(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le Général Franceschi-Delonne : Souvenirs militaires, par le général baron de Saint-Joseph. »
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(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le Général Franceschi-Delonne : Souvenirs militaires, par le général baron de Saint-Joseph. »

Le Général Franceschi-Delonne :
Souvenirs militaires, par le général baron de Saint-Joseph.72

M. le baron de Beauverger a trouvé dans les papiers de son beau-père, le général Anthoine de Saint-Joseph, une intéressante notice qu’il a revue et publiée avec un soin pieux. J’ai pris un grand plaisir à l’entendre lire, il y a quelques mois, dans un temps où je n’étais guère capable d’une application continue ; cette notice m’a touché à la fois par la singularité de la destinée individuelle qu’elle retrace, et par les réflexions morales et humaines qu’elle suggère : je me suis promis d’en faire part à mes lecteurs, à mon premier loisir, et de les associer, s’il se peut, aux sentiments que j’avais éprouvés moi-même au récit de cette simple et véridique histoire.

Jean-Baptiste Franceschi-Delonne naquit à Lyon en 1767.73 Ses premiers goûts, sa première vocation, le portaient vers la sculpture : il y réussissait et promettait un artiste distingué ; il avait remporté, je ne sais en quelle année au juste, le premier prix dans un des concours pour Rome.74 Mais la révolution, qui appelait à son aide ses enfants, l’enleva à l’art. Il avait vingt-cinq ans en septembre 92 : il s’enrôla à Paris au chant de la Marseillaise, au chant du Départ, et il entra en qualité de sous-lieutenant au 9e bataillon de Paris, compagnie des Arts. » Ses premiers services, aux armées de la Moselle et de Sambre-et-Meuse, le firent remarquer de ses chefs, les généraux Debelle et Kléber, qui le proposèrent à l’avancement dans l’arme de l’artillerie à laquelle il était d’abord attaché. Un refus du ministre de la guerre jeta Franceschi dans la cavalerie, et quoique une organisation douée comme la sienne eût été partout à sa place, il dut à ce contre-temps de se trouver lancé dans la voie d’une vocation qui lui était plus spéciale.

Apprécié de bonne heure du général de division Soult dans la période républicaine, attaché à lui en qualité d’aide de camp pendant la glorieuse campagne d’Helvétie, Franceschi ne cessa l’année suivante, notamment pendant le siège de Gènes, d’être chargé de missions importantes et hardies dont il s’acquitta avec bonheur.75 Le général Soult, qui ne le perdait pas de vue, le fit nommer colonel en novembre 1803, lors de la formation du camp de Boulogne. Franceschi, devenu titulaire du 8e hussards, prit une part active aux opérations de la campagne de 1805.

Et ici je ne puis m’empêcher d’établir un rapprochement et un parallèle. Auguste Colbert, dont M. le marquis de Colbert-Chabanais, son fils, publie en ce moment les Traditions et Souvenir.76, de dix ans plus jeune que Franceschi, courait en toute hâte la même carrière, car ils semblaient tous, alors, pressés de se signaler, d’immortaliser leur nom et de mourir. Nommé colonel du 10me de chasseurs à cheval au lendemain de Marengo, à l’âge de vingt-trois ans, Auguste Colbert allait prendre une part non moins active, sous Ney, à la première moitié de cette incomparable campagne de 1805. Lui aussi, il était nommé cette année-là général de brigade, dans la même promotion que Franceschi, et enfin il devait trouver en Espagne également le terme de sa courte et brillante carrière. Mais quelle différence toutefois dans les chances de fortune et dans le lot de renommée ! Auguste Colbert, dès vingt-trois ans, était en pleine lumière, et il y resta ; il ne cessa de combattre sur une scène en vue, sous l’œil de César, en soldat de la grande armée, et sa mort sur le champ de bataille illustrait à jamais aux yeux de la patrie. Franceschi, distingué par d’aussi méritoires services, illustré un moment dans la gloire même d’Austerlitz à laquelle il contribuait, se voyait bientôt rejeté par le sort dans des tâches lointaines, ingrates, aux extrémités de la lutte. Prisonnier par accident, enlevé par une guérilla, enfermé, frappé de langueur, mourant après seize mois de misère sur un lit d’agonie, il ne parvenait point à apprendre distinctement son nom à la France et à l’histoire.

Mystères de la destinée, trois fois obscurs et insondables ! Pourquoi celui-ci, pourquoi pas celui-là ? Les uns ont l’étoile au front jusque dans la mort ; les autres, à partir d’un certain jour, n’ont que la jettature et le guignon.

Et puisque j’ai nommé Auguste Colbert, j’indiquerai, au tome III des Mémoires publiés par son fils, la belle Instruction envoyée par lui au ministre de la guerre, ce compte rendu de la situation morale de son régiment au moment de la paix d’Amiens et de la rentrée en France. Je ne craindrai pas de comparer ce document à la belle Instruction donnée par le maréchal de Belle-Isle à son jeune fils, le comte de Gisors, lorsqu’il fut nommé colonel. L’ancienne France et la France nouvelle, le vieux maréchal disciple de Boufflers et le jeune colonel d’après Marengo se rencontrent dans un sentiment d’esprit patriotique et de moralité militaire élevée,

Austerlitz semblait présager à Franceschi le plus beau sort. Ses qualités, dès l’ouverture de la campagne, avaient pu s’appliquer et se développer avec bien de la distinction. « À la tête de son régiment, toujours à l’avant-garde, quelquefois avec un corps d’infanterie, il lui avait été donné d’assurer et d’éclairer les marches et les mouvements du 4e corps (maréchal Soult) depuis nos frontières jusqu’à Ulm, Vienne et Austerlitz. » Les jours qui avaient précédé et suivi la grande bataille, et dans la journée même, l’officier de cavalerie et l’homme de guerre en lui avaient fait leurs preuves avec éclat.

Il s’agissait pour le maréchal Soult, arrivé des premiers avec ses forces sur le plateau d’Austerlitz, de s’éclairer au loin sur sa droite, afin de s’assurer que les corps d’armée venus d’Italie sous les archiducs ne menaçaient pas le flanc de l’armée française et ne cherchaient pas à se réunir par la Hongrie avec le gros des Austro-Russes, On serait surpris de savoir avec quel petit nombre, avec quel chiffre réduit de sabres, mais d’autant plus mobiles, tous confiants, dociles à sa voix et aussi intelligents qu’impétueux, Franceschi s’acquitta de cette mission délicate et hardie. Il avait fini, après un vigoureux combat au-dessus du confluent de la Taya, par être forcé de se replier devant les forces supérieures des Russes, mais non pas sans les avoir de son mieux contenus et retardés. Présent à Austerlitz avec ses escadrons diminués, l’Empereur apercevant cette faible troupe demande quelle est cette cavalerie. Au nom de Franceschi : « Toujours mon hussard, dit-il, toujours partout, toujours intrépide !… »

Ce mot de l’Empereur, l’ordre de Berthier dicté du champ de bataille et enjoignant au colonel Franceschi du 8e hussards d’achever la déroute de l’ennemi en coupant, détruisant ou prenant ses débris de colonnes, ce rôle principal et actif en un si grand jour, semblaient assurer désormais la destinée militaire de Franceschi et fixer son étoile.

Que fallait-il de plus en effet ? Ses talents, son intelligence, sa spécialité de courage et d’habileté, on venait de les voir à l’œuvre par un de ces soleils qui ne laissent rien dans l’ombre, et la suite des épreuves, même en des circonstances moins heureuses, ne fera que les confirmer. Toujours alerte, infatigable, se montrer partout, paraître et disparaître, se diviser, se rejoindre, se multiplier comme par enchantement ; à la tête d’une vaillante élite, simuler le nombre, décupler le chiffre par la qualité et la vélocité ; en couvrant les siens, en les éclairant, tromper l’ennemi, lui donner le change, lui faire craindre un piège, lui faire croire qu’on est appuyé ; dans les retraites profiter des moindres replis, d’un ruisseau, d’un mur, du moindre obstacle, pour le chicaner, pour le retarder, « pour l’obliger à mettre trois ou quatre heures à faire une lieue de chemin » ; victorieux, le soir ou le lendemain des grandes journées, fondre et donner sans répit, à bride abattue, s’imposer à force d’assurance, et avec une poignée de braves ramasser des colonnes entières d’infanterie, les ramener prisonnières ; à chaque instant, à nouveaux frais, sur un échiquier nouveau, proportionner son jeu à l’action voulue, y faire des prodiges de coup d’œil, d’adresse, de tactique non moins que d’élan et d’intrépidité : — si tel est le rôle d’un parfait officier de cavalerie légère, nul n’y surpassa Franceschi.

Le voilà donc général de brigade au lendemain d’Austerlitz ; tout lui a souri jusqu’ici : il a forcé l’entrée de la grande carrière ; il est au premier rang des émules dans cette arme d’avant-garde qui cite avec orgueil les noms des Conflans, des Ziethen, parmi les maîtres du genre et les héros du passé, et qui, après le brave Stengel, légué par l’ancien régime à l’armée d’Italie77, a déjà sa pléiade nouvelle, les Murât, les Kellermann, les Lasalle, les Colbert… Pourquoi, comme eux, n’arriverait-il pas à la gloire ? Il y atteignait déjà.

Premier échec, première déviation. Franceschi est envoyé à Naples, où le prince Joseph était devenu roi. Il y servait sous le général Reynier : il se trouvait à la malencontreuse bataille de Sainte-Euphémie, livrée avec imprudence aux Anglais à peine débarqués, et qu’on ne mit pas une demi-heure à perdre (4 juillet 1806). Franceschi, par une charge vigoureuse exécutée à temps, refoula une colonne anglaise qui prenait l’offensive, et fit que la retraite put s’opérer du moins avec plus d’ordre. Son activité habile s’employa ensuite dans les Calabres à soumettre l’insurrection, à la contenir, à protéger les places restées fidèles. Le roi Joseph se l’était attaché comme premier aide de camp. Le général Mathieu Dumas, ministre de la guerre, lui donna en mariage sa seconde fille, Octavie, qu’il trouva toute prévenue en sa faveur. Les rares et aimables qualités du général Franceschi, son excellente éducation, ses talents d’agrément, son esprit supérieur, sans compter son haut mérite militaire, tout parlait pour lui et lui conciliait l’affection. Son mariage fut célébré au mois de février 1808, dans la chapelle du palais de Portici.78

Mais le roi Joseph, moins de six mois après, dut quitter Naples pour l’Espagne. Il emmena avec lui Franceschi. La jeune femme du général avait résolu d’y suivre son mari et de partager toutes ses fortunes. Un vaste champ de bataille semblait ouvert d’abord à ses talents : il n’aspirait qu’à les déployer au grand jour. Le décousu qui présida trop souvent aux opérations de la Péninsule le faisait souffrir. Les efforts n’étaient pas en proportion avec les résultats, et l’honneur qui en revenait ne répondait pas aux difficultés de la tâche Franceschi écrivait de Valladolid, le 28 novembre 1808, au général Mathieu Dumas :

« Mon cher père, me voici avec le maréchal duc de Dantzick ; vous remarquerez qu’en quatre mois j’ai commandé les avant-gardes des maréchaux Ney, Victor, Soult, Bessières et Lefebvre. Croyez-vous que ce soit assez ? Pensez-vous que ce passage successif d’un commandement à l’autre me fasse le plus grand plaisir possible ? Si vous croyiez cela, mon cher père, vous vous tromperiez, parce qu’il en résulte pour moi une peine infinie et pas la moindre petite portion de gloire.

Heureusement que le cœur est bon ; sans cela il y a bien quelques mois que j’en aurais par-dessus la tête.. »

Il avait retrouvé en décembre 1808 le chef qui savait le mieux l’apprécier, le maréchal Soult. Le général Moore était en retraite : La Romana protégeait à Mansilla, en avant de Léon, la marche des Anglais. On lit dans une lettre de Napoléon au roi Joseph, datée de Benavente, 31 décembre 1808 :

« Le maréchal Soult a battu 3,000 hommes de La Romana à Mansilla, en a pris 4,500 et deux drapeaux. C’est Franceschi qui a battu ces 3,000 hommes avec sa cavalerie. Il doit être entré hier à Léon et marcher sur Astorga. »

Duroc dit à ce propos au maréchal Soult, en le rencontrant à Astorga le 1er janvier 1809 : « Monsieur le maréchal, vous avez donné de belles étrennes à l’Empereur. » L’Empereur savait à qui il les devait.79

On fit la seconde expédition de Portugal. Elle offrit de tout autres difficultés que la première. Franceschi s’y porta avec toute l’énergie que réclamait l’acharnement de la résistance. Lorsqu’il fallut rétrograder et faire la retraite devant Wellington, de La Vouga sur Porto, sans autres troupes que de la cavalerie, Franceschi se surpassa encore et mérita l’estime de l’adversaire.

Lord Wellington, retrouvant peu de temps après Franceschi prisonnier, lui rendait justice en ces propres termes :

« Monsieur le général, dans cette retraite, j’ai été plus content de vous que de mon général de cavalerie ; vous n’aviez que 600 chevaux, lui en avait 1,500, il avait du canon, et je le soutenais avec une division d’infanterie ; mais vos manœuvres ont été si habiles, vos mouvements si prompts, vos charges exécutées avec tant d’assurance, que moi-même je vous ai toujours soupçonné d’avoir de l’infanterie derrière vous et de me tendre un piège, ce qui m’a fait constamment agir avec mes masses. »

Ici tout s’arrête. La fortune se retourne, et avec le malheur, l’originalité de la destinée et du caractère de Franceschi va d’autant mieux se dessiner.

Le maréchal Soult crut devoir charger Franceschi d’une mission très importante dont il ne pouvait confier le secret à un officier plus digne de la remplir. Il s’agissait d’aller à Madrid expliquer au roi Joseph et à son major général, le maréchal Jourdan, le mouvement qu’il se proposait de faire sur les derrières de l’armée anglo-espagnole, commandée par lord Wellington.

« Le maréchal Soult demandait au roi d’Espagne de manœuvrer avec ses forces réunies devant lord Wellington, de manière à le tenir en échec, mais sans hasarder une action sérieuse, jusqu’à ce que l’armée du maréchal fût en mesure d’attaquer l’armée anglaise par son flanc gauche et ses derrières, sur la rive droite du Tage, et de lui couper toute retraite. Le succès de cette opération combinée paraissait infaillible, et devait décider du sort de la guerre. C’eût été une seconde bataille d’Almanza. »80

Au lieu de cela, et le messager manquant comme on va le voir, le roi Joseph livré à ses seules inspirations se résolut à donner intempestivement la bataille de Talavera et n’eut qu’une victoire peu décisive.81 Le général Foy, qui fut dépêché quand on sut la prise du général Franceschi, arriva trop tard à Madrid.

Franceschi, sentant le prix du temps, s’était mis en marche au galop et à toute bride. Il avait quitté le 25 juin (1809) Puebla de Sanabria, où était le quartier général, n’emmenant avec lui que son officier d’ordonnance, Bernard, capitaine au 4me de hussard, et le capitaine de Saint-Joseph, aide de camp du maréchal Soult. On avait passé Zamora. Le général n’avait pas voulu d’escorte : il n’avait qu’un guide, qui le trahit. À moitié route de Toro à Tordesillas, le postillon proposa de prendre un chemin de traverse dans des blés très hauts, lorsque tout d’un coup se levèrent des guérillas en partie cachés, vêtus de longs manteaux, armés de fusils. Il n’y avait pas moyen de fuir : les chevaux de poste étaient mauvais et exténués. La guérilla était celle de Juan Mendieta, dit le Capucino. Le chef, soit qu’il reconnût Franceschi qui lui avait plus d’une fois donné la chasse dans cette même contrée, soit qu’il le flairât et le devinât, fit un geste et arrêta les poignards, les sabres qui menaçaient, il fit relever les tromblons et les fusils : La paz, la paz ! s’écria-t-il (la paix !). Il sentait qu’il avait fait une bonne prise : il lui importait de la garder. On entraîna les prisonniers loin des routes, dans un bois voisin. Le Duero était à deux pas, On y descendit, on le traversa sur un bac. On était aux mains de bandits bien décidés à ne lâcher leur proie que moyennant rançon et à bonnes enseignes. On marchait en silence : le chef ne prononçait pas un seul mot, les guérillas ne parlaient entre eux qu’à voix basse. Quand on s’approchait d’un couvent et qu’on se disposait à y entrer, les moines donnaient un avis, et on reprenait sa route. D’étape en étape, à travers la province de Salamanque, évitant les villes ou ne les traversant que de nuit, constamment entourés d’argus, sur des chevaux harassés, on perdait toute chance de secours ou d’évasion. Le récit de M. de Saint-Joseph, fort exact, fort circonstancié, ne manque pas d’un sentiment d’émotion qui dispose à la pitié. Je ne crois rien m’exagérer, mais ce récit naturel, qui d’une part nous montre des populations exaspérées, fanatisées, sauvages, des chefs et des gouverneurs timides et obligés de hurler avec la populace, de peur de la voir se déchaîner ; qui, d’autre part, nous fait entrevoir des âmes humaines comme il s’en rencontre partout, des cœurs pétris d’un meilleur limon et qui s’attendrissent au spectacle des peines et des souffrances de leurs semblables ; ce récit, sans y viser, a quelque chose de pathétique et de tout à fait virgilien :

« Au coucher de la lune, l’obscurité devint profonde ; les guérillas perdirent toute trace de chemin et nous surveillèrent de plus près. Nous errions depuis longtemps au milieu des bois et des bruyères, et nous nous disposions à mettre pied à terre pour bivouaquer, lorsque les aboiements d’un chien se firent entendre ; nous nous en rapprochâmes aussitôt, et je fus surpris de trouver, sur un plateau élevé, au lieu d’un troupeau et d’une cabane, seule rencontre qui me parût possible dans un pays aussi sauvage, une maison attenante à une grande bergerie. Ses habitants furent empressés de nous donner l’hospitalité ; leurs attentions me touchèrent. Ils furent les premiers qui, par leurs témoignages d’intérêt à notre malheur, en adoucirent l’amertume. Leur accueil me fit aimer ces montagnes où l’homme se plaisait encore à pratiquer la bienfaisance. »

On arrive le 2 juillet à Ciudad-Rodrigo, où commandait le duc del Parque. Les prisonniers sont introduits dans la place, sous l’escorte d’un détachement de cavalerie, les yeux bandés d’un mouchoir. La vue de ces trois mouchoirs blancs faisant bandeau sur le visage de trois officiers à cheval eut cela d’heureux quelle changea subitement la fureur du peuple en surprise et bientôt en gaieté : ils durent à cela peut-être de ne point être écharpés et mis en pièces. Le duc del Parque, précédemment rallié au roi Joseph et qui avait même été capitaine de ses gardes, connaissait particulièrement le général Franceschi ; mais ce gouverneur, sur l’intérêt duquel on avait fondé des espérances, dut jouer en public la sévérité et la colère. Il se contenta de prendre des mesures pour la sûreté des prisonniers, et de les bien traiter pendant leur séjour de vingt-quatre heures dans la place où il commandait ; ils furent dirigés le lendemain sur Séville.

Ils retrouvèrent à deux pas sur la route les guérillas, qui ne renonçaient pas aisément à eux et qui se joignirent aux chasseurs de l’escorte donnés par le duc del Parque. Dans ce pénible voyage vers Séville, à travers l’Estramadure, en longeant les frontières du Portugaise troisième jour après leur départ de Ciudad-Rodrigo, ils vinrent se heurter fort inopinément au quartier général de lord Wellington (sir Arthur Wellesley), qui était établi à Zarsa-la-Mayor. Ils avaient traversé les camps de l’armée anglaise et s’étaient rendus sur la place de Zarsa, où ils attendaient les billets de logement devant la maison de l’alcade, où logeait le général en chef, lorsqu’une jeune femme parut au balcon et, à leur vue, poussa un cri :

« Quelle ne fut pas ma surprise, nous dit le narrateur, en reconnaissant une jeune Espagnole, nommée Isidaure, qui avait suivi en Portugal la division du général Franceschi ! Le colonel d’un régiment de chasseurs lui avait sauvé la vie en Galice ; elle s’attacha à lui par reconnaissance et par inclination ; on lui savait gré parmi nous de son courage et de sa fidélité à son libérateur. Faite prisonnière des Anglais à la retraite de Porto, où son cheval fut blessé, elle demanda à être conduite à Wellington, qui lui offrit de suivre l’armée anglaise jusqu’à ce qu’elle pût rejoindre le régiment de son colonel.

Notre malheur l’affligea vivement ; elle nous fit connaître à sir Arthur Wellesley, et nous rendit auprès de lui toutes sortes de bons offices. À peine étions-nous arrivés à nos logements, que plusieurs officiers de ce général vinrent nous prier de sa part d’accepter à dîner avec lui. Le futur lord Wellington fit placer notre général à sa droite, et, en présence du commandant des guérillas et des officiers de notre escorte qui s’étaient mis à table, le traita avec la plus grande distinction. »

C’est alors que Wellington adressa au général Franceschi les paroles d’éloge que j’ai citées plus haut ; mais il n’osa faire davantage ni accéder à la demande du général d’être considéré comme prisonnier des Anglais et envoyé en Angleterre. Franceschi n’était pas un prisonnier ordinaire, c’était un prisonnier national ; la vindicte espagnole était en jeu : Wellington, qui avait nouvellement pied en Espagne, évita tout conflit d’autorité et crut devoir s’abstenir.

Les prisonniers durent reprendre, à travers monts et à travers vaux, leur triste itinéraire. Ils eurent bientôt à passer le Tage. On évita Alcantara, qui était le point le plus rapproché, de peur d’une émeute de la populace. On retrouvait ces fureurs et ces menaces jusque dans les moindres villages. On dut remonter et traverser l’Alagon, rivière assez considérable qui se jette dans le Tage, et ce n’est qu’au-delà qu’on risqua le passage du fleuve même. Jamais rien ne ressembla moins à la romance que ce passage funèbre et sinistre. M. de Saint-Joseph nous y fait assister :

« La chaleur que la saison et notre rapprochement du Midi rendaient chaque jour plus forte ; notre marche dans un pays sans routes, brûlé, sillonné par de longues fentes, où l’on eût dit qu’un vent dévastateur venait d’exercer ses ravages, l’épuisement des chevaux, nos fatigues, nos peines morales, tout nous rendit excessivement longue et pénible la petite distance de l’Alagon au Tago.

On n’aperçoit ce fleuve qu’en arrivant sur le bord de l’encaissement profond et à pic dans lequel il coule. Mes regards plongèrent pour le voir, et je découvris sur sa surface, comme au fond d’un précipice, un bac de forme triangulaire. Un sentier incliné et très roide y conduisait ; nos chevaux y passèrent, non sans danger, et le général, M. Bernard et moi, fûmes embarqués les premiers.

Lorsque je me trouvai sur ce fleuve, ses bords escarpés et menaçants, l’ombre qui en descendait et se projetait sur ses vastes contours, sa marche lente et silencieuse, sa profondeur qui rembrunissait ses ondes, me rappelèrent l’Achéron des anciens ; la rame de notre nocher, debout à l’angle du bac, sa barbe épaisse, ses rides, son front sourcilleux, prêtaient plus de vraisemblance à cette illusion. L’abord de la rive opposée offrit quelques difficultés ; un chemin détourné nous conduisit sur un plateau qui domine le fleuve, à une grande élévation. Quelques arbres peu chargés de verdure y donnaient un faible ombrage contre les rayons ardents du soleil ; ce fut là notre Élysée. Je m’étendis à l’ombre de ces arbres, et j’y trouvai un peu de repos, pendant que l’escorte traversait le Tage. »

En arrivant à Albuquerque, une imprudence de l’aide de camp du duc del Parque, qui prit les devants pour faire le logement de l’escorte et qui prévint les habitants de la qualité des prisonniers, faillit les faire massacrer. Plus loin, à Badajoz. ils entrèrent les yeux bandés comme à Ciudad-Rodrigo. Comme il était midi, heure de la sieste, que tout était désert et que personne n’était prévenu, ils parvinrent sans malencontre à la caserne où ils furent logés. Ils poussèrent enfin vers Séville, en traversant la Sierra Morena à une demi-lieue de Séville, un conflit eut lieu entre le commandant de l’escorte et les guérillas qui sentaient que leur proie allait décidément leur échapper. Ils arrachèrent au général une dernière dépouille, sa giberne : il consentit à la livrer ; mais, montrant ses décorations : « Vous aurez ma vie, dit-il, avant que vos mains y aient touché. »

Les prisonniers ne firent que traverser Séville pendant la nuit. Ils passèrent le Guadalquivir sur un pont de bateaux. L’escorte nouvelle que leur avait donnée la Junte, composée de vingt hommes d’infanterie, les conduisit à Grenade. L’officier qui la commandait eut pour eux des égards. Sauf un ou deux endroits de la route, les habitants en général se montrèrent plus portés à compatir à l’infortune qu’à y insulter. M. de Saint-Joseph, qui avait lu le Gonzalve de Florian, compare les rêves de ses jeunes années à la réalité qui, même en en rabattant, lui paraît encore belle. Les prisonniers, auxquels s’en était joint un quatrième, le capitaine Villiers, recueilli à Badajoz, furent enfermés dans une tour de l’Alhambra. Il ne fallait rien moins d’abord que les murs de cette forteresse pour les mettre à l’abri de tout danger :

« Le jour même de notre arrivée, vers le soir, une forte rumeur se fit entendre sur la place où notre tour était située, l’air retentissait de cris tumultueux. L’adjudant (du gouverneur de l’Alhambra) entre et nous conduit sur la terrasse de la tour. Une immense population couvrait l’Alhambra et la vaste promenade de l’Alameda, qui la sépare de Grenade ; hommes, femmes, enfants nous demandaient avec acharnement. À notre vue, toute celle populace s’agite comme une mer en furie, pousse des hurlements, se porte sur la tour et menace de forcer la garde. On nous fit rentrer aussitôt. À la nuit seulement, cette foule effrayante s’écoula vers Grenade.

Elle revint le lendemain à la même heure. Il fallut nous faire monter de nouveau sur la tour et employer ensuite la force pour dissiper ces forcenés. Leurs gestes étaient significatifs ; ils n’annonçaient rien de moins que le désir de voir tomber nos têtes. »

De telles scènes, on en conviendra, en dépit de toutes les descriptions d’un Chateaubriand, sont bien faites pour gâter la poésie du lieu et l’enchantement de la perspective.

Cette fureur cependant s’apaisa à la longue. L’homme n’est pas toujours sanguinaire : le peuple, à la fin, ne s’occupa plus d’eux ; quelques adoucissements se mêlèrent peu à peu aux rigueurs de la captivité. M. de Saint-Joseph avait sauvé du pillage deux petits volumes de Gil Blas, un portefeuille renfermant papier, crayon, canif. Le crayon fut offert au général qui, revenant à ses premiers goûts, se mit à tracer aussitôt sur les murs de sa chambre des dessins pleins d’âme et de talent. M. de Saint-Joseph, dans son enfance, s’était souvent amusé autour de la table de famille à disposer avec de petites bandes de papier des étoiles de différentes couleurs ; une épingle et des ciseaux étaient ses seuls instruments pour ce travail. L’homme se ressouvint des jeux de l’enfant. Il obtint de l’invalide qui les gardait des papiers de couleur ; il eut l’idée d’en faire des croix, il se dit qu’avec des croix on devait réussir en Espagne. Un officier de garde consentit à les faire circuler. En retour il put obtenir quelques livres, le Voyage de La Pérouse, un volume de Racine, etc. La chambre des aides de camp était transformée en cabinet de lecture. Le général, souvent seul dans la sienne, s’occupait, lorsque la tristesse ne l’accablait pas, à des dessins, à des bas-reliefs : il était redevenu sculpteur. Il se plut particulièrement à figurer une jeune femme se balançant sur un fauteuil et élevant dans ses bras son jeune nourrisson qui se penchai vers elle. Il donna pour pendant à ce bas-relief un jeune homme accroupi, caressant un enfant qui jouait sur le dos d’un chien : son imagination se reportait ainsi vers sa jeune épouse et vers les joies domestiques dont il était sevré.

Ce qu’il eut à souffrir durant cette longue captivité, que rien ne trompait ni ne consolait, et qui dans la suite ne fit que changer de cadre et de barreaux, nul ne le sait : il contenait stoïquement ses impressions. Le respect qu’il inspirait autour de lui ne permettait pas d’aller au fond de ses pensées. Il y eut un temps où il crut à la délivrance, où il espéra. Mais la Junte prétendait ne l’échanger que contre le général Palafox, pris à Saragosse, contre celui-là et contre nul autre, et cette exigence ne rencontra que refus. L’Empereur ne voulut pas.82 Toutes les autres combinaisons proposées par le roi Joseph, par les maréchaux Soult et Suchet, échouèrent. Quand le général eut compris que cette chance unique lui était refusée, il se vit prisonnier pour toujours, et l’ombre s’abaissa dans son esprit. Que l’on se figure ce que ce militaire d’avant-garde, cet infatigable éclaireur d’avant-poste, devait ressentir d’une inaction qui brisait sa destinée et l’enchaînait au moment où elle était en plein essor. Celui qui avait le coup d’œil et la célérité de l’épervier était mis en cage. Qu’y a-t-il de surprenant s’il s’y ronge et s’il en meurt ?

Mais ce qui le navrait surtout, c’était moins encore l’idée de gloire que le sentiment d’affection. Il aimait sa jeune femme, qui devait elle-même mourir de sa mort. « Je ne souffre que pour elle » : c’étaient par moments les seuls mots qu’il pût prononcer.

Le capitaine de Saint-Joseph, beau-frère du maréchal Suchet, fut plus heureux :

« Le 26 du mois de septembre (1809), dans l’après-midi, nous étions à table, nous raconte-t-il, lorsque le gouverneur de l’Alhambra, qui rarement était venu nous voir, suivi de l’adjudant et de l’officier de garde, entra dans noire appartement, et me montrant une lettre : « Vous partez pour être échangé », me dit-il. — « Nous partons ! » m’écriai-je aussitôt en me jetant au cou du général et lui remettant, sans l’ouvrir, une lettre de ma sœur (Mme la maréchale Suchet), dont j’avais reconnu l’écriture. — « Vous partez seul », me dit le général en me la rendant. Ces mots brisèrent mon âme, ma joie disparut ; il me sembla que je ne partais plus, et je n’éprouvai d’autre émotion de plaisir, en lisant la lettre de ma sœur, écrite de Saragosse, que celle d’avoir des nouvelles de ma famille et d’apprendre qu’elles étaient satisfaisantes,

J’essayerais en vain de décrire les combats continuels qui, pendant les deux jours que je restai encore dans l’Alhambra, s’élevaient dans mon cœur. Lorsqu’on vint me chercher pour partir, lorsqu’il fallut me séparer de mon général, de mes compagnons d’infortune, leur faire mes adieux, les forces m’abandonnèrent ; je tombai dans les bras du général, je pressais son cœur contre le mien, je le baignais de mes larmes et je sentis couler les siennes : « Mon ami, me dit-il d’une voix émue, pars, va porter de mes nouvelles à mon Octavie, va travailler à me rendre à son amour. » Je m’éloignai de lui à ces mots et me sentis entraîné, comme malgré moi ; je descendis sans m’en apercevoir les marches de la tour ; je traversai les portes de l’Alhambra, et je me trouvai sous la croisée du général. Ce malheureux ami, mes camarades, tendaient leurs mains vers moi à travers la grille et m’adressaient leurs vœux pour le succès de mon voyage. »

Après le départ du capitaine de Saint-Joseph, c’est l’aide de camp Bernard qui devient le narrateur et qui adresse à son camarade la relation des derniers mois de cette triste captivité. Les succès des armées françaises sur les frontières de l’Andalousie forcèrent le gouverneur de Grenade à mettre ses prisonniers en sûreté. Un soir on vint les faire lever à minuit, et on les dirigea en toute hâte sur Malaga. Cette dernière ville était en pleine insurrection quand ils arrivèrent. On eut peine à soustraire le général à la fureur populaire. La foule criait : Mort à Franceschi ! au fameux Franceschi ! et dans ce cri sauvage la haine le confondait avec un autre général Franceschi, Corse, chef d’état-major du général Sébastiani, et sur le compte duquel il courait d’atroces et absurdes légendes.83 On parvint enfin à l’embarquer, ainsi que d’autres compagnons d’infortune, pour Carthagène, sur un mauvais bâtiment marchand qui n’était pas même lesté et qui faisait eau de toutes parts. Mais voilà qu’arrivés en vue de Carthagène, le gouverneur les empêche de débarquer, pendant n’avoir pas d’ordre à recevoir de celui de Malaga, et le bâtiment dut faire voile vers Majorque. Le gouverneur de Majorque, à son tour, le général Reding, Suisse au service d’Espagne, se refusa obstinément à les recevoir ; « il y mit même une dureté qui semblait tenir de la cruauté bien plus que des circonstances, car il accompagna son refus de la menace de couler bas le navire, s’il n’avait pas viré de bord dans les vingt-quatre heures. » On dut reprendre le large. Il s’éleva une tempête furieuse. Les matelots et le capitaine avaient perdu la tête : ce fut le général et son aide de camp qui montèrent sur le pont et qui, par leur sang-froid, rendirent du cœur à l’équipage. Revenus à Carthagène, le gouverneur se décida enfin à les y recevoir prisonniers. Ils eurent pour toute prison une vieille caserne de l’arsenal avec des couchettes délabrées et infectes. Je laisse parler le capitaine Bernard :

« Encore, dans cette misérable situation, s’il nous eût été permis de jouir d’un peu de liberté, nous eussions rendu grâces au ciel. Mais non : une garde nombreuse, insolente, impitoyable, nous tourmentait sans cesse ; un seul mot, la moindre observation, quoique faite avec douceur, ne nous valait autre chose de ces cerbères que des injures et la baïonnette sur la poitrine.

Il fallut se résigner, et l’exemple de notre étonnant ami nous y détermina. À de si mauvais traitements il n’opposait que le calme le plus parfait, une patience admirable : nous fîmes nos efforts pour l’imiter, et l’amour que nous lui portions tous ne contribua pas peu à opérer un tel miracle.

Nous supportâmes ainsi les malheurs de notre captivité en cherchant à nous consoler mutuellement. Je ne lardai pourtant point à m’apercevoir que les chagrins minaient insensiblement le général ; il ne mangeait presque plus, se plaignait sans cesse de maux de nerfs, et, de plus, il était presque hors d’état de s’occuper. »

D’honorables négociants de Carthagène, les Valarino, trouvèrent moyen de faire pénétrer dans la prison des consolations, des secours d’argent : le général les partagea avec tous les prisonniers. On recommençait à espérer en l’avenir et en la délivrance, lorsqu’un bâtiment arrivé des côtes d’Afrique apporta les germes de la fièvre jaune. Le général, déjà affaibli, se sentit atteint, du premier jour : il jugea du caractère de son mal et de l’issue. Ses compagnons s’opposèrent à ce qu’on l’envoyât à l’hôpital ; il resta soigné par eux dans la vieille caserne. Le médecin, le visitant l’avant-veille de sa mort, eut l’imprudence de dire en espagnol à l’aide de camp Bernard, assez haut pour être entendu : « Il est perdu : déjà les extrémités sont mortes. » Le général avait saisi les fatales paroles, et, avec le sourire le plus doux et le plus gracieux, il répondit au médecin par le vieil adage du pays : « Asi s’accavi la cuenta ! » (Ainsi finit l’histoire.) — Il se retourna sur le côté, ne parla plus, et le médecin partit.

Toute cette fin de la relation du capitaine Bernard est trop simple et trop touchante pour qu’on en veuille rien retrancher. Le général Franceschi ne meurt pas seulement comme un soldat, avec le courage, la résignation et en silence ; il meurt comme un homme, payant tribut à chaque affection, épuisant en quelque sorte la nuance de chaque sentiment :

« Vainement, nous dit l’aide de camp fidèle, je retournai auprès de son lit et m’efforçai de lui persuader que le médecin n’avait pas dit ce qu’il croyait avoir entendu : il me tendit la main, me la serra en me regardant tendrement, et quelques larmes sillonnèrent son visage. Je ne pus me contenir, je me jetai à son cou, je sanglotais, et j’y serais resté longtemps si nos malheureux camarades ne fussent venus m’en arracher. Il profita de ce moment (remarque bien ceci, mon cher Saint-Joseph) pour rassembler le peu de forces qui lui restaient encore, et, s’étant mis sur son séant, il nous reprocha pour ainsi dire notre faiblesse ; il était, en effet, plus calme que nous tous, son visage était serein, et, quoique les ombres de la mort s’y fissent déjà apercevoir, il avait quelque chose de noble, d’imposant, d’auguste : « Qu’est-ce donc que mourir, mes amis ? »84 nous dit-il du ton le plus doux. Il nous tendit la main à tous l’un après l’autre, nous remercia des soins que nous lui avions donnés, fit des vœux pour notre bonheur et nous congédia.

« Les Espagnols, qui se montraient de temps à autre dans notre prison, témoignèrent le désir de voir le général, à ses derniers moments, approcher des sacrements, et comme ils insistaient sur ce point, disant qu’en cas de refus les autres prisonniers pourraient en être plus maltraités, j’en parlai amicalement à notre malade. Il m’autorisa immédiatement à faire appeler un bon prêtre français qui était depuis longtemps à Carthagène (il se nommait M. Dupont). Je le priai de venir, et je le conduisis moi-même auprès du lit de notre ami… Le général sourit, accueillit on ne peut mieux le bon ecclésiastique et lui dit ce qu’il voulut.

M. Dupont, avant de sortir de la prison, me tira à part et me dit ceci : « Quel homme, monsieur, que votre général !… Je serais bien garant, d’après l’entretien que je viens d’avoir avec lui, qu’il fut toujours le plus vertueux des hommes. » Je n’ai jamais oublié ce peu de mots et j’avoue que, quoiqu’ils ne m’aient rien appris de nouveau, j’ai cependant eu du plaisir à les entendre de la bouche de ce bon prêtre.

Deux heures avant sa mort, le général m’appela auprès de lui ; il voulut se mettre de nouveau sur son séant, mais les forces manquaient. Comme de coutume, il était extrêmement calme et avait toute sa présence d’esprit. Seulement je remarquai que sa voix s’éteignait sensiblement.

Après m’avoir fait ses recommandations de tout genre, il me dit adieu, me fit signe de me retirer et parut vouloir se recueillir. Voilà quel fut notre dernier entretien.

Ses derniers moments furent, comme sa vie entière, dignes en tout d’admiration. Quelle perte, mon cher Saint-Joseph, quelle irréparable perte nous avons faite ! »

Le général Franceschi mourut le 23 octobre 1810. Il avait quarante-trois ans. Un décret de l’Empereur, du 4 janvier 18il, assignait une pension de 6,000 francs à Mlle la baronne veuve Franceschi, « en considération des services distingués de son mari. » Elle ne lui survécut que de seize mois à peine et succomba à sa douleur.85 Elle avait la délicatesse de faire parvenir des secours au chef de guérillas, le Capucino, tombé au pouvoir des Français et détenu au fort de Joux. Cette généreuse femme rendait ainsi le bien pour le mal, et peut-être aussi entendait-elle remercier par là ce chef d’avoir empêché, au moment de la capture, le massacre de son mari.

Telle est cette touchante histoire qui tranche, ce me semble, sur les autres récits de cette époque célèbre. Elle suggère plus d’une réflexion mélancolique, plus d’une pensée. Qu’en ressort-il, en effet, et qu’y voit-on ? Avant tout, le hasard et la bizarrerie des destinées ; cette fatalité « qui préside aux événements de notre vie, qui paraît dormir dans les temps calmes, mais qui, dès que le vent s’élève, emporte l’homme à travers l’air comme une paille légère » ; les premiers succès, l’entrain du début, les heures brillantes de la vie, les espérances déjà couronnées ; puis les revers, les lenteurs, les mécomptes, les difficultés tournant à la ruine ; la prison, la souffrance, une épreuve sans terme ; une longue agonie dans l’âge de la force ; une nature d’élite écrasée, victime et martyre des persécutions ; les haines aveugles des foules, les sauvages préjugés des races ; l’horreur des guerres injustes ; toujours et partout, çà et là, quelques âmes bienfaisantes et compatissantes ; notre pauvre humanité au naturel et à nu, en bien et en mal ; une belle mort enfin, délicate et magnanime.

Le propre du général Franceschi était d’inspirer des affections vraies et durables. Le général de Saint-Joseph, avant de mourir, eut à cœur de consacrer la mémoire de son ancien chef, et cette pieuse pensée lui a porté bonheur : l’humble Notice honore aujourd’hui, à son tour, et protège la mémoire de M. de Saint-Joseph ; elle donne de lui et de sa manière de sentir la plus respectable idée. J’engage M. de Beauverger à faire, dans une seconde édition, non plus une brochure, mais un petit volume de cet épisode virgilien (je tiens à ce mot) de la grande épopée militaire des dix années. Tous ceux qui ont lu M. de Fezensac, tous ceux qui aiment Xavier de Maistre le liront.