(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. »
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(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. »

Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France.

Lettres et documents inédits des archives de Dresde, publiés par M. le comte Vitzthum d’Eckstaedt6.

Le comte de Saxe est une des grandes figures de la première moitié du XVIIIe siècle. Son rôle militaire est connu : son rôle politique ne l’est pas autant, et on aurait pu le croire moindre qu’il n’a été en effet. Le présent livre a pour objet de le mettre en lumière. L’auteur, le comte Vitzthum, un homme d’État saxon, s’est vu amené précisément à étudier le maréchal de Saxe en retrouvant dans les Archives de son pays des lettres de lui toutes politiques, qui indiquaient une capacité du premier ordre. Cette publication ajoute à toutes celles qui ont paru dans les dernières années, tant en Allemagne qu’en France, et qui semblaient avoir épuisé la matière : elle nous présente l’illustre guerrier sous un aspect presque nouveau, et elle complète en un sens les remarquables travaux de M. de Weber et de M. Saint-René Taillandier, non sans rectifier leurs jugements sur plusieurs points. Le volume se compose de deux parties : la principale, qui est la négociation du mariage de la princesse de Saxe, nièce du maréchal, avec le dauphin de France, père de Louis XVI, forme tout un ensemble, et peut être considérée comme un épisode entièrement neuf de la vie du héros, Français de gloire, Saxon de cœur, et qui sut concilier en cette circonstance les intérêts de ses deux patries. La seconde moitié du volume, sous ce titre, Maurice peint par lui-même, renferme nombre de pièces inédites, de lettres qui se rapportent à une date plus ancienne, et aussi l’on y trouve le fragment autobiographique qui n’avait été donné que par extraits, en allemand d’abord, mais qui est écrit en français. Nous commencerons par cette dernière partie, en évitant le plus possible de redire ce qui est ailleurs.

Quand Maurice de Saxe s’avisa de commencer ses Mémoires, trop tôt interrompus, c’était dans les premiers mois de 1724 : il n’avait que vingt-sept ans ; il était à Paris, et se trouvait dans un de ces intervalles d’oisiveté et d’ennui, comme il en eut souvent dans son active et dévorante existence. Il écrit de souvenir, un peu au hasard, et laisse galoper sa plume, sauf à se tromper sur des détails :

« Je suis fils d’Auguste Roi (roi de Pologne et électeur de Saxe) ; la comtesse de Kœnigsmark est ma mère. Je naquis dans l’île de Moene, sur les côtes de la Livonie, le 28 d’octobre de l’année 1696. »

Non tout d’abord, ce n’est pas dans l’île de Moene, c’est à Goslar, qu’il est né ; peu importe. Il continue :

« J’ai été élevé à la Cour d’Auguste, et j’ai passé ma première jeunesse à Varsovie. A l’âge de douze ans, m’étant trouvé d’une constitution assez forte, on me fit soldat dans la légion saxonne qu’Auguste donna à l’Empereur, l’année 1709, et je jurai aux enseignes, le 15 janvier, dans la plaine de Lützen en Saxe, fameuse par la mort du grand Gustave-Adolphe. Voilà d’où je compte le commencement de ma vie, et d’où j’en commence ce journal, le reste étant des puérilités que je ne toucherai qu’en général. »

S’il ne prend sa vie qu’à partir de l’âge de onze ou douze ans, il est fâcheux que les Mémoires s’arrêtent au moment de ses débuts en Flandre et avant la bataille de Malplaquet à laquelle il assista, c’est-à-dire avant qu’il eut accompli sa treizième année. On n’a là qu’un projet et un préambule de Mémoires sans suite et d’assez peu d’importance. Ce qui y donne quelque prix, c’est la description de la Cour de son père Auguste et le portrait peu flatté des ministres, mais surtout la digression sur la tragique aventure de Kœnigsmark, son oncle, le frère de sa mère. Cette aventure, qui est devenue le sujet d’un livre de M. Blaze de Bury, un Épisode de l’histoire du Hanovre, a tout l’intérêt d’un roman. En ce qui est de Maurice, les Mémoires fournissent toutefois les premiers traits caractéristiques de sa physionomie ;

« On me fit partir pour la Hollande ; j’avais pour gouverneur le baron de Lorme, et d’Alençon pour sous-gouverneur : mais j’étais si dissipé qu’il n’était pas possible de m’apprendre quelque chose. On crut qu’en me faisant changer de climat et d’habitudes, mon génie se changerait. On me fit partir avec mes deux gouverneurs et un valet de chambre… Nous partîmes au commencement de l’année 1707, et nous arrivâmes à La Haye. On se donna d’abord tous les soins imaginables pour m’instruire, sans en pouvoir venir à bout. Je me souviens que mes deux gouverneurs se proposèrent un jour, l’un et l’autre, de faire faire une machine de fer pour me resserrer le crâne, assurant qu’il était entr’ouvert, et que c’était la cause physique de mon peu de conception. »

On ne put jamais, dit-il, lui apprendre à lire. Tous les maîtres y échouèrent : « Je l’ai appris depuis tout seul, ajoute-t-il, et, pour ainsi dire, du jour au lendemain. » Quant à écrire, il ne le sut jamais : l’orthographe de ses lettres originales est inimaginable ; mais, quand on a une fois rétabli ce détail de manière que l’œil ne soit plus déconcerté, la langue en est courante, simple, franche, corsée, semée ou lardée de traits gais, gaillards, et même parfois grandioses.

Ramené de Hollande en Saxe à la fin de 1708, M. de Schulenburg, le général de l’armée saxonne, lui signifie le 5 janvier 1708, de la part du roi, qu’on le destine au militaire, qu’il n’a qu’à aller remercier Sa Majesté, que son équipage est tout prêt et que le départ est pour le lendemain :

« J’étais enchanté de toutes ces choses, surtout de n’avoir plus de gouverneur. M. de Schulenburg m’avait fait faire un uniforme de soldat, que l’on me mit sur le corps avec un grand ceinturon et une grande épée, des guêtres à la saxonne, et, dans cet équipage, il me mena baiser la main du roi. Je dînai avec lui, et on me fit beaucoup boire à sa santé. Je savais la géométrie, et je dessinais assez joliment. On vint à parler des plans que j’avais levés, et le roi dit à M. de Schulenburg que tous ceux qu’il lui enverrait fussent faits de ma main. — « Je veux, continua-t-il, que vous me secouiez ce drôle comme il faut et sans aucune considération ; cela le rendra dur au mal. Commencez, monsieur, par le faire marcher à pied du rendez-vous jusqu’en Flandre. » La proposition ne laissa pas de m’étonner, mais je n’osai rien dire. »

A un moment toutefois, le jeune homme insinue qu’il lui semblerait plus joli d’être dans la cavalerie ; sur quoi il se voit rembarré de la bonne manière, et le roi s’adressant de nouveau à M. de Schulenburg :

« Au moins, monsieur, je ne veux absolument pas que vous souffriez que dans la marche l’on porte ses armes ; il a les épaules assez larges pour les porter lui-même, et surtout qu’il ne paye point de garde, à moins qu’il ne soit malade et bien malade. » — J’ouvris les oreilles, et je trouvai que le roi, que j’avais toujours trouvé si doux, parlait comme un Arabe ce jour-là ; mais quand je songeai que je n’avais plus de gouverneur, j’oubliai tout, et j’étais persuadé qu’il n’y avait rien au-dessus. »

L’indépendance ! Ne plus avoir de gouverneur, ne plus avoir de maître ! C’est le premier souhait de tout jeune homme : ce sera surtout et toujours le vœu du comte de Saxe, même émancipé et devenu le plus illustre des guerriers. Si dévoué qu’il fût plus tard à l’Électeur-roi son frère, si dévoué également qu’il se montrât à sa seconde patrie la France, on le verra rêver toujours une principauté, une souveraineté, une situation et un lieu où il ne dépendît de personne : il était bien de race royale en cela.

C’est à Lützen, à deux lieues de Leipzig, sur ce champ de bataille deux fois célèbre et qui était consacré dès lors par le trépas du moderne Alexandre, que le jeune Maurice reçut le sacrement héroïque dont il était digne et auquel il devait faire honneur avec tant d’éclat :

« On me mit un fusil sur le corps dans la colonelle du premier bataillon7, et on me fit jurer à l’enseigne. M. de Schulenburg était appuyé sur la pierre qu’on a mise à l’endroit où Gustave-Adolphe fut tué, et il me dit en m’embrassant, après que j’eus fait serment : « Monsieur, je souhaite que ce lieu vous soit aussi propice que j’en tire un heureux augure, et que le génie du grand homme qui a expiré ici passe sur vous ; que sa douceur, sa sévérité et sa justice vous guident dans toutes vos actions ; soyez aussi soumis à obéir ou sévère à commander ; ne pardonnez jamais par amitié ou par considération ; dans les moindres fautes, que l’exemple du sévère Magnus (Gustave-Adolphe) vous soit toujours présent ; ayez des mœurs irréprochables, et vous commanderez aux hommes : voilà la base et les fondements inébranlables de notre métier. Les autres qualités qui élèvent au sublime sont des dons de la nature et de l’expérience. »

« Je répondis que j’acceptais l’augure, et que je profiterais de ses leçons ; il m’embrassa une seconde fois, et je rentrai dans mon rang. »

Il y rentrait pour en sortir bientôt par ses hauts faits8. On remarquera cependant qu’il ne tint pas avec une égale fidélité toutes les parties de la formule proférée par le général son parrain ; et sur l’article des mœurs entre autres, le comte de Saxe ne parut jamais se douter qu’il dût y avoir un Scipion ou un chevalier Bavard dans le parfait capitaine.

C’est dans un autre ouvrage de lui, Mes Rêveries, qu’on trouverait de quoi suppléer (et très incomplètement encore) à ces trop courts Mémoires par quelques anecdotes et souvenirs qu’il y a fait entrer à l’occasion. Ce livre des Rêveries lui-même fut écrit trop tôt (1732-1733), comme par un auteur amateur, avant son entière maturité et toute son expérience, du temps qu’il passait encore pour mener les troupes françaises à la tartare. Je ne vois pas que les hautes autorités dans la science militaire en fassent grand cas. Jomini, tout le premier, s’emparant de quelques phrases de la préface, a jugé très sévèrement l’ouvrage et ne paraît pas l’avoir pris un instant au sérieux9. M. le comte Vitzthum, en réduisant cet essai à n’être qu’une bluette de grand seigneur militaire, s’efforce cependant de le relever et de le réhabiliter. Il montre que l’éditeur est seul coupable des divisions, des sous-titres prétentieux et de l’appareil scientifique dont on a affublé un écrit dicté à quelque aide de camp ou secrétaire durant treize nuits d’insomnie. Mais, même en tenant compte de la fantaisie qui évidemment y a eu très grande part et qui s’y donne toute carrière, le comte Vitzthum croit avoir trouvé le sens et le but de l’ouvrage : selon lui, lorsqu’il le composa, Maurice, qui avait l’œil sur le Nord et qui était dans le secret de certains projets menaçants, songeait surtout à une guerre éventuelle en Pologne et à la manière de l’y conduire : Mes Rêveries seraient donc moins un traité théorique qu’un mémoire ad hoc pour un but spécial déterminé, un ensemble de notes et d’instructions adressées au roi Auguste, son père, et qui reviendraient à cette conclusion : « Si vous voulez faire la conquête de la Pologne, voici comment il faut organiser votre armée : donnez-moi carte blanche et quarante-cinq mille hommes, en deux campagnes, sans livrer une seule bataille, je vous rendrai maître de la république ; cela ne vous coûtera pas un sou. » — Ce point de vue ingénieux et nouveau, qui donnerait une clef à une production un peu bizarre, me paraît exagéré et ne saurait guère s’appliquer qu’à deux ou trois chapitres du livre : l’exemple de la Pologne et les plans de guerre qui s’y rapportent ne viennent à l’auteur que chemin faisant. Le comte de Saxe, qui avait de l’imagination, a bien voulu en effet, quoi qu’on dise, essayer d’un traité sur l’Art de la Guerre par manière d’amusement, et ce sont ses jeunesses à lui, juvenilia, c’est un pêle-mêle d’ébauches, de boutades et de réflexions, tantôt hasardées, tantôt judicieuses, qu’il nous a livré dans ces feuilles volantes. Mais il est impossible que dans les dictées d’un homme de guerre d’une vocation aussi décidée il n’y ait pas de bonnes et fines remarques de détail (comme chez Montluc en son temps), des observations pratiques utiles au métier et d’autres qui touchent au moral de l’art et qui sont supérieures : Mes Rêveries en sont semées ; Napoléon, en les lisant, y a fait les deux parts10 ; et le comte Vitzthum a raison d’y signaler, à son tour, de bonnes et même de tout à fait belles pages : ainsi l’exposé de la bataille de Pultava, ainsi un curieux récit de l’affaire de Denain au point de vue du prince Eugène11 ; ainsi des réflexions sur la défaite de Malplaquet, sur la déroute de Ramillies ; de singulières anecdotes sur des paniques d’hommes et de chevaux même après la victoire gagnée, racontées à l’auteur par Villars ; mais surtout un admirable endroit sur l’idée du parfait général d’armée que le comte de Saxe avait vu à peu près réalisé en la personne du prince Eugène. Maurice, à vingt ans, avait servi sous lui dans les campagnes de Hongrie contre les Turcs (1716-1717) ; il l’avait vu à l’œuvre à la journée de Peterwardein, à celle de Belgrade : placé à ses côtés, il s’était appliqué à étudier de près ce grand modèle, et il se flattait, disait-il, de l’avoir pénétré.

Les lettres et les pièces données par le comte Vitzthum, et qui sont d’une date antérieure au grand rôle que joua le maréchal de Saxe à la tête des armées françaises, nous le font voir comme un esprit, de vaste étendue, de haute visée, de capacité ouverte et multiple, qui ne se circonscrit nullement aux choses de la guerre, bien qu’il soit né pour y exceller. Voltaire, dont chaque mot compte quand il s’agit de peindre les hommes qu’il a connus et qu’il définit avec son heureuse précision, a dit de lui dans son Siècle de Louis XIV, en le rencontrant pour la première fois sous sa plume à l’assaut de Prague (1741) : « Le comte Maurice de Saxe, frère naturel du roi de Pologne, attaqua la ville. Ce général, qui avait la force du corps singulière du roi son père, avec la douceur de son esprit et la même valeur, possédait de plus grands talents pour la guerre. » Cette douceur d’esprit qui étonne un peu d’abord, nous la retrouverons nous-même et nous la vérifierons. L’homme du Nord, doué de cette force corporelle extraordinaire, de cette activité qu’il ne savait comment dépenser et qu’il prodiguait aux fatigues, aux chasses, aux excès de tout genre, le vainqueur de Fontenoy, de Raucoux, de Lawfeld, commandant général des Pays-Bas, qu’il passait pour avoir pillés sans scrupule et rançonnés sans merci, dira de lui-même avec vérité au milieu des triomphes de la guerre dont il s’avoue rassasier et dont il a par-dessus les yeux :

« Dans le poste où je me trouve, j’ai des envieux, des jaloux ; je ne puis faire que du mal sans pouvoir faire le moindre bien. Je me déplais moi-même au mal que je fais, et tout cela n’est pas agréable à un homme qui est tourné à aimer et à plaire. »

Et voilà la douceur d’esprit qu’indiquait le grand peintre à la ligne sobre ; au moment où on s’y attendrait le moins, la voilà qui se dessine à nos yeux et se justifie.

Un autre peintre qui n’est ni sobre ni élégant, qui est souvent barbouilleur, mais qui rencontre parfois des mots qui touchent au vif, le marquis d’Argenson, après avoir parlé du manque de génie et de vigueur de nos officiers petits-maîtres à cette date, a dit :

« C’est donc le besoin des affaires qui nous a réduits à nous servir d’étrangers : les Allemands et ceux du Nord ont mieux conservé aujourd’hui le véritable esprit de la guerre ; nous tirons de leurs pays des hommes et des chevaux (c’est poli) plus robustes et plus nerveux que les nôtres. Les hommes y ont un flegme qui fixe le feu follet des Français ; ils ne voient les choses que dans un sens, et ce sens ordinairement est le bon… »

Très-bien ! — Mais quand d’Argenson a trouvé un mot juste, il le fait payer cher. Lui qu’on a appelé d’Argenson la bête, il continue le portrait en refusant au comte de Saxe l’esprit :

« Il a peu d’esprit, dit-il, il n’aime que la guerre, le mécanisme12, et les beautés faciles. Otez-le de ces trois articles, vous n’y trouverez qu’un soldat allemand, désœuvré et sans propos. Un petit-maître français quitta le service en 1746, disant pour raison qu’il ne voulait plus d’un métier où celui qui y excellait était celui de la Cour qui avait le moins d’esprit. »

Le livre du comte Vitzthum a de quoi couvrir de honte le petit-maître en question, si on le connaissait, et de quoi réfuter amplement d’Argenson qui n’a l’air de le désapprouver qu’à demi et qui, ayant eu affaire au comte de Saxe, précisément dans une négociation où tous deux prenaient la plus grande part, a donné en un pareil jugement la mesure et les bornes de sa perspicacité13.

N’en déplaise à d’Argenson, Maurice avait ce que l’ami Fabrice dans Gil Blas appelle l’outil universel, le grand outil de l’esprit : il avait la connaissance des hommes, l’art de les mener, de les manier, le tact. Général, il savait le moral de ceux à qui il commandait et comment on les électrise. Il savait qu’il n’est pas vrai que tous les hommes soient braves, ni que les braves eux-mêmes le soient toujours, que la valeur des troupes est journalière ; que les mêmes qui sont victorieux en attaquant seront battus si on les retient sur la défensive : il est perpétuellement en garde contre ces défaillances de la nature et ce qu’il appelle l’imbécillité du cœur. Lui, qui sera si heureux, il aime peu à s’en remettre aux faveurs de la fortune « qui quelquefois est bien inconstante. » Vainqueur à Fontenoy, au moment le plus désespéré, non par son flegme seulement, mais par un de « ces traits de lumière qui caractérisent les grands capitaines », il dira à Louis XV dont il vient d’illustrer les armes, et à travers toutes les effusions du dévouement : « Vous voyez, Sire, à quoi tiennent les batailles ! » On n’est pas philosophe à ce point, dans un art où l’on excelle, sans avoir de l’esprit de reste pour de tout autres parties, lorsqu’on voudra s’en mêler.

Ce qui est vrai, c’est que Maurice ne se donnait pas la peine d’avoir de l’esprit dans le sens des courtisans français : il se sentait mal à l’aise, tant qu’il ne fut pas dans les hauts emplois où il pût déployer son génie naturel et oser librement : cela perce dans toute sa correspondance avec son père et avec son frère, avant qu’il se fût donné tout entier à connaître à son pays d’adoption. Dans une lettre du 10 mai 1732, adressée au roi son père, à propos des fortifications qu’on s’obstinait à faire dans le système ancien, malgré la quantité et la force du canon introduit depuis quelques années dans les sièges, il se déclare en disant :

« Cependant on fortifie toujours et avec des dépenses énormes, tant les préjugés et les usages sont forts chez les hommes ! J’ai raisonné avec M. d’Asfeld qui fortifie Metz. C’est un brave homme, mais un franc ignorant, attaché à la vieille routine, qu’il sait au bout du doigt, et dont il ne sortirait pas pour tous les biens du monde. Il semble que le génie des hommes se rétrécisse à force de travailler. Effectivement il en coûte moins aux gens bornés de bien exécuter un système établi que d’en inventer ou d’en rechercher un autre. Aussi n’est-ce pas l’affaire de tous les hommes ; mais c’est un malheur pour les gens à talent et à génie de ne pouvoir persuader la vérité aux ministres, aux généraux, aux princes même ; car partout on suit la routine, et c’est un défaut pour un homme de passer pour un inventeur, qu’il faut qu’un particulier cache avec soin s’il est sage, parce que l’on s’aliène les esprits ; et il n’est permis qu’à un souverain d’être créateur d’un nouveau système. »

Et c’est bien là une des raisons pour lesquelles il aurait tant aimé à être un souverain.

Parlant du chevalier de Folard, qu’il voudrait bien emmener avec lui en Saxe pour le faire causer sur ses systèmes de fortification et de tactique que le brave et digne officier mêlait dans les dernières années de sa vie avec sa dévotion janséniste convulsionnaire :

« Enfin, disait-il, je compte qu’il amusera Votre Majesté sur toute sorte de métiers. Je tâcherai aussi d’engager un homme raisonnable à faire un tour en Saxe ; mais les Français sont paresseux de sortir de Paris : j’entends ceux qui valent quelque chose, et ils sont au désespoir quand il s’agit d’aller seulement sur la frontière. »

Il nous connaissait bien : et c’est ainsi qu’il est bon quelquefois de ne pas être de la nation qu’on sert et où l’on sera appelé à commander : on sait les défauts, on les corrige ; on combine les qualités et les mérites de deux races.

J’aime à croire que le comte de Saxe, au fond, rendait toute justice aux qualités françaises : l’élan, le brillant, le ressort, l’intrépidité insouciante dont la nation est capable ; il en sut, en effet, très bien user et jouer dans les combats, et nul ne mena de front plus agréablement l’Opéra et la victoire : il a été en ce sens, un des plus Français de nos généraux14 ; mais dans ses lettres, dans celles surtout qu’il écrivait à ses compatriotes, il se plaît de préférence à marquer nos faibles et nos défauts. Ainsi, écrivant à sa sœur naturelle, la princesse de Holstein, qu’il fit dans un temps venir en France et qu’il pilota au début, il disait, non sans finesse, mais en exagérant un peu, je l’espère :

« Comme il est d’usage en France que les femmes marchent comme les capucins, deux à deux, je ferai venir de Paris sur votre route une femme qui s’appelle Mme de Narbonne, qui est de fort bonne compagnie, et qui, ayant vécu toujours dans le grand monde français, en connaît parfaitement les usages ; elle a le bon ton, a été très riche, a de l’esprit, avec tout cela fort peu de cervelle ; mais c’est la chose du monde la plus rare dans ce pays-ci, et dont on fait le moins de cas. »

Voilà pour le compte des femmes. Et quant aux hommes, ils ont aussi le leur :

« Le comte de Noailles sort de chez moi, qui est enchanté de vous, ma chère sœur, de votre politesse et de vos bonnes manières. Je n’en suis point étonné ; mais les Français le sont toujours, quelque esprit qu’ils aient, quand ils voient des étrangers qui ont le sens commun : c’est un petit défaut qu’il faut leur passer ; réellement il est enchanté de vous… »

Ce n’était donc pas seulement un serviteur utile que la France s’était procuré en se l’attachant, c’était un témoin qu’elle s’était donné, un juge non malveillant, mais non pas séduit, et qui usait de son droit d’examen sans en demander la permission.

Ne cherchons pas une grande délicatesse d’expression sous sa plume ; il ne hait nullement la trivialité, et il l’a parfois très pittoresque ; d’autres fois, il ne craint pas d’accuser tout net une sorte de grossièreté. Ainsi, dans une lettre au comte de Bruhl, ministre d’Auguste III, décrivant la Cour de France au moment où Louis XV, las et repu du mariage, va tourner aux maîtresses, et où il y a concurrence pour l’accaparer (24 décembre 1737) :

« J’ai été à Fontainebleau, dit-il, où j’ai été reçu à merveille. On m’y a fait courir le cerf tout en arrivant… J’ai trouvé une merveilleuse émulation parmi les femmes de la Cour ; il y a des nuées de tracasseries ; jamais la Cour n’a été si brillante et si nombreuse. Les jeunes et les vieilles y accourent de partout, dans des vues différentes pourtant ; et comme les hommes suivent ce bétail-là, il s’y fait un mouvement qui réjouit le spectateur bénévole. »

Il aurait bien dû écrire ce bout de lettre en allemand. « Ce bétail-là ! » le grand Maurice, certes, dès qu’il parle de nous en arrière, n’est pas poli. Nos vieux Gaulois parlent bien lestement du sexe : lui, il est plus que Gaulois. Mais n’avons-nous pas entendu tout à l’heure M. d’Argenson nous dire, et à son propos, qu’on tire d’Allemagne « des hommes et des chevaux plus robustes ?… » A deux de jeu ! — Seulement tâchons de ne les imiter, ni l’un ni l’autre, dans leurs incongruités de langage.

Maurice sait parfaitement, d’ailleurs, comment il faut être pour réussir en Cour de France, et il ne manque pas d’en avertir le roi son frère (29 décembre 1757) :

« Le Cardinal (de Fleury) a extrêmement caressé M. Fritsch à son départ… Le Cardinal a envie de parler, et il s’accroche partout. Il faut lui en fournir les occasions. Il me semble que Votre Majesté ferait un bon choix si elle employait Fritsch dans ce pays-ci. Il est franc et naturel ; il a de l’esprit ; il a du bien, et ne donnera pas de l’ombrage comme un homme qui serait plus connu. D’ailleurs on ne fait pas grande attention ici à la naissance ; et pourvu qu’on soit bonne compagnie 15, on a la préférence. Si Votre Majesté choisit un homme dont le caractère soit serré, le maintien discret, ou qui soit complimenteur, il ne fera absolument rien. L’on veut de la franchise, de la gaîté, un air naturel et ouvert ; sans cela, personne ne vous parle, et tout le monde est sur ses gardes. »

Et encore, dans une lettre au comte de Bruhl (16 septembre 1741) :

« Je dois avertir Votre Excellence que M. de Loss n’est pas l’homme propre à traiter avec le Cardinal et les Français ; il a de cette finesse allemande que l’on voit du premier coup d’œil et qui n’inspire que de la méfiance, ce qui nuit plus que chose du monde aux affaires. Poniatowski et Fritsch étaient les vraies gens pour M. le Cardinal, et il avait confiance en eux. »

La Saxe avait donc en lui, chez nous, un très bon observateur, un attaché du premier ordre, qui de tout temps l’aima, la servit, et qui certainement l’aurait servie encore davantage, à plein collier et de son épée, si elle l’avait voulu et si elle avait osé prendre un grand parti à l’heure décisive où, Charles VI mort, s’ouvrit la succession de l’Empire. Il l’écrit au comte de Bruhl dès le premier jour (12 novembre 1740) :

« Si le grand événement qui vient d’arriver nous conduit à la guerre et que le roi (de Pologne) me juge capable de le servir, je supplie Votre Excellence de l’assurer de mon zèle et de ma fidélité ; mais, si la chose se passe paisiblement, le roi n’a pas besoin de moi, et je pourrai lui être utile ici. »

Sans prétendre, dit-il, se mêler de politique et même en ayant l’air de s’en défendre, Maurice, à partir de ce moment, ne fait autre chose que d’en traiter dans toutes ses lettres, et avec supériorité. Il dénonce le complet changement de système et de balance qui va se faire en Europe : « Ceux qui seront les plus habiles en profiteront. » Il supplie le roi son frère de ne rien précipiter en matière d’alliances, de ne pas se lier les mains : il est mis, par le maréchal de Belle-Isle, dans le secret des expéditions qui vont se tenter au cœur de l’Allemagne ; il doit servir dans cette armée même, mais sous condition, car s’il arrivait que le roi son frère prit des engagements contre la France, il ne serait « ni décent ni honnête » qu’il fût à la guerre de ce côté. Mais il supplie Auguste de bien peser ses intérêts, d’y réfléchir à deux fois. Dans cette nouvelle carte de l’Allemagne qu’on prétend tailler, l’intérêt évident de la France est d’avoir pour elle la Saxe, et une Saxe agrandie, pour faire contrepoids, à l’est et au nord de l’Allemagne. Maurice assiste à une entrevue de l’envoyé de Saxe avec le cardinal de Fleury. Il raconte cette conversation de point en point, dans toutes ses circonstances et ses nuances ; les sous-entendus y sont ; et il finit par un conseil héroïque au roi son frère, conseil qu’il eût fallu être Maurice lui-même pour suivre et pour exécuter :

« Il ne m’appartient pas de donner des conseils à Votre Majesté, et surtout des conseils hardis ; mais, si j’étais à la place de Votre Majesté, je ferais marcher, cette lettre reçue, mes troupes vers les frontières de Bohême ; j’enverrais au roi de Prusse pour savoir s’il veut tenir bon, au cas que je me déclarasse pour lui et que je fisse entrer mes troupes en Bohème. La réponse venue, sans autre traité, je les ferais entrer en Bohême, primo occupando. Je crois difficilement que les Français songeassent à l’en déloger, et il faudrait bien que l’Électeur de Bavière s’en consolât. »

« Pardonnez, Sire, ce dernier article : il est d’une imagination… ; mais la fortune, quelquefois, aide les hardis. Je suis, avec la soumission la plus profonde, Sire, etc. »

Il y revient, la guerre entamée, dans une des lettres suivantes (6 septembre 1741) :

« J’ai eu l’honneur d’écrire à Votre Majesté que la France voulait terminer rapidement cette affaire, et je crois qu’elle lui rendra un service agréable de s’emparer de la Bohême, quoique cette puissance ne puisse en convenir, vu les engagements qu’elle a avec l’Électeur de Bavière. Qu’est-ce que Votre Majesté risque ? C’est de rendre une partie de cette Bohème dont on lui a offert un morceau, qui assurément sera plus grand si elle prend le tout ; ce qu’elle peut, sans rien donner au hasard. Elle peut même dire qu’elle restituera ce royaume à la maison d’Autriche, si la Pragmatique a lieu, et qu’elle ne désire autre chose. Mais il n’y a pas un moment à perdre. »

Prendre et garder, ou ne rendre que le moins possible : Maurice, on le voit, était de la race des gros mangeurs, et dans la politique de ce temps-là où la force était tout, et où le droit, de chaque côté, ne venait qu’en auxiliaire à la suite, ce n’était pas le plus sot rôle. Et ce n’était pas seulement en Saxe qu’il conseillait l’usage de ce procédé : on sait la lettre qu’il écrivit le 15 mai 1748 au comte de Maurepas avant la paix d’Aix-la-Chapelle, pour tâcher de garder à la France les provinces conquises et de ne rien lâcher du bon morceau qu’il tenait ; une lettre où sous prétexte de ne parler qu’en militaire, il faisait, comme on dit, le bec aux hommes d’État et leur souillait la leçon16.

Au début de cette guerre de la succession d’Autriche, en même temps qu’il donnait semblable conseil au roi son frère, Maurice, se retournant vers le maréchal de Belle-Isle qui inclinait du côté de la Bavière, le pressait vivement dans le sens opposé : agrandir la Saxe, lui donner mieux que des écorces dans le partage, et se l’attacher par des bienfaits.

« Je pense, lui écrivait-il (15 septembre 1741), qu’il y va de l’intérêt de la France. Vous ne voulez pas enter la maison de Bavière sur la maison d’Autriche avec toutes ses prétentions, car vous ne feriez que détruire un géant pour donner naissance à un autre. Vous ne sauriez prévoir le besoin que vous pourriez avoir quelque jour de la maison de Saxe, contre ceux qui voudraient s’agrandir en Allemagne. Ainsi, en établissant l’égalité, vous satisfaites à la justice et à la gloire du roi… »

Rien ou à peu près rien de ce qu’avait conseillé Maurice ne se fit. Il eut beau écrire jusqu’au dernier moment au comte de Bruhl : « Prenez de mes idées ce qu’il vous plaira…, mais livrez-vous entièrement à la France, car les choses à demi faites ne valent rien » ; le roi de Pologne n’entra qu’à demi et d’un pied boiteux dans l’alliance française ; ses troupes assemblées se concertèrent plus volontiers avec Frédéric qu’avec nos généraux. Le roi de Prusse eut l’habileté de les isoler par une pointe en Moravie. Maurice s’y opposait de toutes ses forces : il assista même alors à un conseil de guerre où Frédéric et lui joutèrent de raisons et d’adresse ; ils eurent là-dessus bien des prises ensemble. L’éternel refrain de Maurice, dans ses lettres au ministre du roi son frère, était : « Méfiez-vous, ne vous mettez pas à la merci d’un voisin puissant et peu scrupuleux. » Et il disait encore, et sur tous les tons :

« Abandonnerez-vous les Français ? Vous mettrez-vous dans un péril évident, à plus de cinquante lieues de vos frontières, sur une supposition du roi de Prusse ?… Les quarante mille hommes qu’il propose pour marcher au secours de la Saxe, en cas de danger, me paraissent fort suspects… J’aimerais autant y voir quarante mille loups. »

Et sur ce remède pire que le mal, et dont la seule idée fait bondir le cœur resté saxon de Maurice :

« Grand Dieu ! Quel remède ! Cela me fait souvenir d’une fable que j’ai lue autrefois :

Fable.

« Certains loups ayant proposé un traité d’alliance à certains bergers contre les loups de la contrée, on mit papier sur table (car du temps où les bêtes parlaient, elles écrivaient aussi) : le premier point fut que les bergers leur livreraient tous leurs chiens pour donner la chasse à ces loups ennemis, et qu’eux garderaient les troupeaux.

« Je ne me souviens plus de ce qui fut conclu entre les bergers et les loups, et je laisse à Votre Excellence le soin de faire le commentaire de cette fable. »

Le commentaire se tira de lui-même. Tous les conseils énergiques de Maurice furent en pure perte : l’ascendant de Frédéric l’emporta. A la nouvelle que le roi Auguste avait mis son armée à la disposition du roi de Prusse, et que la jonction était faite, Maurice écrivit au comte de Bruhl cette dépêche laconique, datée d’Iglau (19 février 1742) :

« Monsieur,

« Vous n’avez plus d’armée. »

Pas un mot de plus. Ce qui ne voulait pas dire, comme l’a cru un historien de Maurice17, que les troupes saxonnes eussent été battues à plate couture ; mais par ce billet significatif, adressé à bon entendeur, Maurice savait bien ce que parler veut dire. Le roi Auguste n’était plus qu’un auxiliaire, et ses mouvements ne lui appartenaient plus.

Le comte Vitzthum insiste et s’étend sur toutes ces circonstances d’alors en homme d’Etat et en patriote saxon qui cherche dans le passé des lumières pour le présent, des enseignements ou du moins des rapports, des présages, des prophéties.

Nous n’y cherchons que de l’histoire, et nous reconnaissons de grand cœur avec lui qu’il y avait, en effet, l’étoffe d’un politique sous l’homme de guerre en Maurice.

Mais il nous reste à parler de sa grande négociation matrimoniale entre les Cours de Saxe et de France, et celle-là a réussi.