II. (Fin.)
La traduction de l’Iliade par Mme Dacier, publiée en 1711, amena une des guerres littéraires les plus vives et les plus curieuses qu’on ait vues, et comme il s’en produit quelquefois en France quand les esprits sont reposés et qu’on n’a rien de mieux à faire. Les grands écrivains du siècle de Louis XIV étaient tous morts, il ne restait plus que Fénelon : pourtant leur autorité régnait toujours ; c’était le même régime qui se continuait en apparence. De jeunes esprits impatients, plus légers ou plus hardis, trouvaient que ce régime se prolongeait beaucoup et qu’il y avait lieu d’y jeter de la variété et de l’imprévu. À défaut d’invention, on fut trop heureux de trouver un sujet de critique qui, pendant deux ou trois ans, fournit matière à des quantités d’écrits et à toutes les conversations.
Ce ne fut point tout à fait au lendemain de la publication de l’Iliade que la querelle éclata : il fallut quelque temps pour que les adversaires en vinssent à tirer parti de cette lecture dans le sens de leurs idées. On avait déjà parlé d’Homère à plus d’une reprise, et particulièrement dans le fort de la fameuse querelle entre Perrault et Despréaux (1693). Ce qui manquait aux gens du monde et à bien des gens de lettres, c’était de le lire : Mme Dacier leur en donna le moyen. Lorsque sa traduction parut, ils se dirent : « Voilà donc cet Homère dont on parle tant », et ils firent bientôt toutes les critiques qu’une première impression suggère quand on ne se met pas au point de vue de l’Antiquité ou qu’à défaut d’une connaissance véritable on n’est pas retenu par le respect de la tradition. Ce qui aujourd’hui nous paraît surtout absent dans la traduction de Mme Dacier n’était point alors ce qui nuisait le plus à Homère, et, si elle avait mis à quelque degré dans son style de ces couleurs et de ces tons homériques que retrouvèrent plus tard, dans leur art studieux, André Chénier et Chateaubriand, il est à croire que de tels passages n’auraient point paru les moins gais à ces chevaliers à la mode dont nous avons des copies chez Regnard ou chez Dancourt, à ces jolies femmes de Marly que la duchesse de Bourgogne guidait au jeu et au plaisir, ou à ces esprits ingénieux et froids que Fontenelle initiait à la philosophie.
La Motte, qui croyait que l’esprit supplée au talent et qui s’était mis à faire des vers, avant tout raisonnables, dans tous les genres et sur tous les sujets, se dit que l’Iliade d’Homère était une matière qui s’offrait d’elle-même, et il eut l’idée de prendre pour canevas la traduction de Mme Dacier, en y changeant, corrigeant, retranchant tout ce qui lui paraîtrait convenable ; il voulait faire d’Homère quelque chose de bien. Ses premiers essais furent accueillis comme une tentative honnête et innocente. La Motte était un excellent académicien, le mieux disposé de tous à payer son tribut dans les assemblées publiques ou particulières : il lut à ses confrères plusieurs de ses chants en vers, imités et raccourcis, et il reçut beaucoup d’éloges. Il connaissait Mme Dacier ; il lui avait même adressé précédemment une ode, détestable, il est vrai, mais pleine de louanges, au sujet de son Anacréon : il voulut avoir son avis sur cet essai de traduction en vers, et il lui récita son chant sixième où est raconté l’inutile message de Phoenix, d’Ajax et d’Ulysse, auprès d’Achille. Mme Dacier ne vit là qu’un hommage un peu profane, un hommage toutefois, à son grand et divin poète, et elle complimenta La Motte. Cependant celui-ci se décida à faire imprimer cette Iliade versifiée et réduite à douze chants ; elle parut pour la nouvelle année de 1714 avec un Discours sur Homère, où il déclarait tous ses sentiments ; et c’est alors, à ce moment de la paix d’Utrecht, la ville et la Cour étant de loisir, que la guerre littéraire éclata. Elle remplit le court intervalle qui s’étendit jusqu’à la mort de Louis XIV, et elle se prolongea au-delà sous la Régence. Ce fut la dernière et non pas la moins vive de toutes celles qui avaient signalé le grand règne.
Il se dit de part et d’autre beaucoup de choses bonnes et mauvaises, spirituelles et grossières, excellentes et ridicules ; chacun des combattants y dessina son caractère encore plus qu’il n’éclaircit la question. J’ai déjà indiqué qu’une idée fausse domina toute la querelle. Les admirateurs et les défenseurs d’Homère proposaient son poème de l’Iliade comme le modèle du poème épique pour le plan, pour la composition et l’ordonnance. Mme Dacier ne souffrait pas que Pope, qui traduisait vers le même temps Homère en anglais, comparât l’Iliade à un vaste et fécond verger d’Ionie, ou, si l’on veut, à un parc anglais :
Bien loin que l’Iliade soit un jardin brut, s’écriait-elle, c’est le jardin le plus régulier et le plus symétrisé qu’il y ait jamais eu. M. Le Nôtre, qui était le premier homme du monde dans son art, n’a jamais observé dans ses jardins une symétrie plus parfaite ni plus admirable que celle qu’Homère a observée dans sa poésie. Non seulement tout y est dans la place qu’il doit avoir, tout est fait pour la place qu’il occupe ; il présente d’abord ce qui doit être vu d’abord, il met au milieu ce qui doit être au milieu, etc.
D’un autre côté, La Motte et ses sectateurs étaient perpétuellement amenés à confronter la forme et le genre de beautés d’Homère avec l’idée d’une certaine exactitude de raisonnement et de tour, d’une certaine précision ingénieuse et fine qu’ils avaient dans l’esprit et qui prévaudra au xviiie siècle : eux aussi, ils avaient leur moule favori et leur patron. À part ce double contresens général, il se dit bien de bonnes choses, et justes : La Motte, à force d’esprit et de sagacité, devina quelques-unes des objections que plus tard l’érudition de Wolf appuiera et vérifiera. Pourtant, entre lui et Mme Dacier, il ne serait pas juste de s’en tenir purement et simplement à ce que fit dans le temps Fénelon par politesse, c’est-à-dire de laisser la balance indécise. La Motte, dans le siège qu’il met devant la renommée d’Homère, a beau s’appliquer à restreindre et à circonscrire ses lignes d’attaque, il y a en lui une inintelligence totale du génie de l’antique poète ; et c’est ce qui irrite Mme Dacier et la transporte hors d’elle-même. Elle est comme un lion, et d’autant plus que, remplie du sentiment vrai qui la possède, elle ne peut le démontrer aux autres autant qu’elle le voudrait.
La Motte est sceptique ; c’est un esprit froid, fin, sagace, qui pratique la
maxime de Fontenelle et se défendrait de l’enthousiasme s’il pouvait en être
susceptible ; il n’a rien à faire de son loisir et de son esprit qu’à
l’appliquer indifféremment à toutes sortes de sujets auxquels il s’amuse :
« Hors quelques vérités, pense-t-il, dont l’évidence frappe
également tous les hommes, tout le reste a diverses faces qu’un homme
d’esprit sait exposer comme il lui plaît ; et il peut
toujours montrer les choses d’un côté favorable au
jugement qu’il veut qu’on en porte. »
Il se flatte que la
dispute présente est du nombre de celles qui se prêtent à plus d’une
solution ; il affecte de la considérer comme plus frivole qu’elle n’est,
qu’elle ne peut le paraître à ceux en qui la raison se rejoint au sentiment
et qui mettent de leur âme dans ces choses de goût. Il a dans le ton une
certaine légèreté mondaine qui, en se piquant d’observer toujours la
politesse, n’en touche souvent que de plus près à l’impertinence.
J’ai quelquefois pensé qu’il y aurait un joli chapitre à faire : La Motte et Condillac. Condillac est le La Motte de la philosophie : c’est le même genre de paradoxe, exact, fin, artificiel et mince. Tous deux ont cet avantage de si bien raisonner en gens d’esprit qui décomposent leur sujet et le traitent à faux ou à côté du vrai dans tous les sens, qu’ils vous impatientent, vous irritent et vous forcent, pour peu que vous ayez un esprit franc, à mieux raisonner, ou du moins à conclure mieux qu’eux. La Motte vous rejette, de dépit, dans le vrai de la poésie, et Condillac dans le vif de la nature humaine. Ce sont gens, après tout, qui, si aiguisés qu’ils soient à leur manière, manquent d’un sens, et à qui cela donne une sorte d’impudeur et de hardiesse dans leur procédé avec ceux qui en sont doués.
Mme Dacier, ayant lu le Discours que La Motte avait mis en tête de son Homère, Discours où il s’autorisait d’elle et où il triomphait de lui après l’avoir de plus estropié dans ses vers, n’y tint pas et courut aux armes. Elle publia, avant la fin de cette même année 1714, son livre intitulé Des causes de la corruption du goût, une des productions solides de l’ancienne critique française, et où il y a plus d’esprit qu’on ne pense :
La douleur, dit-elle en commençant, de voir ce poète si indignement traité, m’a fait résoudre à le défendre, quoique cette sorte d’ouvrage soit très opposée à mon humeur, car je suis très paresseuse et très pacifique, et le seul nom de guerre me fait peur ; mais le moyen de voir dans un si pitoyable état ce qu’on aime et de ne pas courir à son secours !
Son défaut principal dans cette réponse où il entre tant de
bonnes raisons de détail, c’est de pencher tout entière d’un côté, de ne
voir que l’Antiquité et rien de plus, de crier sur cette fin de Louis XIV à
la décadence des lettres et à l’invasion de l’ignorance parce que la forme
du savoir est près de changer, de croire « que c’est l’imitation seule qui a introduit le bon goût parmi
nous »
, et de ne tenir aucun compte du génie naturel qui a mille
façons de se produire dans la suite des âges et qui recommence toujours. Son
défaut particulier, c’est de garder un reste de Scaliger en français,
d’avoir des paroles qui sentent leur xvie
siècle, de dire à ses adversaires qu’ils ne savent ce qu’ils
disent, et de citer M. Dacier tout à côté de Despréaux. Elle sent d’ailleurs
très bien le faible de cette génération à laquelle elle s’adresse,
génération de cafés et d’Opéra, qui s’en tient à une première connaissance
superficielle et va ensuite porter ses découvertes dans les belles
compagnies pour s’y faire applaudir :
Mais par quelle fatalité, s’écriait-elle, faut-il que ce soit de l’Académie française, de ce corps si célèbre qui doit être le rempart de la langue, des lettres et du bon goût, que sont sorties depuis cinquante ans toutes les méchantes critiques qu’on a faites contre Homère !… Aujourd’hui, voici une témérité bien plus grande et une licence qui va ouvrir la porte à des désordres plus dangereux pour les lettres et pour la poésie, et l’Académie se tait ! elle ne s’élève pas contre cet excès si injurieux pour elle ! Je sais bien qu’il y en a qui gémissent de cet attentat…
Il est à remarquer, en effet, que l’Académie française qui, depuis, a été une sorte de sanctuaire classique et d’où sont partis en sens inverse, d’où sont tombés sur des têtes que nous savons bien des anathèmes, était alors un lieu beaucoup plus neutre et dans lequel les adversaires et les contradicteurs de Despréaux, et, ce qui était plus grave, les contempteurs d’Homère, avaient eu pied en toute circonstance :
J’avertis ici Mme Dacier, disait La Motte dans sa réponse, qu’elle a une idée fausse de l’Académie française. Elle la regarde apparemment comme un tribunal tyrannique qui ne laisse pas la liberté des jugements en matière d’ouvrages d’esprit ; elle croit que l’admiration religieuse des anciens en est une loi fondamentale, et qu’en y entrant on lui prête serment de fidélité à cet égard. Ce n’est point là l’esprit d’une assemblée de gens de lettres, et l’Académie ne tend à l’uniformité que par voie d’éclaircissement et non pas par voie de contrainte.
Mme Dacier ne laisse pas d’avoir des
passages spirituels et qui ne demanderaient qu’à être mieux entourés. Elle
sait très bien se moquer de La Motte qui, privé du sens du beau, ne voit
dans les discussions sur l’Iliade qu’un conflit d’opinions
contraires où l’admiration et le mépris ont pu être également exagérés, et
qui est d’avis pour conclure de faire, comme on dit, une cote
mal taillée. Elle se moque d’une de ces critiques qui porte à la
fois sur la conduite d’Hélénus, d’Hector et de Diomède, qu’Homère donne pour
sages et qui, au moment même, se seraient emportés comme des imprudents :
« Voilà un beau coup de filet pour M. de La Motte, dit-elle assez
gaiement, d’avoir pris en faute trois héros d’Homère tout à la
fois. »
Quand elle en vient au travestissement en vers qu’il a
donné de l’Iliade, elle en fait ressortir tout le chétif
et l’indignité ; elle montre très bien, par exemple, que les obsèques
d’Hector, exposé sur un lit dans la cour du palais, avec l’entourage lugubre
des chanteurs et les gémissements de tout un peuple de femmes qui y
répondent, sont
devenues chez M. de La Motte
quelque chose de sec et de convenu : « On croit voir, dit-elle, un
enterrement à sa paroisse. »
Mais ces traits d’esprit, que Mme Dacier oppose à ceux de l’adversaire, se mêlent trop
d’images, de comparaisons et de citations qui juraient avec le goût moderne.
Un des grands points du débat était les répétitions
d’Homère qu’elle prétendait excuser, et que lui s’obstinait à blâmer,
toujours dans la supposition qu’Homère était une espèce de poète de cabinet.
Elle lui opposait une autorité, selon elle, convaincante, celle du délicat
et très dédaigneux Alcibiade, qui n’aimait rien que le neuf et qui ne
pouvait souffrir d’entendre la même chose deux fois :
Cependant cet homme, si ennemi des répétitions, disait-elle, aimait et estimait si fort Homère, qu’un jour, étant entré dans l’école d’un rhéteur, il lui demanda qu’il lui lût quelque partie d’Homère ; et le rhéteur lui ayant répondu qu’il n’avait rien de ce poète, Alcibiade lui donna un grand soufflet. Que ferait-il aujourd’hui à un rhéteur qui lui lirait l’Iliade de M. de La Motte ?
Ce soufflet appliqué par hypothèse à M. de La Motte, et qui
nous rappelle celui que Madame, mère du Régent, donna un jour à son fils,
retentit alors dans ce monde railleur comme si réellement il avait été donné
par Alcibiade ou par Mme Dacier. La Motte en triomphe
dans sa réponse : « Heureusement, disait-il en rapportant le passage,
heureusement quand je récitai un de mes livres à Mme Dacier, elle ne se souvint pas de ce dernier
trait. »
La Motte, en effet, répondit et se donna les avantages de la forme, ce qui
est si important en France. Au même moment, d’autres champions de tout
caractère et de taille diverse entraient en scène, et la mêlée devint
générale : il y avait la vraie jeunesse du temps, les malins et les
espiègles armés à la légère, comme
l’abbé de
Pons, comme Marivaux ; il y avait ceux qui ne riaient pas et les esprits
rectilignes comme l’abbé Terrasson, membre de l’Académie des sciences. Ce
dernier, à la venue duquel Mme Dacier s’était écriée :
« Un géomètre ! quel fléau pour la poésie qu’un
géomètre ! »
publia en deux volumes sa Dissertation
critique sur l’Iliade (1715) ; il y a du mérite et de
l’originalité. Ce n’était pas ici comme pour La Motte qui posait en principe
qu’il était parfaitement inutile de savoir le grec pour juger du point en
litige ; l’abbé Terrasson savait le grec, mais il n’en avait pas plus pour
cela le sentiment du beau. Cependant il montrait dans l’examen de la
question autant de sérieux que La Motte y avait mis de légèreté et d’air
mondain. C’est Terrasson qui fit le mieux voir qu’on ne devait envisager
cette querelle que comme un cas particulier et une application de plus de la
révolution opérée par Descartes dans l’ordre intellectuel. Selon lui,
Descartes a renouvelé pour ainsi dire l’esprit humain, en substituant la
raison à la prévention. Cette prévention, déjà vaincue en physique et dans
les matières de science, subsiste encore en littérature : Homère et Aristote
sont les deux grands noms, les deux idoles encore debout sur le seuil de la
rhétorique et de la poétique. Il s’agit de déloger l’autorité de ces
derniers postes spécieux : « L’examen dans les ouvrages de
belles-lettres, nous dit Terrasson, doit donc tenir lieu de l’expérience
dans les sujets de physique ; et le même bon esprit, qui fait employer
l’expérience dans l’un, fera toujours employer l’examen dans
l’autre. »
Le livre de Terrasson est à lire comme un des
plaidoyers les plus directs et les plus consciencieux qui aient été faits en
faveur de la doctrine de la perfectibilité. Il place l’enfance du genre
humain en Grèce, au temps d’Homère, son adolescence au temps de la
florissante Athènes, sa maturité au
temps de
César et d’Auguste. Cette maturité, une fois acquise, dure encore selon lui
et se continue avec des accidents et des variétés diverses ; mais le progrès
se marque de plus en plus en un certain sens. L’abbé Terrasson croit déjà à
son siècle comme plus tard y croira Condorcet :
Les sciences naturelles, dit-il, ont prêté leur justesse aux belles-lettres et les belles-lettres ont prêté leur élégance aux sciences naturelles ; mais, pour étendre et fortifier cette union heureuse qui peut seule porter la littérature à sa dernière perfection, il faut nécessairement rappeler les unes et les autres à un principe commun, et ce principe n’est autre que l’esprit de philosophie.
Dès l’abord, il avait défini cet esprit de philosophie comme il
l’entendait, « une supériorité de raison qui nous fait rapporter
chaque chose à ses principes propres et naturels, indépendamment de
l’opinion qu’en ont eue les autres hommes »
. Il accordait à
l’Académie française la gloire un peu exagérée d’avoir la première institué
la discussion littéraire dans ces termes philosophiques, et d’avoir conclu
de l’admiration mal fondée que l’on avait eue pour les vieux philosophes,
qu’il fallait examiner de plus près celle que l’on avait encore pour les
anciens poètes : « L’ouverture de cette dispute, disait-il un peu
magnifiquement, a achevé de rendre à l’esprit humain toute sa dignité,
en l’affranchissant aussi sur les belles-lettres du joug ridicule de la
prévention. »
C’était par là que Terrasson croyait qu’il nous
appartenait de devenir littérairement supérieurs aux Latins, lesquels,
supérieurs de fait aux Grecs, n’avaient jamais osé en secouer le joug. Il
nous exhortait donc, avec une sorte d’effronterie naïve dont il donnait
l’exemple, à avoir le courage de nous préférer nous-mêmes à nos anciens et à
nos devanciers, à proclamer notre siècle (c’est-à-dire le sien) le premier
et le plus
éclairé des siècles, le seul qui fût
en possession d’une certaine justesse de raisonnement, jusque-là inconnue. À
cette date de 1715, il célébrait déjà dans les Français une nation
philosophe, une nation chez qui l’illusion pouvait prendre, mais durait
moins que chez tout autre peuple : « La philosophie fait, pour ainsi
dire, l’esprit général répandu dans l’air, auquel tout le monde
participe sans même s’en apercevoir. »
S’il avait écrit
cinquante ans plus tard, l’abbé Terrasson n’eût pas dit autrement. En ce qui
est du langage en particulier, il se prononçait exclusivement dans le même
sens absolu de la rectitude analytique. Méconnaissant dans Homère, ou plutôt
n’estimant point cette langue si abondante et si riche, qui est comme
voisine de l’invention et encore toute vivante de la sensation même, il
préférait nettement la nôtre : « J’oserai le dire à l’avantage de
notre langue, je la regarde comme un tamis merveilleux qui laisse passer
tout ce que les anciens ont de bon, et qui arrête tout ce qu’ils ont de
mauvais. »
Enfin, s’emparant d’un mot de Caton l’Ancien pour le
compléter et le perfectionner à notre usage, il concluait en ces
termes :
Caton le Censeur connaissait parfaitement l’esprit général des Grecs, et combien ils donnaient au son des mots, lorsqu’il disait que la parole sortait aux Grecs des lèvres, et aux Romains du cœur ; à quoi j’ajouterais, pour achever le parallèle, qu’aux vrais modernes elle sort du fond de l’esprit et de la raison.
Jamais on n’a exprimé la confiance moderne
marchant droit devant elle en toute matière, avec plus de résolution et plus
d’intrépidité que l’abbé Terrasson. Dans cette question d’Homère il trouvait
le moyen de se montrer un disciple de Descartes, un précurseur de Turgot, de
Condorcet, d’Auguste Comte et d’Emerson. C’était dépasser de beaucoup les
horizons de Mme Dacier.
Aussi
ne répondit-elle qu’à peine et en courant dans la préface de son Odyssée (1716), et elle laissa M. Dacier s’en tirer assez
maladroitement avec l’abbé Terrasson, qui eut le dernier mot. Elle-même
avait pour le moment un autre adversaire sur les bras, et un adversaire bien
imprévu. Un savant jésuite, le père Hardouin, s’était jeté aussi à la
traverse dans le combat et avait publié une Apologie
d’Homère (1716) : mais quelle apologie ! autant eût valu le pavé le
plus accablant. Le père Hardouin partait de ce point que personne jusque-là
n’avait entendu le sujet de l’Iliade, qu’il proclamait
d’ailleurs le chef-d’œuvre le plus ingénieux de l’esprit humain en son
genre ; il venait donc révéler à tous pour la première fois ce sujet tel
qu’il se flattait de l’avoir découvert : ce n’était pas du tout la colère d’Achille comme on l’avait cru généralement, mais
bien la destruction, selon lui, et l’extinction de la branche d’Ilus,
décrite et racontée tout en l’honneur d’Énée qui était de la branche
cadette. Il présentait l’idée d’Homère, en un mot, comme celle d’un poète
qui aurait raconté les désastres de la Ligue et les malheurs des derniers
Valois pour faire plaisir et honneur à Henri IV régnant et aux Bourbons.
Cette idée bizarre du père Hardouin allait bien avec tout ce qu’on savait de
lui, et quand on lui représentait qu’il aimait trop à s’écarter en tout des
opinions communes : « Croyez-vous donc, répondait-il, que je me
serais levé toute ma vie à trois heures du matin pour ne penser que
comme les autres ? »
Dans le cas présent, Mme Dacier le combattit en toute hâte, mais avec toute sorte de
déférence dans la forme. En face de ce colosse d’érudition et de pédantisme,
elle fut même relativement légère et spirituelle :
Quand je lui ôterai le mérite d’avoir entendu Homère et pénétré l’art de la poésie, disait-elle du docte jésuite, je ne lui ôterai presque rien : il lui reste des richesses infinies : au lieu que moi, si le révérend père m’avait ravi le médiocre avantage d’avoir passablement traduit et expliqué ce poète et démêlé l’art du poème, je n’aurais plus rien ; c’est la seule petite brebis que je possède116 ; je l’ai nourrie avec soin, elle mange de mon pain et boit dans ma coupe : serait-il juste qu’un homme si riche vînt me la ravir ?
— Mais imaginez cependant la gaieté des espiègles modernes et des irrévérents mondains lorsqu’ils virent les partisans de l’Antiquité aux prises entre eux et ne pouvant s’accorder sur le sujet même du poème qu’ils offraient comme modèle à l’admiration et à l’imitation de tous.
Au moment où elle brisait cette dernière lance contre le père Hardouin à
propos de l’idée d’Homère et du bouclier d’Achille, Mme Dacier était déjà réconciliée avec La Motte. Des amis communs
s’étaient entremis et avaient ménagé l’accommodement. Le père Buffier
notamment avait publié en ce sens et dans ce but son Homère en
arbitrage, c’est-à-dire deux lettres adressées à la marquise de
Lambert avec une réponse de celle-ci (1715). Après un examen poli, mitigé et
complaisant, il concluait que les deux adversaires pouvaient se tenir quitte à quitte, et qu’ils étaient suffisamment d’accord
dans l’essentiel, à savoir, « qu’Homère est un des plus grands
esprits du monde, et qu’il a fait le premier une sorte de poème auquel
nul autre, le tout pour le tout, n’a jamais été
préféré ou préférable »
. Mme de Lambert, de
son côté, remarquait que le moment était venu sans doute d’opérer le
rapprochement :
Le temps, ce me semble, disait-elle, y est propre. Mme Dacier s’est soulagé le cœur par le grand nombre d’injures qu’elle a dites. Le public rit et applaudit à M. de La Motte ; car il faut convenir qu’il a l’esprit aimable et léger : son dernier ouvrage a plu infiniment ; on le lit, on le cite. Il se fait donc entre eux une espèce de compensation ; mais il faut être bien juste pour attraper le point de l’équilibre, et profiter de leur disposition : cela vous est réservé, mon révérend père.
Cela était réservé surtout à M. de Valincour. Mme de Staal de Launay, dans ses ingénieux Mémoires, a immortalisé cette petite scène de raccommodement qui eut lieu à souper, le 5 avril, dimanche d’avant Pâques de 1716 : ce jour des Rameaux n’était pas choisi sans dessein pour le pardon chrétien des injures :
Avant que je fusse à la Bastille, écrit Mlle de Launay, M. de Valincour m’avait fait faire connaissance avec M. et Mme Dacier ; il m’avait même admis à un repas qu’il donna pour réunir les anciens avec les modernes. La Motte, à la tête de ceux-ci, vivement attaqué par Mme Dacier, avait répondu poliment, mais avec force. Leur combat, qui faisait depuis longtemps l’amusement du public, cessa par l’entremise de M. de Valincour, leur ami commun. Après avoir négocié la paix entre eux, il en rendit l’acte solennel dans cette assemblée, où les chefs des deux partis furent convoqués. J’y représentais la neutralité. On but à la santé d’Homère, et tout se passa bien.
Comme après la fameuse réconciliation de Boileau et de
Perrault, les adversaires n’en conservèrent pas moins leur opinion. La Motte
continua de s’égayer aux dépens d’Homère dans ses Fables
et ailleurs ; mais ce ne fut plus qu’en passant. Mme Dacier continua quelque temps de le défendre avec vigueur, mais
contre d’autres ennemis, et en évitant de se rencontrer face à face avec son
premier antagoniste. Dans le public, l’impression de cette querelle fut
plutôt à l’avantage de La Motte ; on ne jugea point du fond, mais uniquement
de la manière, selon notre habitude. La Motte eut (toute proportion gardée)
le genre de succès de Fénelon répondant
à Bossuet
dans ce grand duel théologique qui fit tant d’éclat. Il eut la faveur et la
grâce ; l’autre avait eu la raison et le poids. « On eût dit,
remarque Voltaire, que l’ouvrage de M. de La Motte était d’une femme
d’esprit, et celui de Mme Dacier d’un homme savant…
La Motte traduisit fort mal l’Iliade, mais il
l’attaqua fort bien. »
La Motte avait orné sa défense de toutes
sortes de jolis mots et de maximes de bonne compagnie :
Une douce dispute est l’âme de la conversation. — La diversité de sentiment est l’âme de la vie, et l’assaisonnement même de l’amitié. — Quand tout s’est dit de part et d’autre, la raison fait insensiblement son effet ; le goût se perfectionne, et il s’affermit alors, parce qu’il est fondé en principe. — Il faut que les disputes des gens de lettres ressemblent à ces conversations animées, où, après des avis différents et soutenus de part et d’autre avec toute la vivacité qui en fait le charme, on se sépare en s’embrassant, et souvent plus amis que si l’on avait été froidement d’accord.
La Motte, en s’exprimant ainsi, parlait comme un homme froid et d’esprit dégagé, qui n’a pas la chaleur d’une conviction, et qu’un sentiment vif ne tourmente pas. Ceux qu’un amour ardent transporte s’accommodent moins aisément. La jeunesse du temps fut pour lui presque à l’unanimité :
Les jeunes gens, s’écriait Mme Dacier dès les premières pages de son livre sur la Corruption du goût, sont ce qu’il y a de plus sacré dans les États, ils en sont la base et le fondement ; ce sont eux qui doivent nous succéder et composer après nous un nouveau peuple. Si l’on souffre que de faux principes leur gâtent l’esprit et le jugement, il n’y a plus de ressource.
La jeunesse des premières années du xviiie
siècle ne répondit pas, comme il aurait fallu, à cette
parole de cœur où palpitait le zèle d’une amie : « M. de La Monnoye,
écrivait Brossette à J.-B. Rousseau
(avril 1715), me mande que toute la jeunesse est déclarée contre le
divin poète, et que si l’Académie française prenait quelque parti, la
pluralité serait certainement pour M. de La Motte contre Mme Dacier. »
Le xviiie
siècle fut puni de cette partialité ; en perdant tout
sentiment homérique, il perdit aussi celui de la grande et généreuse
poésie ; il crut, en fait de vers, posséder deux chefs-d’œuvre, La Henriade et La Pucelle ; il faudra désormais
attendre jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre, André Chénier et Chateaubriand
pour retrouver quelque chose de cette religion antique que Mme Dacier avait défendue jusqu’à l’extrémité, et la dernière du
siècle de Racine, de Bossuet et de Fénelon.
Ces travaux redoublés, ces nobles ardeurs et ces chagrins des dernières
années la consumèrent ; elle mourut d’apoplexie le 17 août 1720, au Louvre,
où son mari avait la charge de garde des livres du Cabinet : par une
exception glorieuse et qui n’avait point encore eu d’exemple, la survivance
lui en avait été accordée à elle-même. Elle avait soixante-sept ans moins
quelques mois quand elle mourut. Mme de Staal a raconté
spirituellement, et avec ce grain d’ironie qu’elle met à tout, comment elle
fut sur le point de remplacer à titre d’épouse cette femme illustre auprès
de M. Dacier, qui ne pouvait ni se consoler, ni se passer d’une compagne, et
qui finit bientôt par la suivre au tombeau (18 septembre 1722). On a fait de
Mme Dacier, longtemps après elle, des portraits
chargés et qui ne la peignent point exactement. Je laisse dans le mépris
qu’il mérite un mémoire odieux, né de quelque rancune fanatique au sein du
parti protestant qu’elle avait quitté117.
Quant à ce qui est de sa personne et de son
caractère dans la société, un certain abbé Cartaud de La Vilate nous la
représente sous une forme grotesque et ridicule qui ne fut jamais la
sienne : « J’ai ouï dire, prétend-il facétieusement, à une personne
qui a longtemps vécu avec elle, que cette savante, une quenouille à son
côté, lui récita l’adieu tendre d’Andromaque à Hector avec tant de
passion qu’elle en perdit l’usage des sens. »
Ce sont là des
exagérations et des caricatures sans vérité ; il ne faudrait pas croire que
Mme Dacier fût devenue en vieillissant une
demoiselle de Gournay, une sorte de sibylle qui représentait avec emphase et
solennité le bon vieux temps. Saint-Simon, le maître et le juge des mœurs
sévères et bienséantes, a dit :
La mort de Mme Dacier fut regrettée des savants et des honnêtes gens. Elle était fille d’un père qui était l’un et l’autre, et qui l’avait instruite. Il s’appelait Le Fèvre, était de Caen et protestant. Sa fille se fit catholique après sa mort, et se maria à Dacier, garde des livres du Cabinet du roi, qui était de toutes les Académies, savant en grec et en latin, auteur et traducteur. Sa femme passait pour en savoir plus que lui en ces deux langues, en antiquités, en critique, et a laissé quantité d’ouvrages fort estimés. Elle n’était savante que dans son cabinet ou avec des savants ; partout ailleurs simple, unie, avec de l’esprit, agréable dans la conversation, où on ne se serait pas douté qu’elle sût rien de plus que les femmes les plus ordinaires.
On ajoute « qu’elle était d’une assiduité opiniâtre au
travail et ne sortait pas six fois l’an de chez elle, ou du moins de son
quartier : mais, après avoir passé toute la matinée à l’étude, elle
recevait le soir des visites de tout ce qu’il y avait de gens de lettres
en France »
.
L’aimable et spirituel abbé Fraguier, le même qui,
à l’apparition du premier manifeste de La Motte, avait fait en latin ce vœu
public aux Muses de lire chaque jour de l’année 1714, avec son ami Rémond,
mille vers d’Homère pour détourner loin de soi la
contagion du sacrilège ; l’abbé Fraguier, dans une élégie également latine
sur la mort de Mme Dacier, nous la représente arrivant
aux champs Élysées et reçue par sa fille d’abord, cette jeune enfant qui
court à elle les cheveux épars et en pleurant ; puis l’Ombre d’Homère,
pareille à Jupiter apaisé, sort d’un bosquet voisin et la salue comme celle
à qui il doit d’avoir vaincu et de régner encore (« Quod
vici regnoque tuum est… »
). Pour elle, qui se mêle à
ces illustres ombres, elle est accueillie aussi par les femmes célèbres dont
la renommée peut faire envie aux plus grands hommes ; mais, jusqu’en cette
demeure dernière et parmi ces naturelles compagnes, « ce n’est ni
Sapho ni la docte Corinne qui lui plaisent le plus, c’est plutôt
Andromaque et Pénélope »
.
« Le silence est l’ornement des femmes. »
C’est la seule sentence que Mme Dacier sut trouver sous
sa plume, un jour qu’elle était vivement pressée par un gentilhomme allemand
d’écrire sur un livre déjà rempli de noms illustres, sur un album comme nous dirions. Il est vrai que c’est en grec qu’elle
écrivait cette pensée et en se souvenant d’un mot de Sophocle.
Je ne me suis pas même posé, durant toute cette étude, cette question, pourtant si française : Mme Dacier était-elle jolie ? Il n’est pas à croire qu’elle le fût ; mais on a vu par un mot de la reine Christine que, dans sa jeunesse, elle dut être une assez belle personne, et sans doute assez agréable d’ensemble. Dans le seul portrait qu’on a d’elle, elle est représentée déjà vieille, avec une coiffure montante et, je l’avoue, un peu hérissée, le voile rejeté en arrière, le front haut, les sourcils élevés et bien dessinés, la figure forte et assez pleine, le nez un peu fort, un peu gros, la bouche fermée et pensive ; elle a de la fierté dans le port et quelque épaisseur dans la taille. Sa physionomie se prête peu aux nuances ; mais en tout il y respire un air de noblesse, d’ardeur sérieuse et de bonté.