Mémoires de Malouet
Publiés par son petit-fils
M. Le baron Malouet86.
Les derniers travaux sur la Révolution française ont éclairci sans doute bien des points, mais n’ont peut-être pas également simplifié les idées. On a besoin de se replacer à quelque distance et de se reporter à la tradition première pour retrouver une vue nette de l’ensemble. Or voici ce qui ressort pour moi le plus clairement de cette longue étude multipliée, qui a mis successivement en relief tant de moments et ravivé ou réhabilité avec plus ou moins de critique tant de figures ; voici l’aperçu et le résumé total, après qu’on a rabattu les exagérations et réduit les partis de chaque historien. Il y a eu dans le cours de la Révolution diverses générations politiques qui chacune ont eu leur raison d’être et jusqu’à un certain point leur légitimité : il convient de les accepter à leur heure sans les répudier et sans les confondre, sans en épouser une seule à l’exclusion des autres, sans prétendre juger historiquement les hommes d’un mouvement en se mettant au point de vue des hommes d’un courant différent ou contraire. Ainsi l’on a, à l’origine, les Constituants, et, sans tenir compte des nuances, je comprends sous ce nom tous ceux qui ont voulu sincèrement, à un certain jour, l’alliance de la royauté et de la liberté : Malouet tout le premier et ses amis, beaucoup de leurs adversaires au début, adversaires déclarés en apparence et qui ne l’étaient au fond qu’à demi, depuis Mirabeau lui-même jusqu’au Barnave de la fin. — Sont venus ensuite les Girondins, et j’appelle ainsi tous les hommes du second moment, ceux d’après la fuite de Varennes, la plupart provinciaux, s’échauffant et s’enflammant à mEsure que les premiers se refroidissaient, et qui sont entrés dans l’arène politique avec des pensées républicaines honnêtes, avec la conviction arrêtée de l’incompatibilité de Louis xvi et de la Révolution, apportant d’ailleurs dans la discussion et la conduite des affaires plus d’ardeur et de générosité ou d’utopie que de réflexion et de prudence, depuis Brissot, Roland et sa noble femme, jusqu’à Condorcet. — Puis les Montagnards : ceux-ci violents, exaspérés, partant d’un principe extrême, s’inspirant d’une passion outrée, mais bon nombre également sincères, patriotes, d’une intégrité exemplaire, ne songeant dans l’établissement de leur terrible dictature temporaire qu’à la défense du territoire et au salut de la Révolution : Carnot, Cambon, Robert Lindet, Jean-Bon Saint-André, d’autres moins en vue comme Levasseur, Baudot… Pour les juger avec équité, il faut faire la part du feu, la part de la fièvre, et sacrifier sans doute beaucoup des idées applicables aux temps ordinaires ; mais, historiquement, à leur égard, ce n’est que justice. — Puis, la Terreur passée, il y a eu les hommes fermes, modérés, honorables, qui ont essayé de fonder l’ordre et le régime républicain en dépit des réactions, les hommes de l’an iii, Thibaudeau, Daunou, La Revellière-Lépeaux… — Je compterai ensuite une autre génération d’hommes politiques, ceux de 1797, de la veille de Fructidor, très honnêtes gens d’intention, un peu prématurés d’action et d’initiative, qui voulaient bien peut-être du régime légalement institué, mais qui le voulaient avec une justice de plus en plus étendue et sans les lois d’exception : les Barbé-Marbois, les Portalis, les Camille Jordan. — Enfin il y eut, à la dernière heure du Directoire, les hommes qui en étaient las avec toute la France, qui avaient soif d’en sortir et qui entrèrent avec patriotisme dans la pensée et l’accomplissement du 18 brumaire : Rœderer, Volney, Cabanis… Je crois que je n’ai rien omis, que tous les moments essentiels de la Révolution sont représentés, et que chacun de ces principaux courants d’opinion vient, en effet, livrer à son tour au jugement de l’histoire des chefs de file en renom, des hommes sui generis qui ont le droit d’être jugés selon leurs convictions, selon leur formule, et eu égard aux graves et périlleuses circonstances où ils intervinrent. Mais quand on a ainsi fait preuve de largeur d’idées et d’un sentiment historique aussi impartial, aussi désintéressé qu’on le peut désirer d’une nature intelligente, on n’en est que plus à l’aise pour apprécier, pour définir à leur avantage et à leur honneur les hommes du premier mouvement, du plus manifestement légitime de tous, de celui de 89, et particulièrement ceux d’entre eux qui furent les plus irréprochables, les plus éclairés et les plus purs. Et l’on ne saurait contester aucune de ces qualités à Malouet.
Malouet, né à Riom, en Auvergne, le 11 février 1740, n’avait pas moins de quarante-neuf ans quand les élections de 89 le pestèrent aux États-Généraux. Comme un bon nombre de ses collègues, il arrivait à cette assemblée déjà mûr et tout formé par l’ancien régime pour le nouveau. Il nous représente bien en sa personne tout ce qu’il y avait de lumières, de raisonnables idées de réformes, de sages vues administratives et pratiques, de vœux philosophiques honorables et de justes pressentiments politiques, dans les hommes de la seconde moitié du xviiie siècle. Ses Mémoires, dans toute la première partie, nous font assister au cours de sa longue et instructive expérience.
Il appartenait à une famille d’humbles magistrats provinciaux ; il était né dans cette condition d’honnête et solide médiocrité, entretenue durant quelques générations, et qui, pour l’individu distingué, est peut-être le plus sûr des points de départ. Un oncle, homme de mérite, qu’il avait dans l’Oratoire et qui était régent de philosophie, l’avait appelé à quatorze ans au collège de Juilly, et le jeune Malouet s’était cru lui-même, dans le premier moment, de la vocation pour être oratorien. Il porta quelque temps l’habit religieux, mais s’en dégoûta vite. Il aimait les belles-lettres : il fit son droit avec quelque succès, tout en y mêlant quelques essais de poésie. Il avait fait sa tragédie à dix-huit ans, — une Mort d’Achille, — plus deux comédies. Ce goût pour les lettres proprement dites, quand on n’a que des études de l’antiquité fort faibles, qu’on sait à peine du latin et pas du tout de grec, est un des traits qui caractérisent le Français, surtout celui d’alors, et qui le différencient profondément des hommes politiques de l’Angleterre. Malouet, qui passe pour un des politiques français les plus amis de la Constitution anglaise, différait donc profondément des Anglais à l’origine et par l’éducation même.
Il avait à peine dix-huit ans, et il courait risque, ainsi livré à lui-même dans les hasards de Paris, de se dissiper et de tourner aux habitudes légères, si son oncle l’oratorien, qui ne le perdait pas de vue, n’avait trouvé le moyen de le dépayser brusquement en le faisant attacher au comte de Merle, nommé depuis quelques années ambassadeur en Portugal et qui partait seulement alors (janvier 1759) pour sa destination. Cet ambassadeur, homme aimable et bienveillant, emmena avec lui Malouet à Lisbonne et le traita dès le premier jour sur le même pied et avec la même amitié qu’il eût fait un jeune parent. La véritable éducation, celle du monde et des affaires, commença alors pour ce droit et judicieux esprit :
« C’était, nous dit-il, un bienfait inappréciable pour moi que cette vie intérieure (l’intimité du comte de Merle), toute différente de celle que j’avais menée auparavant. La nécessité d’une bonne contenance, d’une conduite mesurée et d’une circonspection habituelle dans une société d’un ordre supérieur, redressa tous mes écarts d’imagination et calma une vivacité de caractère qui, sans ce secours, m’eût conduit fréquemment à l’étourderie. J’appris à me taire, à écouter attentivement ce qui valait la peine d’être retenu, m’ennuyer quelquefois sans en avoir l’air, et enfin à dissimuler mes premières impressions qui m’avaient jusque-là dominé. Je reçus les premières leçons de l’usage du monde, et je pris le goût de la bonne compagnie qui m’a toujours fait fuir ce qui ne lui ressemblait pas.
« J’étais le plus jeune et le plus questionneur de l’ambassade. M. de Merle me menait souvent avec lui chez les princes et les ministres, de sorte que j’ai eu occasion de voir fréquemment le fameux marquis de Pombal, qui n’était pas un grand ministre, comme le disent ses panégyristes, mais qui avait plus d’esprit et surtout plus de caractère que tout ce qui était à la cour de Portugal, où la maison royale, le ministère et le palais, ne présentaient pas un personnage marquant… »
Il avait beaucoup écrit sur ce qu’il avait vu et observé en Portugal durant les dix-huit mois qu’il y passa ; ses notes se sont perdues : l’essentiel, c’est qu’il y avait surtout acquis un commencement d’observation et d’expérience.
Le comte de Merle rappelé lui continua à Paris sa bienveillance active. Faute de mieux, Malouet se vit d’abord attaché à l’armée du maréchal de Broglie en qualité d’inspecteur de la régie des fourrages. Il fit deux campagnes et observa encore bien des choses. Il vit comment se perdent les batailles et le revers des défaites comme des victoires. La mort de son père contribua à le mûrir, par le premier grand chagrin qu’il éprouva. La paix de 1763 ayant fait cesser le prétexte du traitement dont jouissait Malouet, ses amis lui firent obtenir une autre manière non pas de sinécure, mais de place superflue ou parasite de création nouvelle, celle d’inspecteur des embarquements pour les colonies. Un collègue qu’on lui avait donné y échoua et ne parvint pas à se faire agréer par l’administration régulière des ports : Malouet, plus modeste et plus sensé, en arrivant à Rochefort, alla tout d’abord trouver l’intendant, s’en remit à lui de ses instructions et se le concilia. Pendant deux années que dura cette sorte d’inspection, il ne négligea rien pour s’instruire à fond des principes et des formes de l’administration de laquelle il relevait :
« J’avais un accès libre dans tous les bureaux où je voulais prendre des renseignements. Ce fut principalement au contrôle de la marine que se dirigèrent mes recherches. J’y trouvai toute la Correspondance de Colbert ; je fis l’extrait de tous ses règlements, auxquels tant d’autres ont été si inutilement ajoutés, car ce grand ministre est le premier et le seul qui ait laissé dans tout ce qu’il a fait l’empreinte d’un esprit aussi juste qu’étendu : aucun de ses successeurs n’a pu le remplacer. En parcourant tous ces registres, je voyais la progression des idées fausses à mesure qu’elles s’éloignent des bons principes ; je retrouvais la cause des désordres qu’entraînent toujours, dans les opérations administratives, l’instabilité des règles, la variation des décisions, la multiplicité des écritures et l’innovation des formes. J’étudiai l’histoire de la marine militaire, celle de sa gloire et de sa décadence. J’acquérais ainsi l’habitude du travail, de la maturité dans mes idées ; je m’étais déjà exercé sur divers objets, j’avais vu différents pays, beaucoup d’hommes et de choses ; j’avais donc, dès cette époque, des opinions arrêtées sur les intérêts et les devoirs des hommes, sur la morale, sur l’administration, sur la politique. Ces opinions, dans d’autres circonstances, ont pu se développer, devenir plus réfléchies ; mais je ne me rappelle pas en avoir jamais changé. »
Malouet, en ces deux années d’études originales, faites aux sources, avait acquis la première étoffe, non-seulement du commissaire administrateur de Cayenne et de la Guyane, non-seulement de l’intendant de Toulon, mais celle du conseiller d’État qu’il fut depuis, du grand administrateur, créateur de l’arsenal d’Anvers, et du ministre de la marine. Il y a, dans la vie, de ces années primordiales et fécondes, de ces assises fondamentales : on n’a plus ensuite qu’à bâtir dessus.
En même temps qu’il s’instruisait des principes, il était déjà témoin des fautes, témoin éveillé et averti, ce qui est d’un appoint inappréciable pour l’instruction, et le plus parlant des commentaires. L’idée qui prit au duc de Choiseul, après la paix de 1763, de remplacer la perte du Canada par un grand établissement de cultivateurs européens dans la Guyane, se conçoit à peine en théorie : « Il paraît aujourd’hui incroyable, écrivait Malouet en 1802, en se reportant au début de sa vie administrative, qu’un homme d’autant d’esprit que M. de Choiseul ait adopté le projet de faire cultiver les marais de la zone torride par des paysans d’Alsace et de Lorraine. »
Mais, si le plan n’était pas raisonnable, les détails d’exécution dépassaient tout. Chargé d’inspecter les hommes et les approvisionnements destinés à cette expédition aventureuse, Malouet pouvait dire :
« C’était un spectacle déplorable, même pour mon inexpérience, que celui de cette multitude d’insensés de toutes les classes qui comptaient tous sur une fortune rapide, et parmi lesquels, indépendamment des travailleurs paysans, on comptait des capitalistes, des jeunes gens bien élevés, des familles entières d’artisans, de bourgeois, de gentilshommes, une foule d’employés civils et militaires, enfin une troupe de comédiens, de musiciens, destinés à l’amusement de la nouvelle colonie. J’étais loin de penser alors que j’irais, jeune encore, visiter les tombeaux de ces infortunés, et que, malgré cet exemple frappant, qui coûtait à l’État 14,000 hommes et 30 millions, j’aurais bientôt à lutter contre de semblables folies. »
Ces folies, qu’on croit toujours avoir épuisées, sont prêtes à recommencer toujours : tantôt la rue Quincampoix et le Mississipi, tantôt Cayenne. L’histoire de Malouet, à cette époque et depuis, se compose presque tout entière des abus, des iniquités dont il est témoin, contre lesquelles il lutte, même quand il en est en partie l’instrument ; des bons conseils qu’il donne et qu’on ne suit pas ; des utiles réformes qu’il propose, qu’il consigne dans des rapports et qui restent la plupart sur le papier. Parti pour Saint-Domingue en qualité de sous-commissaire, et bientôt ordonnateur au Cap, il se marie, il devient propriétaire ; il assiste pendant cinq années à l’exercice d’un système colonial dont il prévoit et dénonce les funestes conséquences. Il est permis, d’après son récit même, de conjecturer que cet esprit juste et modéré, ce caractère honnête et droit de Malouet, n’étaient pourtant pas toujours accompagnés d’une adresse pratique et d’une insinuation suffisantes ; que la modération même de ses vues et les raisons combinées qu’il y introduisait n’étaient propres à réussir qu’à demi auprès d’esprits entiers, prévenus en faveur d’idées absolues, ou intéressés à des systèmes contraires. Et, par exemple, il n’était pas pour l’affranchissement des noirs, à l’exemple des philosophes, et en même temps il demandait assez d’adoucissements à cet odieux état de l’esclavage pour paraître aux yeux des colons un ami des noirs, un négrophile : il ne contentait personne. Ce fut un peu, de tout temps, sa destinée. En toute discussion il avait pour principe de prendre dans les opinions extrêmes en présence ce qui lui paraissait raisonnable pour composer la sienne, et il comptait un peu trop ensuite, pour la faire prévaloir, sur la force et la justesse de ses raisonnements. Inflexible dans la modération, il y portait un peu de roideur et n’évitait pas l’isolement : d’où vient qu’il fut toujours plus estimé qu’écouté, et plus écouté que suivi.
Sa santé, atteinte par le climat, le ramena en France en 1773. Il avait trente-trois ans. Il fut naturellement très consulté d’abord dans les bureaux de la marine sur tout ce qui se rapportait au régime colonial. Il eut affaire successivement à deux ministres, M. de Boynes, qui dirigea en dernier lieu la marine sous Louis xv, et à M. de Sortine, qu’il nous fait bien connaître. Une lettre écrite dans un mouvement d’humeur et confiée à des mains infidèles faillit briser à ce moment la carrière de Malouet et lui suscita une affaire des plus désagréables auprès des ministres, sur le compte desquels il s’était exprimé un peu à la légère. Il sut réparer son imprudence par une fermeté de conduite qui le fit estimer davantage. Sans se contenter d’une sorte de pardon et de gracieuse indulgence, il exigea justice en bonne forme, et de la part des offensés eux-mêmes ; et (chose rare !) il l’obtint. L’odieux jugement dont il s’était vu flétri par le Conseil de Saint-Domingue fut cassé sur sa requête par un arrêt rendu en Conseil d’État, qui qualifia le précédent arrêt de faux et de calomnieux. M. de Sartine, M. de Maurepas lui-même, se montrèrent justes et généreux envers le subordonné qui avait eu quelques torts à leur égard, mais non pas ceux dont ses ennemis l’avaient chargé. Malouet eut fort à se louer, en cette circonstance, du comte de Broglie, l’ancien correspondant de Louis xv, caractère passionné, âme ferme, et qui se fit spontanément l’avocat et le champion de l’honnête homme calomnié. On apprend par le récit détaillé de cette intrigue à mieux connaître les mœurs du gouvernement sous Louis xvi, et cette douceur de civilisation qui suppléait souvent au manque de principes et de doctrines. Le morose abbé de Mably, qui voyait tout en noir et ne pouvait surtout rien approuver dans un ministre, ne voulut jamais croire à l’heureuse solution de cette affaire qui avait eu, à l’origine, le caractère d’une machination, et il disait de son ton bourru à Malouet : « Monsieur, je me connais un peu mieux que vous en hommes et en ministres, attendu que je vous ai précédé dans le monde d’une quarantaine d’années ; je vous annonce donc nettement qu’avant deux ans vous êtes un homme perdu. »
Malouet, loin de se perdre, sortit de là apprécié et prisé à sa vraie valeur. Nommé commissaire général de la marine et membre du Comité de législation pour les colonies, son avis était fort demandé sur toutes les questions de sa compétence ; et quand un homme à projets, un aventurier utopiste, le baron de Bessner (un digne contemporain de Mesmer), proposa un établissement chimérique à la Guyane et en présenta à l’avance les plans réalisés et dessinés aux yeux sur le papier, on voulut bien consulter tout particulièrement Malouet ; on se décida même à l’envoyer sur les lieux, sauf ensuite à faire tout le contraire de ce qu’il aurait dit et observé. Le xviiie
siècle, à cette fin d’ancien régime, ôtait l’âge d’or des contradictions et des inconséquences ; mais n’y a-t-il que le xviiie
siècle qui soit ainsi ?
Après trois années environ de séjour en France (1773-1776), Malouet repartit donc, chargé d’une mission de confiance pour la Guyane française. Les mémoires et rapports dans lesquels il a consigné les résultats de son enquête et de son administration, publiés depuis plus de soixante ans, ne sont pas sans offrir un certain côté littéraire ; administration à part, ils sont agréables de diction et élégants. Malouet savait décrire ; et déjà, à son premier voyage d’Amérique, allant à Saint-Domingue, il avait occupé les loisirs de la trame, dans lequel la périphrase continuelle rachète amplement l’absence de la rime, ressemble tout à fait à une traduction élégante d’un poème moderne en vers latins. A côté des descriptions obligées, chaque chant contient de petits épisodes ingénieusement retracés et des passages de réflexions philosophiques ou de sentiment. Je signalerai une prière qui est dans le chant du Malin et qui, à défaut d’originalité dans le style, se recommande par une véritable élévation de pensée. Il serait aisé, d’ailleurs, de faire sourire en citant des parties ou des phrases détachées, et ce ne serait pas juste ; nous laissons passer tous les jours et nous louons des choses qui paraîtront pour le moins aussi singulières et aussi artificielles, quand la mode n’y sera plus.
Dans les deux ou trois années passées à Paris depuis son retour de Saint-Domingue, Malouet avait beaucoup vu de gens de lettres en renom : il connaissait d’Alembert, Diderot, Condorcet ; il se lia intimement avec l’abbé Raynal, très curieux et avide de tout ce qui intéressait le commerce et l’histoire des colonies : mieux que personne il saura nous le montrer au naturel. Malouet, par sa femme, était beau-frère de Chabanon de Maugris, lequel lui-même était frère cadet de Chabanon l’académicien. C’était une charmante famille que ces Chabanon, une famille des plus lettrées, des plus virtuoses, des mieux douées pour les arts comme aussi des plus unies et des plus aimantes. Les connaisseurs en matière de xviiie siècle font cas d’un petit écrit posthume de l’académicien Chabanon, qui a titre : Tableau de quelques circonstances de ma vie ; précis de ma liaison avec mon frère Maugris (1795). Je paye un tribut personnel de reconnaissance en saisissant l’occasion d’en parler. Ma jeunesse rêveuse aimait autrefois à y chercher un avant-goût de ces biographies intimes, de ces romans vrais, dont j’essayais d’accréditer le genre87. Malouet nous ouvre un jour assez particulier sur cet homme de lettres aujourd’hui oublié, qui ne fut point dans les premiers rangs ni même dans les seconds au xviiie siècle, mais dont la physionomie vue de près offre un intérêt attachant. Chabanon était un créole spirituel et d’une jolie figure, qui unissait des études sérieuses à des talents d’agrément, helléniste et bon violon, lisant en grec Homère, que Suard n’avait jamais pu lire en entier, même en français ; homme de société et sensible, d’un tour romanesque, qui ressentit et inspira de vives tendresses et des sympathies délicates ; qui fut cher à d’Alembert et à Chamfort. M. le baron Malouet (un éditeur comme il y en a peu) a fait de lui le sujet d’une note excellente où il a réuni plus d’un trait piquant. Chabanon était un homme de nuances ; il avait eu des succès variés et en plus d’un genre ; mais il n’avait excellé en aucun. Il avait eu toute la réputation à laquelle il pouvait prétendre par ses ouvrages ; mais il sentait peut-être qu’il n’avait pas fait tout ce qu’il aurait pu, qu’il n’avait pas rempli tout son mérite. Voici de lui quelques jolis vers, d’un sentiment modeste et découragé, et dont probablement il se faisait tout bas l’application à lui-même : on n’est pas accoutumé à ces tons simples et à ce goût sans fard au xviiie siècle :
Un rayon qui nous luit, un souffle qui nous mène,Voilà de quoi dépend la destinée humaine.C’est au sort à nous bien placer ;Il y fait plus que la sagesse ;Le hasard du succès doit en calmer l’ivresse :Il pourrait même apprendre au sage à s’en passer.
La maison de Verberie, où Malouet avait misses deux filles en partant pour son long voyage, appartenait aux Chabanon. Il y avait des saisons de solitude, et d’autres saisons toutes d’amusement. On y recevait la meilleure compagnie de Paris ; on y jouait la comédie. Préville y avait son rôle, tout en faisant répéter les autres, et, pour premier précepte à ses camarades de société, il voulait, quand on avait à jouer le soir, qu’on s’habillât dès le matin, pour donner des plis à ses habits (c’était son mot) et ne point paraître neuf et emprunté. Il en résultait que les aimables hôtes de Verberie couraient en costume dès le matin, au grand étonnement des paysans qui regardaient par-dessus la baie, et ils avaient l’air de jouer la bergerie tout le jour.
Au mois de septembre 1776, Malouet s’embarqua au Havre pour Cayenne et la Guyane ; il n’en revint que deux ans après, en septembre 1778 ; on était en pleine guerre d’Amérique : il fut pris dans la traversée par un corsaire et conduit en Angleterre, où il trouva tous les égards et tous les secours, mais il dut y laisser bonne partie de ses collections. Renvoyé immédiatement en France et reçu à Versailles, il fut traité par le roi avec bonté et par les ministres avec toute la considération due à son mérite et à ses services.
Ses services administratifs durant cette mission complexe et si bien comprise, il est donné à tous les esprits sérieux de les apprécier dans la collection de ses mémoires et rapports spéciaux, imprimés dans le temps même ou publiés depuis sous le Consulat. Le côté simplement narratif, que nous trouvons reproduit dans les présents Mémoires, est aussi instructif qu’intéressant. Malouet s’y place, par sa date du moins, entre Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand. Son Voyage à la Guyane vient bien après le Voyage à l’Ile de France de Bernardin de Saint-Pierre (publié en 1773), et avant celui de Chateaubriand au pays des Natchez. Malouet, s’il n’est pas un peintre, est assurément un écrivain. De bons connaisseurs en ont jugé ainsi. De nos jours, M. Ferdinand Denis a réimprimé ce Voyage à la Guyane dans un petit volume qu’il a fait précéder d’une préface affectueuse (1853). Suard l’avait recueilli, le premier, dans ses Mélanges, en 1803. Je ne répondrais même pas que ce dégoûté de Suard ne préférât de beaucoup les justes récits, les descriptions calmes et tempérées de Malouet, sinon à celles de Bernardin de Saint-Pierre, du moins aux pages fulgurantes du peintre d’Atala. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a profit et plaisir à suivre Malouet dans ce voyage d’exploration en Guyane, dans ses visites chez les principaux colons, à les écouter, comme il fit lui-même, exposant chacun leurs observations pratiques. leurs expériences variées et concordantes sur ce sol trompeur qui rendait si vite, mais qui s’épuisait si promptement ; à le suivre encore dans ses courses à travers les forêts, à noter, chemin faisant avec lui, de curieux phénomènes d’histoire naturelle concernant les fourmis, les serpents, les singes, et en général sur les mœurs des animaux, qui, n’étant gênés par rien dans ces vastes solitudes, y forment librement des groupes et y atteignent atout le mode relatif de sociabilité dont ils sont capables. Les Indiens de ces contrées, les Galibis, se rencontrent naturellement au premier plan du tableau : ils sont présentés sous un jour vrai, sans engouement ni dénigrement, avec leurs qualités comme avec leurs défauts. Malouet, sur cette question de l’état de nature si chère au xviiie siècle, se tient à égale distance des enthousiastes à la Jean-Jacques et des civilisateurs à tout prix. En même temps qu’il souffle en souriant sur les utopies du baron de Bessner, il réduit les théories des philosophes de cabinet à leur valeur. En un mot, il voit juste, et il rend comme il voit : il n’exagère rien. Les amours d’un jeune Indien et de sa jeune épouse, qui voyagent avec lui sur la même pirogue, sont touchés avec simplicité et délicatesse. Suard, en publiant en 1803 toute cette partie littéraire et morale du Voyage de Malouet, avait probablement la pensée de faire opposition, — une opposition de salon et très mitigée, — au succès d’Atala : mais que peut un dessin juste et fin en regard d’une éclatante et passionnée peinture ? Il en fut de cette sage et pure esquisse de Malouet, en présence du météore littéraire de Chateaubriand, comme il en avait été en politique de ses opinions modérées à côté des foudres de Mirabeau. Le monde, en littérature comme en tout, est à ceux qui frappent fort. Heureux le monde si ces puissants et ce forts frappent juste en même temps !
Une anecdote, racontée dans le Voyage à la Guyane, soulève une petite question littéraire. Malouet, explorant le pays, fut fort surpris de rencontrer dans un îlot, au milieu de l’Oyapock, un invalide du temps de Louis xiv, blessé à la bataille de Malplaquet, et qui avait 110 ans en 1777. Il vivait depuis quarante ans dans ce désert. Il était aveugle, assez droit, très ridé : la décrépitude n’était que sur sa figure et non point dans ses mouvements. Une longue barbe blanche lui descendait à la ceinture. Il y avait vingt-cinq ans qu’il n’avait mangé de pain, ni bu de vin ; Malouet lui fit faire un bon repas qui réveilla ses souvenirs :
« Il me parla de la perruque noire de Louis xiv, qu’il appelait un beau et grand prince, de l’air martial du maréchal de Villars, de la contenance modeste du maréchal de Gatinat, de la bonté de Fénelon, à la porte duquel il avait monté la garde à Cambrai. Il était venu à Cayenne en 1730 ; il avait été économe chez. les Jésuites, qui étaient alors les seuls propriétaires opulents, et il était lui-même un homme aisé, lorsqu’il s’établit à Ovapock. Je passai deux heures dans sa cabane, étonné, attendri du spectacle de cette ruine vivante. La pitié, le respect, imposaient à ma curiosité ; je n’étais affecté que de cette prolongation des misères de la vie humaine, dans l’abandon, la solitude et la privation de tous les secours de la société. Je voulus le faire transporter au fort, il s’y refusa : il me dit que le bruit des eaux, dans leur chute, était pour lui une jouissance, et l’abondance de la pêche une ressource ; que puisque je lui assurais une ration de pain, de vin et de viande salée, il n’avait plus rien à désirer.
« Il m’avait reçu d’abord avec de grandes démonstrations de joie ; mais, lorsque je fus près de le quitter, son visage vénérable se couvrit de larmes ; il me retint par mon habit, et prenant ce ton de dignité qui sied si bien à la vieillesse, s’apercevant, malgré sa cécité, de ma grande émotion, il me dit : « Attendez » ; puis il se mit à genoux, pria Dieu, et, m’imposant ses mains sur la tète, il me donna sa bénédiction. »
Ce vieux soldat, Jacques Des Sauts, comme on l’appelait (probablement parce qu’il habitait près de la chute de l’Oyapock), est-il réellement l’original qui a suggéré l’idée de Chactas, également aveugle, également contemporain du siècle de Louis xiv, et qui se souvenait toujours de Fénelon, « dont il avait été l’hôte ? »
Il n’est pas impossible, en effet, qu’il y ait un reflet de l’un à l’autre. Les voyages de Malouet, même avant d’être publiés, étaient connus ; il les racontait volontiers. Chateaubriand put en entendre le récit de sa bouche ou de celle d’un tiers, à Londres, pendant les années d’émigration. Il n’est pas moins vrai qu’autant il est simple et naturel qu’un invalide, soldat sous Louis xiv, soit allé vieillir et mourir très tard à la Guyane (n’y ayant d’extraordinaire en cela que la longévité du personnage), autant il est singulier qu’un sauvage, un pur Natchez, soit venu à la Cour de Louis xiv et s’y soit vu admis dans la familiarité des grands hommes, pour retourner ensuite s’ensauvager de nouveau dans ses solitudes. Il n’y a aucune parité réelle entre ces deux existences, et ce n’était pas la peine à Chateaubriand d’imiter pour si peu. Aussi le fait de cette imitation ou de cette réminiscence, fût-il un instant admis, reste au fond assez indifférent. Jacques Des Sauts, quand il serait de quelque chose à Chactas, ne rendrait pas celui-ci moins étonnant, ni moins invraisemblable, et j’ajouterai, ni moins poétique.
Car, si j’insiste sur les qualités de Malouet, ce n’est pas que je le mette le moins du monde en comparaison avec le grand peintre, avec le grand fascinateur de notre âge ; je sais tout ce qui lui manque. Pour des choses neuves il n’a jamais d’expressions créées ; il n’a jamais la couleur qui saisit ni le trait qui grave. L’effet général chez lui est trop poli, trop doux. Réussir à plaire si parfaitement à Suard est une garantie de distinction assurément, mais non pas d’originalité.
Après une mission à Marseille pour la vente de l’arsenal, Malouet fut nommé intendant à Toulon et y passa les huit années qui précédèrent la Révolution (1781-1789), et qui furent, dit-il, les plus heureuses de sa vie. Cette administration active, qui fut marquée par la rentrée de la grande escadre du comte d’Estaing, ne fut point sans avoir à l’intérieur ses incidents, ses difficultés et ses conflits. Malouet se montra ferme, quand il le fallut, dans l’intérêt de ses administrés, et toujours humain et bienfaisant. Esprit cultivé comme il l’était, il trouvait à exercer ses goûts avec agrément et dignité. Il voyait et recevait au passage l’illustre marin Sutïren, le comte de Haga (Gustave iii) ; l’académicien Thomas, qui s’en revenait de Nice à Lyon pour y mourir ; le président Dupaty, qui partait pour son sémillant voyage d’Italie ; le comte de Choiseul-Gouffier, qui s’en allait en Grèce, emmenant avec lui l’abbé Delille ; et ainsi pour tous les visiteurs de marque. L’abbé Raynal lui arrivait un jour à l’improviste et s’en venait loger chez lui : il n’y resta pas moins de trois années ! Mais nous réservons cet abbé Raynal pour un autre jour. On sait la touchante histoire de Montesquieu à Marseille, délivrant, sans se faire connaître, le père du jeune batelier Robert, esclave à Tétouan : Malouet a une histoire toute pareille et à faire le pendant de celle de Montesquieu dans la Morale en action. Il découvrit au bagne un jeune homme de vingt-quatre ans, condamné aux galères à perpétuité pour un assassinat dont il était innocent. Cette histoire de Malouet, racontée par lui-même à M. Suard et imprimée par celui-ci dans ses Mélanges, porte tout à fait le cachet de cette période dernière et sensible du xviiie siècle, dans laquelle M. de Montyon fondait des prix de vertu. Modèle des hommes en place et des administrateurs, bon et juste autant qu’éclairé, Malouet n’était pas sans se reprocher bien souvent d’assister aux abus, même en les corrigeant de son mieux dans le détail ; mais il se sentait hors d’état d’y remédier à fond et d’y couper court à la racine, et il en souffrait.
C’est dire qu’il était mûr et tout prêt quand les suffrages des électeurs de Riom, ses compatriotes, vinrent le chercher et le prendre pour député aux États généraux. Je tire d’un des premiers mémoires qu’il composa pour un des comités de l’Assemblée cette page curieuse, qui se rapporte à son intendance de Toulon, et qui achève de nous édifier sur ce que c’était que l’ancien régime, confié même aux meilleures mains :
« J’ai quatre-vingts commis sous mes ordres qui travaillent du matin au soir ; ils expédient annuellement pour le ministre plus de vingt rames de papier ; ils tiennent plus de quatre cents registres et plus de huit cents rôles. Je signe tout ce qu’on demande à Versailles, et je ne conçois pas qui peut avoir le temps de le lire après moi. Mes ports de lettres coûtent au roi, indépendamment des paquets contre-signes, de 12 à 15,000 livres, et, en sus de cette immensité d’écritures, les frais d’imprimerie pour les états, bordereaux, etc., s’élèvent annuellement à 16,000 livres.
« Cependant, dans cette surabondance de moyens, il me manque ceux de rendre des comptes et de m’en faire rendre ; d’assurer les approvisionnements, de pourvoir aux besoins pressants, de régler les dépenses, de résister aux consommations, de m’occuper efficacement de ce qui est nécessaire et de proscrire ce qui est inutile ou nuisible, c’est-à-dire que ce que je ne fais pas constitue l’administration, et ce que je fais pourrait en être retranché, ainsi que ma place et une grande partie des papiers et des commis. »
Quand on en est là dans tous les ordres, les réformes graduées, telles que les concevait Malouet et qu’il les provoquait de ses conseils comme de ses vœux, sont-elles possibles, et n’en est-on pas venu, bon gré, mal gré, à ce point extrême où, à moins d’un génie au sommet, il n’y a d’issue qu’une révolution ?