galopent en l’air sans avancer. L’abbé Brelucque et l’abbé Perrot ne partagent point, etc. »
Et il entre dans le détail des personnes, tout prompt d’ailleurs, selon sa coutume, à tirer des conclusions excessives : « Quiconque voudra faire interdire le genre humain, ne manquera pas de témoins qui déposeront de sa démence. » Et c’est l’homme qui tout à l’heure va soutenir théoriquement dans un gros livre la doctrine du sens commun universel ! Mais avec ces esprits emportés et mobiles, qui sont toujours à l’extrémité de leur expression ou de leur pensée, rien ne nous étonne ; on n’en est jamais à une contradiction près. Il porte sur les Jésuites un jugement qui est l’exact contre-pied de tout ce qu’il dira plus tard contre eux dans les Affaires de Rome et ailleurs :
« (23 juillet 1814)… J’ai dîné avec cinq Pères de la Foi, qui vont faire leur noviciat à la Visitation. Il n’y a que les Jésuites qui puissent renouveler la religion en France. Le roi le sait, dit-on ; mais le roi est faible. Il vaut encore mieux cependant que ce qui l’entoure. »
Il a conscience dès lors de son incompatibilité, s’il fonde quelque chose, et du rôle qu’il doit tenir et qui ne peut être celui d’auxiliaire et de second :
« Si nous faisons un ouvrage périodique, je suis convaincu qu’il faut que nous en soyons absolument les maîtres, et par conséquent les seuls rédacteurs. »
On voit donc qu’avec des idées toutes contraires il a déjà le même caractère qu’il conservera jusqu’à la fin : c’est qu’on peut changer ses opinions et les retourner du tout au tout, on ne change pas son caractère.
Il flotte de projets en projets : tantôt il voudrait attirer son frère à Paris pour y fonder en commun avec lui quelque journal ou revue ; tantôt il rêve de se retirer avec lui à La Chesnaie, et là de se livrer uniquement à la composition d’une Histoire ecclésiastique dont il a le plan en tête, « ouvrage de toute une vie » ; tantôt il n’ambitionne que de finir un autre ouvrage projeté ou même commencé, l’Esprit du Christianisme :
« Ce serait un bel ouvrage, écrit-il de Paris (5 novembre 1814). Ce que j’aimerais mieux encore pourtant, ce serait de me retirer dans un monastère. On les rétablit à Rome, et ces asiles semblent faits pour moi. Je suis las du monde et de la vie ; plus je vais, plus je m’en dégoûte. Je n’aurai de paix que quand je pourrai dire : Aufugi fugiens, et mansi in solitudine. »
En attendant qu’il réalise son rêve de solitude, il est tellement violent et injurieux pour le clergé de son temps, qu’on ne saurait le citer avec convenance. Il voit partout autour de lui une race dégradée, des têtes en délire. Son monstrum horrendum continue d’être l’Université. Sa misanthropie est absolue, ses jugements hors de mesure. Il est vrai que son livre de la Tradition, qui vient de paraître, ne trouve pas d’acheteurs :
« (Paris, 22 octobre 1814)… Il n’y a qu’une voix sur la Tradition ; tout le monde loue et personne n’achète. Je ne crois pas que Girard en ait vendu 180 exemplaires. Le temps approche où il faudra fonder un nouvel Ordre de Frères ignorantins pour enseigner aux prêtres, voire aux évêques, leur Credo. Je ne me mettrai pas de cet Ordre-là, j’aurais affaire à de trop dures têtes. »
« (19 février 1815)… Je n’ai courage à rien, le siècle est trop sot. Et puis une nouvelle culbute me paraît tellement inévitable, qu’il me paraît plus prudent de faire son paquet que de faire des livres. »
Il était retourné à La Chesnaie au moment où il parlait ainsi, et il ne faisait pas plus grâce aux gens du pays qu’à ceux de Paris :
« Je n’ai encore vu, Dieu merci, personne, si ce n’est un lièvre pour qui j’ai conservé beaucoup d’estime, car il s’en alla dès qu’il m’aperçut, sans chercher à entrer en conversation. C’est peut-être la plus raisonnable bête de tout le pays. »
Puis, sautant d’une idée à l’autre :
« La tranquillité dont on jouit ici est l’image la plus ressemblante du bonheur : on voit qu’elle est de la famille. L’âme s’endort au milieu de ces bois tristes, sombres et silencieux. Elle jouit de son inaction, comme le corps jouit du sommeil. Il y a bien du plaisir à penser qu’on ne pense point. Si pourtant, je pense à toi (il écrit à l’abbé Jean), et bien souvent, et bien tendrement. »
Il est juste dans tout cela de faire la part de la boutade, quand on écrit librement et à bride abattue. — Il ne prédisait pas si mal en un sens : la première Restauration avait accumulé en peu d’espace trop de sottises pour durer. Le 20 mars éclata. La Mennais, qui est l’homme des brusques résolutions, dont la tête se monte vite (et elle se monterait à moins), qui se voit déjà en idée enveloppé et compris dans la catastrophe, écrit de Saint-Malo à son frère, le 1er avril 1815 :
« Je t’annonce, mon cher Jean, une nouvelle qui te surprendra peut-être ; lorsque tu recevras cette lettre, je serai parti pour les colonies. Il m’a semblé que, dans les circonstances présentes, l’auteur de la Tradition ne pouvait sagement demeurer en France. Comme j’ignore combien de temps durera mon absence, j’ai pris le parti de vendre à Ange115 tout ce que je possède, afin d’emporter de quoi vivre. J’ai mieux aimé lui vendre qu’à un autre, afin que mon bien ne sortît pas de la famille. Je serai obligé de passer par l’Angleterre, n’y ayant point ici de navire prêt à partir pour nos colonies… »
La Mennais se croyait assurément plus compromis par son livre de la Tradition qu’il ne l’était. Dans sa soif anticipée de persécution et de martyre, il s’exagérait l’attention dont il était l’objet. S’il était resté à La Chesnaie, personne ne lui en eût rien dit : Fouché avait pour lors d’autre gibier en tête. Quoi qu’il en soit, en quittant la France, La Mennais ne partit point pour les colonies et se contenta de passer les Cent-Jours à Londres. Il y connut un vénérable prêtre breton, autrefois déporté, qui y avait passé les longues années de l’émigration à faire le bien, à fonder des établissements utiles, et qui, rentré en France seulement en 1814, venait, sous le coup du 20 mars, de repartir lui-même pour l’exil. Dans les dispositions morales où était La Mennais quand il aborda l’abbé Carron116, on s’explique comment ce digne prêtre prit tant d’influence sur lui pendant ces années et véritablement le gouverna. Nous assistons à une crise nouvelle, une des plus mémorables qui se puissent passer dans une âme de cette volée et de cette puissance. Qu’on veuille se bien représenter en effet l’état orageux de cette âme, de cette imagination de La Mennais, en cette année enflammée de 1815, et à quels assauts contraires il était en proie. La France lui apparaissait comme un gouffre, « comme un épouvantable enfer » ; il y échappe et arrive sur la terre étrangère sans ressources, cherchant à gagner le pain de chaque jour. C’est à ce moment qu’un homme simple, un saint homme, tout de bien et de pratique, un confesseur à la Vincent de Paul, se rencontre sur son chemin. Comment n’y verrait-il pas le doigt de la Providence ? Il s’attache à lui et se donne sans réserve comme un fils à un père. Toutes les vertus que possède l’abbé Carron ravissent son cœur, et les qualités même qu’il n’a pas, ses limites du côté des idées du siècle et dans l’ordre de l’intelligence philosophique, lui semblent une vertu de plus, un signe de perfection et d’avancement dans la ligne évangélique.
Les Cent-Jours sont terminés, et La Mennais est encore à Londres, où l’abbé Carron se trouve retenu. Les lettres qu’il recommence à écrire nous le peignent au naturel dans l’abattement profond auquel il cédait d’habitude, et d’où il ne sortait que par élans, par les prévisions ardemment lugubres de ses pensées :
« Si je n’écoutais que mon goût, écrivait-il de Londres (5 août 4815), il me conduirait dans nos bois recto itinere. C’est toujours là qu’après ses longues et fatigantes courses mon imagination vient se reposer. Mais que la volonté de Dieu se fasse ! Peu importe après tout comment se passe le peu qui me reste de vie. Je crains qu’on ne se trompe beaucoup sur l’utilité dont je puis être : je suis propre à bien peu de chose, si à quelque chose. Mon âme est usée, je le sens tous les jours. Je me cherche et ne me trouve plus117. Mais encore une fois, qu’importe ? je ne m’oppose à rien, je consens à tout : qu’on fasse du cadavre ce qu’on voudra. »
Voilà pour l’abattement. On ne saurait de termes plus expressifs. Il est comme un cadavre, — comme le bâton dans la main du vieillard. Et quant à ses perspectives sur le sort de la France et sur l’avenir qui lui est réservé, il faut les lire longuement développées dans une lettre du 10 août ; et bien qu’il y eut alors trop de sujets d’être sombre, il faut se dire aussi qu’à quelques instants de sa vie qu’on le prenne, de semblables tableaux, justifiés ou non, l’assiégèrent toujours : il ne voyait chaque lendemain qu’à la lueur d’une torche funèbre, et sa forte logique elle-même se mettait tout entière, pour les corroborer, au service de ses visions d’épouvante :
« A quels temps, grand Dieu, nous étions réservés ! Et l’horizon s’obscurcit tous les jours ; je ne prévois que calamités, révolutions et guerres interminables. L’infâme conduite des Alliés n’est pas propre à ranimer l’espérance de tout homme qui voit un peu au-delà du moment actuel ; ils travaillent comme de concert à détrôner le monarque qu’ils nous ont rapporté sur leurs sanglantes baïonnettes. Cet homme (Louis XVIII) désormais ne peut plus être vu de la nation que comme l’instrument ou le prétexte de sa honte et de ses malheurs. L’acte de son établissement a été signé avec le sang français, à la lueur de nos villes et de nos hameaux incendiés. Une armée étrangère peut seule le maintenir sur le trône ; et si cette année reste en France, si le pillage régulièrement organisé continue, en un mot si l’on nous traite comme Buonaparte a traité l’Espagne, nous n’avons non plus qu’un exemple à suivre, celui des Espagnols ; car il n’y a point de maux pour un peuple qui ne soient préférables à la perte de l’honneur et de l’indépendance. En supposant même que rien de tout cela n’arrive, que les ennemis se retirent, que la tranquillité intérieure se rétablisse et que le pouvoir se raffermisse, entre les faibles mains où on l’a replacé, que pouvons-nous raisonnablement attendre d’une administration effarée, incertaine, enivrée de tous les principes qui tourmentent la société depuis vingt-cinq ans ; d’un chef bon, mais aveuglé au point de méconnaître également, et les hommes et les choses, et de placer sa personne sous la protection du poignard des assassins, et l’État sous la sauvegarde des institutions auxquelles la France a été redevable, pour tout bienfait, du règne de la terreur et de celui de Napoléon ? Certes, il ne faut être ni prophète, ni fils de prophète, pour prévoir ce qui doit résulter d’un si inconcevable délire. Et qui ne serait effrayé de ces fureurs démagogiques qui semblent avoir saisi soudain une partie de la nation, hommes, femmes, enfants, frénétiques adorateurs de leur épouvantable et risible souveraineté ? Pour moi, de quelque côté que je jette les yeux, je n’aperçois que des sujets de trembler, de gémir et de frémir. Le genre humain tout entier marche à grands pas vers sa destruction ; il est dans le travail de l’agonie, et, comme un malheureux blessé à mort, il se débat et se roule dans son propre sang. »
Qu’il y ait quelques amères vérités mêlées et broyées dans cette peinture apocalyptique, on ne le saurait nier ; mais comment faire le départ du vrai et du chimérique ? Il signalait alors (on vient de voir en quels termes), il dénonçait en prophète de malédiction et de malheur la démocratie, celle-là même dont il devait être plus tard le prophète enthousiaste et toujours funèbre, toujours de malheur et de malédiction, mais à l’inverse. Comment, par un retour de réflexion en arrière, ne lui arriva-t-il jamais de se dire que si la société et l’époque lui avaient paru si gâtées et si mauvaises, contemplées d’un premier point de vue, celui du catholicisme et de l’autorité, elles ne pouvaient être également mauvaises et gâtées au même degré, envisagées et reprises du point de vue opposé, celui du libre examen individuel et de la démocratie ? car enfin c’était le succès et le triomphe menaçant de l’un des deux systèmes qui faisait le désespoir et la désolation de l’autre ; entre les deux désespoirs, il fallait opter. Lui, il n’opta qu’en maudissant toujours et en se bornant à retourner l’imprécation.
« Nous sommes dans un siècle qui lasse le mépris. » Après avoir dit et redit ce mot sur tous les tons pendant près de vingt ans à ses adversaires de gauche, il le répéta sur tous les tons pendant vingt autres années à ses anciens auditeurs de droite, devenus à leur tour ses adversaires. Il faisait oratoirement comme on fait en mathématiques : la formule restant la même, il avait simplement renversé le signe ; il n’y avait de changé que la direction.
Mais l’on conçoit que dans cette extrémité d’opinion, d’anxiété et de fièvre, au premier pas de son noviciat et s’ignorant lui-même, il se soit attaché en 1815 à un homme de Dieu, à un esprit de saint qui se rencontra sur sa route ; il écrivait à la même date (10 août 1815) :
« J’ignore encore entièrement ce que je ferai. Mille raisons les plus fortes m’attachent à M. Carron. Il m’aime comme un fils, je l’aime comme un père, comme un ami, comme l’instrument des desseins de Dieu sur moi. Mon sort désormais est lié au sien ; je ne l’abandonnerai jamais, à moins que lui-même ne me montre loin de lui le lieu où Dieu m’appelle… »
Dès ce moment la pensée d’entrer plus avant dans les ordres et d’être prêtre, cette pensée qui, depuis 1809, le tenait en échec et en effroi, lui est revenue et s’est fortifiée en lui. Et comme en tout ceci il ne s’agit de donner tort à personne (ce qui serait puéril), mais seulement d’étudier à fond la situation morale d’une âme, je produirai la suite des passages qui ne laissent rien à désirer et qui sont comme la confession de La Mennais sur ce point capital et décisif de sa carrière. Il écrivait donc de Londres le 27 août 1815 à l’abbé Jean, qui, de son côté, venait en aide à l’abbé Carron et qui poussait dans le même sens :
« Tu m’écrivais, mon cher ami, la veille du jour où tu as offert pour moi le saint sacrifice, et j’ai reçu la lettre la veille du jour qui a terminé ma retraite. Me voici donc maintenant, grâce à mon bon et tendre père (l’abbé Carron), irrévocablement décidé. Jamais je ne serais sorti de moi-même de mes éternelles irrésolutions ; mais Dieu m’avait préparé en ce pays le secours dont j’avais besoin ; sa Providence, par un enchaînement de grâces admirable, m’a conduit au terme où elle m’attendait ; pleine d’amour pour un enfant rebelle, pour le plus indigne des pécheurs, elle m’arrache à ma patrie, à ma famille, à mes amis, à ce fantôme de repos que je m’épuisais à poursuivre, et m’amène aux pieds de son ministre pour y confesser mes égarements et m’y déclarer ses volontés. Gloire à Dieu, gloire à son ineffable tendresse, à son incompréhensible bonté, à cet amour adorable qui, entre toutes ses créatures, lui fait choisir la plus indigne pour en faire un ministre de son Église, pour l’associer au sacerdoce de son Fils ! Mais honte, confusion, humiliation profonde, au misérable qui si longtemps a fui devant son divin maître, et avec une si horrible obstination s’est refusé au bonheur de le servir ! Hélas ! en ce moment même, je ne le sens que trop, si ma volonté tout entière n’était pas entre les mains de mon père bien-aimé, si ses conseils ne me soutenaient pas, si je n’étais pas complètement résolu à obéir sans hésiter à ses ordres salutaires, oui, en ce moment même je retomberais dans mes premières incertitudes et dans l’abîme sans fond d’où sa main charitable m’a retiré. Combien cependant n’est-il pas pressant que je répare tant d’années perdues, et plus que perdues, puisqu’elles ont été remplies des plus horribles offenses contre ce même Dieu qui m’appelle à lui avec une si touchante bonté !… »
En même temps qu’il est décidé à entrer dans le sacerdoce, il ne tient à rien qu’il ne fasse un pas de plus et qu’il n’entre aussi dans la Compagnie de Jésus. Cela paraît dépendre encore, à cette date, du seul abbé Carron :
« Mon père (toujours M. Carron) n’ose déclarer encore si je suis appelé à servir l’Église dans le clergé séculier ou régulier, c’est-à-dire dans la Compagnie de Jésus ; mais il pense que, quoi qu’il en soit de cette vocation, je dois me hâter de marcher vers le sacerdoce et de m’approcher de l’autel d’où mes péchés me repoussent, mais où l’incomparable miséricorde du Seigneur m’ordonne de monter. Cet excellent père consent à être mon guide ; il me permet de ne le point quitter… »
On ne peut se dissimuler, en lisant ces lettres de La Mennais, que son absolue déférence et sa tendresse pour l’homme à qui il s’est donné ne soient pour beaucoup dans sa volonté suprême :
« (Londres, 12 septembre 1815)… Il m’est impossible de peindre sa tendresse et ses bontés pour moi. Sans lui je n’eusse jamais pris le parti auquel il m’a déterminé ; trop de penchants m’entraînaient dans une autre route. Aujourd’hui même je ne saurais penser à la vie tranquille et solitaire des champs, à nos livres, à la Chesnaie, au charme répandu sur tous ces objets, auxquels se rattachent tous mes désirs et toutes mes idées de bonheur ici-bas, sans éprouver un serrement de cœur inexprimable, et quelque chose de ce sentiment qui faisait dire à ce roi dépossédé : Siccine separat amara mors ! »
Mais l’abbé Carron, avec cette ténacité de direction que les plus doux ont souvent à l’égal des plus sévères, le serrait de près et ne lui laissait ni répit ni trêve ; il écrivait à leur ami commun, M. Bruté, le 28 octobre 1815 :
« Reposez-vous sur mon cœur et bien spécialement sur ma conscience du sort de ce bien-aimé Féli ; il ne m’échappera point, l’Église aura ce qui lui appartient. »
L’influence personnelle de l’abbé Carron sur La Mennais était trés-secondée et favorisée à ce moment par les circonstances. Les événements politiques ouvraient un vaste champ aux imaginations religieuses et mystiques. Si l’on a remarqué avec raison que les grandes crises révolutionnaires et les tempêtes politiques ont pour effet de ramener en foule les naufragés et les vaincus au pied des autels, cela n’est pas moins vrai des intelligences supérieures que l’imagination ou que la sensibilité domine, et qui sont tentées dans ces terribles catastrophes de voir et de discerner comme deux plans et deux sphères, l’inférieure où les lutteurs humains se combattent, la supérieure qui en est comme la transfiguration et où se déroulent dans leur harmonie les causes providentielles. La Mennais était au plus haut degré sous cette impression, qui était également celle de Joseph de Maistre, et il écrivait de Londres le 12 septembre 1815 :
« Selon toutes les vraisemblances humaines, notre pauvre patrie, déjà si malheureuse, est à la veille de plus grandes calamités encore. Personne ne sait comment ceci finira. La main de Dieu est sur l’Europe. La verge qui nous châtie en ce moment sera brisée à son tour. On ne peut que plaindre le roi, qui marche à grands pas vers sa ruine. Il est un des plus étonnants et des plus lamentables exemples d’aveuglement qui aient encore effrayé la terre. Pour juger des événements, il faut aujourd’hui recourir à d’autres règles, à d’autres principes que ceux d’une politique mondaine. Tout est surnaturel dans ce que nous voyons, et les maux comme les remèdes dérivent immédiatement d’un ordre supérieur de causes, aussi élevé qu’impénétrable à la vue de l’homme, dont la sagesse ne fut jamais mieux convaincue de folie. »
N’allez pas, à un homme qui prophétise de la sorte, venir parler avec quelque estime de la politique pratique qu’essayèrent en ces années, — qu’essayeront bientôt des ministres patriotiques et sages, les Richelieu, les De Serre, les Decazes, les Gouvion Saint-Cyr, les Dessolle ; allons donc ! il vous rirait au nez avec pitié et n’aurait pas assez de mépris pour de tels empiriques qui s’avisaient d’examiner et de panser une à une, pour les guérir, les plaies de la France.
Mais en même temps (car les extrêmes s’appellent et se touchent), pour échapper aux épouvantes infinies de ses propres conjectures, il se rangeait d’autant plus comme un humble enfant et en véritable aveugle sous la houlette du saint homme auquel il s’était abandonné. Toutes les fois qu’il parle de M. Carron durant cette veine d’alors, on sent qu’il est véritablement sous le charme :
« (Londres, 9 octobre 1815)… Je ne puis t’exprimer avec quelle tendresse j’aime cet excellent père, qui a bien été pour moi l’instrument des miséricordes de Dieu. Sans lui, je me serais perdu vraisemblablement. Je désire aussi infiniment que tu connaisses ses bonnes et aimables dames118. Tout ce qui approche de M. Carron, excepté moi, lui ressemble plus ou moins. Il semble que sa piété, ses vertus, son âme tout entière, se communiquent à tout ce qui l’entoure : c’est un ange sur la terre… »
C’est seulement quand l’abbé Carron se décide à revenir en France que M. de La Mennais y rentre lui-même. C’est à ce moment aussi, dans les derniers mois de 1815 et les premiers de 1816, qu’il a fixé l’accomplissement de son sacrifice. Il écrit de Londres à son frère, le 19 octobre 1815 :
« … Il paraît certain que nous serons à Paris vers la mi-novembre. Écris-moi donc pour cette époque chez M. Carron, rue Saint-Jacques, carrefour (lisez cul-de-sac) des Feuillantines. Je serais bien aise aussi que tu m’envoyasses par roulier à la même adresse quelques couvertures, draps de lit, … etc. Envoie-moi aussi par la même occasion mes vieilles soutanes, si elles existent encore, mes surplis et l’aube qu’on avait faite pour moi. Je désirerais vivement que tu pusses venir à Paris vers le même temps ; marque-moi si tu penses que cela soit possible. En me décidant, ou plutôt en me laissant décider pour le parti qu’on m’a conseillé de prendre, je ne suis assurément ni ma volonté, ni mon inclination : je crois, au contraire, que rien au monde n’y saurait être plus opposé ; mais je m’attends dans l’avenir à bien d’autres contradictions. Demande à Dieu pour moi la grâce de supporter la vie elle me devient tous les jours plus à charge. »
Il ne se dissimule pas un des périls les plus grands auxquels il sera soumis, la tentation d’écrire. M. Carron sent combien il serait essentiel, une fois en France, d’avoir à soi un bon journal religieux : il pense naturellement à La Mennais pour rédacteur. C’est bien là au fond la vocation et le vœu de l’ardent disciple ; mais l’écrivain entraîné ne nuirait-il pas au chrétien intérieur et pratique ? Il n’est pas sans se le demander et, en homme qui se connaît, sans se faire la réponse :
« Si je me chargeais d’une semblable tâche, je ne pourrais guère m’occuper d’autre chose, et demeurerais par conséquent exposé à tous les dangers qui accompagnent l’état d’homme de lettres, et que M. Carron, d’accord en cela avec le Père Berthier, juge très-grands. De plus, j’ai toute sorte de répugnance pour recommencer à écrire. Rien ne nourrit davantage l’amour-propre, quelque peu de talent qu’on ait, et quelque peu de cas qu’on fasse de cette sottise qu’on nomme réputation. Les œuvres d’une charité active seraient bien plus de mon goût ; et si je suis sûr de quelque chose, c’est certainement de l’impossibilité qu’il y aurait pour moi de m’occuper simultanément de deux objets si différents. »
Enfin il est à Paris, et il se décide à faire le grand pas :
« (A l’abbé Jean, 24 novembre 1815)… M. Carron a une singulière confiance en ton avis. Si donc, tu ne décides pas le contraire, je resterai près de lui, au lieu d’aller à Saint-Sulpice ; nous le désirons tous deux. Je prendrai le sous-diaconat à Noël, et ferai ma retraite au séminaire. Voilà nos arrangements jusqu’ici. Pour les études, Tesseyre (un sulpicien distingué de leurs amis) ne m’a pas conseillé des lectures aussi étendues. Décidez, messieurs. »
À sa sœur, Mme Ange Blaize, il écrit à la veille de la retraite pour l’ordination, et toujours dans le même sens d’une soumission passive :
« (Paris, 14 décembre 1815)… Ce n’est sûrement pas mon goût que j’ai écouté en me décidant à reprendre l’état ecclésiastique119, mais enfin il faut tâcher de mettre à profit pour le Ciel cette vie si courte. Ce qu’on donne à Dieu est bien peu de chose, rien du tout, et la récompense est infinie. C’est samedi que commence la retraite ; elle dure huit jours. Je la ferai à Saint-Sulpice, d’où je viendrai rejoindre l’excellent M. Carron. J’ai toujours l’espoir de vous aller revoir au printemps… »
Une lettre toute d’onction de l’abbé Carron à l’abbé Jean, à ce moment, met au grand jour l’âme suavement bénigne et tendre de cet excellent homme :
« (12 décembre 1815)… Je ne vous parlerai, cher ami, de mon bien-aimé fils Féli que les larmes aux yeux : je ne suis point un Paul, et pourtant j’ai dans le même personnage un second Tite, un autre Timothée. Ah ! si vous saviez combien je l’aime ! Il ne vous l’a pas dit, c’est mon secret, et il n’est pas, avec toute sa pénétration, capable de me deviner en entier. Le voilà qui entre dans ma chambre… ; il a, suivant vos sages avis, commencé son petit cours d’études. Je pense en tout comme vous et avec vous ; notre maison est une espèce de séminaire, où les pieux exercices se renouvellent chaque jour. Le cher fils a la plus frêle constitution, il a tant souffert sur la mer ! Écoutez-moi, je ne le perdrai pas de vue un instant, et nos respectables dames auront soin de sa délicate santé. »
Mais le ton change : la teinte va se rembrunir. On peut se fier à La Mennais pour que la sérénité et la joie en lui ou autour de lui ne soient pas de longue durée.
II.
Nous entrons dans la série des aveux pénibles dont le public n’avait eu jusqu’ici que l’indice et le soupçon, et qui, dans tous les cas, n’émanaient point de l’intéressé lui-même. Les textes irrécusables, les témoignages directs, longtemps tenus sous clef, sortent enfin et parlent assez haut.
La Mennais vient de recevoir le sous-diaconat ; il écrit le lendemain, 24 décembre (1815), à l’abbé Jean :
« Je revins hier de Saint-Sulpice, après avoir reçu le sous-diaconat. Celle démarche m’a prodigieusement coûté. Dieu veuille en tirer sa gloire ! C’est l’ancien évêque de Quimper, M. André, qui fit l’ordination… »
On le presse fort d’entrer dans la Compagnie de Jésus : il ne fit aucune objection. Il reçoit successivement le diaconat et la prêtrise. Il est ordonné prêtre à Vannes le 9 mars 1816. Le 8 juin suivant, l’abbé Jean écrivait à M. Bruté :
« Féli a été fait diacre à Saint-Brieuc dans la première semaine de carême, et il a été ordonné prêtre à Vannes quinze jours après. Il lui a singulièrement coûté pour prendre sa dernière résolution. M. Carron d’un côté, moi de l’autre, nous l’avons entraîné, mais sa pauvre âme est encore ébranlée de ce coup. »
Habemus confitentes… Il est évident, quand on suit l’ordre aujourd’hui si bien établi des faits et des pensées, que l’abbé Jean et M. Carron réunis et se donnant la main le lancèrent dans le sacerdoce. Tout le monde crut bien faire, personne n’est coupable, et l’on se trompa. Déjà le 25 juin, trois mois après, La Mennais, ne se contenant plus, écrivait à son frère la lettre suivante, qui est l’aveu le plus significatif et qui dit tout :
« Quoique M. Carron m’ait plusieurs fois recommandé de me taire sur mes sentiments, je crois pouvoir et devoir m’expliquer avec toi, une fois pour toutes. Je suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux. Qu’on raisonne là-dessus tant qu’on voudra, qu’on s’alambique l’esprit pour me prouver qu’il n’en est rien ou qu’il ne tient qu’à moi qu’il en soit autrement, il n’est pas fort difficile de croire qu’on ne réussira pas sans peine à me persuader un fait personnel contre l’évidence de ce que je sens. Toutes les consolations que je puis recevoir se bornent donc au conseil banal de faire de nécessité vertu. Or, sans fatiguer inutilement l’esprit d’autrui, il me semble que chacun peut aisément trouver dans le sien des choses si neuves. Quant aux avis qu’on y pourrait ajouter, l’expérience que j’en ai a tellement rétréci ma confiance, qu’à moins d’être contraint d’en demander, je suis bien résolu à ne jamais procurer à personne l’embarras de m’en donner ; et j’en dis autant des exhortations. Ainsi, par exemple, rien au monde qu’un ordre formel ne me décidera jamais à aller demeurer chez M. de Janson120. Où que je sois à l’avenir, je serai chez moi, ce chez moi fût-il un grenier. Je n’aspire qu’à l’oubli dans tous les sens, et plût à Dieu que je pusse m’oublier moi-même ! La seule manière de me servir véritablement est de ne s’occuper de moi en aucune façon. Je ne tracasse personne ; qu’on me laisse en repos de mon côté : ce n’est pas trop exiger, je pense. Il suit de tout cela, qu’il n’y a point de correspondance qui ne me soit à charge. Écrire m’ennuie mortellement, et de tout ce qu’on peut me marquer, rien ne m’intéresse. Le mieux est donc, de part et d’autre, de s’en tenir au strict nécessaire en fait de lettres. J’ai trente-quatre ans écoulés ; j’ai vu la vie sous tous ses aspects, et ne saurais dorénavant être la dupe des illusions dont on essayerait de me bercer encore. Je n’entends faire de reproches à qui que ce soit : il y a des destins inévitables ; mais, si j’avais été moins confiant ou moins faible, ma position serait bien différente. Enfin elle est ce qu’elle est, et tout ce qui me reste à faire est de m’arranger de mon mieux, et, s’il se peut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne : heureux si je puis obtenir qu’on ne vienne point, sous mille prétextes fatigants, troubler mon sommeil !… »
Est-ce assez clair ? Se peut-il plus brusque et plus soudaine métamorphose, révolte plus rude et plus imprévue ? Que s’est-il passé dans cette âme ? Comment et par quel secret revirement l’enfant docile et soumis d’hier est-il redevenu subitement l’esprit amer et mâle, le Breton farouche et indompté, l’homme entier et naturel ? Ample sujet de méditation pour le biographe moraliste.
Et, quelques jours après, dans une lettre du 9 juillet, il réitère et confirme l’aveu, même en l’adoucissant :
« On m’a fait entendre, et, je crois, avec raison, que ma dernière lettre était trop vive. Je ne peux pas en désavouer le fond, parce qu’il ne me paraît que trop vrai, et que l’on ne peut guère s’abuser sur ce qu’on sent ; mais j’aurais dû m’efforcer de mettre plus de mesure dans l’expression. Quoi qu’il en soit, le mieux, ce me semble, est d’éviter de part et d’autre de traiter à l’avenir un pareil sujet. Tout ce qui me le rappelle de près ou de loin me cause une émotion que je ne suis pas le maître de modérer. »
De telles lettres publiées deviennent des pièces biographiques ineffaçables ; une page comme celle du 25 juin représente la pierre angulaire de toute une vie. On est obligé de s’avouer qu’on ne connaissait pas l’homme à un certain degré de profondeur auparavant,
La misanthropie de La Mennais, à cette heure, déborde même sur le talent singulier, sur le talent par excellence qui lui a été accordé : il en a fait fi, que dis-je ? il l’a en horreur comme tout le reste :
« (A l’abbé Jean, 4 janvier 1847)… On me presse pour la quatrième fois d’écrire sur le Concordat. Peut-être m’y déciderai-je, quoiqu’avec répugnance… Je sens d’avance qu’enchaîné pour le choix des questions à traiter et pour la manière de les traiter, j’écrirai avec dégoût, mal par conséquent, et il est triste de s’ennuyer pour ennuyer les autres. C’est pourtant l’occupation des trois quarts des hommes. Je regarde que tous mes malheurs, de conséquence en conséquence, viennent de ce que mes parents, bien contre mon gré, m’ont forcé d’apprendre à écrire, et il n’y a pas de jour où je ne redise avec un sentiment profond ce mot d’un ancien : Utinam nescirem litteras !… »
Or, maintenant, si j’ouvre le petit livre ne M. le pasteur Peyrat, j’y trouve le passage suivant :
« Avec moi, M. de La Mennais ne se départait jamais de sa morale ascétique ni de son pseudo-christianisme incompatibles avec la société et l’univers (n’oublions pas que M. Peyrat pense et parle en ministre de la Religion réformée) ; mais il se relâchait, il s’abandonnait par moments avec Béranger. Il avouait qu’il n’était pas né pour la prêtrise, qu’il s’y était laissé inconsidérément entraîner par le vertueux abbé Carron ; qu’il lui fallait la vie laïque en plein vent et en plein soleil ; qu’il regrettait de n’être pas marié, de n’avoir pas une femme, des enfants ; mais que, pour se former une famille, il était déjà trop âgé lorsqu’il rompit avec le sacerdoce. »
Certes, La Mennais, en 1810, eût probablement frémi de s’entendre s’exprimer de la sorte ; mais l’aveu qui devait sortir plus tard de ses lèvres couvait déjà dans l’amertume cruelle et irrémédiable dont il se sentait abreuvé au fond de l’âme. Il le tint enseveli durant vingt ans (1816-1836) ; mais, dès 1816, il avait déjà proféré entre ses dents le mot qui éclatera un jour et qui sera le mot de la fin. Il y a dans la vie morale des grandes âmes ardentes de ces cris décisifs : il y a eu tel cri décisif dans la vie de Pascal ; il y a eu tel cri non moins décisif dans la vie de La Mennais, cri longtemps étouffé, mais nous venons de le surprendre.
Après cela il est à croire qu’il se trompait, même en se ravisant et en se créant en idée après coup une autre vie plus heureuse. Sa nature n’était pas de celles qui se guérissent par des conditions extérieures ; elle était trop marquée au fond et en elle-même d’un signe de désespoir, et ce désespoir le ressaisissait souvent sans cause : la bile noire reprenait le dessus. Plus libre, il aurait passé sa vie à chercher sa vocation sans la trouver davantage. Quelqu’un l’a dit : « Il a toujours été un malcontent et une sorte de fataliste. » Le vautour qu’il avait au foie ne le quittait pas et recommençait de temps en temps ses morsures. Lui-même le disait à Béranger dans l’épanchement de ses confidences : « Il y en a qui naissent avec une plaie au cœur. » À quoi le malin répondait : « En êtes-vous bien sûr ? Je crois plutôt que nous autres, qui venons au monde pour écrire, grands ou petits, philosophes ou chansonniers, nous naissons avec une écritoire dans la cervelle. »
Et Béranger en concluait qu’il ne s’agissait que de verser l’encre sur le papier pour dégager la cervelle elle-même. Mais la recette avec La Mennais était insuffisante : il versait du noir avec éclat dans ses pages, et il en gardait encore de reste dans son esprit. Il engendrait le désespoir et l’inquiétude ; son impatience lui faisait une vraie fièvre continue.
« Même au milieu de mes maux, écrivait Déranger (4 juillet 1843), je suis obligé de remettre en selle ce cavalier si souvent désarçonné par son imagination maladive. Est-ce que les tristes Amschaspands ne vous ont pas montré le fond d’une âme découragée ? Je fais tout ce que je puis pour lui rendre un peu de force et d’espérance, mais j’ai des idées et une façon de voir si différentes des siennes, que je m’y prends sans doute fort mal ; et puis on ne calme pas l’eau agitée en y trempant la main. »
Voilà le vrai, et Franklin n’aurait pas mieux dit121.
J’ai indiqué ce qu’il y a de plus curieux et de tout à fait neuf dans les volumes publics par M. Blaize. Il y aurait bien d’autres détails intéressants à en tirer pour la biographie du grand écrivain. On le verrait, sur le conseil de son ami l’abbé Tesseyre, entreprenant sans goût et presque à contre-cœur son livre de l’Essai sur l’Indifférence (1817), écrivant, sans en prévoir l’effet, ce premier volume, sa plus éloquente philippique, sa catilinaire religieuse qui le bombarda d’emblée à la célébrité, — à la célébrité catholique, comme dix-sept ans plus tard les Paroles d’un Croyant le bombardèrent d’emblée à la popularité démocratique, — et dont l’abbé Frayssinous disait : « Cet ouvrage réveillerait un mort. » Remarquez que, moins il était sûr et satisfait de lui, et plus il frappait fort sur les autres. Le siècle et le prochain payaient les frais de son secret et intime discontentment. Rien n’y faisait, son incurable pessimisme résistait à tout, même au succès. « Le plus beau jour de ma vie sera celui où je cesserai d’écrire » : c’est ce qu’il se plaisait à répéter, même en plein triomphe. La renommée, la gloire, en lui venant tout à coup, semblait l’avoir irrité et ulcéré, bien loin de l’adoucir122. Il se cabrait en dedans ; il n’avançait qu’à son corps défendant et par manière de corvée dans cette carrière où, du dehors et pour le public, il avait l’air d’être lancé à plein collier et de vouloir distancer tous les autres :
« (27 décembre 1817)… Je ne saurais prendre sur moi de travailler à mon deuxième volume. Tout m’est à charge, la vie est trop pesante pour moi. J’ai beau me dire à cet égard ce qu’on souhaite, ce qui peut-être est raisonnable au fond, le sentiment l’emporte, il m’écrase. Quelle terrible pensée que celle d’avoir réduit un être humain en cet état ! »
Ceci est un dernier reproche profond et sourd adressé à son frère pour les vœux indissolubles dans lesquels il se sentait enchaîné. Mais que le talent est donc une puissance trompeuse et capable de faire illusion ! La flamme fait croire à l’ardeur.
On a l’essentiel123. Ces volumes, donnés par M. Blaize, rejoignent en avançant et côtoient les deux autres volumes de lettres publiées il y a dix ans par M. Forgues. Tout cela, bon gré, mal gré, nonobstant les démêlés et les mésintelligences des honorables éditeurs, se rajuste aujourd’hui et se complète. En définitive, le public y retrouve à peu près son compte. — Je ne finirai point sans citer de La Mennais une belle pensée admirablement exprimée ; car je n’ai en tout ceci aucun but de sévérité ni d’indulgence ; je ne tiens qu’à montrer l’homme d’après nature, et je voudrais avoir le temps d’extraire tout ce que j’ai noté de remarquable. Il écrivait, le 27 décembre 1817, à l’occasion d’une brochure de Chateaubriand :
« Cet homme a un grand talent, mais son esprit a peu de racine, et c’est ce qui fait que sa gloire séchera promptement. Comme certains arbrisseaux, il ne se nourrit guère que par les feuilles. J’aime mieux M. de Bonald, chêne vigoureux qui va chercher sa sève à travers les rocs primitifs, jusque dans les entrailles de la terre. »
Il changea probablement d’avis sur M. de Bonald avec les années 124 ; mais peu importe, l’image reste belle. Avec les grands écrivains, c’est encore peut-être la plus sûre manière de conclure.