(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Observations sur l’orthographe française, par M. Ambroise »
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(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Observations sur l’orthographe française, par M. Ambroise »

Observations sur l’orthographe française,
par M. Ambroise

Firmin Didot 1867

En ma qualité d’ancien novateur et révolutionnaire romantique qui est de temps en temps repris d’une velléité de mouvement, j’ai regretté dans ces derniers mois de ne pouvoir aller soutenir à l’Académie la cause de l’innovation ; mais elle est soutenue bien mieux que par moi par le respectable et docte M. Didot, l’imprimeur en titre de l’Institut. Ceux qui ne le connaissent que par ses savantes éditions des auteurs anciens, par ses belles éditions des classiques modernes, par les bijoux d’éditions d’Horace ou d’Anacréon, par sa traduction de Thucydide qu’il reprend et revoit à soixante-quinze ans avec la vigilance et les scrupules d’un helléniste consommé, ne s’imagineraient point aisément à quel point il est hardi, avancé, presque téméraire, pour les réformes qu’il propose d’introduire dans l’orthographe : et en cela cependant il n’est que logique et conséquent.

Notre langue française vient en très grande partie du latin. C’est un fait reconnu et que les philologues et critiques qui se sont occupés de l’histoire de la langue et qui ont étudié la naissance de la Romane, d’où la nôtre est dérivée, ont mis de plus en plus en lumière. L’un de ces derniers historiens et qui s’est dirigé d’auprès la méthode et par les conseils des vrais maîtres, M. Auguste Brachet, a parfaitement exposé57 cette formation de notre idiome. Mais ce n’est pas du latin savant, du latin cicéronien, c’est du latin vulgaire parlé par le peuple et graduellement altéré, que sont sortis, après des siècles de tâtonnement, les différents dialectes provinciaux dont était celui de l’Île-de-France, lequel a fini par se subordonner et par supplanter les autres ; lui seul est devenu la langue, les autres sont restés ou redevenus des patois58. Quand je dis que cette langue romane des xie et xiie  siècles est sortie du latin vulgaire et populaire graduellement altéré, j’ai peur de me faire des querelles ; car, d’après les modernes historiens philologues, les transformations du latin vulgaire ne seraient point, à proprement parler, des altérations : ce seraient plutôt des développements, des métamorphoses, des états successifs soumis à des lois naturelles, et qui devinrent décidément progressifs à partir d’un certain moment : il en naquit comme par voie de végétation, vers le xe  siècle, une langue heureuse, assez riche déjà, bien formée, toute une flore vivante que ceux qui l’ont vue poindre, éclore et s’épanouir, sont presque tentés de préférer à la langue plus savante et plus forte, mais plus compliquée et moins naïve, des âges suivants. Je n’ai point à entrer dans cette discussion, ni à chicaner sur cette préférence ; ce que je voulais seulement remarquer, c’est que sous cette première forme lentement progressive et naturelle tous les mots français qui viennent du latin et par le latin du grec ont été adoucis, préparés, mûris et fondus, façonnés à nos gosiers, par des siècles entiers de prononciation et d’usage : ils sont le contraire de ce qui est calqué et copié artificiellement, directement. Ils n’ont pas été transportés d’un jour à l’autre et faits de toute pièce, tout roides et tout neufs, d’après une langue savante et morte, que l’on ne comprend que par les yeux et plus du tout par l’oreille. À ce vieux fonds de la langue française il y a peu à réformer pour l’orthographe. Les mots en ayant été prononcés et parlés par le peuple, des siècles durant, avant d’être notés et écrits, toutes ou presque toutes les lettres inutiles ont eu tout le temps de tomber et de disparaître. Quand ils ont été écrits pour la première fois, ils ne l’ont pas été par des savants. L’usage a donc amené et produit pour ce vieux fonds domestique la forme qui, ce semble, est définitive. La difficulté est surtout pour les mots savants et d’origine plus récente, importés à partir du xvie  siècle, depuis l’époque de la Renaissance, et la plupart tirés du grec avec grand renfort de lettres doubles et de syllabes hérissées. Ces mêmes historiens de la langue et qui l’admirent surtout aux xiie et xiiie  siècles, dans sa première fleur de jeunesse et sa simplicité, sont portés à proscrire, à juger sévèrement toute l’œuvre de la Renaissance, comme si elle n’était pas légitime à son moment et comme si elle ne formait pas, elle aussi, un des âges, une des saisons de la langue. M. Auguste Brochet, qui n’est nullement favorable aux néologismes du xvie  siècle, déclare en même temps absurde la tentative qui consisterait aujourd’hui à réduire et à simplifier, en les écrivant, bon nombre des doctes mots introduits alors. « Puisque l’orthographe du mot, dit-il, résulte de son étymologie, la changer, ce serait lui enlever ses titres de noblesse. » Telle cependant n’a pas été et n’est point l’opinion de beaucoup d’hommes instruits et d’esprits philosophiques depuis le xvie  siècle jusqu’à nos jours.

Sans doute l’introduction de la plupart de ces mots s’étant faite par les savants et d’autorité, pour ainsi dire, non insensiblement et par le peuple, ce ne saurait être à la manière du peuple et, comme cela s’est passé pour le premier fonds ancien de mots latins, par une usure lente et continuelle, que la simplification devra s’opérer. Mais la même autorité qui a importé les mots et vocables scientifiques peut intervenir pour les modifier. Ainsi rien n’oblige d’user perpétuellement de cette orthographe grecque si repoussante dans les mots rhythme, phthisie, catarrhe, etc. ; et il y a longtemps que Ronsard et son école, tout érudits qu’ils étaient, avaient désiré affranchir et alléger l’écriture courante de cet « insupportable entassement de lettres. » Ils n’y étaient point parvenus.

L’histoire des tentatives faites depuis le xvie  siècle pour la simplification de l’orthographe nous est présentée fort au complet par M. Didot en son intéressante brochure, et il en ressort que, pour réussir à obtenir quelque chose en telle matière et pour triompher de l’habitude ou de la routine, même lorsque celle-ci est gênante et fatigante, il ne faut pas trop demander, ni demander tout à la fois.

Joachim Du Bellay le savait bien, lui qui dans son Illustration et Défense de la Langue, où il proposait en 1549 tant d’innovations littéraires, n’a pas voulu les compliquer de l’emploi de l’orthographe nouvelle de Louis Meigret qu’il approuvait en principe, mais qu’il savait trop dure à accepter des récalcitrants.

Ces projets de réforme radicale dans l’orthographe, mis en avant par Meigret et par Ramus, ont échoué ; Ronsard lui-même recula devant l’emploi de cette écriture en tout conforme à la prononciation : il se contenta en quelques cas d’adoucir les aspérités, d’émonder quelques superfétations, d’enlever ou, comme il disait, de racler l’y grec : il avait d’ailleurs ce principe excellent que « lorsque tels mots grecs auront assez longtemps demeuré en France, il convient de les recevoir en notre mesnie et de les marquer de l’i français, pour montrer qu’ils sont nôtres et non plus inconnus et étrangers. » — Et pour le dire en passant, cette règle est celle qui se pratique encore et qui devrait prévaloir pour tout mot ou toute expression d’origine étrangère. Ainsi pour a-parte : un a-parte, des a-parte ; on l’écrivait d’abord en deux mots, et le pluriel ne prenait pas d’s ; mais, l’expression ayant fait assez longtemps quarantaine et ayant mérité la naturalisation, on en a soudé les deux parties, on en a fait un seul mot qui se comporte comme tout autre substantif de la langue, et l’on écrit : un aparté, des apartés. — C’est ainsi encore qu’il est venu un moment où les quanquam sont devenus les cancans. Mais les errata, bien que si fort en usage et qui devraient être acclimatés, ce semble, n’ont pu encore devenir des erratas, comme on dit des opéras.59

Corneille, après Ronsard, apporte à son tour son autorité en cette question de la réforme de l’orthographe. Dans l’édition qu’il donna, en 1664, de son Théâtre revu et corrigé, il mit en tête un Avertissement où il exposait ses raisons à l’appui de certaines innovations qu’il avait cru devoir hasarder, afin surtout, disait-il, de faciliter la prononciation de notre langue aux étrangers. Ces idées et vues de Corneille, excellentes en principe, me paraissent avoir été un peu compliquées et confuses dans l’exécution. Le grand poète n’était pas un esprit pratique.60

Ce qui est certain, c’est qu’une extrême irrégularité orthographique, une véritable anarchie s’était introduite dans les imprimeries pour les textes d’auteurs français au xviie  siècle : il était temps que le Dictionnaire de l’Académie, si longtemps promis et attendu, vînt y mettre ordre.

Dans la préparation de ce premier Dictionnaire, et dans les cahiers qui en ont ôté conservés, on a les idées de Bossuet qui sont fort sages et fort saines. Il est pour une réforme modérée. Il est d’avis de ne pas s’arrêter sans doute à l’orthographe impertinente de Ramus, mais aussi de ne pas s’asservir à l’ancienne orthographe, « qui s’attache superstitieusement à toutes les lettres tirées des langues dont la nôtre a pris ses mots » ; il propose un juste milieu : ne pas revenir à cette ancienne orthographe surchargée de lettres qui ne se prononcent pas, mais suivre l’usage constant et retenir les restes de l’origine et les vestiges de l’antiquité autant que l’usage le permettra.

Le premier Dictionnaire de l’Académie, qui parut en 1694, ne se contint point tout à fait, à ce qu’il semble, dans les termes où l’aurait voulu Bossuet, et l’autorité de Regnier Des Marais, qui accordait beaucoup à l’archaïsme, l’emporta.

Ce ne fut qu’à la troisième édition de son Dictionnaire, celle qui parut en 1740, que l’Académie se fit décidément moderne et accomplit des réformes décisives dans l’orthographe. Il y avait eu Fontenelle et La Motte, avec leur influence, dans l’intervalle. Si l’on compare cette troisième édition à la première, elle offre, nous dit M. Didot, qui y a regardé de près, des modifications orthographiques dans cinq mille mots, c’est-à-dire dans le quart au moins du vocabulaire entier. Il se fit un grand abatis de superfluités de tout genre : « les milliers de lettres parasites disparurent. » C’est à cette troisième édition, où pénétra l’esprit du xviiie  siècle, qu’on dut de ne plus écrire accroistre, advocat, albastre, apostre, bienfaicteur, abysme, laict, allaicter, neufvaine, etc. ; toutes ces formes surannées et gothiques firent place à une orthographe plus svelte et dégagée. L’abbé d’Olivet eut la principale part dans ce travail ; il fut en réalité le secrétaire et la plume de l’Académie ; elle avait fini, de guerre lasse, par lui donner pleins pouvoirs ; il s’en explique lui-même dans une lettre au président Bouhier, du 1er janvier 1736, et l’on est initié par lui aux coulisses du Dictionnaire. Et où n’y a-t-il pas de coulisses, je vous en prie ?

« À propos de l’Académie, écrivait-il à son confrère le président, il y a six mois qu’on délibère sur l’orthographe ; car la volonté de la Compagnie est de renoncer, dans la nouvelle édition de son Dictionnaire, à l’orthographe suivie dans les éditions précédentes, la première et la deuxième ; mais le moyen de parvenir à quelque espèce d’uniformité ? Nos délibérations, depuis six mois, n’ont servi qu’à faire voir qu’il était impossible que rien de systématique partît d’une Compagnie. Enfin, comme il est temps de se mettre à imprimer, l’Académie se détermina hier à me nommer seul plénipotentiaire à cet égard. Je n’aime point cette besogne, mais il faut bien s’y résoudre, car, sans cela, nous aurions vu arriver non pas les calendes de janvier 1736, mais celles de 1836, avant que la Compagnie eût pu se trouver d’accord. »

Au moment de mettre sous presse, on fut encore arrêté quelque temps, du fait de l’imprimeur :

« Coignard, écrivait l’abbé d’Olivet (8 avril 1736), a depuis six semaines la lettre A, mais ce qui fait qu’il n’a pas encore commencé à imprimer, c’est qu’il n’avait pas pris la précaution de faire fondre des E accentués, et il en faudra beaucoup parce qu’en beaucoup de mots nous avons supprimé les S de l’ancienne orthographe, comme dans despescher, teste, masle, que nous allons écrire dépêcher, tête, mâle, etc. »

Le xvie  siècle avait été hardi ; le xviie était redevenu timide et soumis en bien des choses ; le xviiie reprit de la hardiesse, et l’orthographe, comme tout le reste, s’en ressentit : elle perdit ou rabattit quelque peu, dès l’abord, de l’ample perruque dont on l’avait affublée. L’abbé de Saint-Pierre, qui fut le premier à réagir contre la mémoire de Louis XIV, faisait imprimer ses écrits dans une orthographe simplifiée qui lui était propre ; mais le bon abbé tenait trop peu de compte, en tout, de la tradition, et on ne le suivit pas. D’autres esprits plus précis et plus fermes étaient écoutés : Dumarsais, Duclos, — n’oublions pas un de leurs prédécesseurs, le Père Buffier, un jésuite doué de l’esprit philosophique, — l’abbé Girard, — mais Voltaire, surtout, Voltaire le grand simplificateur, qui allait en tout au plus pressé, et qui, en matière d’orthographe, sut se borner à ne demander qu’une réforme sur un point essentiel, une seule : en la réclamant sans cesse et en prêchant d’exemple, il finit par l’obtenir et par l’imposer.

Cette réforme, toutefois, qui consistait à substituer l’a à l’o dans tous les mots où l’o se prononçait a, ne passa point tout d’une voix de son vivant : elle n’était point admise encore dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie, qui parut en 1762. Tout au plus y avait-on écrit connaissance, connaître, ivraie jusqu’alors écrits par o. Mais ce ne fut que dans la cinquième édition, publiée de nos jours, en 1835, que l’innovation importante, déjà admise par la généralité des auteurs modernes, trouva grâce aux yeux de l’Académie, et que la réforme prêchée par Voltaire fut consacrée.

Il y eut des protestations individuelles remarquables. Charles Nodier, par inimitié contre Voltaire d’abord, par l’effet d’un retour ultra-romantique vers le passé, par plusieurs raisons ou fantaisies rétrospectives, continua de maintenir et de pratiquer l’o. La Mennais aussi, radical sur tant de points, était rétrograde et réactionnaire sur l’o : il affectait de le maintenir. Chateaubriand de même ; c’était un coin de cocarde, un lien de plus avec le passé. Au reste, notre xixe  siècle a présenté sur cette question de l’orthographe, et comme dans un miroir abrégé, le spectacle des dispositions diverses qui l’ont animé en d’autres matières plus sérieuses : il a eu des exemples d’audace et de radicalisme absolu, témoin M. Marie ; une opposition ou résistance soi-disant traditionnelle, témoin Nodier et son école ; un éclectisme progressif, éclairé et assez large, témoin le dictionnaire de l’Académie de 1835 ; mais, depuis lors, il faut le dire, le siècle ne paraît point s’être enhardi : il y aura de l’effort à faire pour introduire dans l’édition qui se prépare toutes les modifications réclamées par la raison, et qui fassent de cette publication nouvelle une date et une étape de la langue. C’est à quoi cependant il faut viser.

Ne nous le dissimulons pas : il s’est fait depuis quelques années, et pour bien des causes, une sorte d’intimidation générale de l’esprit humain sur toute la ligne. La réforme de l’orthographe elle-même y est comprise et s’en ressent ; on est tenté de s’en effrayer, de reculer à cette seule idée comme devant une périlleuse audace. Tout le terrain gagné en théorie depuis Port-Royal jusqu’à Daunou semble perdu. Nous avons à prendre sur nous pour redevenir aussi osés en matière de mots et de syllabes que l’était l’abbé d’Olivet.

On objecte toujours l’usage ; mais il y a une distinction à faire, et que Dumarsais dès le principe a établie : c’est la prononciation qui est un usage, mais l’écriture est un art, et tout art est de nature à se perfectionner. « L’écriture, a dit Voltaire, est la peinture de la voix : plus elle est ressemblante, meilleure elle est. » Il importe sans doute, parmi tous les changements et les retouches que réclamerait la raison, de savoir se borner et choisir, afin de ne point introduire d’un seul coup trop de différences entre les textes déjà imprimés et ceux qu’on réimprimerait à nouveau ; il faut les réformer, non les travestir. J’ai sous les yeux les deux premiers livres du Télémaque, un texte classique imprimé selon les modifications que M. Didot propose à l’Académie. On peut différent d’avis sur tel ou tel point ; mais mon œil n’est nullement choqué de l’ensemble. Il y a, d’ailleurs, quantité de corrections à introduire dans le nouveau Dictionnaire et qui ne sauraient faire doute un moment. Pourquoi, dans le verbe asseoir, l’Académie ne met-elle l’e qu’à l’infinitif, et pourquoi, dans le verbe surseoir, met-elle l’e à l’infinitif et de plus au futur et au conditionnel ? — Pourquoi écrit-elle abattement, abattoir, avec deux t, et abatis avec un seul ? — Pourquoi charrette, charretier, avec deux r, et chariot avec une seule ? — Pourquoi courrier encore avec deux r, et coureur avec une seule ? — Pourquoi banderole avec une seule l, et barcarolle avec deux ? — Pourquoi douceâtre et non douçâtre, comme si l’on n’avait pas le c avec cédille, etc., etc. ?61 Le Dictionnaire écrit ostrogot : pourquoi alors écrire gothique ? Ce sont là des inconséquences ou des distractions qu’il suffit de signaler et qui sont à réparer sans aucun doute.

L’introduction de l’f au lieu de ph dans quelques mots compliqués est plus capable de faire question. Il est bien vrai qu’autrefois, dans sa première édition, l’Académie avait écrit phantôme, phantastique, phrénésie et que depuis elle a osé écrire fantôme, fantastique, frénésie, etc. Osera-t-elle bien maintenant appliquer la même réforme à d’autres mots et faire une économie de tous ces h peu commodes et peu élégants, écrire nimfes, ftisie, diftongues… ? Je vois d’ici l’étonnement sur les visages. Et l’étymologie ? va-t-on s’écrier. Mais cette étymologie, on s’en est bien écarté dans les exemples cités tout à l’heure. Et puis cette raison qu’il faut garder aux mots tout leur appareil afin de maintenir leur étymologie est parfaitement vaine ; car, pour une lettre de plus ou de moins, les ignorants ne sauront pas mieux reconnaître l’origine du mot, et les hommes instruits la reconnaîtront toujours. Ce sont là toutefois des questions de tact et de convenance où il importe d’avoir raison avec sobriété.

Je ne puis tout dire et je ne prétends en ce moment que signaler l’estimable et utile travail, depuis longtemps réclamé, que l’Académie vient d’entreprendre, en l’exhortant (sous la réserve du goût) à oser le plus possible ; car ses décisions qui seront suivies et feront loi peuvent abréger bien des difficultés, et, notre génération récalcitrante une fois disparue, les jeunes générations nouvelles n’auront qu’à en profiter couramment.

Une innovation toute typographique que M. Didot propose, et qui est aussi ingénieuse que simple, c’est que, de même qu’on met une cédille sous le c pour avertir quand il doit se prononcer avec douceur, on en mette une aussi sous le t dans les cas où il est doux et où il doit se prononcer comme le c : nation, patience, plénipotentiaire, etc. Je ne crois pas qu’il puisse y avoir d’objection contre cette heureuse idée toute pratique et qui parle aux yeux.

Tout ne se passera pas aussi coulamment. En dehors des réformes d’orthographe, il y aura à revoir et à étendre les définitions de certains mots dont l’acceptation s’est considérablement élargie. Ainsi, pour le mot lyrique par exemple, dont le sens ne se borne plus à des pièces d’opéra, comme du temps de Quinault ou de M. de Jouy, mais qui comprend et embrasse, selon les meilleurs critiques, tout un vaste ensemble de poésie intime ou personnelle et d’épanchements de l’âme, en regard et à côté des genres épique et dramatique : il faudra, bon gré, mal gré, tenir compte de ces progrès de l’Esthétique, comme on dit. Mais surtout la question des nouveaux mots à introduire ne sera pas la moins grosse.62 Remarquez bien qu’il ne s’agit pas, pour que cette introduction soit plausible et motivée, de considérer uniquement si un mot de formation relativement récente est bon ou mauvais, s’il présente un sens agréable ou non : il s’agit simplement de savoir s’il a cours et s’il est nécessaire, s’il peut être suppléé par un autre plus ancien, son parfait équivalent. Je prends vite un exemple, et je ne crains pas de le prendre parmi les mots les plus suspects, les plus compromis d’avance. Émotionner est assurément un vilain mot. Ne l’admettons pas dans le Dictionnaire, dira-t-on ; ne lui donnons point le droit de cité ; émouvoir suffit. — A quoi je réponds : Non, émouvoir ne suffit pas ; car il est des cas où j’emploierai émotionner et où j’en aurai besoin. Et, par exemple, si je veux définir la manière de tel historien moderne qui, à force de dramatiser l’histoire, l’a énervée ; qui, en peignant les hommes de la Révolution, les a décrits dans un détail minutieux et impossible, comme Balzac fait pour ses héros de roman ; si, parlant de cet historien, je dis : « L… (Lamartine), dans son Histoire de la Révolution et dans les scènes qu’il y retrace, ne se contente pas d’exciter les sentiments de pitié ou d’indignation, il ébranle les nerfs ; il ne se contente pas d’émouvoir, il veut émotionner » ; — eh bien ! émotionner, dans ce cas-là, je le demande, n’est-il pas français et selon l’acception la plus juste ? Il est vrai qu’en l’introduisant dans le Dictionnaire, il faudrait bien indiquer que ce mot émotionner ne saurait s’appliquer avec propriété que dans un sens abusif et défavorable.

Et baser, ce verbe néologique, que je voyais hier encore désigné d’une mauvaise note par une plume attique, faut-il donc absolument le proscrire, lui fermer la porte dans le nouveau Dictionnaire ? Je sais que c’était le cauchemar de Royer-Collard, et qu’un jour qu’une discussion s’était élevée à l’Académie sur ce verbe baser, et que quelques-uns ne semblaient pas trop éloignés de l’admettre, il coupa court à la discussion en disant : « S’il entre, je sors. » Mais l’usage a triomphé de bien d’autres résistances, et les Caton de la langue peuvent eux-mêmes avoir tort, sinon endroit, du moins en fait. Caton est entêté, mais un fait est encore plus entêté que Caton. On me dit qu’on peut suppléer à ce verbe baser par les mots fonder, établir, et qu’il n’y a nulle nécessité d’innover. Voyons un peu, je vous en prie. Nous vivons dans une époque parlementaire ou approchant, dans une époque oratoire : on discute le budget ; il y a des discussions de chiffres ; eh bien ! dans un débat de cet ordre, je suppose qu’un des orateurs contendants, qu’un interlocuteur, apostrophant le rapporteur du budget, lui demande sur quoi il se fonde dans telle ou telle supputation qui aboutit à un nombre de millions ou de milliards : est-ce que le rapporteur parlant du haut de la tribune ne sera pas en droit de dire dans une langue parfaitement congrue et correcte : « Mon argumentation, messieurs, vous me demandez sur quoi elle repose : je la base sur une triple colonne de chiffres, tous exacts et vérifies… etc. » Est-ce que ce mot baser, avec son emphase, sa sonorité même qui remplit la bouche et qui porte jusque sur les derniers bancs de la Chambre, ne sera pas ici le mot oratoire plutôt que le mot plus sourd ou plus faible : je la fonde ou je l’établis ? » Donc il y a des cas où le mot est juste, où il est plus à sa place que tout autre. Pourquoi donc ne l’introduirait-on pas dans la nouvelle édition du Dictionnaire, tout en indiquant qu’il ne saurait s’employer justement que dans un sens un peu technique, dans un sens administratif, plutôt que dans la langue littéraire ?

Le verbe capitaliser ne se trouve pas non plus dans la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie ; il n’a trouvé place que dans le Complément. C’est un tort. Quoiqu’il semble appartenir tout entier à la langue économique et financière (ce qui est déjà quelque chose), il peut trouver son emploi heureux dans la langue littéraire. Ainsi M. Viguier, cet esprit distingué et délicat, ce maître du bon temps, celui même dont j’ai fait ici, il y a quelques mois, un éloge funèbre63, écrivait au sujet de Chateaubriand dans une lettre à M. Benoît, auteur d’un Discours couronné par l’Académie :

« Si, dans nos anciennes causeries, ce sujet (de Chateaubriand) s’est rencontré, vous m’aurez vu sans doute plus affecté que la postérité ne veut l’être de ses défauts qui heurtaient rudement le temps présent, mais qui se fondent aujourd’hui comme des nuances dans le caractère esthétique du grand artiste ou dans la perspective du passé. Quand on est assez vieux pour avoir vu une grande destinée individuelle s’accomplir à travers ses inégalités, ses caprices, ses luttes, ou même ses scandales, il est bon de vieillir encore pour voir comment tout cela se réduit et se capitalise dans une somme de qualités éminentes et de gloire consacrée. »

Se peut-il un jugement plus élevé et mieux rendu ? Peut-on mieux penser et mieux dire, et avec une impartialité plus haute ? C’est absolument comme Gœthe aurait dit s’il avait pensé en français.

Et formuler (car je me fais en ce moment, par supposition, l’avocat de toutes les causes sinon mauvaises, du moins douteuses, non pas tant pour les faire prévaloir que pour montrer dans quel sens elles peuvent être défendues) : on abuse aujourd’hui de ce mot formuler, on l’emploie indifféremment pour exprimer, énoncer. Mais il est bien des cas, pourtant, où il trouverait sa place. On dira très bien de quelqu’un de dogmatique et de tranchant : « Il formule ses opinions en articles de loi. » Exprimer, enfin, ne remplace pas formuler dans certains cas où l’on appuie sur le sens. M. Royer-Collard n’exprimait pas ses jugements, il les formulait. Ne serait-ce pas à dire, à indiquer dans un Dictionnaire du présent usage ?

Mais je conviens que sur cette pente il y a à prendre garde et qu’il est un point où il est juste de s’arrêter. C’est au bon goût, et au bon sens à le reconnaître. Un ancien ministre et conseiller d’État d’un précédent régime, homme de beaucoup d’esprit et de beaucoup de littérature64, racontait agréablement ceci aux dépens d’un de ses collègues, meilleur administrateur que grammairien : « Du mot règle, disait-il, on a fait régler ; de régler, on a fait règlement ; dérèglement, on a fait réglementer… C’est déjà un peu fort, et dans les commissions on n’en fait pas d’autres ; mais on ne s’en est pas tenu là : de réglementer, on a fait réglementation… Passe encore ; mais un jour Ducos ne s’est-il pas avisé de vouloir faire de réglementation le verbe réglementationner ! Oh ! pour le coup, on s’est insurgé et l’on a crié holà ! » Ce que cet ancien ministre, homme d’esprit, a observé là à l’occasion d’un mot spécial, l’Académie, avec son sens délicat, aura à le faire à l’occasion de bien des mots nouveaux : elle aura à indiquer le point et le temps d’arrêt, le degré d’innovation possible et permis ; mais qu’elle ne l’oublie pas, ce point à déterminer n’est point fixe, ni donné par les livres ou par les anciens vocabulaires : il est mobile, et c’est à l’usage et au goût combinés à le saisir et à l’indiquer.

Ainsi encore, le goût des collections a augmenté de nos jours : c’est une manie, c’est une fureur. Tout le monde collectionne, celui-ci des autographes, celui-là des eaux-fortes, tel autre des porcelaines et des faïences. De là est venu le mot collectionneur et le verbe collectionner : il sera difficile de les éviter, car ils répondent à un goût nouveau, à un besoin nouveau. L’usage les impose. Toutes les fois qu’un usage s’obstine, c’est qu’il a sa raison d’être.

Le mot énormément encore s’emploie sans cesse. Il se dit indifféremment pour beaucoup. Pourquoi ne ferait-on pas remarquer que ce sens excessif est devenu tout naturel dans une époque excessive elle-même, qui dans l’habitude porte tout à l’excès, et où l’on ne croit avoir beaucoup que quand on a trop ?

Je ne fais que poser des questions sans prétendre le moins du monde les résoudre. Il y aura de quoi occuper, on le voit, et passionner innocemment bien des séances de l’Académie. Car, selon la remarque de l’abbé de Choisy, ces disputes sur la langue et l’orthographe ne finissent point ; et il ajoute « qu’elles n’ont jamais converti personne ». Ici pourtant il convient qu’elles aboutissent et que l’on conclue : la moindre partie des réformes proposées sera déjà un progrès, si on l’accepte.

M. Didot, pour revenir à lui, le sait bien : il demande le plus pour obtenir le moins. Sans doute il a raison et mille fois raison ; mais depuis quand a-t-il suffi dans les choses humaines, et même dans les choses littéraires, d’avoir cent mille fois raison ? C’est déjà beaucoup si l’on ne vous donne pas tout à fait tort. Il en est de l’orthographe comme de la société : on ne la réformera jamais entièrement ; on peut du moins la rendre moins vicieuse. Parmi les regrets de M. Didot et dont il faut qu’il fasse son deuil, l’un des plus vifs est sur ce mot même d’orthographe : en effet il n’y eut jamais de mot plus mal formé. Il fallait dire orthographie, comme on dit philosophie, biographie, télégraphie, photographie, etc. Que dirait-on si le nomenclateur de ces derniers arts avait imaginé de les intituler la photographe, la télégraphe ? Mais commettre cette ânerie pour le mot même qui répond juste à bien écrire, convenez que c’est jouer de malheur. L’ironie est piquante. Qu’y faire ? Tous les décrets académiques ou autres n’y peuvent rien. Tirons-en une leçon. Cette espèce d’accident et d’affront qui a défiguré tout d’abord d’une manière irréparable le mot même exprimant l’art d’écrire avec rectitude, nous est un avertissement qu’en telle matière il ne faut pas ambitionner une réforme trop complète, que la perfection est interdite, qu’il faut savoir se contenter, à chaque reprise, du possible et de l’à peu près.

P.-S. J’ai le plaisir d’annoncer que les discussions de l’Académie sur les mots nouveaux ont commencé : dans la séance de jeudi dernier, le premier des mots importants qui se présentait marqué d’un astérisque, Absolutisme, a été débattu et admis. Radicalisme le sera aussi. L’Académie est dans la bonne voie.65