Ernest Renan33
I
Ce que tout le monde a cherché d’abord dans le nouveau livre d’Ernest Renan, la Vie de Jésus 34, depuis si longtemps annoncée comme un Messie… contre le Messie, c’était l’impiété nette et carrée, l’hostilité intrépide, l’audace superbe, la science herculéenne qui donne son dernier coup de hache à la croix de Jésus-Christ et n’en fait plus que quatre poutres ! Après Socin, après Voltaire, après Strauss, il était naturel de s’attendre à un livre qui aurait achevé l’œuvre de ces grands sacrilèges par une œuvre tenue d’être plus forte, sous peine d’être plus faible, puisque Renan est venu après eux ! On devait s’attendre et on s’attendait à un livre qui aurait fait un horrible honneur au xixe siècle. De toutes parts on s’écriait : Oh ! oh ! M. Renan ! Peste ! M. Renan !
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! Certes, monsieur Tartuffe,N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied !
Pour les uns, Renan était un monstre, — de profil fuyant jusqu’alors et qui avait eu peut-être raison de fuir, — mais qui enfin allait se tourner et montrer héroïquement de face toute sa monstruosité, comme Mirabeau montrait sa hure ! Pour les autres, c’était un prodige… un prodige dont on pourrait juger, car il avait choisi un sujet de livre adéquat à sa force. Il avait retroussé ses manches et il allait travailler ! Pour ceux qui croient à ce nom de Christ, Renan pouvait être quelque chose comme l’Antéchrist ! Pour ceux qui n’y croient pas, ce devait être le démolisseur radical et définitif du Christianisme. Après lui, on n’aurait plus besoin de personne. Toujours vieille fille romanesque, l’imagination publique s’était monté la tête, et c’était bien la peine, la pauvre diablesse ! À présent, nous avons cette Vie de Jésus, accueillie avec une curiosité d’une part si confiante, et de l’autre presque épouvantée, et nous savons qu’il n’y a là-dedans ni monstre ni prodige, ni Renan nouveau avec des facultés nouvelles, mais tout bêtement le Renan, déjà fripé, de notre connaissance, l’expulsé de séminaire qui a de l’évêque rentré dans le ventre, le Grippe-Soleil du docteur Strauss, toujours à la suite de monseigneur, et l’écrivain du Journal des Débats à son dimanche… Ô gens de cervelle enflammée, comment trouvez-vous un pareil Antéchrist ?
J’avoue que, pour ma part, je ne le trouve pas très grandiose. J’avoue que je ne reconnais pas dans Renan l’effrayante notion apocalyptique… L’Antéchrist ! lui ! Non ! pas même pour rire, car il est fade et ennuyeux ! Je ne permets pas même à l’Épouvante d’appliquer ce grand et terrible nom d’Antéchrist à ce petit critique qui ronge l’histoire comme une souris ronge une dentelle, et qui n’a pas même inventé sa manière ; à ce malicieux frotté de respect et de bénignité, pour plus de malice, et qui, dans sa Vie de Jésus, pleuraille de tendresse sur l’homme pour mieux tuer le Dieu ! Il y a plus, je ne trouve pas Renan de la Vie de Jésus au niveau de Renan des débuts, comme s’il était dans la destinée de cet homme, qui n’a qu’un procédé et qui diminue toutes les notions par système et par infirmité, de diminuer celle qu’on avait de lui, quoi qu’elle ne fût pas gigantesque ! Aujourd’hui, en diminuant Jésus-Christ de sa divinité (et l’insolence de la chose, qui est publique, nous oblige à parler cette langue insolente !), en essayant d’ôter le dieu de l’homme dans Notre-Seigneur pour nous faire admirer le restant, Renan, du même coup, a diminué jusqu’à la force de son attaque et l’excuse de son attentat. Quand, en effet, un attentat est effroyable, la seule excuse qu’il puisse avoir c’est la passion, c’est le fanatisme avec lequel on l’accomplit. Or, Renan ne connaît ni fanatisme, ni passion, ni même enthousiasme. Il a la dilatation d’entrailles et la chaleur de tête de ces brûlantes bêtes, les serpents !… Voltaire, lui, que Renan me fait aimer (quelle conversion !) avait de la passion contre Celui qu’il appelle l’infâme. Il haïssait à la fureur, il outrageait jusqu’à la démence ; mais il avait une foi enflammée en ce qu’il faisait, — une foi du diable, car les seuls actes de foi du diable doivent être ses colères contre Dieu !
Renan n’est point de la famille de ces Esprits de feu. C’est une organisation à sang blanc et froid, et je ne veux point nommer toutes les espèces de bêtes auxquelles il ressemble. C’est un distillateur madré, qui empoisonne avec du sucre, très bonne manière ! mais qui met trop de sucre et par là gâte son poison… Le seul sentiment que ce baveur de sucre candi arséniqué exprime dans sa Vie de Jésus, — je ne dis pas le seul sentiment qu’il éprouve, — c’est une préférence d’amateur pour l’homme charmant qu’il a la bonté de reconnaître dans Notre-Seigneur Jésus-Christ, et cette impertinence est même toute l’originalité de ce livre, qu’il nous donne pour remplacer les Évangiles. Cauteleur et poltron, l’auteur de la Vie de Jésus a très bien compris que diminuer Jésus-Christ de sa divinité, c’est diminuer le Christianisme… simplement de la vie, et que la difficulté est de bien s’y prendre pour opérer tout doucement cette diminution importante. Nous extraire de l’âme la divinité de Jésus-Christ sans nous faire le moindre mal, toute la question est là pour Renan. Cela fait, tout sera fait… Il y a des arracheurs de dents qui prétendent nous les arracher sans douleur. Je ne sais pas s’il y a des imbécilles qui peuvent le croire, mais ce que je sais, c’est qu’on dit « mentir comme un arracheur de dents » pour exprimer le comble du mensonge et sa confusion.
II
Eh bien, voyons la force du poignet de Renan !… Toute la force de cette main, qui veut être de velours, je l’ai dit déjà, ne consiste qu’en une seule rubrique, que j’appelle la diminution. Avec ce mot de diminution, vous avez expliqué tout Renan. C’est le sophiste de la diminution, et non pas de celle-là qui s’opère en vertu d’une main puissante, qui la fait parce qu’elle a la force de la faire, mais de celle qu’on obtient à la longue, avec le frottement d’une brosse molle, et qui, pratiquée dans les conditions de prudence nécessaire, arrive peu à peu, mais sûrement, au rien désiré. Émacier les faits les plus considérables, les plus apparents, les plus consistants ; gratter, râper et effacer tout sous un système de suppositions, d’inductions et de probabilités imperceptibles, voilà ce que Strauss a enseigné et a appris à Renan. Il ne lui a pas donné autre chose. Il ne pouvait pas lui donner son genre de génie ; car, en fin de compte, Strauss est ingénieux : il organise ses sophismes avec un art de constructeur qui fait mirage ; il n’a que des vapeurs sous la main et il en construit parfois des palais ! Allez ! Renan n’est pas de cette force dans l’arrangement de l’illusion. Il n’a pas le sophisme synthétique. Ce n’est qu’un analyseur de patience de termite ; un rouge-maille qui mesure son coup de dent pour qu’à chaque fois qu’il le donne il soit léger et ne réveille pas le chat qui dort… J’ai appelé Renan le Grippe-Soleil du docteur Strauss ; mais il ne lui a pris que les petits côtés de sa méthode, et même comme science, ce qu’il grippe du soleil allemand de cet homme n’est pas de quoi allumer un réverbère ou une lanterne dans ce pays de France où nous voulons de la bravoure, même d’idées, du bon sens et de la clarté ! Je connais des gens d’esprit qui tremblent devant la science de Renan, mais de cette science, moi, je me moque très bien tout le temps que je n’en ai pas les preuves, et vraiment je ne les ai pas ! Dans cette Vie de Jésus où devaient s’allonger des textes retrouvés par une critique qui se vante de déterrer des truffes à chaque pas, et dont je nie la supériorité de groin jusqu’à nouvel ordre, je n’ai rien trouvé de découvert, de concluant, de médusant, et qui, scientifiquement, impose silence à ma foi. À chaque bout de champ, je suis tenté d’adresser à cet insupportable rongeur, qui croit mettre fil à fil la meilleure et la plus forte trame historique en charpie, je suis tenté de lui adresser les questions suivantes :
- — Mais, monsieur, où avez-vous vu cela ?
- — Qui vous a dit cela ?
- — Où avez-vous pris cela ?
Je n’ai pas grand espace pour citer, mais quand Renan, par exemple, avec la fatuité biographique qui sait le fin du fin de son personnage, nous affirme que la lecture des livres de l’Ancien Testament fit sur Jésus beaucoup d’impression, certainement cela n’a pas grande importance ; mais comment le sait-il ? Cela dut être, et toute la méthode du critique est là. Seulement, ajoute Renan, la Loi, — et ici l’importance commence, — la Loi n’eût pas pour lui « beaucoup de charmes », expression qui en a beaucoup pour moi, par parenthèse ; mais, encore une fois, comment le sait-il ?… « Jésus — selon Renan — lut aussi, sans doute, les livres apocryphes… Et parmi ces livres apocryphes, un dut le frapper, celui de Daniel. » Sans doute est imposant, mais si je doutais, moi, comment me le prouveriez-vous ?… Selon Renan encore, Jésus fut timide devant Jean et ce fut une concession que son baptême ; mais qui l’a dit à Renan ? Et l’éternel cri revient : Montrez-nous les textes ! montrez-nous les textes des Évangiles que vous invoquez, et ne nous jouez plus cette comédie trop facile qui consiste à citer les numéros des versets de l’Évangile où vous savez bien que le lecteur pressé n’ira pas voir ! Renan parle la langue araméenne ; il parle de toute langue ; il les sait toutes, même celle des oiseaux. Je ne lui ai pas fait passer d’examen, mais ce que je veux, ce que le lecteur veut, ce sont des textes, et non pas des récits ou des considérants sur des textes qu’on m’indique (va-t’en voir s’ils viennent, Jean !) mais que l’on ne me donne pas ! Je n’ai pas voué assez de respect à Renan pour que sa parole me suffise. Et quand il me dit : « J’ai trouvé cette tradition en Judée », je veux plus que cette importation facile. Je pense au proverbe sur les voyageurs, et je me dis que la Judée est loin, et que je n’irai pas y chercher si Renan est un honnête homme quand il m’assure que ce qu’il dit est la vérité !
Et d’autant que dans son livre il y a une théorie, la seule chose nettement formulée dans ce livre composé d’un peut-être universel, et qui m’inquiète à juste titre sur la probité de l’auteur, — j’entends sa probité d’historien et de philosophe. À la page 92 de son ouvrage, on trouve ces mots, qui auraient dû soulever la Critique d’indignation : « Concevoir le bien ne suffit pas, il faut le faire réussir parmi les hommes. Pour cela, des voies moins pures sont nécessaires, etc. », ce qui veut dire, en termes qu’on surveille, mais qu’il est impossible de ne pas comprendre, que le bien, pour être, a besoin du mal, et que la vertu ne peut rien de grand et de fort dans le monde sans l’aide des gredins et l’appoint de la coquinerie. Ainsi, sans les échafauds, sans Marat, sans les fêtes de la déesse Raison, la Révolution, qui, dans les idées de Renan, est une très grande chose, n’aurait rien produit de beau, de solide et de bienfaisant. Ainsi encore, sans miracle, le Christianisme n’aurait pas converti le monde. Le miracle est un impudent mensonge qui déshonore Jésus-Christ s’il n’en a pas fait, mais il faut que Jésus-Christ et l’Évangile mentent pour que le monde soit converti. Que dirait de plus Machiavel à Borgia ?… Et quelle garantie, qu’une pareille théorie, de la vérité de la Vie de Jésus par Renan, qui veut certainement que les idées de son livre s’établissent dans le monde et qui ne peuvent s’y établir que par le mensonge et le mal. Or, cette théorie, qui infirme tout le livre, n’est pas qu’à une place de la Vie de Jésus, elle est à toutes, sans que l’auteur ait jamais conscience de son immorale fausseté et que le logicien s’aperçoive qu’il se coupe la gorge avec le rasoir, au fil tourné, de la contradiction ! Si, après avoir vu cette théorie absolue dans le livre de Renan, le lecteur ne le ferme pas et continue ce livre, qui n’a plus rien, après cette théorie, à nous apprendre que nous ne devions suspecter, c’est que les choses odieuses qu’on y trouve n’ont pas dégoûté des choses ridicules qui y sont !
III
Les choses ridicules y sont, en effet, innombrables. Mais, ô privilège de la science ! elles n’ont plus la jolie puissance de nous égayer. Il faut que nous cessions d’être Français, il faut que nous ayons l’esprit… dénationalisé, pour que nous n’ayons pas déjà tué, sous la plus retentissante des moqueries, des ridicules de la taille de ceux que je vais signaler. Quoiqu’en vertu de sa théorie Renan ait le droit de mentir et de faire mentir Jésus-Christ sans le dégrader, il ne s’y fie pas cependant, et il nous invente un Jésus-Christ visionnaire, constitué, dans les racines de son être, le Fils de Dieu, comme on est constitué mécanicien. Et d’ailleurs, ajoute-t-il (page 352) : « La vérité matérielle a très peu de prix pour l’Oriental, qui voit tout à travers ses idées et ses passions » ; et Jésus-Christ est Oriental. D’un autre côté, quoiqu’aussi le mensonge soit nécessaire au succès de la vérité, la pauvre conscience de Renan a sur le nez la mouche importune du miracle, et il fait tout ce qu’il peut pour la chasser. Embarrassé par les témoignages positifs de l’Évangile sur les guérisons de Notre-Seigneur, il dit que tout l’Orient d’alors guérissait par l’emploi des pratiques religieuses, et que ce fut la joie de revoir son ami (à travers les pierres de son sépulcre probablement) qui ressuscita Lazare, quoiqu’il sentît mauvais déjà (mais c’était le chagrin peut être de ne plus voir son ami qui le faisait sentir mauvais ?). « Le plaisir de revoir une personne exquise — dit Renan avec certitude — guérit », et même ressuscite, à ce qu’il paraît ! C’est cela qui est exquis (page 260) 1 Autre part, puisque nous parlons des choses ineffablement ridicules, Jésus-Christ a toujours cédé à l’opinion, et c’est pour cela qu’il fut sacrifié. Ce fut violenté par l’opinion qu’il accepta le titre de fils de David ; il n’y tenait pas, nous dit Renan avec un lâché admirable ! Enfin Jésus fut surtout inspiré par le paysage. Idée prodigieusement comique, qui ne pouvait pousser que dans une tête du xixe siècle, par ce temps d’Écoles descriptives et d’amateurs de tableaux. Sans la manie peinturlurante qui fait de nous tous des barbouilleurs, au pinceau ou à la plume, Renan n’aurait jamais risqué une telle bouffonnerie ! jamais il n’aurait dit de Jésus au jardin des Olives, avec la mignardise, à faire vomir, des romanciers contemporains : « Se rappela-t-il les claires fontaines de la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir ; la vigne et le figuier sous lesquels il aurait pu s’asseoir ; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l’aimer ?… » Indécence et insolence, du même coup, après laquelle il n’y a plus rien à citer !
IV
Eh bien, ces ridicules monstrueux, abjects et imbécilles, car il faut bien enfin appeler les choses par leur vrai nom, n’ont pas appelé le sifflet vengeur d’un bout de la Critique à l’autre bout ! Ils n’ont pas appelé le sifflet du Franc ! Non ! nous sommes devenus des Germains, au contact de cet homme revenu d’Allemagne, et nous discutons, avec une considération obséquieuse, la considération du bonhomme Géronte pour Sganarelle quand il l’entend parler latin, des sottises qu’il fallait écarter avec le rire souverain des railleurs ! Le Jésus de Renan, ce Jésus romantique, rêveur, paysagiste, exquise personne, âme suave, ennemi de toute religion, qui ne veut que la pureté du cœur, ce Jésus qui est un blasphème vivant contre Notre-Seigneur Jésus-Christ, une insulte hypocrite et profonde à la foi du plus grand nombre des Français encore par ce temps respecté de suffrage universel, a été trouvé généralement charmant, comme dit Renan lui-même. La Critique a accepté ou discuté gravement le personnage, ce qui est une manière de l’accepter ! Une des choses les plus honteuses pour le bon sens et l’indépendance des critiques du quart d’heure, qui se sont mis à parler du livre de Renan comme d’une œuvre immense, comme d’un rempart babylonien à escalader, c’est le sérieux avec lequel on a accueilli, dans le pays de Rabelais, ce tas de bourdes sans aplomb, qui n’exagèrent plus, comme font d’ordinaire les bonnes bourdes, mais qui diminuent, exténuent, réduisent tout à rien, et, par exemple, nous expliquent la multiplication des pains dans le désert (p. 199) par la frugalité, par une sobriété extrême ! On a cru se donner à soi-même l’air savant en discutant Renan, au lieu d’en rire. Le pédantisme a bien des charmes parmi les hommes légers. On tire avec des muscles fessiers de cheval de brasseur sur ces misérables toiles d’araignée, qu’on eût déchirées rien qu’en soufflant ! On s’est étalé et vautré avec délices dans les grands mots, et les grands noms de l’érudition contemporaine, et même ceux-là qui ne sont pas de l’avis de ce… comment l’appellerais-je ? qui a des bontés pour Jésus-Christ et qui lui accorde avec une magnanimité de vainqueur une place unique dans le Panthéon de l’humanité, ont employé, pour dire qu’ils osaient avoir une opinion différente de l’opinion du grand et fort Renan, une papelardise égale à celle de cet archipattepelu qui a introduit, avec le triple sophisme de la diminution, de la probabilité et du peut-être, la papelardise dans l’histoire !
Phénomène dont le moraliste doit tenir compte : rien n’a averti, rien n’a édifié, ni la fatuité ni l’hypocrisie, — car le système de l’auteur de la Vie de Jésus se balance entre l’hypocrisie et la fatuité. Il fait le respectueux et il fait le tendre. Mais le respectueux dit qu’après tout Jésus ne fut pas impeccable, et que lui (Jésus), si à l’aise au bord de son petit lac, devint fastidieux et exténué à Jérusalem (page 346) ! Mais le tendre dit que l’honnête et suave Marc-Aurèle, l’humble et doux Spinosa, ont été exempts de quelques erreurs que Jésus partagea ! Et moi je ne sais pas, depuis le baiser de Judas, qu’il excuse, qu’il appelle, en larmoyant du plaisir de se reconnaître : le pauvre Judas ! s’il y a eu jamais de plus traître tendresse que celle de son livre.
Il ne livre pas Jésus-Christ aux Juifs, mais aux philosophes, aux philosophes qui font pis que de le mettre en croix, qui le flanquent familièrement parmi eux ! Jésus, non pas Christ, qui veut dire sauveur, mais Jésus, le fils du charpentier, l’homme aimable et poétique, le garçon délicieux, est enrégimenté dans la bande de Renan par Renan. En nos jours troublés, dit-il, Jésus n’a pas de plus authentiques continuateurs que ceux qui semblent le répudier. Il a créé, dit-il encore, à quelques égards, la religion définitive, qui est l’absence de religion. Tel est le fond et le secret de ce pauvre livre, devant lequel les ignorants ôtent leur bonnet et les gens à sentiment pleurard leurs mouchoirs de poche, mais qui n’en ira pas moins rejoindre, avant cinquante ans, l’Origine des cultes, par Dupuis ; car la science progresse bien moins qu’elle ne se déplace, et quand elle progresserait, elle n’infirme pas le bon sens dans l’esprit humain ! Or, je nie le bon sens dans ce livre ; je nie le talent relevé, consistant, formidable ; je nierais même le style, si on me poussait. Les phrases vernies du Journal des Débats ne m’éblouissent point. J’en trouve beaucoup comme celle-ci dans ce livre, qu’on dit un chef-d’œuvre de style : « Jésus avait puisé dans le contact (puiser dans un contact !) avec un grand homme le sentiment de sa propre originalité ». Renan parle de situation trop tendue, et prétend que la résurrection de l’âme est tout à fait différente de l’immortalité… Mais qu’importe la rédaction des devises, quand les bonbons qu’elles enveloppent sont empoisonnés, et quand on n’est, comme Renan, dans l’ordre moral et littéraire… qu’une Brinvilliers-Siraudin !
V
Passez, passez, bonhomme ! on vous a donné !
Voilà tout ce que la Critique vient de dire à Renan, en se taisant sur la nouvelle introduction qu’il a mise à sa fameuse Vie de Jésus, éditée pour la treizième fois… Certes ! Renan n’est pas un bonhomme, quoiqu’il fasse le bonhomme, et on lui a beaucoup trop donné. Mais il peut passer maintenant, — et il passera, — on ne lui donnera plus ! L’introduction d’aujourd’hui devait — croyait-on — raviver l’intérêt expirant d’un livre qui peut bien continuer son effet désastreux sur les classes ignorantes, mais qui l’a épuisé sur les classes éclairées, et qui ne compte plus que comme un roman déjà lu… Les procédés critiques de Renan sont à présent connus, et dans cette introduction il n’ajoute rien à ces procédés, qui même ne lui appartiennent pas.
Tout le monde sait où il les a pris. C’est un rabâchage de choses qu’il a dites, et mieux dites, sur l’indépendance et le désintéressement absolus de la science, et sur la différence qui existe entre la critique et la théologie… Et voilà probablement la raison pour laquelle les journaux, ces échos des livres quand les livres ont de la voix et de la sonorité, ont laissé, en toute indifférence, Renan se morfondre à jouer de sa guimbarde ordinaire dans le petit coin de son introduction…
Et on ne peut pas même dire « autre guimbarde », comme on dit parfois « autre guitare » ; car Renan ne varie ni son instrument, ni sa manière de jouer, ni son air. Ce guimbardier fait maintenant partie de l’imposante musique (très imposante en France) des grands monotones et des grands ennuyeux… C’est toujours sur le miracle qu’il s’époumonne : le miracle ! la réalité du miracle ! la possibilité du miracle ! et, le diable m’emporte ! il n’en fait point en en parlant.
Toute l’exégèse de Renan, pour parler cette ineffable langue des pédants qui est la sienne, n’a d’autre but et d’autre visée que la négation du miracle et l’enlèvement de tout surnaturel de l’Histoire. Sans cela, croyez bien que, malgré sa vocation de gratte-papier, Renan ne passerait pas tout son temps à gratter et à sous-peser des mots ; mais la haine du miracle le soutient dans le travail d’insecte auquel il a condamné sa patience. Ce douceâtre diminutif de Rousseau (Rousseauculus) recommence, à sa manière, ces pauvres Lettres de la Montagne qu’il fallait toute l’inanité métaphysique du siècle des Philosophes pour admirer. Il les recommence, lui, non plus comme un métaphysicien, mais comme un dictionnaire. Seulement, pas plus que Rousseau (et protestant, au fond, comme lui), il ne peut embarrasser que des protestants en leur demandant un miracle que, seuls, nous autres catholiques, nous serions en mesure de fournir… Quand on y regarde à présent, on trouve que les catholiques ont été bien bons de répondre à l’auteur de la Vie de Jésus, et de l’accabler sous des polémiques qui lui ont fait cette scandaleuse renommée, disproportionnée même avec le crime de son livre. Le catholique se croyait en cause. Il n’y était pas. Nous prouverons qu’il n’y était pas. C’est la seule chose neuve et définitive à dire maintenant, après tant de discussions inutiles, et nous la dirons.
VI
Tout le monde s’y est trompé, et nous-même comme les autres. Souvenez-vous du bruit de tonnerre que fit, quand elle parut, la Vie de Jésus ! Ce n’était rien, cela parut tout. On eût dit la Voix qui s’élève de l’Abîme, dans l’Apocalypse, que le grêle sifflet de cet homme, qui, au bout du compte, ne devait soulever contre la divinité du Christianisme que des fariboles grammaticales. L’imagination, dont son système était l’ennemi, ne lui rendit pas le coup pour coup qu’il méritait. Pendant qu’il diminuait toutes choses en son livre, elle l’exagéra, lui, et le grandit outre mesure.
Elle fit exactement avec lui le contraire de ce qu’il avait fait avec Jésus-Christ. Il avait essayé d’ôter au Sauveur sa surnaturalité divine ; indignée de cette tentative impie, elle lui fit l’honneur de lui donner une espèce de surnaturalité infernale. Le fils du diable doit être un grand clerc. L’opinion transforma cet élève de la science allemande, qui n’est pas une si grande sorcière, en une puissance scientifique redoutable. Le regrattier de textes tint l’Europe savante en échec. Tout ce qui avait plume lui répondit… ou l’exalta. On enfla sa gloire, comme une vessie, de tous les souffles. Mais ce qui aurait dû n’être jamais que de l’histoire littéraire faillit devenir presque de l’histoire ecclésiastique… Les chaires retentirent. Les évêques s’insurgèrent.
L’un d’eux (il est vrai qu’il était d’origine irlandaise) fit sonner les cloches des funérailles, comme s’il se fût agi d’un des excommuniés du Moyen Age, quand il sut que la Vie de Jésus avait pénétré dans sa ville épiscopale. Évidemment c’était là un fait hors de toute proportion avec la réalité, que de traiter ce petit taquin hypocrite qui tracassait dans les Évangiles comme ces grands ennemis de l’Église, les forts hérétiques de tous les temps, qui n’avaient pas emporté, ainsi que Samson, les portes de Gaza sur leurs épaules, mais qui, du moins, les avaient secouées… La goutte d’encre jetée à la face rayonnante du Christ par un gamin d’Académie ne méritait pas de si saintes colères. Et d’autant que l’Église, en ces derniers temps, avait déjà entendu bruire contre elle ces plumes protestantes, — la petite pluie après les tonnerres éteints de Luther, — et n’en avait pas sourcillé.
Or, c’est là ce sur quoi je veux insister. Athé, sceptique, philosophe, ou savant (ce qui comprend tout cela dans sa langue féline et traîtresse), Renan, comme je l’ai dit plus haut, n’est qu’un protestant, armé de la méthode protestante, cherchant avec sa lanterne individuelle — ce falot falot, passez-moi le mot ! — le sens réel des Livres Saints, que l’Église éclaire de la lumière fixe de son flambeau tout à l’heure depuis dix-neuf siècles ! Quand Renan, garçon d’écurie chez Strauss, où il a appris à panser des textes couronnés ou morveux, nous dédivinise Jésus-Christ et nous en fait le dameret, buste de coiffeur, qui se promène dans son livre et qui a ravi les sensibilités de ce temps pourri de sentimentalisme, Renan n’est pas du tout un novateur et un révolutionnaire.
Il voudrait bien l’être ; mais il ne l’est pas. Il n’est que platement protestant. Il emboîte le pas protestant. Il continue le travail de rat protestant, qui n’a pas cessé une minute depuis que le protestantisme est dans le monde. Il n’est, enfin, qu’un des mille rongeurs de cette vermine éternelle qui s’imagine dévorer, dans un temps donné, le grand lion. Et, pour cette raison qu’il est protestant, il ne fait jamais que de la critique protestante, contre des prétentions protestantes. Ce n’est jamais que le Jésus-Christ des protestants qu’il attaque. Ce n’est que le Jésus-Christ des Évangiles. Ce n’est pas le nôtre. Nous, nous n’admettons que le Jésus-Christ de l’Église, et, nous le disons hardiment ! nous ne croirions pas à Jésus-Christ lui-même si l’Église ne nous l’enseignait pas.
C’est Elle seule qui nous l’affirme, en effet. Sans l’Église, instituée par Jésus-Christ et dont il a dit :
« Ceux qui viendront après moi feront de plus grandes choses que moi », Jésus-Christ ne serait pour nous qu’un Don Quichotte de plus dans l’histoire, et nous aurions l’esprit assez ferme pour ne pas chercher des preuves de sa divinité dans l’étude microscopique des Évangiles et dans la pulvérisation des textes les uns par les autres. Oui ! nous aurions la tête assez prudente pour ne pas nous la briser dans un casse-tête chinois de mandarin. Chose très simple, et qui va paraître peut-être prodigieuse parce que, comme aux choses très simples, on n’y a jamais réfléchi : Jésus-Christ a certainement plus besoin de l’Église que l’Église de Jésus-Christ !
Défait, l’Église, c’est Jésus-Christ dans la durée, bien autrement facile à reconnaître que le Jésus-Christ dans le temps. Celui-ci passa, — transiit, — le Thabor ne flamba qu’une minute, et la Passion ne fut qu’une semaine. Quelques groupes d’hommes dans l’humanité, sur ce point de terre calciné, la Judée, virent passer l’adorable visage et en sentirent sur eux les rayons, — quelques groupes, morts maintenant, représentés, en tout, par quatre témoignages… Mais l’Église, elle, ne passe point. Elle demeure. Elle se tient, solide et immobile, pendant qu’autour d’elle roule le monde. Stat crux dura volvitur orbis… Les quatre témoignages peuvent se discuter, comme tout ce qui est écrit par la main des hommes ; mais l’Église est la Lettre et l’Esprit tout ensemble.
C’est le Témoignage éternellement vivant, indiscutable, incompatible et péremptoire, qui ne souffre pas qu’on l’invalide de la grosseur d’un atome, de la grosseur d’un rien, si un rien pouvait être quelque chose se gardant contre ses Saints eux-mêmes ; car l’Église a condamné, sur des points d’interprétation particulière, ceux qu’elle aimait le plus et qui l’ont le mieux servie. Elle a condamné saint Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origène, Eusèbe de Césarée, et une foule d’autres. L’Église, enfin, est la Vérité visible dont nos pauvres yeux de chair ont tant besoin, et qui faisait dire un jour à une femme, en parlant de Jésus-Christ : « Tout me serait aisé si je pouvais parfois voir passer sa robe bleue ». Elle ne pensait pas que l’Église, c’était précisément cette robe bleue de Jésus-Christ qu’elle demandait ; mais avec cette différence que cette robe ne passait point et qu’on pouvait la voir toujours !
Eh bien (l’Église, rien que cela !), tout simplement, Renan l’a oubliée ! Ce fait énorme de l’Église, ce témoignage qui abolit tous les autres en les confirmant et qui pourrait les remplacer (car on pourrait très bien concevoir que, par une catastrophe inouïe, trois ou quatre Omar se donneraient le mot pour brûler, en un seul jour, toutes les bibliothèques de l’univers, et qu’ainsi le texte écrit des Évangiles serait détruit par toute la terre ; mais le Christianisme ne disparaîtrait pas pour cela dans cette destruction : on se passerait des Évangiles et de leur lettre, et l’enseignement de l’Église, avec tout ce qui constitue la religion de Jésus-Christ n’en irait pas moins son train sublime), eh bien, oui ! ce n’est que ce tout (l’Église !) que Renan n’a pas aperçu, quand il s’est avisé de discuter Jésus-Christ. Luther, lui, l’avait bien vue et ajustée, ce Luther dont Renan est sorti, mais, comme les parias de l’Inde sortent de Brahma, — par les pieds !
C’est à l’Église que Luther s’en est pris d’abord, avant d’examiner ce qu’elle enseigne. Qui déshonore le témoin tue le témoignage. Luther a commencé par déshonorer le grand témoin, mais Renan, venu après Luther, a cru cette besogne du déshonneur de l’Église suffisamment faite pour n’avoir pas besoin d’y revenir. Aussi, tournant le dos à ce qui lui aurait écrasé les yeux s’il l’avait regardé, il a, ce myope, courbé sa vue basse sur des imperceptibilités scripturaires, et il a donné des points et virgules pour base aux mauvais rêves qu’il a faits.
Seulement, il faut le répéter, que sont pour nous, les fils de l’Église, les rêves de ce dernier des protestants, qui a rongé et réduit à n’être qu’un homme le Jésus-Christ auquel Luther et Calvin croyaient encore ? L’auteur de la Vie de Jésus, qui troue les Évangiles, n’atteint que l’Église évangéliste et ne ricoche pas même sur nous, dont la tête chaude a pris l’alarme ! Pas un cheveu de l’Église catholique n’a été touché dans cette discussion sur les miracles de l’Évangile, sur ces miracles de thaumaturge à homme, expliqués par le magnétisme et les sciences modernes que Rousseau ne connaissait pas. Et c’est ainsi que, pour les miracles dont la trace est perdue et qu’il a chicanés, Renan a méconnu le miracle permanent, qu’il aurait vainement demandé au protestantisme et que le catholicisme seul peut donner.
VII
Ce miracle, c’est l’Église elle-même ! L’Église a tous les caractères du miracle : merveilleux, surnaturels, écrasants. Rien dans l’histoire de l’esprit humain et des institutions du monde connu ne peut être comparé à l’Église. C’est un fait unique, et tellement immense dans ses manifestations et dans ses conséquences, que la parole et ses richesses sont impuissantes à les énumérer. Quelquefois des philosophes, importunés de l’exceptionnalité de ce fait éclatant d’ordre divin, nous ont fait la mauvaise plaisanterie de nous parler du bouddhisme, de son organisation religieuse et de la masse de ses croyants.
Voltaire même a vanté la sagesse de cette religion sans missionnaires, qui reste chez elle, tandis que l’Église, par les siens, déborde sur le monde et doit un jour le prendre tout entier dans ses bras infinis. Mais demandez-vous ce que peut être une institution comme la papauté dans les sectes bouddhistes ? Un pape bouddhiste n’est qu’une curiosité. On pourrait l’ôter, ce magot de bric-à-brac, de sa pagode de porcelaine, et le mettre dans un bocal d’esprit de vin pour l’apporter en Europe, sans que ce fût un grand remue-ménage ; mais le pape de l’Église Romaine, essayez seulement, comme à l’heure présente, de vouloir l’ôter de la petite place qu’il occupe, et l’univers est ébranlé jusqu’à ce qu’il l’ait reprise ! Est-ce que l’histoire de tous ses exils et de toutes ses fuites au Moyen Age n’atteste pas qu’il vient, plus fort que jamais, la reprendre toujours ?… Ah ! la pantoufle dont riait Rabelais est écrasée encore d’assez de baisers pour rendre sérieux les ennemis de la papauté.
Et la papauté, c’est l’Église ! L’Église, le miracle des miracles, et la preuve à priori de tous les autres ! l’Église, qui, seulement avec trois humbles vertus : la pauvreté, l’obéissance et la chasteté, bâtit le phalanstère qui devait coûter quinze mille milliards à Charles Fourier et à la philosophie ! Chef-d’œuvre du Charpentier divin et de ses coopérateurs, Édifice ultra-mondain, Royaume sur lequel il est plus vrai de dire que le soleil ne se couche pas que sur l’empire de Charles-Quint, l’Église inspirerait au Génie et à l’Amour de magnifiques et inépuisables litanies ! Infaillible, permanente et universelle, prolongement de l’Incarnation et deux fois Rédemptrice, car elle sauve les âmes et dix fois elle a sauvé l’Humanité civilisée de la Barbarie, l’Église est encore plus étonnante pour le simple historien que pour le mystique, seul pouvoir qu’on ait jamais vu donner des résultats aussi fulgurants que celui-ci : sur dix-neuf siècles et deux cent cinquante-cinq papes, il n’y en a que dix qui furent accusés de mauvaises mœurs, et que trois sur les dix contre qui l’accusation est convaincante. Sur les deux cent cinquante-cinq, pas un n’a enseigné l’erreur, et au moins un tiers de ce nombre est fait de saints, presque tous entés sur de grands hommes. Mais l’Église frappe de sa vérité encore plus par ses papes indignes que par ses Saints. En effet, que le Bullaire d’Alexandre VI, par exemple, soit aussi pur, aussi irréprochable que celui de saint Léon ou de saint Pie V, voilà qui renverse l’esprit humain, et qui s’impose à lui souverainement une fois qu’il est renversé !
Mais l’esprit de Renan a échappé à ce renversement. Il n’a pas été foudroyé par ce miracle colossal de l’Église, qui se dresse, comme un obélisque solitaire, dans l’Histoire, et, mendiant moqueur de prodiges qu’il croit impossibles, il s’en va, demandant, en souriant impertinemment, un petit miracle bien net, un miracle par-devant notaires, c’est-à-dire par devant Institut, et tendant à toute page son chapeau à ce miracle qui n’est pas paraphé, — son chapeau, que nous pourrions très bien défoncer en y jetant notre miracle, à nous, constaté par devant un tabellion de dix-huit cents années, dans une Étude qui est l’univers.