Le comte de Gisors (1732-1758) :
Étude historique, par M. Camille Rousset.66
Si jamais il y eut une chute profonde, irréparable, et d’où il semblait qu’on ne dût jamais se relever, ce fut assurément celle du surintendant Fouquet et de toute sa famille. Louis XIV avait été dur, implacable. À peine s’était-on un peu adouci dans les dernières années de cette captivité rigoureuse. Fouquet mourait à Pignerol en mars 1680, presque au lendemain du jour où l’on avait enfin permis aux siens de le visiter dans ce donjon où il languissait depuis quatorze ans. Un de ses petits-fils, celui qui devint le maréchal de Belle-Isle, ne naissait qu’en 1686. Il était le fils aîné du troisième fils du surintendant. Rejeton prédestiné entre beaucoup d’autres, il venait à temps. Louis XIV avait épuisé sa colère : vieillissant lui-même et devenu dévot, il sentait tout bas peut-être qu’il avait de ce côté quelque compte à rendre, quelque expiation à offrir au Ciel. La mère du surintendant, et qui lui survécut peu, Mme Fouquet, — une vraie mère de douleurs, — avait la réputation d’une sainte, et toute sa vie s’était passée au service des pauvres : elle inspirait la vénération autour d’elle. Plus d’une personne de la famille offrait l’image des vertus chrétiennes. Il y avait de quoi ramener les cœurs les plus durs à des sentiments de pitié et de sympathie ; décidément, il y avait rachat : les tortures morales et physiques du prisonnier, les épreuves et les mérites de sa famille avaient dépassé et couvraient les fautes. Ainsi en jugèrent tous les contemporains.67 Lorsque le petit-fils de Fouquet, M. de Belle-Isle, âgé de seize ans, vint à Paris, jeune homme de bonne mine, ayant « de l’esprit, du tact, les sentiments et les façons d’un vrai gentilhomme », grandement apparenté d’ailleurs, allié aux Lévis et aux Charost, l’intérêt de la société se porta sur lui ; on ne pensa à rien moins d’abord qu’à le faire entrer dans les mousquetaires du roi : on y réussit. Le jeune homme, au bout d’un an, devint capitaine de cavalerie, se distingua dans toutes les campagnes, de 1702 à 1708, obtint le grade de brigadier et, bientôt après, la charge de mestre de camp général des dragons. Cette charge, qui devenait vacante par la retraite du marquis d’Hautefeuille, coûtait cher à acquérir, — cent mille écus environ ; — il fallait de plus l’agrément exprès du roi. Chamillart, ministre de la guerre, n’avait jamais osé mettre sur la liste des candidats le petit-fils de Fouquet ; mais, quand il présenta cette liste au roi, ce fut Louis XIV le premier qui lui adressa cette question : Pourquoi il n’y avait pas mis le comte de Belle-Isle ? Évidemment Mme de Maintenon avait agi sous main : elle se souvenait que le pauvre Scarron avait été l’un des pensionnés de Fouquet ; elle eut du moins ce mérite de n’oublier jamais son passé. Une réaction tardive s’opérait en haut lieu : avec l’effet naturel du temps, il n’est pas défendu d’y deviner (me trompé-je ?) un peu de repentir pour tant de duretés impitoyables. Le jeune Belle-Isle était fait pour en profiter. Sa personne, son air et son tour de génie se prêtaient à la faveur. Il n’avait pas seulement du courage, il avait du coup d’œil, des idées, du brillant ; il séduisait à première vue. Il avait le don de persuasion. Louis XIV mort, il ne cessa de pousser sa fortune ; il s’y rencontra encore de légères et courtes vicissitudes ; mais, depuis le ministère du cardinal de Fleury, il n’avait cessé d’avoir le vent en poupe. Lieutenant général en 1731, gouverneur de Metz et des trois Évêchés, ambassadeur auprès de la Diète électorale en 1741, presque aussitôt maréchal de France, il unissait une double réputation diplomatique et militaire. Il avait eu de tout temps ses prôneurs et admirateurs enthousiastes, presque ses croyants. Son frère, son unique frère restant de quatorze enfants qu’ils étaient, le chevalier de Belle-Isle, qui ne faisait qu’un avec lui, l’appuyait en tout de sa solidité et de son bon sens ; le maréchal y jetait de sa poudre d’or. Il était l’homme des vastes projets. Il avait du grand dans l’imagination. Il remaniait volontiers la carte des États, et il agitait les problèmes d’équilibre politique. Ses plans sortaient des données habituelles à la timidité du règne de Louis XV, et il n’aurait pas même eu besoin d’être dans le royaume des timides pour paraître hardi ; il allait de lui-même à l’extraordinaire et semblait partout et toujours sûr de son fait : son étoile avait de bonne heure triomphé de tant d’influences contraires. Il ne lui avait jamais été donné sans doute de tenir toutes ses promesses ; il n’était jamais allé au bout de toutes ses entreprises ; mais il n’avait jamais non plus subi d’échec éclatant, et les circonstances les plus critiques avaient tourné encore à son honneur. Il avait donc atteint à la plus haute fortune, sinon à la puissance ; sa considération en Europe était au moins aussi grande que dans le royaume ; il avait tous les dehors de l’autorité et du crédit, et quelque chose de la réalité. Ayant épousé en secondes noces une Béthune, veuve elle-même du marquis de Grancey, il avait trouvé en elle une compagne aimable, une auxiliaire active et habile autant que délicate, la grâce jointe à de la vertu. Il en avait eu deux fils, dont un mort en bas âge et un seul survivant, le comte de Gisors, celui dont M. Camille Rousset vient de nous donner l’histoire, jeune homme charmant et sage, sur qui reposaient toutes les espérances du maréchal et tout l’avenir de cette race des Fouquet, ainsi restaurée et ressuscitée du fond de l’abîme. Jamais le vers du poète ne trouva mieux son application :
…… In te omnis domus inclinata recumbit.
Tout cet échafaudage, tout ce patrimoine accumulé d’ambitions et de rêves portait désormais sur une seule tête.
M. Camille Rousset, conservateur des archives historiques au Dépôt de la Guerre, a sous la main des trésors dont il sent le prix et dont le Gouvernement lui permet de n’être point avare. Il s’entend à les mettre en œuvre comme personne : son Louvois est un monument ; son Noailles est un intéressant épisode. Il nous donne cette fois le tableau des campagnes auxquelles prit part le jeune comte de Gisors. Il a élargi le cadre, en y faisant entrer les dépêches des généraux, des ministres, la correspondance de la Cour et de la favorite. Cette histoire d’un jeune colonel, fils du ministre de la guerre, est devenue sous sa plume l’histoire même de l’armée ; on en a toute une peinture fidèle pour le matériel comme pour le moral, à la date de 1757-1758. C’est le plus bas moment. L’historien de Louvois a eu ici, par contraste, à nous retracer le dépérissement de la discipline sous Louis XV, comme il nous en avait expliqué la vigueur et le ressort aux meilleures années de Louis XIV. Il avait montré comment une bonne armée se crée et s’organise, il nous montre aujourd’hui comment elle se fond et se défait ; on sait mieux, après l’avoir lu, ce qu’il faut entendre par ces mots de corruption et de décadence ; on s’en fait une trop juste idée, en même temps qu’on sait aussi faire la part des exceptions, de la valeur, du désintéressement et de l’intégrité, qui se personnifient en quelques nobles figures, même aux plus tristes moments de cette monarchique histoire.
De toutes ces exceptions, la plus notable et la plus pure est celle du comte de Gisors. Vauvenargues nous a offert par lui-même, et dans la personne de son ami Hippolyte de Seytres, l’idéal d’un jeune militaire dévoué à son roi, à sa patrie, à ses devoirs, amoureux de la gloire dans l’âge des plaisirs, et sachant associer au culte moderne de l’honneur quelque chose de la vertu telle que l’entendaient les Anciens. Le comte de Gisors nous montre en action ce même modèle, ce parfait exemple d’une jeunesse sérieuse, appliquée, tournée au bien. Comblé au début de toutes les faveurs et porté comme sur les bras de la Fortune, il n’est en rien enivré ni ébloui ; il n’y voit qu’une raison de plus de justifier son précoce avancement par son mérite. Surtout il semble radicalement guéri du travers originel des Fouquet et dont son père même n’était point du tout exempt, de ce qui est vanité et présomption, le trop d’entreprise, l’audace et le vaste des pensées : lui, il est modéré dès vingt ans, modeste, appliqué, prudent, et il ne semble amoureux que d’une juste gloire. Il n’y a qu’une voix sur ses qualités. Elles furent dès l’abord reconnues des étrangers et hautement témoignées par eux durant ses voyages. Revenu parmi les siens, et dans les rangs de l’armée où il servait, il était cité comme le plus accompli des colonels. À entendre le concert de louanges qui l’entouraient de son vivant et qui consacrèrent sa mémoire au lendemain de sa mort, quand il fut tué à vingt-six ans en chargeant l’ennemi à Crefeld, on serait tenté de le croire parfait, trop parfait. C’est là un beau défaut, convenons-en, au milieu des vices du xviiie siècle.
La difficulté pouvait sembler grande d’écrire tout un volume à propos d’un de ces jeunes hommes dont la courte vie, tranchée en sa fleur, peut se résumer dans le mot de Virgile : Tu Marcellus eris ! M. C. Rousset, sans sortir de son sujet, a trouvé moyen de le fertiliser et de le nourrir. Le comte de Gisors, né le 27 mars 1732, fut l’objet tout particulier des soins paternels. Assez délicat de complexion, on n’avait rien négligé pour le fortifier de bonne heure et l’aguerrir. Il fut soumis dès l’enfance à une règle sévère, à une gymnastique presque lacédémonienne. Levé tous les jours à quatre heures du matin, on lui défendait les veilles tardives. Pourtant, lorsque dans la suite il était obligé de veiller, il continuait d’observer ses habitudes matineuses. Le grand Frédéric, qui n’était pas des plus tendres, ne put s’empêcher de le remarquer quand il eut vu M. de Gisors et pris connaissance de son régime : « Il se couche trop tard, disait-il, et se lève trop matin. Je suis trop ami de son père pour ne pas y mettre ordre au plus tôt et ne pas m’intéresser à la conservation de sa santé. »
Le jeune homme était mince, de grande taille et d’une assez jolie figure. On soigna chez lui l’esprit autant que le corps. Il eut pour précepteur un abbé de Mange, un de ces bons abbés dévoués et lettrés, personnage domestique, comme les grandes familles en avaient alors. Dès l’âge de treize ans, il fut colonel en titre d’un régiment qu’on avait levé, d’accord avec le roi Stanislas, et qui avait nom Royal-Barrois. À quinze ans il fut présenté à Versailles et à Trianon par son père, qui l’emmenait en Provence d’où il allait chasser les Autrichiens. Le comte de Gisors y servit de secrétaire au maréchal et y fit aussi ses premières armes. Dans cette campagne, le chevalier de Belle-Isle périt bravement, l’épée à la main, à l’assaut des retranchements piémontais, au col de l’Assiette près d’Exiles. La douleur du maréchal fut profonde : il perdait son bras droit, son conseil et une moitié de lui-même. Ce séjour en Provence et à Nice, mêlé de guerre et de diplomatie, se prolongea pendant toute l’année 1748 et jusqu’au mois de février 1749. Le comte de Gisors y fit l’apprentissage de l’une et de l’autre ; et il semble que, s’il eût vécu davantage, c’est à cette seconde carrière, la diplomatie, que sa délicate santé comme ses goûts l’eussent définitivement porté.
La paix amena une grande réforme des troupes, à commencer par les corps de nouvelle création ; le régiment de Royal-Barrois fut supprimé. Le maréchal de Belle-Isle en conçut d’abord de l’humeur : il eût voulu une exception par rapport à lui en particulier. On l’apaisa, et on dédommagea amplement son fils en le nommant colonel du régiment de Champagne, un des six vieux corps de l’infanterie française. Le nouveau colonel n’avait que dix-sept ans. À cette occasion, son père composa pour lui une Instruction détaillée que de bons juges considèrent comme un chef-d’œuvre en son genre et qui contient tous les préceptes militaires et moraux capables de former un parfait colonel. Le comte de Gisors en fit l’objet constant de son étude et de son émulation. Le respect et la docilité sont des traits caractéristiques de cette nature, qui nous représente au sérieux, et sans nuance d’épigramme, un Télémaque ou un Grandisson dans les camps.68
Quand il eut vingt et un ans, on le maria ; et, comme le remarque M. C. Rousset, ce fut chez un arrière-petit-neveu du cardinal Mazarin que le petit-fils du surintendant Fouquet alla chercher une digne compagne pour son fils. Le comte de Gisors épousa la fille de l’aimable duc de Nivernais. Elle n’avait que treize ans, et le mariage se borna d’abord et longtemps à la cérémonie. La jeune épouse, qui, dans des lettres familières, est appelée ma Heine ou ma petite Huchette, de même que le jeune époux avait pour sobriquet Mlle Colette, ne nous offre que des traits assez peu définis. Elle adorait son mari, dont elle n’eut point d’enfants ; elle était fort pieuse et même passionnée dans les querelles molinistes, déjà une petite « mère de l’Église », ainsi qu’on l’entrevoit par une raillerie du comte.69 Celui-ci paraît l’avoir adorée fidèlement et sans qu’on puisse apercevoir ombre de distraction ou de faiblesse, durant ses années de voyage ou de guerre.
En effet, à peine marié, on le fit voyager. Son père n’y épargna rien, c’est tout simple. On sait que « le total des voyages de M. de Gisors coûta à M. de Belle-Isle entre 90 et 100,000 francs »
. Il avait pour l’accompagner deux officiers de distinction de son régiment de Champagne : c’était une manière de Mentor en deux personnes. Il commença par l’Angleterre, continua par l’Allemagne et la Pologne, et finit par la Scandinavie. M. G. Rousset a retrouvé une partie de son Journal de voyage. Le comte de Gisors étudiait de près les hommes, les institutions ; il fut guidé et piloté à certains jours en Angleterre par Horace Walpole, qui garda de lui la meilleure idée, et qui, en apprenant sa mort, écrivait : « Je suis très chagrin de la mort du duc de Gisors ; il m’avait été recommandé quand il vint en Angleterre. Je le connaissais beaucoup, et j’avais aussi bonne opinion de lui qu’en avait tout le monde. Il était plus sérieux et plus appliqué à se perfectionner qu’aucun jeune Français de qualité que j’aie jamais vu. Combien Belle-Isle est malheureux de survivre à son frère, à son fils unique et à sa bonne oreille ! »
Le maréchal, à la fin, était très sourd. Toujours un peu de plaisanterie se mêle aux regrets même des meilleurs des mondains.
Tout ce que M. C. Rousset nous cite du Journal de M. de Gisors témoigne en effet d’un esprit sérieux et appliqué, qui a du sens et de la finesse. Lorsque de Londres il passa sur le théâtre de Potsdam, qu’il fut en présence de la famille royale de Prusse et du grand Frédéric, il eut fort à s’observer. La considération dont jouissait son père lui ouvrait tous les accès : il sut bientôt se faire compter par son propre mérite. Le maréchal Keith, Écossais de naissance et l’un des principaux lieutenants de Frédéric, en écrivait de grands compliments à son père, et en rabattant tout ce qu’on peut attribuer à la politesse, il est bien certain que le jeune homme se fit estimer par son tact, sa mesure et son intelligence. Keith le loue, entre autres qualités, d’avoir dérobé à sa nation « le simple bon sens anglais ». Surtout, lorsqu’il revint auprès de Frédéric en Silésie après avoir visité Vienne, avoir vu l’impératrice Marie-Thérèse et l’armée impériale assemblée à Kolin, M. de Gisors fut en butte à des questions réitérées de la part du pénétrant monarque : c’était un pas glissant, d’où il se tira sans indiscrétion comme sans embarras. Il sut répondre à propos, avec vérité, et sans sacrifier les absents. En définitive, il laissa la meilleure impression après lui. Frédéric, dans une lettre à l’abbé de Prades, avait dit peu de jours après son arrivée à Berlin : « Écrivez en lettres d’or qu’il est arrivé ici un jeune seigneur français, rempli d’esprit, de bon sens et de politesse. »
À son départ pour la Suède, c’était le prince Henri qui écrivait à M. de Gisors en manière d’adieu : « Unir à la jeunesse le caractère et les talents, c’est être né avec des qualités rares ; les perfectionner, les embellir et les rendre utiles, mérite l’admiration de tout le monde. Vous devez vous connaître à ce portrait ; il fait l’apologie de l’estime que j’ai pour vous. Je blesse sans doute votre modestie, mais c’est un amour-propre poussé à l’excès qui m’entraîne à faire l’éloge de mon discernement. »
Rappelé brusquement du Nord par la maladie et la mort de sa mère, le comte de Gisors reparaissait dans le monde de Paris et de Versailles avec une éducation achevée. Il possédait ce qui a manqué bien longtemps à la plupart des Français de tout rang : il connaissait l’étranger, et il avait par devers lui des termes exacts de comparaison. Un des amis de sa mère, un Danois de distinction, le baron de Bernstorf, lui écrivait sans pouvoir être soupçonné de flatterie : « Pour renfermer bien des choses dans une seule parole, je vous trouve tel que je vous souhaite. Les plaisirs n’étouffent point vos sentiments ; vous n’oubliez ni vos pertes, ni vos regrets, ni vos devoirs, et le tumulte de la Cour et de Paris ne prend rien sur vos réflexions. Continuez, monsieur, d’être supérieur à ce qui a énervé, abattu, anéanti tant d’hommes ; soyez toujours ce fils, cet époux, cet ami que vous êtes ; faites voir à un siècle qui semble l’ignorer que l’on peut être très sage, très appliqué, et en même temps infiniment aimable. Soyez l’exemple du bonheur qui suit la vertu, et pardonnez cette tirade à la tendresse qui me l’a arrachée. »
Tous enfin s’accordaient à célébrer en lui le don le plus rare, qui a été départi à si peu, et peut-être à moins d’hommes encore que de femmes, la raison précoce, le fruit dans la fleur, un esprit mûr dès le premier duvet :
Sotto biondi capei canuta mento.
A son retour, le comte de Gisors donna un bon exemple : il ne craignait pas la mort, mais il craignait la petite vérole et ses laideurs. Il avait vu les succès de l’inoculation en Angleterre. Lui-même il se fit inoculer : ce ne fut point sans en demander la permission à son père et sans l’agrément du roi. L’opération réussit et fit événement (15-19 avril 1756).
La guerre recommençait. Le maréchal de Belle-Isle entra au Conseil le 16 mai 1756 ; il remplaçait le maréchal de Noailles comme ministre d’État, en attendant qu’il devînt lui-même ministre de la guerre. Nous avons dans le livre de M. Rousset une histoire complète des campagnes faites en Westphalie et dans le Hanovre en 1757 et 1758. Trois généraux s’y succédèrent, sous lesquels le comte de Gisors eut à servir, le maréchal d’Estrées, le maréchal de Richelieu et le comte de Clermont : le premier seul (sauf un peu d’humeur et de rudesse en paroles) était selon son cœur et emportait son estime. J’ai déjà parlé, et ici même, de cette guerre à l’occasion du comte de Clermont. Je n’ai pas envie d’y revenir : on ne repasse pas deux fois à plaisir sur ces tristes tableaux. M. Camille Rousset, muni des papiers d’État et de toutes les correspondances confidentielles, donne un récit qui peut être considéré comme définitif. Dans toute la première partie de la campagne, qui se termine à la victoire d’Hastenbeck, le maréchal d’Estrées lutte contre les difficultés qui naissent de la nature du pays, du défaut des subsistances, et du propre désordre de son armée, surchargée d’officiers généraux inutiles, d’équipages fastueux et parasites. Pour en donner une faible idée, il suffira de dire que le comte de Gisors, un colonel exemplaire, a pour lui vingt-trois chevaux, sept de plus que ne portait l’ordonnance, et que le maréchal n’a pas moins de vingt-huit secrétaires, dont Grimm était un : qu’on juge parla du reste. Le maréchal (danger plus grave) a près de lui dans le chef de son état-major, le comte de Maillebois, une âme damnée de Richelieu, un ennemi, un malin esprit et, peu s’en faut, un espion et un traître. Après des fatigues et des retardements sans nombre, il gagne cette bataille d’Hastenbeck, où Gisors et le régiment de Champagne se distinguent à la prise d’une principale redoute ; victoire qui, incomplète au point de vue militaire, ne laisse pas d’être décisive par ses résultats (26 juillet 1757). C’est le comte de Gisors qui est chargé d’en porter la nouvelle à la Cour. Le lendemain même de cette victoire, le maréchal d’Estrées est remplacé par Richelieu, dont l’intrigue menée de longue main aboutit à contre-temps. J’ai dit dans les articles sur le comte de Clermont ce qui était à penser de cette affreuse campagne de Hanovre à laquelle présida Richelieu, et du délabrement qui s’ensuivit, le pillage, l’infâme maraude et l’hôpital. Le comte de Gisors fit tout pour rallier autant que possible son régiment autour du drapeau, le préserver de l’excès d’indiscipline et le maintenir avec une sorte de gaieté dans les misères, à travers les glaces ou les boues de la retraite. Quand on se décida à envoyer le comte de Clermont pour remplacer Richelieu, en février 1758, cette Altesse arrivait avec des intentions honorables sur l’article de la probité, mais avec une parfaite incapacité en tant que chef militaire. On ne saurait assez insister sur ce néant du comte de Clermont et sur ce sans-gêne plus que philosophique qu’il apportait dans de si graves conjonctures. Après l’avoir désiré et sollicité avec instance au début de cette guerre, il n’a plus l’air de tenir à son commandement, et à chaque contrariété on le voit prêt, pour ainsi dire, à remettre les mains dans ses poches, et disant que pour pis aller il lui restera toujours l’agrément d’aller tirer les perdreaux à Bernv. Les pitoyables résultats de ce manque d’amour-propre et de caractère sont assez étalés dans le livre de M. C. Rousset et ressortent à chaque instant des récits, même les plus modérés et les plus circonspects, du comte de Gisors.70 La triste bataille de Crefeld (23 juin), où les troupes firent si bien leur devoir, mais où elles furent si mal commandées, est exposée de point en point ; et, quoique le hasard de la guerre soit aveugle, on a quelque peine à ne pas mettre sur le compte du général en chef et de ses conseillers ou, comme on disait ironiquement, de M. l’abbé et de ses novices, cette mort du comte de Gisors qui n’était plus alors colonel de Champagne, mais qui venait d’être promu au commandement des carabiniers. C’est en combattant à leur tête qu’il tomba. « Rien n’a été aussi absurde et aussi courageux que la charge de ce corps », a dit le marquis de Voyer, présent à l’action, et qui blâmait cette manœuvre d’une course de cavalerie violente à travers l’infanterie hanovrienne. Ce fut au retour de cette charge, la première qu’il eût conduite, que le comte de Gisors reçut presque à bout portant un coup de feu dans les reins. La mort s’ensuivit trois jours après (26 juin). Blessé, il eut encore la force d’écrire quelques mots à son père :
« Mon très cher père, je vous écris avant de me faire saigner ; je vous prie de n’être pas inquiet de ma blessure. Je ne l’ai reçue du moins qu’après avoir percé avec les carabiniers l’infanterie hanovrienne. Faites passer cette lettre à ma femme. Je vous aime et vous respecte de tout mon cœur. »
Quand l’armée dut évacuer Neuss, ce qui eut lieu le surlendemain de la défaite, il était hors d’état d’être transporté. Le comte de Clermont dut le recommander aux soins généreux du prince Ferdinand de Brunswick. Ce furent les adversaires qui lui rendirent les bonheurs militaires suprêmes. Son cœur seul put être rapporté en France, Le major du régiment de Champagne, M. de Vignolles, appelé par le mourant, et qui avait reçu ses derniers soupirs, écrivait du camp près de Cologne, le 28 juin 1758 :
« Nous venons de perdre le meilleur sujet du royaume et la plus belle âme ; il était doué de trop de vertus pour vivre dans un siècle aussi corrompu. Je ne l’ai pas quitté d’un moment et lui ai rendu mes derniers devoirs. Il a été enterré ce matin. Le prince Ferdinand lui a rendu les plus grands honneurs ; il y avait à son convoi deux escadrons, un régiment d’infanterie, de l’artillerie, etc. Je n’ai osé ni oserai écrire à ce malheureux citoyen (le maréchal de Belle-Isle). J’ai perdu le seul protecteur, ce n’est rien, mais le plus tendre et le plus sincère ami que j’eusse. Je le pleurerai toute ma vie, et vous le pleurerez avec moi.
Ce pauvre seigneur a toujours eu sa connaissance ; il a mis ordre à sa conscience de lui-même. Il a été pleuré à l’armée des ennemis comme dans la noire. »
Dans le premier moment, un sentiment de regret unanime s’associa comme une trop faible consolation et un bien juste hommage à l’immense douleur du maréchal de Belle-Isle ; mais la malignité qui se glisse partout, et qui est si prompte à se venger d’un premier mouvement de sympathie, trouva bientôt mauvais qu’il n’eût point résigné le ministère tout aussitôt après la mort de son fils. Il fit mine d’en vouloir sortir, il est vrai, mais il se laissa persuader assez aisément d’y rester sous couleur de patriotisme, et il y était encore quand il mourut en janvier 1761, à la veille, dit-on, d’être remercié par le roi. Cela lui valut des couplets satiriques et des épigrammes.71 Il avait cru devoir instituer, par son testament, le roi même pour héritier de ses grands biens et pour légataire universel : était-ce, comme on l’a prétendu, dans l’espérance d’être enterré à Saint-Denis à côté de M. de Turenne ? Quoi qu’il en soit, l’ambitieux encore et le glorieux parurent chez lui survivre à tout et surnager jusqu’à la fin. On remarqua qu’il y avait très peu de monde, et même de monde officiel, à son service funèbre. C’est qu’on ne va le plus souvent aux enterrements que pour ceux qui vous y voient, et il ne laissait personne après lui.
Qu’aurait été le comte de Gisors, s’il avait vécu ? quel rôle aurait-il tenu ? quelle place dans les affaires ? quelle influence eût-il exercée, le cas échéant, dans les futures destinées de son pays ? On l’ignore ; on ne peut même le conjecturer. Cette parfaite culture à laquelle rien n’avait manqué et qui avait si bien réussi, ce respect absolu pour son père, cette soumission, cette juste égalité de sentiments en tout, ou cette réserve qui était une vertu à son âge, ne laissent pas deviner quelle nature de génie particulière pouvait être en lui, et s’il avait du génie ou seulement un parfait mérite ; car, quand on a tant de bon sens à vingt-cinq ans, aura-t-on du génie à cinquante ? M. de Gisors était guéri, je l’ai dit, de tous les défauts de sa famille, de la vanité, du vaste, de l’indéfini. Il était arrivé à la perfection ; il semble qu’il n’avait plus qu’à mourir… Songeons pourtant que, s’il lui avait été donné de vivre Page de son père, soixante-dix-sept ans, il serait mort seulement en 1809. Quelle longueur et quelle diversité de carrière ! Quel champ ouvert à l’hypothèse !… Arrêtons-nous, ne cherchons pas l’impossible. Rendons-lui dans notre pensée quelque chose des mêmes honneurs que lui ont payés ses contemporains. Qu’il nous apparaisse de loin tel qu’il fut, qu’il demeure à nos yeux comme une belle image. Pour moi, il me rappelle exactement, dans l’exemple moderne le plus analogue, ce Pallas, fils d’Évandre, tué à son premier combat et qui, après avoir quitté son vieux père pour apprendre la guerre sous Énée, lui est ramené dans une pompe solennelle et touchante :
…..Quem non virtutis egentemAbstulit atra dies et funere mersit acerbo.
J’aimerais que, dans les explications qu’on donne de Virgile, on fit désormais ce rapprochement, qu’on rattachât ces noms fraternels de l’histoire et de la poésie ; qu’on liât entre eux ces deux mémoires pour en faire une plus vivante immortalité. Lui aussi, Gisors comme Pallas, s’il avait un vieux père que sa mort navrait, du moins il n’avait plus de mère :
…….Tuque, o sanctissima conjux,Felix morte tua, neque in hunc servata dolorem,
s’écriait le vieil Évandre. — Malgré le caractère tout historique du livre de M. G. Rousset, je ne crois pas que la poésie soit de trop pour ajouter à l’idée de son héros parfait une dernière auréole et pour projeter sur cette intéressante figure je ne sais quel reflet d’une imagination attendrie. Quoique nous ne vivions plus aux âges antiques, ne dédaignons pas la Muse : elle seule encore est capable de mettre un dernier charme, un attrait sensible, là où était déjà l’estime.
Ce qui s’oppose le plus à l’impression poétique en présence des personnages trop voisins de nous, c’est la moquerie, l’ironie, ce grand dissolvant des temps modernes, comme on l’a appelé. Elle épuisa tout son feu contre M. de Belle-Isle, fort peu semblable en cela au bon Évandre. M. de Gisors y échappa ; il avait trop peu vécu encore dans cette Cour de Louis XV, la plus méchante des Cours.