(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres de Virgile »
/ 5837
(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres de Virgile »

Œuvres de Virgile

Texte latin publié d’après les travaux les plus récents de la philologie,
Avec un commentaire critique et explicatif, etc.,
Par M. E. Benoist47.

Il y a eu entre les destinées d’Homère et celles de Virgile, dans les temps modernes, une grande différence. Vers la fin du siècle dernier, à la suite et à l’occasion de la découverte du texte et des scolies de l’Iliade dans la bibliothèque de Saint-Marc par Villoison, et de l’édition qu’il en donna à Venise en 1788, il s’est fait toute une révolution sur Homère, sur la manière d’envisager les poèmes homériques, leur mode de composition, leur mode de transmission longtemps oral, et aussi il s’en est suivi de graves remaniements dans la constitution du texte lui-même. Il ne s’est passé rien de semblable sur Virgile. Un grand et admirable érudit, un complet humaniste et un critique supérieur, Heyne, avait repris à temps, un siècle à peine après le Père de La Rue, toutes les questions concernant le divin poète qui n’avait cessé d’être présent et bien connu ; et précisément à la même époque où Wolf méditait ou proclamait sa révolution sur Homère, Heyne achevait de donner sa seconde, puis bientôt sa troisième édition du Virgile monumental où tout est rassemblé, éclairci, prévu en quelque sorte, et où il semble qu’il n’y ait plus que d’insignifiants détails à ajouter ou à corriger. Au moment où tout Homère était remis en question, Virgile semblait plus définitivement assis que jamais. En présence de ce sort nouveau et aventureux qui attendait les poèmes homériques, ainsi lancés derechef à travers tous les périls de la critique sur le vaste océan des conjectures, un admirateur attristé du vieil Homère, se voyant arraché tout à coup à ses habitudes, aurait pu, par contraste, adresser aux amis de Virgile ces paroles de félicitation empruntées au poète lui-même :

Vivite felices, quibus est fortuna peracta
Iam sua ; nos alia ex aliis in fata vocamur.
Vobis parta quies.

« Heureux Virgile, heureux les virgiliens, vous qui êtes au port ! Nous, les amis d’Homère, nous voilà rejetés sur les flots et ballottés de destins en destins pour je ne sais combien de temps encore ! Vous, vous n’avez qu’à relire et à jouir ! »

Cet état de calme et de stabilité pour Virgile et son peuple a duré jusqu’en 1841 environ, c’est-à-dire pendant près de cinquante ans. Et pour emprunter encore à l’ordre politique une comparaison frappante, je dirai que, grâce à Heyne, à sa docte et sage critique compréhensive, progressive et conciliatrice, on a eu la réforme de Virgile sans en avoir la révolution. Wolf a fait son 89 sur Homère ; mais Virgile, comme la Constitution anglaise qui se perfectionne sans se détruire, a continué de durer48.

Cependant tout marche. Les années et le travail des hommes apportent (ne fût-ce que lentement) leurs modifications incessantes et leurs résultats. On s’est aperçu, à un certain moment, que l’édition de Heyne ne répondait plus à tout, que sur bien des points il y avait à dire, soit pour la constitution du texte, soit pour l’orthographe ancienne à rendre plus conforme aux meilleurs manuscrits, soit pour la part d’autorité à attribuer aux premiers commentateurs. Spohn et Wagner, de pieux disciples de Heyne, ont commencé ce travail de révision et de contrôle comme sous les auspices encore et sous l’invocation du maître. Wagner, en donnant la quatrième édition du Virgile consacré, et en paraissant demander grâce pour s’être permis d’y indiquer quelques corrections et d’y ajouter partout où il avait pu des perfectionnements, terminait sa préface par cette sorte d’adjuration aux mânes vénérables : « Mais toi, Âme pieuse et ingénue de Heyne, si ta pensée s’abaisse encore sur ces choses, pardonne, je t’en supplie, s’il m’est échappé, chemin faisant, quelques mots non assez respectueux à ton égard ; pardonne, si ma médiocrité a avancé quelque chose qui ne soit pas assez digne d’un si grand nom et d’une si grande renommée dont tu as acquis la plus grande part par ton zèle à éclairer ces mêmes poèmes. Certes, lorsqu’il est si difficile d’exceller en une seule partie, je ne puis assez admirer la force presque divine de ton esprit qui a su embrasser tant et de si grands sujets, que ce qui suffirait à plusieurs pour éterniser leur nom se rencontre réuni en toi seul. Aussi en trouvé-je à peine un autre dont l’exemple se puisse recommander à l’égal du tien pour exciter l’émulation de la jeunesse, éprise de ces nobles études. Oh ! qu’elle ne cesse de faire à ton école le grave apprentissage des Muses ; qu’elle s’accoutume à considérer tes travaux, et qu’elle t’ait pour modèle dès ses jeunes ans ! »49 Certes, ce n’était pas là le langage d’un disciple révolté ; et pourtant Wagner était déjà, par le cinquième volume qu’il ajoutait en 1841 aux quatre tomes de Heyne, un disciple qui ne se tenait pas pour entièrement satisfait de ce qu’on possédait et qui voulait faire un pas de plus.

Ce pas en avant, il le faisait dès lors lui-même en réformant l’orthographe du poète, en essayant de son chef une édition critique qui, d’abord introduite sous le couvert de Heyne, mais bientôt détachée de sa souche et marchant seule hardiment, devint le point de départ et donna le signal de toute une nouvelle série de travaux. Le fait est, me disent de bons juges, que l’exemple de Philippe Wagner a complètement renouvelé la critique de Virgile.50

Toute une race de nouveaux philologues est née depuis, pour qui évidemment Heyne n’est plus le grand prêtre de Virgile. Je craindrais, en les énumérant, de n’être pas assez précis et de ne point faire à chacun sa part. Sans parler de Hofman Peerlkamp, l’ingénieux, l’osé, le téméraire en conjectures, celui qui enlève à Virgile non seulement des vers çà et là, mais des épisodes tout entiers, il y a tout un bataillon régulier, Forbiger, Paldam, Haupt, Ladewig, … Dübner (chez nous, petite édition Didot), Ribbeck, et enfin M. Benoist qui aspire à nous en tenir lieu et à les résumer tous à notre usage. De toute la docte bande, Ribbeck, avec ses cinq volumes armés et hérissés d’un bout à l’autre de toute une forêt de variantes, ses Prolegomena en tête, me paraît être le plus considérable et celui avec lequel il faut compter de plus près. Mais, quelles que soient la sévérité et l’exigence qu’apportent les nouveaux venus dans la recension des textes et dans l’épluchure des moindres scolies, il me semble que tous sont encore virgiliens, en ce sens qu’ils ne se mangent pas trop entre eux et qu’ils ne font pas comme les homérisants qui, quand ils s’en mêlent, ont de vraies querelles à mort, des colères d’Achille et d’Ajax. Ici on ne diffère que sur des points après tout légers et dont le nombre est assez circonscrit.

M. Eugène Benoist, qui dans la Collection d’éditions savantes entreprise par la maison Hachette, vient d’ouvrir la marche et de l’inaugurer dignement par Virgile, est un ancien élève de l’École normale, hier encore simple professeur au lycée de Marseille, tout récemment chargé du Cours de littérature ancienne à la Faculté des lettres de Nancy en remplacement de M. Burnouf. Il a pour collègue homonyme et pour doyen à la même Faculté M. Benoît, auteur estimé d’un Essai sur Ménandre et d’un Éloge de Chateaubriand. Lui, il a fait ses premières armes et ses preuves d’érudit philologue sur deux comédies de Plaute, la Cassette (Cistellaria) et le Cordage (Rudens). Il est homme du métier aux yeux des gens du métier ; il a la méthode, il ne s’agit plus que d’oser l’appliquer.

M. Benoist s’est vu tout d’abord obligé de tenir compte de nos habitudes et de nos résistances classiques ; et il a du faire quelques concessions. Ainsi, dès le titre, sur le nom de Virgile. Virgile est un doux nom, cher à l’oreille et au cœur de tous : il est devenu tel à travers les âges ; il s’est francisé sous cette forme, et nul ne peut songer à nous le ravir : mais en latin il est bien certain que le nom est P. Vergilius Haro. Il y aura bientôt quatre cents ans que le grand humaniste de la Renaissance, Politien, prenait la peine de démontrer cela dans un chapitre de ses Miscellances. Il prouvait la forme de Vergilius par les marbres et les inscriptions, par les manuscrits les plus anciens et les plus authentiques, tant les manuscrits de Virgile même que ceux des auteurs qui l’ont cité. Depuis, on n’a jamais rien eu de raisonnable à opposer contre, et pourtant on continue chez nous d’imprimer obstinément en tête des éditions latines Virgilius. La philologie a eu beau rendre son arrêt, la librairie tient bon et ne veut pas se soumettre. Craindrait-on quelque émeute du quartier Latin ? Il serait vraiment digne de la maison Hachette de vulgariser enfin cette réforme qui ne prend quelque importance que parce qu’on y résiste. Grande nation qui avez renversé la Bastille, allons, il en est temps, décidez-vous, dans le titre d’un livre classique scolaire, à permuter i en e.

Sur l’orthographe de Virgile, le savant éditeur nous avertit qu’il a dû aussi transiger et céder quelque peu à l’usage, — au moins bon usage : « Il n’est pas possible, dit-il, dans l’état actuel des études grammaticales en France, d’adopter une orthographe scientifique pour un classique latin dont l’usage est répandu. » Cet aveu ne laisse pas d’être grave. Nos études grammaticales latines pécheraient-elles donc par les fondements ? Est-il donc vrai qu’en enseignant les éléments on se soit ainsi laissé si fort arriérer par rapport à la science ? — L’éditeur nous dit également qu’il a suivi la ponctuation de Wagner un peu malgré lui ; car les virgules lui semblent trop multipliées dans ce système, lequel est d’ailleurs beaucoup plus sobre que celui de nos éditions françaises. « S’il n’eût fallu prendre garde, dit-il, de trop heurter les habitudes des lecteurs auxquels est destiné le présent livre, j’aurais fait comme M. Haupt, qui supprime toujours la virgule entre deux phrases ou membres de phrase unis par une conjonction copulative : le meilleur parti serait, ce me semble, de se conformer aux règles des Anciens. » Ce n’est pas sans quelque chagrin que j’enregistre de semblables aveux. Avis à nos jeunes maîtres ! C’est à eux d’avoir raison de la routine, de remettre au pas l’enseignement secondaire, et de faire que l’humaniste, en nos écoles, rejoigne au plus tôt le philologue.

Après l’introduction fort instructive où il a amplement exposé l’état de la critique virgilienne, M. Benoist a mis en tête de son édition une Notice développée sur le poète, dans laquelle il concilie heureusement les qualités françaises avec les connaissances allemandes. Il y maintient cette ligne d’admiration et d’enthousiasme, ce concert de louanges qui n’est pas joué, qui est sincère chez nous, et qu’il serait injuste de supprimer, de sacrifier entièrement à de pures leçons (lectiones), même exactes et utiles. Ne demandons pas tout à fait à chaque pays les mêmes procédés ; Virgile nous a dit :

Nec verro terræ ferre omnes omnia possunt.

Chaque terroir a son fruit auquel il se complaît (Nunc locus arvorum ingeniis). Assemblons, s’il se peut, tous les fruits dans notre collecte finale, et n’en écartons aucun ; mais que chaque nation conserve, dans celle émulation commune, le coin de génie qui lui est propre. En profitant de ce qu’apporte l’exigeante sagacité d’un Ribbeck, n’abjurons pas le goût des Fénelon et des Fontanes, le sentiment rapide qui est une lumière. Nous avons à défendre notre tradition aussi. M. Benoist s’est montré préoccupé de ce soin : en faisant plus et mieux que d’autres, il est si indulgent pour ses devanciers, et pour l’un d’eux en particulier, qu’il me rend presque embarrassé dans l’expression des éloges que je lui dois ainsi que tout lecteur.

Le caractère de son commentaire en ce qui est des Bucoliques et des Géorgiques est une grande clarté, une part de grammaire, facilement et largement traitée, sans sécheresse aucune, l’indication rapide des variantes qui ont été proposées, et une certaine part aussi de critique littéraire et admirative que nos voisins d’outre-Rhin n’admettent pas d’ordinaire à ce degré. Dans la première Églogue, par exemple, à l’endroit où Mélibée félicite Tityre d’avoir su conserver son champ :

Fortunate senex, ergo tua rura manebunt !
Et tibi magna satis……. ;

voici tout le commentaire que M. Benoist a comme appendu en ornement à ces deux vers :

« Ces deux vers sont, dit-il, une description du domaine de Virgile. Situé entre la colline et le fleuve, il était enveloppé d’un côté par des roches que les pluies avaient mises à nu et qu’aucune végétation ne recouvrait, de l’autre par le marécage que formaient les inondations du Mincio, et où le jonc tenait la place de l’herbe. Sur les bords de nos ruisseaux, on peut voir bien des prairies qui offrent un pareil aspect. Mais je comprends que Virgile l’aimât. Quoique je me sois interdit tout rapprochement avec les auteurs français, je ne puis m’empêcher de transcrire la description d’un paysage semblable, que j’ai lue il y a quelques mois : « L’endroit était charmant ; le pré, doucement incliné vers l’eau, était tout parsemé de spirée-reine-des-prés, de grandes salicaires pourpres qui dépassaient princièrement la foule pressée des vulgaires plantes fourragères. Nous avions pour sièges et pour lit de repos de larges blocs de grès, masses hétérogènes descendues jadis de la colline et enfouies dans la terre, que leur dos use et arrondi perce de place en place… Ces beaux grès, propres et sains, semés dans l’herbe sous un clair ombrage, invitent au repos. Voyez, à cent pas de nous, comme le ruisseau est gracieux en se laissant tournoyer mollement dans cette déchirure du terrain ! C’est lui qui a dévasté cette petite rive ; il lui a plu, après avoir glissé docile et muet dans les prairies, de faire ici une légère pirouette et d’y amasser un peu de sable pour y sommeiller un instant avant de reprendre sa marche silencieuse et mesurée. Tout s’est prêté à son innocente fantaisie ; la berge s’est élargie, les iris et les argentines se sont approchés pour jouer avec l’eau, les aulnes se sont penchés pour l’ombrager, et l’homme, en établissant là un gué, lui a permis de s’étendre et de repartir sans effort. Il y a dans tout cela une mansuétude que l’on ne trouve pas dans la grande culture des plaines ou dans la lutte avec les grands cours d’eau. La petite culture a bien ses petits ennemis ; mais elle s’arrange avec eux et leur cède quelque chose pour recevoir quelque chose en échange. Si ce ruisseau était mieux réglé dans son cours, ce pré serait moins frais et moins vert, de même que si ces roches qui en mangent une partie étaient extirpées du sol, le sol, effondre par les pluies, s’en irait combler et détourner le ruisseau. » (George Sand, Monsieur Sylvestre.) — Il est impossible de donner un plus charmant commentaire de lapis nudus et de magna satis. »

Il y aurait de l’inconvénient sans doute à multiplier de semblables commentaires ; mais celui-ci, en admettant même que l’à-propos soit un peu cherché, a pour lui toutes les excuses. La paraphrase sent ses Géorgiques. Il ne me déplaît pas que Mme Sand, le grand paysagiste, soit produite comme interprète dans l’intelligence de Virgile. Elle le connaît, en effet ; elle l’a abordé dans l’original ; et ceci me remet en mémoire une phrase charmante d’une de ses lettres, écrite vers la fin de 1848 où au commencement de 1849, dans un temps où on la croyait plus occupée qu’elle ne l’était de politique. Il arrive trop souvent que de loin on se fait des monstres de ceux qu’on a cessé de voir. Elle écrivait alors de Nohant à une de ses amies : « Vous croyez que je bois du sang dans des crânes d’aristocrates ? Eh ! non, j’étudie Virgile et le latin. » Ce n’est donc pas un désaccord, c’est plutôt une harmonie, que son nom se rencontre dans un commentaire littéraire de Virgile.

Il est encore un autre passage où M. Benoist s’est donné pleine carrière : c’est à l’endroit des Géorgiques (livre I, 322) où le poète, décrivant une tempête dévastatrice des moissons, montre les épais nuages qui viennent de la mer : Collectæ ex alto nubes. M. Benoist entend par ex alto non point ex alto cœlo, mais ex alto mari, et il ajoute à l’appui de ce sens :

« Les nuages qui amènent la pluie semblent toujours venir de la mer Tyrrhénienne. Si je consulte des souvenirs personnels, je n’hésiterai pas à entendre ex alto de la mer. Je n’oublierai jamais un voyage de deux jours que j’ai fait, au mois d’avril 1864, sur la Rivière de Gênes, au milieu d’un temps épouvantable et pendant lequel tous les détails ici énumérés par Virgile se reproduisaient avec une vérité singulière. À chaque instant de gros nuages noirs s’amoncelaient au large, puis approchaient du rivage. Au moment où ils rencontraient l’Apennin, nous étions inondés d’un déluge de pluie, qui, remplissant d’abord les fossés d’irrigation et d’écoulement ainsi que les chemins, faisait des champs situés entre la montagne et la mer de vrais lacs ; puis les nombreux ruisseaux que la route traverse grossissaient à vue d’œil et à grand bruit. Quelquefois nous étions obligés d’attendre que l’eau fût moins haute ; souvent nous traversions à grand-peine, tandis que les roues jusqu’au moyeu et le plancher de la voiture étaient mouillés. Enfin, au milieu du tonnerre et des éclairs, la vague se brisait avec fracas à notre droite, et le vent faisait plier et gémir les bois plantes sur les premières croupes de la montagne. J’avais déjà assisté deux ou trois années auparavant à quelque chose de semblable, au mois de septembre, dans les environs de Lucques. Les mêmes effets doivent se reproduire sur toute la côte italienne ; et Virgile, composant les Géorgiques à Naples, voyait certainement se former dans le golfe les tempêtes qui venaient fondre sur les campagnes voisines. »

Il est deux façons de commentateurs : ceux qui se resserrent, qui écrivent sur une marge étroite et y font tenir le plus de choses dans le moins de mots. Orelli, dans son exquis commentaire latin d’Horace, autant que j’en puis juger, me paraît le modèle du genre. L’illustre philologue Wolf disait dans ses cours : « Messieurs, vous ne saurez bien une chose que quand vous pourrez l’écrire sur votre ongle : tant que vous ne pourrez pas l’y faire tenir, dites-vous que c’est que vous ne la savez pas encore assez bien. » Orelli et ceux de son école semblent avoir suivi le précepte. Mais il y a une autre manière de commentateurs, et ceux-ci fort utiles et particulièrement agréables ; ils ont l’abondance des vues ; un développement naturel, et judicieux ou fin, ne les effraye pas : j’y mettrais en tête le bon Eustathe, le commentateur d’Homère. Si Bernardin de Saint-Pierre s’était fait ex professo le commentateur de Virgile, il aurait été le pendant. M. Benoist participe, à quelques égards, de cette dernière famille qui a richesse et fécondité.

Le savant Dübner, dont la perte prématurée est presque irréparable pour les Lettres anciennes, a eu le temps, avant de mourir, de rendre compte de ce premier volume de Virgile de M. Benoist.51 Il en avait revu les épreuves, et il était plus à même que personne d’en apprécier et d’en marquer tous les mérites. Sur une des Églogues, la septième, il a adressé une demi-critique à M. Benoist pour une note qu’il a jugée insuffisante. Voici le cas, qui ne laisse pas d’être intéressant pour tous les lecteurs de Virgile et pour ceux qui savent encore par cœur les vers appris dès l’enfance. Dans cette Églogue VII, le berger Mélibée raconte qu’étant à la recherche d’un bouc égaré, il a rencontré le chevrier Corydon et le berger Thyrsis, prêts à se disputer le prix du chant :

Ambo florentes ætatibus, Arcades ambo,
Et cantare pares et respondere parati.

Daphnis, qu’ils ont établi juge de leur querelle, avise Mélibée et l’engage à s’asseoir à côté de lui. La lutte commence. Chacun des chantres tour à tour débite son couplet, et, quand ils ont assez alterné de la sorte, Mélibée à qui l’on doit le récit déclare que Thyrsis, à la fin, essayait vainement de prolonger un débat où il avait le dessous. « Depuis ce temps, conclut-il, Corydon est pour moi Corydon, c’est tout dire : — le synonyme de chant pastoral et de poésie. » Or l’illustre Heyne, qui avait pourtant le goût si exercé, a dit que les vers de Thyrsis ne lui semblaient point tellement inférieurs à ceux de Corydon, et que Virgile, s’il l’avait voulu, aurait pu tout aussi bien retourner la préférence. M. Benoist, en réponse à Heyne, croit remarquer que, dans les strophes attribuées à Thyrsis, Virgile a apporté moins de justesse et d’exactitude aux comparaisons et aux images que pour les couplets de Corydon. Il semble, en effet, à première vue que Thyrsis, dans les répliques qu’il donne à son rival, s’efforce de renchérir et qu’il se traîne un peu à la remorque. Mais cette explication paraît insuffisante à M. Dübner qui, poussant plus loin l’analyse, prétend trouver dans la suite des strophes de Thyrsis des exemples caractérisés de méchant naturel, d’exagération, d’incohérence et de mauvais goût, que l’harmonie du rythme et l’élégance de la forme déguisent à peine. En un mot, il croit sentir toute une ironie de Virgile dans le fonds d’idées prêtées à Thyrsis. Et pour n’en citer qu’un exemple, dès la seconde strophe, Corydon suppose un jeune chasseur qui dédie à Diane la tête d’un sanglier et les cornes d’un cerf ; et, si ses chasses continuent à être heureuses, il promet à la déesse, au lieu d’un buste, un socle de marbre, d’où elle s’élancera en pied avec le cothurne couleur de pourpre. Rien assurément de plus gracieux ni de mieux approprié. Mais en revanche, Thyrsis, que va-t-il répliquer ? Il suppose un pauvre jardinier qui offre au gardien de son enclos, à Priape, quelques gâteaux et une cruche de lait. C’est assez, dit-il, pour une si petite surveillance. Mais il possède aussi un assez maigre troupeau : « Je me suis contenté jusqu’ici, dit-il, selon que mes ressources me le permettaient, de te faire une statue de marbre ; mais, si mon troupeau redevient fécond et complet, tu auras une statue d’or :

Nunc te marmoreum pro tempore fecimus ; at tu,
Si fetura gregem suppleverit, aureus esto.

Quoi ! un pauvre jardinier aurait déjà pu élever à Priape une statue de marbre, et si son troupeau se refait et augmente, il lui en promet une d’or ! Est-ce raisonnable ? Ne sent-on pas le désir de renchérir à tout prix sur Corydon ? Il y a peut-être de l’art dans ces couplets de Thyrsis, mais il n’y a pas de bon sens ; la pensée est tirée par les cheveux. C’est sur quoi insiste en détail M. Dübner. Corydon représente pour lui la poésie vive, simple et naturelle, Thyrsis l’effort pénible et le fatras. Il faudrait joindre son analyse à une réimpression de cette Églogue. Virgile aura peut-être voulu se moquer de quelque poète de sa connaissance, qui péchait par une pareille veine de prétention et de mauvais goût.

Toutes les leçons nouvelles ne me satisfont pas ; ou du moins il en est une à laquelle, malgré toutes les autorités critiques, je me refuse à adhérer. C’est à la fin de la troisième Églogue, de celle où Damœtas et Ménalque se rencontrent, s’injurient assez gravement et finissent par se défier dans un duel de chant pastoral. Après plusieurs couplets élégamment alternés, le vieillard Palémon, qu’ils ont pris pour juge, se déclare impuissant à décerner le prix entre deux talents qui lui semblent égaux. Chacun lui paraît digne de la génisse qui fait l’enjeu :

Non nostrum inter vos tantas componere lites.
Et vitula tu dignus et hic : et quisquís amores
Aut metuet dulces, aut experietur amaros.

Je donne l’ancien texte, et je traduis de la sorte : « Il ne m’appartient point de trancher entre vous un si grave procès. Tu mérites la génisse, toi, et lui aussi : et quiconque également saura se méfier des douceurs de l’amour, ou en éprouvera l’amertume. » C’est le dernier vers qui n’a point satisfait les interprètes. Heyne inclinait même à retrancher les deux derniers vers comme peu dignes de Virgile. Les manuscrits consultés ne donnent rien de plus clair, et l’on est obligé de tirer à soi. Dübner n’a pas hésité à mettre :

Et vitula tu dignus, et hic. Et quisquís amores
Haud metuet, dulces aut experietur amares.

C’est-à-dire : « Quiconque est assez hardi pour ne pas craindre l’amour, celui-là en fera l’expérience ou douce ou amère. » Quelle que soit la simplicité du bonhomme Palémon, cela me paraît trop ressembler à une vérité de La Palisse. M. Benoist change aussi le texte à sa manière, mais il ne me paraît pas sûr d’avoir trouvé le mot de l’énigme. Dans le doute, je préfère encore et l’ancien texte que confirment les manuscrits, et l’ancienne version qui ne me paraît pas si contraire au goût.

Ce Palémon est un bon vieillard qui n’est pas fâché de nous faire part de ses petites réflexions. Il dit aux deux bergers qu’ils méritent chacun le prix, et il prend sur lui d’ajouter que quiconque appartient à la catégorie des vrais amoureux et y a fait ses preuves méritera également le prix. Or, faire ses preuves en amour, c’est en savoir le bien et le mal : c’est se méfier de l’amour dans ses douceurs et l’avoir aussi éprouvé dans ses amertumes. Je ne vois pas que ce sens, qui est assez fin, soit mal placé dans la bouche d’un vieillard un peu troubadour et maître, à sa manière, dans la gaie science. Ce Palémon me paraît être un peu comme le vieillard de Daphnis et Chloé, qui a eu affaire à l’Amour oiseau et qui s’est essoufflé à le poursuivre ; il est, à sa manière encore, comme la femme de Mantinée : il est docteur en amour ; et il place son dire un peu à tort et à travers, même sans grand rapport avec ce qui précède. J’ai beau tourner et retourner le passage, je ne vois pas encore une fois que tous les efforts qu’on a faits pour changer le texte et lui donner, à vrai dire, une entorse, aient abouti à rien de plus satisfaisant que ce premier sens tout naturel de l’ancienne version, — une maxime en l’honneur des amoureux.

Avec les légers défauts qu’une critique minutieuse y peut relever, les Épilogues de Virgile restent charmantes ; il ne faut point leur demander sans doute l’entière et expressive rusticité des Idylles de Théocrite, ni la réalité du cadre et de la composition ; mais ce serait une autre erreur que de les considérer comme un genre factice, allégorique, parce qu’il s’y mêle de l’allégorie et de l’allusion. Le détail des Bucoliques est d’une continuelle et parfaite observation rurale, d’une peinture fidèle, prise sur nature, et du rendu le plus délicat ; elles sont bien d’un poète qui a vécu aux champs et qui les aime, et chaque fois qu’on sort de les relire, on ne peut que répéter avec M. de Maistre : « l’Énéide est belle, mais les Bucoliques sont aimables. »

Ayant écrit moi-même autrefois une Étude sur Virgile, il m’est resté quelque surcroît d’idées et de remarques que je demande à joindre ici comme un dernier hommage et tribut au souverain poète à qui j’aurais aimé, moi aussi, à élever mon autel.

Je me suis plu, dans mon ancienne Étude, à donner dans des exemples déterminés le secret du mode de composition et d’imitation propre à Virgile, mode savant et ingénieux s’il en fut, qui consiste d’ordinaire à combiner plusieurs éléments en un et à leur donner sous cette dernière forme une valeur, une âme toute nouvelle. On a pu voir, en quelque sorte, l’abeille à l’œuvre à travers une ruche de verre. Or voici encore un exemple très particulier de ce mode d’imitation éclectique qui lui est propre et par lequel, en empruntant d’Homère, il y change, il y ajoute, et je dirais, il le perfectionne, si la poésie d’Homère était de ces choses qui se laissent perfectionner. Mais Virgile, par ce procédé complexe et d’une habileté exquise, atteint certainement à l’idéal de la poésie polie et civilisée.

Un des endroits les plus admirés, et que l’on cite comme exemple de la sensibilité virgilienne, est celui du livre XII de l’Énéide (vers 542 et suiv.). C’est aux approches du duel terrible et suprême entre Énée et Turnus. En se cherchant dans la mêlée, les deux héros immolent à l’aveugle tout ce qui se présente devant eux : des guerriers qui avaient jusque-là échappé y trouvent le terme de leur destin. L’un de ceux qui succombent est cet Æolus auquel le poète fait une si touchante apostrophe, et qui vient mourir là dans les champs de Laurente, si loin de son berceau, de la maison paternelle qui était à Lyrnèse au pied de l’Ida :

Te quoque Laurentes viderunt, Æole, campi
Oppetere……………..
………………………
Hic tibi mortis erant metæ : domus alta sub Ida,
Lyrnesi domus alta, solo Laurente sepulcrum.

Depuis Macrobe jusqu’à M. de Chateaubriand, on s’est accordé pour célébrer le charme attendrissant de cette peinture. La répétition, la reprise de domus alta à la fin d’un vers et au commencement du vers suivant a paru avec raison un de ces accents particuliers au génie du poète, et que même l’œil ne retrouverait pas dans Racine. C’est un sanglot, un soupir, une note distincte dans la gamme virgilienne.

Tout cela est vrai, mais il n’est pas moins vrai que la beauté du vers célébré chez Virgile est empruntée d’Homère, qu’elle est empruntée et pour la pensée et pour la forme, mais empruntée d’une certaine manière qui n’est pas directe, qui n’est pas vulgaire, que Virgile seul a su introduire, et dont il vaut la peine de remettre ici sous les yeux une entière explication.

Ce qui, dans le passage de Virgile, appartient à l’imitation directe est bien simple, et je dirai qu’il n’y avait pas grande difficulté et grand mérite à cela, s’il s’y était borné. Au chant XX de l’Iliade, chant terrible et sublime où Jupiter déchaîne les dieux, leur donne toute licence de se mêler aux guerriers et de les protéger selon leurs prédilections et leurs caprices, sauf à lui de rester assis en spectateur au sommet de l’Olympe, dans ce chant XX où bouillonne toute l’âme de l’Iliade, Achille à la colère duquel Neptune vient de soustraire Énée, Achille exaspéré exhale sa fureur en menaces ; il parle de tout massacrer, et de son côté Hector essaye de rassurer les Troyens, et d’une voix puissante il les exhorte à marcher contre Achille :

« Achille, s’écrie-t-il, ne mettra pas à effet toutes ses paroles. S’il en mène Pune abonne fin, il laissera l’autre à moitié boiteuse ; pour moi, je vais à sa rencontre, dussent ses mains cire comme la flamme, — oui, dussent ses mains cire comme la flamme, et dût sa force égaler l’acier. »52

isolez ici la répétition et la reprise : dussent ses mains être comme la flamme, qui est à la fin d’un vers et au commencement du vers suivant. — Et c’est alors qu’Apollon s’approchant d’Hector et lui conseillant au contraire d’éviter Achille, Hector se replonge au milieu des guerriers, un peu effrayé de l’avis mystérieux qui a résonné à son oreille. Achille, de son côté, fait de même et se précipite au milieu des Troyens, frappant à droite et à gauche ; — nous y voici :

« Il frappe d’abord Iphition, le vaillant fils d’Otrynte, chef de peuples nombreux, que la nymphe Néis avait engendré au valeureux Otrynte, au pied du Tmolus neigeux, dans le gras pays d’Hyda. »

Achille le pourfend et s’écrie :

« Gis ici, fils d’Otrynte, le plus effrayant des hommes, c’est ici qu’est ton trépas ; et ta naissance est au bord du lac Gygée, où est ton domaine paternel, près de l’Hyllus poissonneux et du tournoyant Hermus. »

Nous avons là un exemple de la beauté homérique dans toute son étendue et son expansion : elle est volontiers éparse et non concise. Le contraste entre la distance de la tombe et du berceau y est marqué, et même par deux fois : il s’agit non pas du même Ida que dans Virgile, mais d’une ville d’Hyda, en Lydie. On a même, par la bouche d’Achille, une indication géographique des fleuves qui serait assurément plus à sa place venant du poète.

Or maintenant, nous allons nous rendre bien compte du procédé de Virgile : il s’empare de cette intention de sentiment qu’il y a dans le contraste des lieux, dans la distance qui sépare le berceau et la tombe. Ce contraste, naturellement, va se dessiner davantage dans le trépas d’un guerrier né en Phrygie et venant mourir aux champs du Latium. Le poète supprime les superfluités : il ne fait pas dire à Turnus ce que Turnus ne peut savoir et ce qu’il n’aurait guère le temps de rappeler au fort de la mêlée. Ce je ne sais quoi de mélancolique que le poète veut imprimer à la physionomie de son guerrier, il le grave et le condense dans cette répétition du domus alia qui fait la note fondamentale, et il prend l’idée de cette particularité rythmique, de cette répétition à effet, non dans le passage même d’Homère sur le guerrier mort, mais dix-huit vers plus haut, à l’endroit où Hector, se faisant fort de braver Achille, répétait coup sur coup à la fin et au commencement du vers les mêmes mots : « Dussent ses mains être comme la flamme… » Évidemment le voisinage des deux passages saillants lui a donné l’idée de les unir, de les combiner. Seulement cette répétition qui, chez Homère faisant parler Hector, accentuait un sentiment héroïque et belliqueux, Virgile, qui n’oublie rien et qui ne fait rien comme un autre, Virgile, en s’en emparant, la transpose aussitôt sur le mode sensible et pathétique ; il la dépayse si je puis dire, pour qu’elle ne soit pas trop reconnaissable : voilà un des traits de son art ; le coup de clairon redoublé est devenu, grâce à lui, un écho de flûte plaintive ; il a soin de le reporter, ainsi adouci, et de le confondre dans son imitation du guerrier mort, gisant si loin de son berceau : cette imitation s’en relève et prend un tour original qui n’est plus de l’Homère : c’est du Virgile, et l’on a un admirable exemple de plus du genre de beauté poétique qui lui est propre et qui se désigne de son nom.

Pour peu qu’on prenne la peine de suivre et de refaire par soi-même, devant son Homère et son Virgile ouverts en regard, le petit travail délicat que je viens de décrire, on arrivera, comme moi, à rendre parfaitement compte de ce procédé accompli de la poésie studieuse et réfléchie du tendre Virgile : deux ou trois couleurs qui viennent se fondre en un seul rayon, deux ou trois sucs divers qui ne font qu’un seul et même miel.

Mais n’allez point pour cela appeler Virgile un « compilateur de génie », comme je vois que l’a fait tout récemment un professeur de rhétorique, d’ailleurs fort estimable, et qui a cru bien dire ; tout mon sens critique se révolte contre une pareille appellation qui tend à confondre le vulgaire et le rare, le grossier et le délicat, l’engeance des Trublet et la famille des Virgile, et à méconnaître une des formes les plus fines, une des sources les plus secrètes de l’invention poétique. Est-ce donc que nous ne saurions plus en France la valeur des termes, et que les à peu près suffisent désormais à ceux qui devraient tenir d’une main légère la balance des esprits ?

Il me reste à exprimer non un conseil, mais un vœu et un désir. J’aimerais, ai-je dit, que nos éditions françaises des classiques anciens gardassent, tout en se perfectionnant, un caractère français. Nous sommes, à bien des égards, d’un autre goût que nos voisins d’outre-Rhin. Des choses exactes, mais trop sèches, ne nous satisfont pas, et la justesse la plus scrupuleuse ne saurait faire bannir l’agrément ni en tenir lieu. J’aimerais donc que, dans une édition de Virgile comme celle-ci, indépendamment de la partie philologique et critique proprement dite, il y eût et un peu de rhétorique (j’entends de la bonne, la seule dont M. Benoist soit capable), et aussi quelques accessoires historiques qui fissent ornement. J’ai souvent remarqué avec plaisir, dans l’édition Clarke-Ernesti d’Homère, qu’il y est fait mention de la plupart des circonstances historiques mémorables où les vers d’Homère ont joué un rôle moyennant quelque allusion ou citation heureuse, par exemple dans la bouche d’un Épaminondas, d’un Xénocrate ou d’un Alexandre. Plutarque est une mine féconde pour ce genre d’indications dans l’Antiquité. J’aimerais qu’on en fît ainsi pour Virgile. Combien de fois, au sein du Parlement d’Angleterre, M. Pitt, M. Canning, n’ont-ils pas amené dans leurs discours quelque magnifique citation de l’Énéide ou même des Géorgique. (Nosque ubi primus equis… Celsa sedet Æolus arce…) ! Hier encore M. Lowe, dans un discours d’une prophétie mélancolique, trouvait moyen de citer naturellement le Non tibi Tyndaridis… 53 J’aimerais qu’un éditeur moderne de Virgile enregistrât au passage tous ces beaux et magnifiques emplois du poète. Que si la tradition est nécessaire pour recueillir ce que l’histoire régulière ne dit pas toujours, hâtons-nous pendant qu’il en est temps ; que M. Benoist (car je pense à lui) interroge l’inépuisable et bienveillante mémoire du comte Adolphe de Circourt ; elle ne lui fera pas défaut pour toutes ces illustres anecdotes de l’éloquence parlementaire anglaise depuis plus d’un siècle.54 Je m’étais souvent proposé ce joli chapitre d’aménités virgiliennes. Ce sont les Anglais qui en fourniraient la meilleure partie : leurs hommes d’État osent montrer en toute rencontre qu’ils ont été nourris dans le commerce des grands auteurs de l’Antiquité. Parcourant la correspondance de Swift avec Pope, j’y relève cette belle réponse de lord Oxford (Harley) à lord Halifax qui, assistant à un changement dans le ministère, priait lord Oxford d’épargner ceux des gens de lettres qui avaient part aux faveurs de la précédente administration, et notamment M. Congrève. Lord Oxford répondit à l’instant par ces deux vers de Virgile, et comme si le doute seul lui faisait injure :

Non obtusa adeo gestamus pectora Pœni,
Nec tam aversus equos Tyria Sol jungit ab urbe.

C’était une manière élégante de dire : « Nous prenez-vous pour des barbares ? » Ce n’est certes pas un premier ministre français de ce temps-là, ni l’abbé Dubois, ni le cardinal Fleurv, ni plus tard M. de Choiseul, qui s’amuserait à ces bagatelles. D’Aguesseau seul en eut été capable, mais d’Aguesseau était à peine un ministre.55 Il y aurait à chercher si parmi nos anciennes et grandes figures parlementaires, L’Hôpital, Harlay, Du Vair, Lamoignon, il n’y a pas eu, à l’occasion, en un jour d’honneur ou de danger, quelque illustre citation de Virgile ; car nous aussi Français, nous avons notre manière d’aimer Virgile, de le pratiquer familièrement et de l’appliquer. La France et l’armée viennent de perdre un militaire de distinction, esprit poli, délicat, homme de bien, — homme comme il faut, — le duc de Fezensac. M. Patin m’a souvent fait remarquer qu’une des plus belles épigraphes et des mieux appliquées est celle que M. de Fezensac a mise à l’Histoire de mon régiment pendant la retraite de Russie  ; elle est prise du second livre de l’Enéide :

Illiaci cineres et flamma extrema meorum,
Testor in occasu vestro nec tela nec ullas
Vitavisse vices Danaum, et, si fata fuissent
Ut eadorem, meruisse manu…56

« Cendres d’Ilion, incendie suprême, tombeau des miens, je vous prends à témoin que, dans votre ruine, je n’ai rien fait pour éviter les traits des Grecs, ni aucun des hasards funestes, et que si le destin avait été que je tombasse, j’ai tout fait pour mériter de mourir. » — Quelle plus belle manière et plus touchante, pour un soldat, de s’excuser de n’être point mort, d’avoir survécu à un immense désastre ! J’aimerais, dans une édition complète de Virgile, que toutes ces neuves et agréables circonstances, qui achèvent de graver les beaux vers et de les rendre présents à l’esprit, fussent notées chemin faisant et rappelées.