(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Edgar Poe »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Edgar Poe »

Edgar Poe37

I38

La Bibliothèque des chemins de fer a eu l’heureuse idée de publier en un volume deux Nouvelles d’un homme récemment célèbre dans son pays, et dont la renommée commence de frapper l’opinion publique dans le nôtre. Cet homme est Edgar-Allan Poe, le poète et le romancier américain dont nous avons déjà écrit le nom à propos du surnaturalisme envahisseur qui déborde la philosophie du xixe  siècle, et qui cherche sa voie dans la littérature comme plus tard il la cherchera dans la science. Sous ce point de vue, de tous les écrivains qu’a produits le sol anti-littéraire de l’Amérique, Poe est un de ceux qui méritent le plus d’être étudiés. Sa réputation, qui ne se fera pas pour des raisons en dehors de son talent, comme celle, par exemple, de madame Beecher-Stowe, cette mère Wilberforce américaine ; sa réputation filtrera peu à peu sa goutte de lumière, mais un souffle de quinze jours ne l’éteindra pas. Les deux Nouvelles que publie la Bibliothèque des chemins de fer laissent le regret que les œuvres complètes d’Edgar Poe n’aient pas rencontré un traducteur qui nous mît à même de juger l’auteur américain dans toute la variété de ses inspirations et chaque scintillement de son génie. On avait d’abord parlé d’une traduction de Baudelaire. Mais comme cette traduction n’a pas été publiée et ne le sera pas probablement d’ici longtemps encore39, nous avons cru qu’il était bon de signaler au public, d’après ce que nous avons de traduit à cette heure, l’individualité d’Edgar Poe, de ce cerveau étrange, puissant et malade ; car c’est surtout pour les hommes comme Poe que les observateurs déconcertés ne savent plus où placer dans la tête humaine la ligne mystérieuse et subtile qui sépare si souvent l’intensité de la pensée de la maladie, et l’aberration du talent.

Et, en effet, Edgar Poe appartient à la famille de ces esprits chez qui les sensations, les manières de voir et presque la manière de souffrir, tout, enfin, est marqué au coin de cette originalité effrayante qui ne vient ni de la hauteur, ni de la profondeur, ni de l’expression inattendue du génie, mais qui semble venir plutôt d’une différence spécifique dans la nature même de la pensée. Chamfort, ce rare esprit et cet esprit rare, qui n’a dit que des mots, semblables à des dentelures de glace, à des cristallisations qui brillent et qui blessent, Chamfort écrit dans ses Pensées que « les femmes ont dans la tête un tiroir de moins que les hommes, mais dans le cœur une fibre de plus ». En serait-il de même des hommes comme Poe ? Qui pourrait le dire ? Qui a jamais fait de ces anatomies morales pour lesquelles l’aide d’un scalpel n’existe pas ? Mais ce qu’il y a de certain, c’est que ces hommes ont au cœur ou au cerveau, peu importe ! des choses inaccoutumées qui les distinguent de l’ordinaire nature humaine et les parquent en dehors de son grand courant d’intuitions simples et primitives. Visionnaires, si on en croit les gens positifs, ces sortes d’esprits dont Shakespeare, qui n’a rien oublié sur sa route, nous a donné l’idéal dans Hamlet, et qui voient et regardent bien moins dans les choses que « dans l’œil de leur propre pensée ( in the eye of my mind ) », dit Hamlet, ressemblent à des peintres pour lesquels l’ordre du prisme serait renversé. Peut-être leur talent individuel, anormal, et à cause de cela d’autant plus mordant sur les imaginations communes, plonge-t-il sa racine dans quelque sombre et fixe manie, comme une fleur qui gagnerait des couleurs et des taches inconnues, si on en trempait le pied dans quelque poison ? Êtres inouïs dont on aime jusqu’aux ténèbres, et dont la pensée, obscure toujours, s’étoile par moments comme le noir de la nuit ! ils ont la valeur de ces beaux éclairs d’horizon qui nous font pressentir deux mondes. En Allemagne, Hoffmann40 était une de ces intelligences ; Jean-Paul aussi, à un degré moindre ; Novalis et d’autres, plus nombreux qu’ailleurs dans ce pays de l’Abstraction et du Rêve. Edgar Poe, qui s’apparente par plusieurs côtés avec eux, peut être appelé l’Hoffmann de l’Amérique ; mais c’est un Hoffmann modifié par tout ce qui modifie invinciblement les esprits les plus substantiellement personnels, — je veux dire : la race dont on sort et la société dont on fait partie.

Or, il faut bien le reconnaître, rien n’était plus hostile au génie natif d’Edgar Poe que sa société et sa race, et les modifications que devaient naturellement lui imprimer ces deux tortionnaires de son génie devaient être si profondes qu’on s’étonne qu’elles n’aient pas été de véritables destructions, — la mort même de ses facultés ! Né avec les yeux retournés et dilatés du Voyant, Poe tenait par les ancêtres, l’éducation, les habitudes, toute cette seconde nature, à une société qui a le rayon visuel presque rectangulaire et qui ne l’applique qu’aux choses pratiques, géométriques et tangibles. Imagination emportée vers le merveilleux, le surnaturel, le fantastique, il rencontra d’abord et toujours autour de lui, comme un cercle de Popilius infranchissable, tout un monde qui ne lui fit pas rebrousser chemin, — car il était vigoureux — mais qui devait contrarier, comme nous le verrons, son action spontanée, et même y mêler beaucoup de la sienne. On le sait, l’Amérique n’est pas douce aux rêveurs. Elle agit trop pour les comprendre. C’est une fourmilière de travail enragé et d’activité matérielle. Elle est sortie de l’Angleterre, le pays de l’utilité, des mains et des pieds de l’Angleterre, comme les guerriers et les parias de l’Inde sont sortis des mains et des pieds de Brahma. Mise debout sur l’industrie (qui oserait écrire le mot : assise, quand il s’agit de la nation américaine ?), appuyée sur le principe protestant de l’individualité qui fait donner au moi ces coups de collier prodigieux qui trompent les penseurs médiocres sur les futures destinées des nations protestantes, — car toute société qui n’a que l’orgueil pour fondement doit s’écrouler vite, — la patrie de Franklin, du bonhomme Richard, ne devait-elle pas nuire à l’expansion de la pensée plus ou moins mystique d’Edgar Poe, et, par instants, la matérialiser sous cette vaste main de Midas qui convertit en or ce qu’elle touche ?… Conséquence inévitable, qu’il était facile de prévoir ! Les deux Nouvelles que nous avons sous les yeux l’attestent. On y trouve l’action fatale et funeste de la société américaine sur un génie qui devait naître ailleurs pour s’épanouir dans toute sa gloire et qui valait mieux que le sol de limaille de fer et de poussière où Dieu l’avait jeté.

Arrêtons-nous un moment sur ces deux Nouvelles. La première, la plus saillante, la plus intéressante des deux, le Scarabée d’or, a ces touches extraordinaires qui annoncent et, promettent ce phénomène intellectuel qu’on appelle le génie fantastique, plus rare que tout autre genre de génie. Nous verrons, en nous arrêtant à cette œuvre singulière, jusqu’où va le talent inné d’Edgar Poe et où il se brise, se fausse et cesse d’être, sous les influences du milieu social le plus positif et le plus raisonnable dans le sens que Locke et Bentham donneraient à ce mot. L’auteur raconte qu’à une certaine époque de sa vie, il avait pour ami un homme qui vivait, dans un coin solitaire de l’Amérique, des débris sauvés d’une fortune qui avait été splendide autrefois. Le solitaire, qu’il appelle William Legrand, d’origine française, ensevelissait sous les forêts de myrte de Sullivan Island, une vie calmée plutôt que calme, et une destinée désormais sans espérance. Il avait pour toute société un nègre nommé Jupiter, et rien, si ce n’est peut-être la révolte de ses souvenirs, ne troublait les jours de sa vie, semblables et tranquilles. Il les passait à lire ou à ramasser sur le rivage des coquillages et principalement des insectes, car il aimait l’histoire naturelle comme tous ceux qui en ont fini avec les hommes, et il s’était formé une collection entomologique « qu’un Swammerdam aurait enviée ». An mois d’octobre 18.., un soir, notre auteur alla visiter son ami, et il le trouva dans son ermitage, livré à un véritable enthousiasme de naturaliste, parce qu’il avait découvert un bivalve inconnu formant un nouveau genre, mais surtout un scarabée qu’il croyait être aussi entièrement nouveau. « Il y a si longtemps qu’on ne vous a vu, — dit-il à Poe ; — et comment pouvais-je deviner que vous vous mettriez en route par un froid pareil, pour venir me rendre visite ? Le fait est que j’ai rencontré, en revenant ici, le lieutenant G…, et que j’ai fait la sottise de lui prêter l’insecte, qu’il a porté au fort ; impossible donc de le voir avant demain matin. Mais restez ce soir avec nous, et j’enverrai Jupiter le chercher au lever du soleil. C’est la chose la plus merveilleuse que vous ayez jamais vue. » Tout accoutumé qu’il fût aux excentricités de son ami Legrand, Poe fut frappé de l’exaltation de sa parole quand il parla de ce scarabée, que Jupiter, aussi exalté que son maître, disait, dans son langage de nègre : « être d’or, d’or massif, dedans et tout, excepté les ailes », et qui pesait autant que s’il avait été de métal. Pour donner à Poe une idée du merveilleux insecte et de sa forme, Legrand essaya de le dessiner sur un bout de papier, mais quel ne fut pas l’étonnement des deux amis en apercevant que le scarabée dessiné donnait l’image exacte… d’une tête de mort ! À cette vue, Legrand, ému, arracha le papier des mains de son ami, l’enferma sous clef et tomba dans une rêverie inexplicable, que Poe, effrayé, n’osa pas troubler en l’interrogeant.

C’est à partir de cette soirée, qu’un mois passé, Poe, qui n’est pas retourné chez Legrand, voit arriver Jupiter, chargé d’une lettre qui n’est ni dans le style ordinaire, ni dans les habitudes épistolaires de son ami. Cette lettre, pleine d’anxiété et de mystère, qui roule peut-être dans les nuées de ses obscurités et de ses réticences l’électricité d’une folie qui va tout à l’heure éclater, inquiète d’autant plus Edgar Poe que les propos de Jupiter ont excité ses craintes davantage. Selon le nègre, Legrand dépérissait chaque jour. Il pâlissait, son regard s’altérait ; il semblait mourir d’un mal inconnu. — Le scarabée d’or l’aura mordu à la tête et lui aura filtré dans la cervelle le poison dont il meurt, — disait Jupiter. Retourné chez Legrand, Poe constate avec un horrible soupçon l’existence du mal qui dévore son ami, de ce mal sans nom et sans fièvre, et il apprend de sa bouche qu’il a compté sur l’aide de son dévouement à lui, pour une expédition secrète…

Les détails de cette expédition, aussi étranges que le reste de l’ouvrage, redoublent l’intérêt de curiosité qui s’attache à un tel récit. Ce n’est, certes ! pas sur une analyse à course de plume comme la nôtre, qu’on peut juger de l’effet produit par Edgar Poe sur l’esprit fasciné et presque asservi de son lecteur. Si on cherchait cet effet dans les mots, la couleur, le style, enfin tout ce qui constitue, sous la plume d’un grand artiste, la réalité visible du talent, on ne le trouverait pas davantage. La manière d’agir sur l’esprit du lecteur ne tient pas, chez Edgar Poe, à la partie extérieure des choses, à la mise en scène de son drame ou à la poignante expression qui double la force de la pensée. Son procédé est bien plutôt quelque chose de caché, d’intérieur, qui circule dans le tout comme une vie… qui est partout et qui n’est nulle part. Pour ressentir ce que nous ne pouvons qu’indiquer, il faut donc ouvrir le livre de l’auteur, il faut se mettre en rapport direct et intime avec sa propre pensée ; il faut ici, par exemple, le suivre lui-même dans cette expédition faite sur la foi d’un homme peut-être en démence, qui porte, comme un talisman, ce scarabée d’or, de la morsure duquel il semble mourir ! Après avoir traversé le canal qui sépare l’île de la terre ferme et marché longtemps, nos voyageurs arrivent à un « plateau situé vers le sommet d’une montagne presque inaccessible, couverte, de la base à la cime, de bois entremêlés d’immenses quartiers de roche. Ces blocs, épars çà et là, n’étaient souvent soutenus que par les arbres placés immédiatement au-dessous, et sans lesquels ils auraient roulé dans les vallées ». Au milieu de ces arbres pressés, il y en avait un plus beau que les autres « par le développement de ses rameaux et par la majesté générale de ses proportions » ; c’était un tulipier, le roi des forêts américaines. Legrand mesure des yeux cet arbre, il semble le reconnaître, et il ordonne à son esclave Jupiter d’y monter, en tenant à la main le scarabée, objet de l’effroi et des superstitions du pauvre nègre. Il faut toute l’autorité de l’Américain sur le noir pour l’y contraindre. Jupiter finit par obéir, il monte… et se perd bientôt dans la cime. — Monte jusqu’à la septième branche, — dit Legrand. — Il s’agit d’avancer sur cette branche aussi loin que tu le pourras. Si tu vois quelque chose d’extraordinaire, tu me le diras. Mais cette septième branche est morte et ne pourra porter Jupiter. Les sensations excitées du malheureux Legrand sont indescriptibles. Cependant la branche est solide. — Que vois-tu ? — dit Legrand à son noir. — Une tête de mort, — répond le nègre de plus en plus épouvanté ; — une tête de mort clouée sur la branche. — Eh bien, — dit Legrand, — tu connais ta gauche et ta droite ? « Fais passer le scarabée par la cavité de l’œil gauche et laisse-le descendre de toute la longueur de la ficelle, mais sans le lâcher… » Et le nègre, conformément aux ordres de son maître, dit Edgar Poe, laissa descendre le scarabée, « qui étincelait, comme un point d’or bruni, aux derniers rayons du soleil couchant, dont quelques-uns éclairaient encore faiblement la hauteur sur laquelle nous étions ».

Nous le répétons : il faut lire dans l’œuvre d’Edgar Poe — et ne lire que là — ces détails inouïs, pour en bien comprendre le sortilège et savoir à quel point l’imagination, cette folle sublime, peut fouler aux pieds la raison. Et, en effet, la raison a beau se débattre en ricanant, ce mystérieux scarabée, inconnu à toutes les classifications scientifiques, qui, gros comme une noix d’hickory, brille et pèse comme un lingot d’or pur ; cet insecte, peut-être diabolique, qui porte sur le dos et les ailes l’image d’une tête de mort, l’emblème de cette mort qu’il semble donner avec une piqûre ; l’analogie inexplicable de la figure tracée sur ses ailes avec cette autre tête de mort, clouée à la branche sèche du tulipier ; l’état de charme consumant dans lequel Legrand est tombé depuis qu’il a touché le scarabée, cet état qui n’est que le pressentiment, l’annonce intérieure, la soif qui révèle la source d’un trésor caché qu’il finit par découvrir aux pieds même de ce tulipier : tout cela saisit l’esprit, l’attire, le fixe, le harcèle, oh ne sait pourquoi ! on ne saura jamais pourquoi ! Mais tout cela découd instantanément les raisonnements qu’on pourrait faire contre ces impressions absurdes plus fortes que les syllogismes et les droitures de la logique ; et, qu’on le veuille ou non, si on n’a pas l’âme faite avec le grès d’une cruche, on reste, après avoir lu de telles choses, vibrant dans la volute assoupie de son rêve, comme la toupie qui tourne, endormie, dans la main ouverte de l’enfant ! Ainsi, dans Hoffmann, une corde de harpe qui casse, un reflet vert dans les yeux bleus d’une jeune fille, mille détails, sans raison d’être, comme ceux que nous venons d’analyser, nous troublent, nous pénètrent, et nous captivent encore longtemps après nous avoir pénétré. Edgar Poe, qui n’a pas, il est vrai, le coloris italien d’Hoffmann, a comme lui et comme tous les génies fantastiques, du reste, le sentiment de ces détails qui répondent, sans doute, au côté le moins connu, le moins éclairé de notre être. Nous tromperions-nous ? La scène du tulipier, dans le Scarabée d’or, nous a rappelé une des plus belles pages que Lord Byron, le poète, ait écrites en prose, et dont la Critique, qui a tant de fois examiné ses œuvres, n’a jamais parlé comme elle l’aurait dû. Qui ne se souvient du magnifique « fragment » sur cet ami de Londres que Byron appelle « Auguste Darvell », et de sa mort, sans raison apparente de mourir, à vingt pas des ruines d’Éphèse, un soir, au coucher du soleil ? Eh bien, dans certaines anxiétés, dans certains désespoirs de Legrand quand il constate, Jupiter descendu de l’arbre, qu’il s’est trompé, qu’il a pris l’œil droit de la tête de mort pour l’œil gauche et que l’expérience d’où dépend son sort est à recommencer, dans certaines parties du dialogue, enfin, nous avons retrouvé l’accent d’angoisse mystérieuse qu’avait Darvell avant de mourir. Ce rayon du soleil couchant atteignant, comme un point d’or bruni, le scarabée suspendu au tulipier de la montagne américaine, a rallumé dans notre souvenir cet autre rayon de soleil couchant qui teignait le plumage rose de la cigogne perchée sur les ruines d’Éphèse, avec son serpent dans son bec. L’une et l’autre de ces scènes doivent hanter longtemps la pensée ; mais le grandiose fragment de Lord Byron y doit entrer bien plus avant que la scène d’Edgar Poe, car c’est un fragment qui reste inexpliqué, inexplicable, par conséquent de la plus grande puissance fantastique, tandis que le mot de la scène du tulipier, dans sa Nouvelle, Edgar Poe, cet Hoffmann mutilé dans le vif de sa pensée par les habitudes américaines, essaie, le croira-t-on ? de rationnellement nous le donner !

Et c’est ici que l’Américain étrangle le poète, et que les besoins de réalité, ancrés si profondément dans l’esprit des hommes de sa race, détruisent l’effet fantastique qu’il avait d’abord obtenu. Le merveilleux expliqué n’est plus du merveilleux. Edgar Poe nous fait repentir de l’intérêt, de l’émotion, de la terreur, qu’il nous a inspirés, dès qu’il nous simplifie son histoire. En cela, il commet la gaucherie d’art qu’avait commise avant lui une femme d’un grand talent fantastique, cette Anne Radcliffe qui avait sous sa pâleur sinistre et idéale quelques gouttes du sang de Shakespeare. Dans le Scarabée d’or, après avoir commencé par les vertiges de l’incompréhensible, Edgar Poe finit par s’asseoir paisiblement dans les explications naturelles. Cet esprit, pétri par le protestantisme, fait, vis-à-vis de lui-même et de son talent, ce que le protestantisme a toujours fait à propos de tout : au lieu de se confier, il se défie, et il en appelle de l’Imagination qui croit à la Raison qui glose et explique. Sans doute, pour rendre probables et acceptables les explications qu’il nous donne, l’auteur du Scarabée d’or montre un talent très particulier ; il déploie une force d’intelligence qui briserait tous les casse-têtes chinois, et on perd l’haleine à le suivre dans ses inductions audacieuses ; mais le fantastique a disparu, et on ne voit plus à la place du rêveur qu’une nature robuste, ingénieuse, acharnée, qui lutte contre la difficulté et qui veut la vaincre. N’est-ce pas là l’Américain tout entier ?… Il n’y a qu’un Américain, en effet, qui ait pu songer à mêler aux fils brouillés de sa fiction les calculs mathématiques et les probabilités de la science expérimentale. Il n’y a qu’un Américain qui ait pu passionner ainsi sa pensée pour cette aride donnée de la découverte d’un trésor en pierres précieuses ou en argent de la valeur d’un million et demi de dollars, et qui en dresse l’inventaire avec cette exactitude de commissaire-priseur ! Car voilà, en fin de compte, tout le dénoûment, très vulgaire et très raisonnable, du Scarabée d’or, de cette Nouvelle qui commence si bien, dans les nuées irisées du fantastique et du mystère, que, même ces nuées dissipées sous le souffle raccourci du bon sens, l’imagination en rêve les couleurs encore ! Dans l’Aéronaute hollandais, très inférieur au Scarabée, Poe oublie tout à fait son génie fantastique pour le génie propre à sa race : la découverte (toujours la découverte !) et la science appliquée à l’industrie ; et, à cause de cela, au point de vue du merveilleux et de la poésie, son voyage dans la lune est bien au-dessous, par exemple, de celui de Cyrano de Bergerac, ce Rodomont de l’hyperbole, qui, à force d’audace, rencontra heureusement parfois. Ivre de civilisation matérielle, l’auteur de l’Aéronaute hollandais perd le meilleur de sa pensée dans cette lourde ivresse. On ne reconnaît plus en lui que le Yankee, l’enfant perdu de cette race puritaine qui a mis sa main musclée sur le Nouveau Monde, — qui la mettra partout où il y a de la matière à asservir, — et dont la plus haute expression littéraire fait pâlir tout ce qu’elle rappelle : ce Robinson Crusoé qui est sorti d’une plume anglaise, mais qui n’en est pas moins le génie américain deviné ! Le caractère général de cette race, qui ne le sait ? est le manque d’entrailles. Elle n’a pas le temps de s’attendrir ! C’est aussi le manque d’entrailles qui nous frappe dans les deux Nouvelles que nous avons sous les yeux. Les combinaisons de l’esprit y sont, et nous avons dit avec quelle force ; mais l’auteur n’y descend jamais de son âpre sphère intellectuelle, et on ne s’y détend pas une seule fois avec un de ces mots qui doublent la vie, qui entrent dans le cœur et qui en sortent. Hoffmann, lui, n’a point cette effroyable sécheresse ; son surnaturel aboutit aux fibres les plus sensibles de l’être humain. Edgar Poe est-il ainsi partout dans ses œuvres ? Nous en voulons douter encore. Nous en voulons douter à cause de sa vie. Cette vie fut orageuse, coupable, et, dit-on, dégradée, mais elle fut malheureuse. Elle eut ce qui donne à la lyre du talent ses plus puissantes cordes, — des cordes qui saignent. Edgar-Allan Poe, mort en 1849, à l’âge de Lord Byron, et à l’hôpital comme Gilbert, a senti sur son cœur le poids de ses désordres, plus douloureux peut-être que celui de ses malheurs, et ce poids affreux de misère et de fautes a dû faire, en quelque endroit de ses écrits, jaillir ces gouttes de sang, vermeil ou pâli, qui donne encore la plus belle couleur aux œuvres de l’homme et qui inspirait à Lord Bacon ce mot fortifiant et sublime : « Pour que les fleurs versent tous leurs parfums, il faut qu’elles soient écrasées. »

II41

Le premier volume des Histoires extraordinaires par l’américain Edgar Poe, le conteur et le poète dont le nom commence d’imposer à l’Amérique un respect qu’elle ne connaît guères quand il s’agit uniquement de la beauté ou de la gloire de la pensée, vient de paraître. Quoiqu’il soit toujours dangereux de dire à l’Imagination : « Écoute-moi, je vais t’étonner ! » ces Histoires extraordinaires, publiées pour la première fois dans le Pays, en feuilletons éparpillés, produisirent — si on se le rappelle — un effet de surprise que l’audace imprudente de leur titre ne put diminuer. Présenté au public français par un traducteur de première force, Charles Baudelaire, Edgar Poe cessa tout à coup d’être, en France, le grand inconnu dont quelques personnes parlaient comme d’un génie mystérieux et inaccessible à force d’originalité. Grâce à cette traduction supérieure, qui a pénétré également la pensée de l’auteur et sa langue, nous avons pu aisément juger de l’effet produit par l’excentrique américain. L’étonnement fut universel. Et ceux qui sont constitués pour aimer Edgar Poe et ceux qui sont au contraire organisés pour, le haïr, — car cet esprit singulier dérange trop pour n’être pas adoré ou maudit par les natures dis semblables, — tout le monde, même la Critique, éprouva cet étonnement qui n’est pas, il est vrai, une sensation d’un ordre littéraire bien élevé, mais qui est peut-être le seul succès à espérer dans les vieilles sociétés à bout de fécondité intellectuelle et blasées de littérature.

Est-ce cet état de société qui fait seulement la valeur d’Edgar Poe ?… Malgré ses prétentions à la jeunesse, l’Amérique, cette fille de l’Europe, est née vieille comme tous les enfants de vieillards, et elle a les épuisements spirituels de sa mère. Littérairement, c’est une impuissante. Quelques grands noms, contestables d’ailleurs, ne constituent pas cet ensemble d’inventions, de traditions et de parentés intellectuelles qu’on appelle une littérature, et encore, parmi ces grands noms (si on excepte Fenimore Cooper, qui a cueilli la virginité de la Nature américaine), tous les écrivains de ce pays vivent sur le fond commun des littératures de l’Europe. Quand les choses en sont là partout, quand la masse des lumières et des connaissances peut être regardée comme égale dans toutes les sociétés chrétiennes, les Claudiens de nos décadences — en Amérique ou autre part — doivent être plus étranges et plus compliqués que ceux des sociétés qui n’avaient pas usé sous elles autant d’idées que nous, quand elles croulèrent. Eh bien, voilà justement ce qu’on peut se demander ici ! Edgar Poe serait-il un Claudien, un énorme Claudien du xixe  siècle, un de ces produits exubérants et corrompus d’une civilisation développée à outrance et qui en est arrivée à chercher la complexité comme la cherche la Barbarie, ou serait-il véritablement un grand poète, à originalité vraie, à personnalité indépendante, qui a révélé la beauté, une et multiple, sous des faces nouvelles que le monde ne connaissait pas ?

Telle est la question, la double question que font naître ces œuvres de Poe, dispersées d’abord par le traducteur, et qu’il va nous montrer dans leur ensemble. Lui-même l’a pressentie, cette question et il l’a touchée dans une notice sur l’étonnant Américain, beau morceau de biographie, fièrement abordé, mais qui pouvait, ce nous semble, être plus creusé et plus profond encore. Le croira-t-on ? avec l’enthousiasme connu de Charles Baudelaire pour son auteur et le dévouement qu’il montre à sa gloire, la personnalité humaine d’Edgar Poe n’est pas plus complète dans cette notice que sa personnalité littéraire dans ce premier volume d’œuvres choisies. On dirait que Baudelaire — esprit très hardi cependant — s’est épouvanté pour celui qu’il aime et a voulu concilier le gros du public à Edgar Poe, en dévoilant peu à peu ce génie insolite et déconcertant. Il a essayé de faire une douce aurore à son soleil, dont les feux auraient blessé la vulgarité délicate s’ils étaient tombés d’aplomb sur ses paupières. Précaution assez méprisante, mais funeste à Poe dans les premiers instants de sa renommée ! Pour notre compte, nous regrettons que Baudelaire ait interverti l’ordre normal de sa publication, et n’ait pas commencé par les œuvres fortes. On ne tâtonne pas avec la tête de Méduse. On la montre hardiment, de face, dans la magnifique horreur de toute sa beauté !

III

Il y a, en effet, quelque chose de méduséen dans Edgar Poe, — génie et destinée ! Sa vie et son talent effraient. Tout est, en ce grand déclassé, sinistre, noir, terrible, d’un désordre profond et tragiquement volontaire. Edgar Poe fut un malheureux, de proportion épouvantable. Aristocratique comme Lord Byron, il était né attelé au joug d’une démocratie. L’Amérique, qui couvre de dollars les derniers saltimbanques, fut pour lui une tour de la Faim et lui fit avaler tous les soirs la clef que Gilbert n’avala qu’une fois, — à l’agonie. Éternelle histoire, mais d’une variante toujours plus belle dans son inépuisable cruauté ! Poe a vécu toute sa vie, qui, du moins, fut fort courte, dans le mépris, dans la misère, et dans un travail acharné, car il travailla comme un nègre de son pays à esclaves ; mais la sueur à laquelle nous devons manger notre pain coula pour rien sur son front stoïque. Bohémien qui ne fut pas joyeux, celui-là ! il devint ivrogne par misère de cœur, comme Sheridan, le pauvre Brinsley ! qui buvait des heures, — silencieusement, — en fondant en larmes ! Taillé dans un marbre plus dur, Edgar Poe but son calice de feu avec une frénésie plus froide. Mais l’alcool n’en asphyxia pas moins sa puissante jeunesse. En pleine beauté de corps et de génie, il mourut du delirium tremens dans la rue, — ce n’est pas assez dire : dans le ruisseau, — couché là, abattu, loin de Dieu et damné, croyait-il ; — car il le croyait ! L’idée fixe de Poe, l’idée qui régna sur sa raison, qui la foudroyait, mais qui, en la frappant, la trouvait impassible, c’est l’idée de sa damnation, sans rémission et sans miséricorde. Chose horrible, mais vraie ! il s’acceptait comme réprouvé.

Cette vie affreuse, terminée par une mort plus affreuse encore, Baudelaire nous l’a racontée avec une poignante éloquence, une humour amère comme son sujet. Tout ce qui tient à la, brutalité sourde de cette société américaine, qui se soucie bien d’un grand poète et le brise aussi indifféremment qu’une machine coupe le sein à une jeune fille, Baudelaire nous l’a montré avec une vérité admirable et un sentiment indigné de lion qui gronde… Mais ôtez la victime sociale et la splendeur de ses bandelettes, vous n’avez plus rien dans son histoire ! Les fautes de Poe, les désordres de cet esprit curieux et superbe, son mutisme moral, le pessimisme et j’oserais dire plutôt le satanisme de sa pensée, sa notion titubante et enragée de Dieu, tout cela n’y est pas qui devrait y être, qui devrait y appeler les plus accablantes condamnations ! En présence d’un oubli pareil, on se demande si le mutisme moral du poète a passé dans l’âme de son traducteur. Et savez-vous ce qui vous répond ?… une criminelle apologie du suicidé ! De même pour tout ce qui caractérise en beau le talent du poète avec lequel le traducteur a vécu si intimement pendant tant d’années, nous le trouvons affirmé avec une imposante certitude ; « Poe avait, — nous dit Baudelaire avec des mots qui entrent dans la pensée et n’en doivent plus sortir, tant ils la pénètrent ! — Poe avait l’accent extra-terrestre, le calme dans la mélancolie, la solennité délicieuse, l’expérience précoce, j’allais dire innée, qui caractérise les grands poètes. » Il est impossible de dire plus grandement ; mais la justification de ces magnifiques paroles est ajournée.

Le volume que Baudelaire nous met sous les yeux ne contient que les œuvres inférieures de son héros intellectuel. Il ne lève le rideau que sur les bas-côtés de son génie. Ce qu’après une pareille entrée en matière l’imagination était impatiente de connaître, c’était le poète d’Eureka et du Corbeau, et il n’est pas dans ces Histoires ! Sans Ligeia et Morella, où le poète inattendu et puissant jaillit d’une idée ridicule, que le monde moderne, qui n’a pas d’idées à lui, a trouvée dans le bagage de l’Orient et de l’Antiquité, — la métempsycose, — il n’y aurait pas un seul des Contes publiés là qui pût être considéré autrement que comme les tours de force d’un jongleur. Paroles sévères, que nous aurions voulu prononcer après des paroles de sympathie ; mais que Baudelaire s’en prenne à lui-même ! L’Edgar Poe qu’il nous donne ici — nous allons le prouver — n’est rien de plus que l’Hoffmann du matérialisme américain, et il a moins de sincérité que l’Hoffmann de l’Allemagne. Nous ne sommes pas, certes ! de ceux qui se laissent effrayer par les hardiesses de la bizarrerie, mais la bizarrerie d’Edgar Poe manque justement de cette sincérité qui fait de l’originalité une chose divine.

IV

Les Histoires extraordinaires publiées dans ce volume sont au nombre de treize, et, — premier point à noter quand il s’agit d’un homme à qui on attribue une originalité inouïe et presque irrespirable à la majorité des esprits, — de ces treize histoires, huit ont pour fond les idées qui nous coudoient le plus à cette heure, — les chimères du siècle, comme dit saint Bernard. L’Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall, le Canard au ballon, la Vérité sur le cas de M. Valdemar, la Révélation magnétique, les Souvenirs de M. Auguste Bedloe, Morella, Ligeia, Metzengerstein, ont pour données la puissance infinie des aérostats, le somnambulisme, et les conséquences possibles de la métempsycose. Métempsycose, somnambulisme et ballons vainqueurs de l’espace, ne sont-ce pas là les trois coups de tambour idiot et donnant la même note que nous rebat incessamment l’imagination contemporaine ?

Edgar Poe, avec la force d’un esprit qu’aux attitudes on croirait indomptable, n’a pu secouer ces vulgarités de son temps. Lui aussi, comme tant d’esprits au xixe  siècle, croit à l’omnipotence absolue de l’homme, à ce Roi du progrès qui vit trente-trois ans en moyenne entre le sein déchiré d’une femme et le cimetière, et qui ne sait pas lire couramment dans le fond d’une âme. Il y croit comme un enfant, lui, le satanique et le mystificateur ! La métempsycose surtout, cette religion définitive que les libres penseurs proposent pour remplacer le Christianisme, est une des conceptions qui obsèdent le plus sa pensée. D’un autre côté, dans les Contes tirés de ces faits magnétiques dont l’époque actuelle est comme ivre, le panthéisme joue un rôle nouveau et offre des aspects qui avaient échappé à l’Allemagne, mais c’est toujours le panthéisme, la vieille monstruosité éventrée et connue jusque dans le fond des entrailles. Ainsi, comme invention, comme idée première, rien n’est plus commun, rien n’est moins genuine que cela.

Heureusement pour Poe que de toutes les inventions la meilleure est l’expression, — cette petite chose immortelle, — et qu’il se sauve du fond des choses, comme les poètes, par quelques détails. Mais dans ces détails même il porte encore l’empreinte de là société matérielle dont il est sorti ; il a sur les lèvres le lait épais de cette brutale nourrice qui a fini par l’étouffer. Baudelaire a beaucoup marqué la lutte du génie de Poe contre l’esprit américain, mais le génie, chez aucun poète, n’est jamais assez vigoureux pour effacer la trace de la race. La Table rase de Descartes est un mensonge, et jusque dans le fond de nos âmes nos pères sont plus puissants que nous ! Le spiritualisme apparent de l’inspiration d’Edgar Poe est du matérialisme, passé au filtre d’un esprit poétique, mais l’Amérique, la nation matérialiste par excellence, ne pouvait pas avoir un fils plus pur.

Baudelaire en convient implicitement lui-même par cette appréciation juste et profonde du talent de son auteur : « Aucun homme n’a raconté avec plus de magie les exceptions de la vie humaine et de la nature ; — les ardeurs de curiosité de la convalescence ; — les fins de saisons chargées de splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent du sud amollit et détend les nerfs comme les cordes d’un instrument, où les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du cœur ; — l’hallucination… l’absurde s’installant dans l’intelligence et la gouvernant avec une épouvantable logique ; — l’hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction établie entre les nerfs et l’esprit, et l’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire. » Si on fait le compte de ces puissances, on se demande où, dans tout cela, se trouve la place de l’âme humaine. On ne trouve que de la matière malade, anormale, désaccordée. Edgar Poe est un poète pathologique qui peut exprimer des phénomènes très particuliers à l’organisation humaine, mais les sentiments qui sont la substance invisible, le mérite de l’homme ou son crime, son bonheur ou son infortune, et qui vibrent dans l’humanité depuis Priam aux pieds d’Achille jusqu’à la dernière des mères qui sanglote et qui veille auprès d’un berceau, depuis l’amour criminel de Phèdre jusqu’au pieux amour de Pauline, ne vibrent pas dans son génie. Quand il intitulait : Contes arabesques ces Contes que le mot : Histoires extraordinaires n’a pas traduits, il savait bien ce qu’il faisait : il bannissait l’homme, l’homme spirituel, la créature morale, de ses inventions ; et son titre avait raison : elle en est absente. « Edgar Poe — a dit Baudelaire — est le poète des nerfs et de quelque chose de plus. » Pourquoi n’avoir pas nommé ce quelque chose ? Car le nommer l’aurait fait voir.

Mais, justement, c’était impossible. Ce quelque chose n’existe pas. Edgar Poe, dans les huit Contes cités déjà, pas plus que dans les cinq qui restent : le Double assassinat dans la rue Morgue, la Lettre volée, le Scarabée d’or, le Manuscrit trouvé dans une bouteille, une Descente dans le Maelstrom, n’est le poète une seule fois d’un sentiment quelconque. Jamais il ne sort de l’ordre des sensations, et encore des sensations troublées, pour monter dans une sphère plus haute. Quand, d’aventure, il s’est débarrassé de son spleen, des cauchemars du somnambulisme, du mesmérisme, de la phrénologie cabalistique, des mystères d’Isis de l’ivresse par le gin ou l’opium, de toutes les visions qu’il essaie de faire transparentes et qui lui opposent leur invincible densité, il devient un faiseur de combinaisons inattendues qui joue vigoureusement avec les chiffres et transporte dans le domaine de l’imagination étonnée une aptitude mathématique qui aurait diverti Pascal. Le Scarabée d’or, le Double assassinat dans la rue Morgue, la Lettre volée, dont Balzac, par parenthèse, aurait fait un bien autre chef-d’œuvre, si l’idée lui en était venue, sont d’audacieuses applications du calcul des probabilités inconnues jusqu’ici en littérature. Assurément, cela est remarquable ; car dans ces jeux avec les nombres, dans ces combinaisons inouïes qui nous font l’effet d’un redoutable phénomène, il y a une prodigieuse faculté. Seulement, cette faculté est-elle littéraire ? et en supposant qu’on puisse l’employer heureusement dans un but de littérature, l’emploi de cette faculté ne tombe-t-il pas dans la rouerie ? L’artifice a remplacé l’Art. Baudelaire a lui-même écrit, en parlant de ces compositions logogriphiques et stupéfiantes, le mot de jonglerie, et nous tenons le mot pour exact. Mais il n’y a pas que la volonté seule et l’originalité cherchée qui expliquent ces créations, violentes et abstraites.

Il y a l’indigence relative des grandes facultés qui inventent. Quand Poe se sert, pour écrire des canards, de la plume et de l’encrier d’Arago, quand il traîne l’Encyclopédie dans la blague (pardon ! je voudrais qu’il y eût un autre mot !), il n’est pas complètement libre d’agir d’une autre manière. Il ne choisit pas ; il subit. Il est plus érudit que poète et plus écolier qu’érudit. S’il avait plus d’imagination, il ne chausserait pas l’appareil de la technologie ; mais il s’en sert pour produire un effet dont il n’est pas dupe, et dans lequel au besoin d’art se mêle la mystification féroce de la race anglo-saxonne dont il descend. Sa conscience est volée et vexée. Au milieu des énormités qu’il prend tant de peine à arranger pour l’illusion, il a des sourires qui lui traversent la physionomie comme des éclairs de bon sens et de mépris, mais l’industrialisme américain force le don Juan intellectuel à souper, et il obéit, — comme l’autre, — tout en raillant son Commandeur. L’industrialisme ! Il y a des Contes de Poe qui sont de véritables exhibitions à la Barnum. Barnum avait, de pièces et de morceaux, composé une syrène qu’il faisait voir aux cockneys américains. Beaucoup de Contes publiés déjà ressemblent à cette syrène. L’excuse de cela est triste, elle est cruelle, elle tient au côté saignant de la vie littéraire ; mais elle n’est pas littéraire. Quand Edgar Poe construisait péniblement ses logogriphes, il écrivait visiblement sous le coup de fouet du besoin. En présence d’une société grossière, qui aime les tours de force, les difficultés vaincues, qui ferait plus de cas du tableau de la Transfiguration, s’il était fait à cloche pied, la faim explique tout.

Ainsi, matérialiste, américain, moderne, victime et courtisan des billevesées du xixe  siècle, plus commun en cela qu’il ne croit lui-même, tel nous trouvons Edgar Poe dans ce premier volume qui fait désirer vivement le second. Edgar Poe s’y dégagera-t-il davantage des influences opprimantes qui ont brisé sa vie et qui asservissent sa pensée ? Baudelaire, qui a pris possession du poète et du conteur américain par sa manière de le traduire, doit nous donner successivement, ses œuvres complètes : d’abord la suite des Contes dont nous avons le commencement, et qu’il fera précéder de l’analyse des opinions littéraires et philosophiques de l’auteur, puis le poème d’Eureka et le roman d’Arthur Gordon Pym, et enfin, pour le petit nombre d’esprits à qui la poésie est encore chère dans sa forme et dans son essence, des poésies individuelles. Nous attendons impatiemment ces publications. Le grand poète à l’état fragmentaire qui s’agite confusément dans les Histoires extraordinaires nous apparaîtra-t-il alors dans toute sa pureté, sa force et son originalité, et l’admiration succédera-t-elle à l’étonnement ?… Aux beautés d’expression qu’on rencontre dans ce premier volume, à certains portraits, à certaines descriptions qui ont la vie, il est hors de doute qu’au fond d’Edgar Poe il y a un poète, et que, comme tous les poètes, qui sont spiritualistes, fût-ce malgré eux, il était un spiritualiste de nature, organisé pour les grandes croyances, et qui, n’en ayant pas, est tombé dans les grandes crédulités ! Edgar Poe est un spiritualiste refoulé et mutilé par le matérialisme de son pays et de son temps. À la matière morte il demande mieux qu’elle, à ses lois qu’il borne une espèce de magie noire ou blanche qui les expliquent. Mais, à tout prix, il veut sortir de leur esclavage. On assure que le poème cosmogonique d’Eureka est conçu en dehors des idées du xixe  siècle, et rien n’est plus croyable, La prison du Cosmos écrase la vigueur d’Edgar Poe, qui n’a trouvé de délivrance ni dans Humboldt, ni dans Arago, ni dans les travaux des Académies ; car cet esprit ardent, qui a dévoré et digéré si vite les sciences humaines, a faim d’un aliment inconnu que les sciences humaines ne donnent pas, et il meurt de cette faim-là comme il est mort de l’autre, Ugolin deux fois ! Chimiste qui essaie vainement de croire que l’oxygène est dieu, le Cosmos ne lui pèse pas seul sur le cœur, mais sa propre identité même. Une voix l’appelle au-delà de l’être. Démocrite malade, il s’ennuie d’exister. Il voudrait se voir autre. Les Souvenirs d’Auguste Bedloe sont l’expression la plus effrayante de ce besoin de se voir autre, qui est une partie de l’idiosyncrasie d’Edgar Poe, et c’est ce sentiment persécuteur de l’inexterminabilité de l’homme et de l’être qui engendre en lui ce désespoir de l’immortel et cette épouvantable notion d’un dieu bourreau, prédestinant à la damnation ses créatures !! les deux plus monstrueux caractères de sa pensée.

Voilà Poe, en réalité, — et rien n’est plus triste et plus navrant que le spectacle offert aux hommes par ce vigoureux et malheureux esprit. On dirait un géant courbé sous une voûte que sa formidable nuque porte, secoue et ne peut rejeter. Terrible supplice qui le rend sinistre, même quand il taille de petites babioles pour les enfants ! La contradiction entre sa nature et ses idées lui donne une noirceur, une perversité, une impénitence du révolté qui verse le sinistre à flots dans ses inventions. Littérairement de l’école de Gulliver, il n’en a ni l’âme, ni la grâce, ni le sourire Et comment l’aurait-il ? Il étouffe et s’ennuie. C’est un ennuyé de profondeur anglo-américaine et qui se chatouille avec des moxas. Aussi ce qu’on sent dans ces premières Histoires, c’est encore plus l’effort que la force, l’acharnement de la volonté que le souffle facile de l’inspiration. C’est je ne sais quoi de travaillé, de replié, de tordu et de retordu sur soi-même, qui veut, comme le scorpion, s’atteindre au cœur et qui ne peut pas ! Si les poésies individuelles de Poe annoncées par Baudelaire ne lèvent pas la pierre de matérialisme sous laquelle il se débat, elles formeront une littérature plus horrible et qui méritera plus le nom de satanique que celle de Shelley l’athée et de Mathurin. Sans rien préjuger de l’atroce croyance de Poe sur l’état de son âme, on peut assurer, dans le sens littéraire, que ce sera là de la littérature de damné.

V42

C’est le Roi des Bohèmes ! Edgar Poe est bien le premier et le meilleur, à sa manière, de cette littérature effrénée et solitaire, sans tradition et sans ancêtres… prolem sine matre creatam , qui s’est timbrée elle-même de ce nom de Bohème qui lui restera comme sa punition ! Edgar Poe, le poète et le conteur américain, est à nos yeux le Bohème accompli, le Bohème élevé à sa plus haute puissance. Né dans ce tourbillon de poussière que l’on appelle, par une dérision de l’Histoire, les États-Unis43 ; revenu, après l’avoir quittée, dans cette auberge des nations, qui sera demain un coupe-gorge, et où, bon an mal an, tombent cinq cent mille drôles plus ou moins bâtards, plus ou moins chassés de leur pays, qu’ils menaçaient ou qu’ils ont troublé, Edgar Poe est certainement le plus beau produit littéraire de cette crème de l’écume du monde. Et c’était logique et justice, que le plus fort de tous les Bohèmes contemporains naquît au sein de la Bohème du refuge et du sang-mêlé de toutes les révoltes !

Individuel comme un Américain, n’ayant jamais vu que le moi par lequel il a péri, comme ils périront eux aussi, Edgar Poe fut, parmi ses compatriotes démocrates, le Bohème de l’esprit aristocratique. Dans le pays de la plus cynique utilité, il ne vit que la beauté, la beauté par elle-même, la beauté oisive, inféconde, l’art pour l’art. Rien ne peut se comparer à l’amour violent qu’il eut pour elle. Victor Hugo, traître à cet art pour l’art qui ne fut jamais pour lui qu’une religion de préface, et qui, en vieillissant, a livré sa Muse à de bien autres préoccupations ; Victor Hugo, même aux plus chaudes années de sa jeunesse, est bien tiède et bien transi dans son amour fanfaron de la forme et de la beauté, en comparaison d’Edgar Poe, de ce poète et de cet inventeur qui a la frénésie patiente, quand il s’agit de donner à son œuvre le fini… qui est son seul infini, hélas ! À coup sûr, jamais les doctrines, ou plutôt l’absence de doctrines que nous combattons : l’égoïsme sensuel, orgueilleux et profond, l’immoralité par le fait quand elle n’est pas dans la peinture et dans l’indécence du détail, le mépris réfléchi de tout enseignement, la recherche de l’émotion à outrance et à tout prix, et le pourlèchement presque bestial de la forme seule, n’ont eu dans aucun homme de notre temps, où que vous le preniez, une expression plus concentrée et plus éclatante à la fois que dans Edgar Poe et ses œuvres.

Étudier la Bohème sur cet homme, ses livres et ses procédés, c’est donc étudier la maladie sur le plus puissant organisme qu’elle ait ruiné en quelques jours. Que nous servirait de l’étudier sur quelque impuissant ou quelque noué ? Prenons-la où elle fit vraiment un ravage. Pour mieux montrer l’abjection de la Bohème littéraire, nous choisirons son plus beau cadavre. On verra plus nettement la cause de la ruine sur cette noble chose démolie. C’est là presque un deuil, en vérité, car Edgar Poe pouvait être quelque chose de grand et il ne sera qu’une chose curieuse ! Il y a plus triste que le talent foudroyé, c’est le talent qui se fourvoie, et qui meurt de s’être fourvoyé.

VI

Il était né poète, Edgar Poe. Tels qu’ils sont, violemment manqués, mais portant la trace à toute page d’une force inouïe, les livres que la traduction de Baudelaire nous a fait connaître ne permettent pas d’en douter. C’était, de nature, un vrai poète, une incontestable supériorité d’imagination, faite pour aller ravir l’inspiration aux plus grandes sources ; mais il n’est pas bon que l’homme soit seul, a dit le Saint Livre, et Poe, ce Byron-Bohème, vécut seul toute sa vie et mourut comme il avait vécu, — ivre et seul ! L’ivrognerie de ce malheureux était devenue le vice de sa solitude. Quoique marié (son biographe ne nous dit pas à quel autel), quoique marié à une femme qu’il aima, prétend-on, — mais nous savons trop comment aiment les poètes, — la famille ne créa point autour de lui d’atmosphère préservatrice. Or, comme le talent, ne nous lassons point de le répéter, est toujours moulé par la vie et la réverbère, Edgar Poe, l’isolé, exploita pendant toute la sienne les abominables drames de l’isolement. Sous toutes les formes que l’art — cette comédie qu’on se joue à soi-même — cherche à varier, mais qu’en définitive il ne varie point, Edgar Poe, l’auteur des Histoires extraordinaires, ne fut jamais, en tous ses ouvrages, que le paraboliste acharné de l’enfer qu’il avait dans le cœur ; car l’Amérique n’était pour lui qu’un effroyable cauchemar spirituel, dont il sentait le vide et qui le tuait.

Au milieu des intérêts haletants de ce pays de la matière, Poe, ce Robinson de la poésie, perdu, naufragé dans ce vaste désert d’hommes, rêvait éveillé, tout en délibérant sur la dose d’opium à prendre pour avoir au moins de vrais rêves, d’honnêtes mensonges, une supportable irréalité ; et toute l’énergie de son talent, comme sa vie, s’absorba dans une analyse enragée, et qu’il recommençait toujours, des tortures de sa solitude. Evidemment, s’il avait été un autre homme, il aurait pu combler avec des affections fortes ou des vertus domestiques cette solitude qui a fait pis que de dévorer son génie ; car elle l’a dépravé. Seulement, pour cela, il lui eût fallu le bénéfice et le soutien d’une éducation morale quelconque, et l’on se demande avec pitié ce que fut la sienne, à lui, le fils d’une actrice et de l’aventure, dans une société qui a trouvé, un beau matin, les Mormons au fond de ses mœurs !

On se le demande, sans pouvoir y répondre. Le biographe d’Edgar Poe ne le dit pas et peut-être ne s’en soucie guères. Mais le silence de sa notice sur l’éducation morale, nécessaire même au Génie pour qu’il soit vraiment le Génie, genre d’éducation qui manqua sans doute à Edgar Poe ; et, d’un autre côté, le peu de place que tiennent le cœur humain et ses sentiments dans l’ensemble des œuvres de ce singulier poète et de ce singulier conteur, renseignent suffisamment — n’est-il pas vrai ? — sur la moralité sensible ou réfléchie d’un homme qui, après tout, avec une organisation superbe, ne fut accessible qu’à des émotions inférieures, et dont la pensée, dans les plus compliquées de ses inventions, n’a jamais que deux mouvements convulsifs, — la curiosité et la peur.

VII

Était-ce donc la peine d’avoir tant de facultés en puissance ? La curiosité et la peur ! Quoi ! dans ces Histoires extraordinaires qui le sont bien moins par le fond des choses que par le procédé d’art du conteur, sur lequel nous reviendrons, et qui est, à la vérité, extraordinaire, il n’y a rien de plus élevé, de plus profond et de plus beau, en sentiment humain, que la curiosité et la peur, — ces deux choses vulgaires ? La curiosité de l’incertain qui veut savoir et qui rôde toujours sur la limite de deux mondes, le naturel et le surnaturel, s’éloignant de l’un pour frapper incessamment à la porte de l’autre, qu’elle n’ouvrira jamais, car elle n’en a pas la clef, — et la peur, terreur blême de ce surnaturel qui l’attire et qui l’effraye autant qu’il l’attire ; car depuis Pascal peut-être il n’y eut jamais de génie plus épouvanté, plus livré aux affres de l’effroi et à ses mortelles agonies, que le génie panique d’Edgar Poe ! Tel est le double caractère du talent, de l’homme et de l’œuvre que la traduction française, qui est très bien faite, nous a mis à même de juger : la peur et ses transes, la curiosité et ses soifs ; la peur et la curiosité du surnaturel dont on doute, et, pour l’expliquer, toutes les folies d’une époque et d’un pays matérialiste qui effraye autant qu’il attire. Tout cela est agité, orageux, terrible, presque fou, et peut faire passer un frisson sur la peau et sur l’âme, mais n’y entre pas si l’on a une croyance solide, une foi religieuse, une certitude. Tout cela — des contes d’ogre pour des enfants qui se croient des hommes — n’a qu’une prise d’un moment sur l’imagination du lecteur, et manque, comme impression d’Art, de profondeur et de vraie beauté. Ce n’est point là la peur, la peur cabrée, renversée, glacée, de Pascal. La peur de Pascal ne déshonore point cet épouvanté sublime ! Elle vient d’une grande chose : de la foi qui lui montre l’enfer à l’œil nud et de l’indignité sentie, qui lui dit qu’il y peut tomber, tandis que la peur d’Edgar Poe est la peur de l’enfant ou du lâche d’esprit, fasciné par ce que la mort, qui garde le secret de l’autre monde, quand la religion ne nous le dit pas, a d’inconnu, de ténébreux, de froid. C’est l’application du mot de Bacon : « Les hommes ont peur de la mort comme les enfants ont peur de l’ombre. »

Cette peur des sens soulevés prend mille formes dans les Histoires de Poe ; mais soit qu’elle se traduise et se spécifie par l’horreur qu’il a d’être enterré vivant, ou par le désir immense de tomber, ou par quelque autre hallucination du même genre, c’est toujours la même peur nerveuse du matérialiste halluciné. Edgar Poe excelle à créer ces hallucinations, et il les savoure et les réfléchit, tout en en frémissant ou se pâmant d’effroi. Sans aucun doute, dans ce jeu bizarre où l’auteur devient de bonne foi, et, comme l’acteur, se fascine soi-même, il y a (et la Critique doit l’y voir) un naturel de poète dramatique qui, tiré de toutes ces données, sujets habituels des Contes d’Edgar Poe : le somnambulisme, le magnétisme, la métempsycose, — le déplacement et la transposition de la vie, — aurait pu être formidable. Mais il y a aussi, il faut bien le dire, le Perrault. Il y est caché au fond du grand poète. — Et parce qu’il y est faute de sujets moraux et grands, faute d’idées, faute de grandes croyances, faute d’imposantes certitudes, on peut dire hardiment que c’est le Bohème qui l’y a mis !

VIII

Ainsi, en plein cœur de son propre talent, pour le diminuer et le piquer de sa tâche, voilà que nous rencontrons le Bohème, c’est-à-dire l’homme qui vit intellectuellement au hasard de sa pensée, de sa sensation ou de son rêve, comme il a vécu socialement dans cette cohue d’individualités solitaires qui ressemble à un pénitentiaire immense, le pénitentiaire du travail et de l’égoïsme américain ! Edgar Poe, le fils de l’aventure et de l’aventure infortunée, est aussi le plus souvent un aventurier d’inventions malheureuses, quoiqu’il y ait quelques-uns de ses Contes qui, le genre admis de cette littérature matérialiste et fébrile, semblent réussis. Au lieu de se placer au-dessus d’elles, comme les penseurs originaux, il pille les idées de son temps, et ce qu’il en flibuste ne méritait guères d’être flibusté. Doué de la force de cette race de puritains qui se sont abattus d’Angleterre comme une bande de cormorans affamés, ce qu’il prend aux préoccupations contemporaines ne vaut pas la force qu’il déploie pour se servir de ce qu’il a pris ; et ici nous arrivons à ce qui l’emporte, selon nous, dans Edgar Poe, sur les résultats obtenus de sa manière, — c’est-à-dire l’application de son procédé.

IX

Et, en effet, l’originalité vraie d’Edgar Poe, ce qui lui gardera une place visible dans l’Histoire littéraire du xixe  siècle, c’est le procédé qu’on retrouve partout dans ses œuvres, aussi bien dans son roman d’Arthur Gordon Pym que dans ses Histoires extraordinaires, et qui fait du poète et du conteur américain ce qu’il est, c’est-à-dire le plus énergique des artistes volontaires, la volonté la plus étonnamment acharnée, froidissant l’inspiration pour y ajouter. Ce procédé d’Edgar Poe est l’analyse, que jamais personne peut-être ne mania comme lui. Nous l’avons indiqué : maigre d’invention, exploitant seulement deux ou trois situations (pas plus !) de la même série excentrique, Poe fait son drame avec presque rien, et c’est tout.

Mais pour le faire, ce drame, pour grossir cet atome en le décomposant, il se sert d’une analyse inouïe et qu’il pousse à la fatigue suprême, à l’aide d’on ne sait quel prodigieux microscope, sur la pulpe même du cerveau. Positivement, le lecteur assiste à l’opération du chirurgien ; positivement, il entend crier l’acier de l’instrument et sent les douleurs. Edgar Poe applique ce quelque chose qu’on peut nommer l’impatience dans la curiosité, le procédé du travail en matière d’horlogerie. Il établit le tour du cadran de l’analyse sur le pivot de son mouvement interne. Il a une patience qui attaque les nerfs, une patience furieuse qui se met des freins à elle-même, et qui a dû sacrifier souvent tout un mois en simples préparatifs pour faire bouillir son public une heure. Machiavélique côté de son génie, qui touche ici à la rouerie profonde du jongleur, et où le poète, le poète, ce Spontané divin, expire dans les exhibitions affreuses du charlatan et du travailleur américain !

X

Car il est Américain, quoi qu’il fasse, cet homme qui détestait l’Amérique, et que l’Amérique, mère de ses vices et de sa misère, a poussé au suicide contre elle. Fatalité de l’origine et de la race ! On n’efface jamais à son front sa nationalité ou sa naissance. Edgar Poe, le Bohème de génie, n’est, après tout, ni plus ni moins qu’un Américain, l’énergique produit et l’antithèse du monde américain des États-Unis ! Il y aurait quelque chose de plus à faire que ses Contes, ce serait sa propre analyse, mais pour cela, il faudrait son genre de talent… Quand on résume cette curieuse et excentrique individualité littéraire, ce fantastique, en ronde bosse, de la réalité cruelle, près duquel Hoffmann n’est que la silhouette vague de la fumée d’une pipe sur un mur de tabagie, il est évident qu’Edgar Poe a le spleen dans des proportions désespérées, et qu’il en décrit férocement les phases, la montre à la main, dans des romans qui sont son histoire.

Ce spleenétique colossal, en comparaison de qui Lord Byron, ce beau lymphatique, ne nous apparaît plus que comme une vaporeuse petite maîtresse ; ce spleenétique colossal, malgré l’infiltration morbide de son regard d’aliéné, aies lucidités flegmatiques et transperçantes du condamné qui se sait sur son échafaud. Il n’a pas que le spleen de la vie, il a aussi celui de la mort ! Spirituellement parlant, la question de l’autre monde a toujours étrangement pesé sur cet homme de l’autre monde, comme nous disons géographiquement. Elle revient de toutes parts dans ses livres. Revanche de la pensée, cette force spirituelle contre l’immoralité fangeuse de la vie, ce fut sa grande anxiété, à cet Hamlet américain ! Ce fut la seule chose vraie de ses livres, construits comme des mensonges immenses, la seule émotion dont il n’aurait pas trafiqué ! Tout le reste est voulu, arrangé, menti, dans ses œuvres, qui ne sont probablement que les pamphlets de son esprit, des pamphlets atroces, des vengeances contre la vie. Il empoisonnait ses empoisonneurs.

Historiquement, il finit par s’empoisonner lui-même. Le suicide, un suicide préparé depuis longtemps, dit très bien Baudelaire ; un suicide, la mort bohème, finit la vie bohème d’Edgar Poe : « Un matin, dans les pâles ténèbres du petit jour (raconte amèrement Baudelaire), un cadavre fut trouvé sur la voie, — est-ce ainsi qu’il faut dire ? — non ! un corps vivant encore, mais que la Mort avait déjà marqué de sa royale estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni papiers ni argent, et on le porta dans un hôpital. C’est là que Poe mourut, le soir même du dimanche 7 octobre 1849, à l’âge de trente-sept ans, vaincu par le delirium tremens , ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son cerveau une ou deux fois… » Hélas ! une ou deux fois, ce n’est pas assez dire. Poe ne mourut pas seulement du delirium tremens  ; il en avait vécu ! Sa vie tout entière, à ce robuste et malade génie, fut, jusqu’à sa dernière heure, un délire et un tremblement.

XI

Cruelle et lamentable histoire ! Le traducteur qui l’a racontée dans la passion ou la pitié qu’il a pour son poète, a fait de l’histoire et de cette mort d’Edgar Poe une accusation terrible, une imprécation contre l’Amérique tout entière ! C’est la vieille thèse, la thèse individuelle, et il faut bien le dire, puisque c’est la même chose, la thèse bohème contre les sociétés. Nous eussions de Baudelaire, d’une tête qui a parfois la froide lucidité de Poe, attendu une thèse plus virile.

Il pouvait être le frère de charité, l’ensevelisseur des restes d’un homme de génie, sans les jeter à la tête de tout un pays qui, en définitive, ne l’a point volontairement assassiné. Edgar Poe s’est chargé seul de cette besogne : il s’est assassiné lui-même… Moralement, l’Amérique et Edgar Poe se valent ; ils n’ont point de reproche à se faire ; ils ont tous les deux le même mal, monstrueux et mortel dans l’un comme dans l’autre : le mal de l’individualité. Edgar Poe répond donc seul à l’Histoire de sa destinée, et le poids qu’il porte devant elle ne peut être allégé par rien.

Dieu lui avait donné des facultés singulièrement belles, puissantes et rares ; il n’en tira point le parti qu’il en eût pu tirer. Nous l’avons dit, il se fourvoya, avec l’effort qui ferait monter un homme aux astres.

A nos yeux, à nous qui ne croyons pas que l’Art soit le but principal de la vie et que l’esthétique doive un jour gouverner le monde, ce n’est pas là une si grande perte qu’un homme de génie ; mais nul n’est dispensé d’être une créature morale et bienfaisante, un homme du devoir social. C’est là une perte qu’on ne rachète point ! Or, Edgar Poe ne le fut pas. Pour lui donner force à l’être pourtant, Dieu, après le Génie, qui est aussi une lumière pour le cœur, lui avait donné des affections domestiques. Le Robinson de la poésie, dans son île d’Amérique, eut mieux que Vendredi, pour supporter et partager la vie. Il épousa une femme qui lui apporta en dot une mère44. Eh bien, cette dernière affection d’une mère qui ne lui manqua jamais et qui lui survécut, ne l’arrêta point dans la consommation de ce long suicide par l’alcool qu’il accomplit sur sa personne. Voilà ce qui le rend plus coupable qu’un autre de cette Bohème sinistre et funèbre, dont, par la supériorité de ses facultés et de ses fautes, il est actuellement le Roi !

XII45

Ce n’est pas ces Contes grotesques qui ajouteront beaucoup à la gloire d’Edgar Poe. Certainement ils ne sont pas dignes du génie qu’on est en train, pour le moment, de lui reconnaître. Edgar Poe est arrivé, en quelques années, à cette renommée posthume qui venge de la vie… Cet écrivain, d’une originalité si sombrement étrange et si cruelle, a mordu avec une telle force sur l’imagination contemporaine, blasée de tout et devenue impuissante, qu’elle en est actuellement timbrée dans les deux sens du mot, et qu’on retrouve sur elle, plus ou moins appuyée, l’empreinte de ce cachet de Poe, sinistre et funèbre. Tout ce qui est jeune littérairement parlant à l’influence de Poe sur la personne de son talent. Il est le Spallanzani poétique qui galvanise encore les imaginations mortes ou qui vont mourir… Lui et son traducteur Baudelaire, qui l’a traduit deux fois, dans ses œuvres et dans sa vie, quoique la sienne ne fût pas comparable à celle du poète et du conteur américain, Edgar Poe et Baudelaire, que d’aucuns déjà appellent le grand Baudelaire, sont si bien étreints dans la préoccupation et l’admiration universelles, que des publications comme celle d’Émile Hennequin ne seraient pas capables d’entamer leur gloire ou de la diminuer.

Mais ce n’en est pas moins une traduction imprudente que celle de ces Contes grotesques, dont pas un, par parenthèse, n’est grotesque ; et si Poe l’a écrit de sa plume, ce titre, à la tête de ses Contes, il a méconnu son génie ; car son génie est encore ici, mais dans quel état, grand Dieu ! surmené, fatigué, éteint. C’est le rabâchage de ce génie épuisé, les dernières éructations nauséabondes de la terrible ivresse, noire et puissante, dont ceux qui ont lu Poe ont gardé sur eux longtemps le frisson. Littérairement, je suis vraiment contristé de cette traduction, qui n’est peut-être pas une trahison dans le sens de l’expression italienne, mais qui n’en est pas moins une trahison, — la trahison d’une admiration indiscrète qui n’a pas ici le droit d’exister. Oui ! réellement, je suis contristé pour l’honneur du poète de Ligeia et du Corbeau, qu’on ait raclé le fond du bassin de ses œuvres et qu’on en ait tiré un tel gratin…

Mais humainement, mais historiquement, c’est autre chose ! J’accepte avec reconnaissance la triste publication des Contes grotesques, en considération de la vie d’Edgar Poe qu’Émile Hennequin y a jointe, comme introduction, parce que cette vie, qui a saigné toujours, le temps qu’elle dura, et que voilà racontée pour la première fois et ressuscitée, retournera l’opinion sur Edgar Poe, comme on retournerait un cercueil. L’opinion, trompée jusqu’ici, avait, en effet, pris Edgar Poe pour ce qu’il n’était pas. Elle en avait fait je ne sais quel bohème avili et violemment désordonné. Et moi-même, trompé par la distance, les faux renseignements et les calomnies de la Haine, je l’avais appelé avec un somptueux mépris : « le Roi des Bohèmes », et, pour épouvanter les bohèmes comme lui de sa destinée, j’avais fait une tête de Méduse de la tête souillée, morte et ramassée au ruisseau, de ce bohème de génie suicidé par ses vices, et coupable même envers son génie d’une immoralité qui l’avait atteint et faussé jusqu’au plus profond de son essence. Mais à dater du livre d’Émile Hennequin, Edgar Poe, qui fut moins le bourreau de ses vices que la victime des vices de son pays, apparaît dans une lumière plus juste. En fait, il peut être encore regardé comme « le Roi des Bohèmes », mais à cette dégradante Royauté il en joint une autre plus touchante, c’est la Royauté des hommes de génie malheureux !

XIII

Rien d’étonnant à ce qu’il ait été malheureux, puisqu’il avait du génie. C’est la coutume et c’est la loi. Mais on peut dire qu’il fut le plus malheureux d’entre tous, et qu’il mérita cet effroyable pavois de la misère au-dessus de tous. Il fut malheureux par lui et par les autres. Il le fut par ses facultés, sublimement déplacées dans son abominable patrie, et par toutes les circonstances de sa vie, ce qui lui composa une destinée de misère de la plus épouvantable unité… Milton, aveugle et pauvre, eut au moins deux filles, dans sa détresse et dans sa cécité ; — il est vrai que dernièrement on a dit, contrairement à la vieille légende, qu’elles furent de petites parricides de tous les jours au logis (at home), dans tous les menus détails de l’intimité domestique. Mais, après tout, Milton avait eu le quart d’heure d’ambition heureuse qui dédommage du malheur d’avoir du génie. Homme politique universellement respecté dans une société ardemment et fougueusement politique, il avait été le secrétaire intime du grand homme qui gouvernait alors l’Angleterre, et qui avait mis son orgueilleux

Protectorat au-dessus de la Royauté. En d’autres termes, il avait eu l’honneur d’être la main au bout du rude bras de Cromwell. Le Tasse, plus infortuné encore que Milton, avant d’être captif et fou, était l’éclat d’une cour et l’amour de Léonore de Ferrare. Mais Edgar Poe, lui, n’a pas eu un jour, — pas une heure, — pas une minute de trêve dans l’âpre et opiniâtre fureur de son destin. L’étoile de ce sinistre fantastique a été aussi fantastiquement sinistre que son génie. Edgar Poe, méconnu et presque inconnu pendant toute sa vie, perdu en une errance mystérieuse dans, laquelle on ne le suit pas, traîna la plus horrible pauvreté dans une société qui se vante d’être le dernier mot de la civilisation moderne, et qui lui fut aussi dure, aussi étouffante, aussi atroce d’indifférence que les temps primitifs et barbares de la Grèce le furent pour Homère, le mendiant sacré, nourri du moins des olives et du pain noir des pasteurs ! Edgar Poe n’est pas seulement mort de faim. Il en a vécu !… L’Amérique, ce monstrueux sac de dollars qui crève de sa plénitude et verse son fleuve d’or sur le monde, n’a pas eu, pour le seul poète et le seul conteur dont elle puisse s’honorer, un shilling, — un seul pence de pitié. Cette travailleuse sans entrailles a repoussé ce grand travailleur, prêt à tout, qui allait d’État en État, dans ces États-Unis (unis seulement contre lui), demander du travail à ces innombrables Revues et Journaux, usines industriellement littéraires de ce pays sans véritable littérature, et, chose incroyable et amère ! il n’en trouva pas seulement pour vivre, et il mourut doublement victime de l’âme qu’il avait et de l’absence d’âme d’un pays qui n’en avait pas.

Son pays, en effet, fut pour la moitié, sinon pour le tout, dans son long martyre, et c’était là inévitable. On ne pouvait pas dire d’Edgar Poe, cette âme si peu américaine, le mot du Géronte de la Comédie : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? » car il était né dans cette galère, qui devint pour lui un si affreux ponton. L’incompréhensible destinée a de ces contrastes ! Edgar Poe, le poète de la Beauté désintéressée, était né dans le pays le plus hideusement utilitaire. Edgar Poe, ce génie du rêve, n’était assurément pas fait pour la terre épaisse de la brutale réalité, de l’industrie prospère et de la matière triomphante. Aristocrate, — comme tout grand artiste doit l’être, — même malgré lui, — il n’était pas fait davantage pour une République où le Nombre — l’odieux Nombre ! — est la loi, quand il n’est pas la tyrannie. Spiritualiste d’organisation transcendante, il n’avait pas, certes ! été créé non plus pour tourner, de ses délicates et suzeraines mains d’artiste, les grossières manivelles de la mécanique sociale qui a fini par le broyer sous ses rouages aveugles et sourds. On n’a jamais, que je sache (et même Émile Hennequin, qui s’est si généreusement croisé pour la justification de sa mémoire), assez insisté sur le spiritualisme d’Edgar Poe, de ce poète suprêmement idéal et pur, condamné par le sort de sa naissance et de sa vie à des besognes américaines indignes de la hauteur et de la beauté de sa pensée, qu’il eût dû garder inviolée et qui ne le fut pas toujours… On est bien obligé de le reconnaître, en présence de ses œuvres : Edgar Poe a trop souvent ployé et abaissé son propre génie sous le despotisme du génie américain, lequel n’a de goût et de passion que pour ce qui l’étonne, et qui préfère à tous les sentiments de l’âme, dans les choses de l’esprit, la force presque musculaire de la difficulté vaincue et de la contorsion réussie.

Et telle fut, selon moi, sa plus grande faute envers lui-même, — envers le meilleur de lui-même. Seulement, pour la commettre, cette faute, comme il la commit, il fallait la double puissance des facultés ordinairement séparées et exclusives les unes des autres, dans ceux qui les ont. L’Edgar Poe de Morella, de Ligeia et du Corbeau, offrit, dans le pays le plus goulu de phénomènes, le spectacle phénoménal du génie mathématique de la déduction la plus voulue et de la combinaison la plus acharnée qui ait peut-être jamais existé dans cette créature divine, parce qu’elle est spontanée, qu’on appelle un poète, et il le poussa, ce génie de la recherche et de la déduction, jusqu’aux recroquevillements du logogriphe et aux énormes charades de quelques-uns de ses Contes. Au lieu de s’abandonner, comme la fleur aux souffles du ciel, à l’inspiration qui lui dictait des vers comme les vers adorables : À Hélène, il l’interrompit pour parler et pour plaire à la curiosité, — ce sentiment bête de tout le monde, — et il fut à la fois le Sphinx et l’Œdipe d’énigmes qui ne pouvaient intéresser et passionner que des imaginations inférieures. Le spiritualiste, le platonicien, se matérialisèrent dans Poe. Il se donna des efforts pour obtenir des effets semblables presque à des attaques d’épilepsie. Il entra et se vautra dans les névroses qui sont la dépravation morbide de ce temps, et il s’inocula cette maladie. Mais ce vigoureux et singulier bicéphale de génie ne fut pas, malgré tout cela, un phénomène assez monstrueux pour l’appétit gargantuesque de ces mangeurs et de ces avaleurs de phénomènes dont il voulait enlever les applaudissements, et il rata, de son vivant, comme phénomène. Les Barnum, ces confectionneurs de renommée dans son pays, lui manquèrent. Et c’est ainsi que la Poésie fut vengée et que le poète fut puni d’avoir sacrifié le Beau à l’Extraordinaire, et les exquises impressions de la poésie aux vulgaires et nerveuses sensations de l’étonnement et de l’épeurement. Assurément, le poète fondamental, le poète genuine, vivace et intuable, se retrouva encore dans le conteur, en Edgar Poe, — mais l’originalité cherchée, travaillée, martelée, tordue et retordue des Histoires extraordinaires, ne peut pas valoir, aux yeux de la Critique, l’originalité simple d’une poésie dont Edgar Poe avait le don et que j’aurais voulu voir dans ses œuvres exclusivement seule, et toujours !

Il n’en serait pas moins mort, je le sais bien, dans le désespoir de la faim, et peut-être même serait-il mort plus vite, cet idéaliste, égaré dans une société matérielle et matérialiste, qui lui mit sur le cœur son pied d’éléphant !…

XIV

Émile Hennequin, en écrivant sa Vie d’Edgar Poe, nous a donné une idée formidable de cette horrible pesée. Quoique d’une race noble et ancienne, mais déchue, Poe était sorti d’un père comédien et d’une mère comédienne, morts tous deux de phtisie et de faim. Il échappa à la phtisie, mais il ne devait pas échapper à la faim héréditaire qui l’attendait. Infortuné dès le berceau, il avait deux ans quand son père et sa mère moururent, et il allait mourir comme eux, quand un monsieur Allan, homme très riche, à l’instigation charitable de sa femme, prit l’orphelin pour se faire un enfant qui lui manquait, et il l’éleva dans un luxe et dans l’espérance d’une fortune qui devait rendre plus tard la pauvreté de Poe plus cruelle. Soit bizarrerie de caractère, soit passions prématurées de la part de ce génie sombrement passionné, des dissentiments sur la nature desquels on n’a que des notions incertaines et confuses séparèrent, à deux reprises, Edgar Poe de son bienfaiteur, et il dut s’arracher, non sans déchirement, de la maison où il avait été recueilli et où il avait reçu une éducation intellectuelle assez forte pour armer son génie contre la société qu’il allait trouver devant lui, et qui devait le vaincre dans le terrible combat d’un seul contre tous… Ce fut à ce moment qu’il entra dans cette vie littéraire qu’on pourrait bien appeler la mort littéraire. Elle commença pour lui par cette courte et enivrante aurore, que suit la trahison des mauvais jours. Le talent, en effet, si singulier et si nouveau de ses premiers Contes, publiés dans les Revues et les Journaux du temps, éleva leurs chiffres d’abonnements dans la proportion de cinq mille à cinquante mille, et lui aurait assuré une renommée solide, sur laquelle il eût établi sa fortune, dans un autre pays qu’un pays sans unité, sous les plis de ce drapeau menteur qui s’appelle le drapeau des États-Unis ! Mais là, où l’anarchie de ces États, désunis plutôt, se produit de la même manière qu’entre les hommes, et où chaque province se croit la capitale de quelque chose, les renommées qui surgissent sur un point s’émiettent et se perdent vite dans tout cet espace… Edgar Poe, qui éparpilla une vie vagabonde au milieu de tous ces États, apparaissait de temps à autre dans la publicité comme un nageur qui sort de l’Océan, contre lequel il lutte. Il publiait isolément ses Contes, calculés pour produire l’étonnement, qui est la gloire en Amérique, mais ils ne furent jamais que de brillants sillages, bientôt effacés, sur le gouffre de la misère immense qui, finalement, l’engloutit.

Son historien nous a fait le compte de ses efforts ; il nous a étalé les détails angoissants de cette incomparable misère. Je n’ai pas le cœur de les citer, mais un seul, qui donnera une idée des autres, c’est que la femme de Poe, qu’il avait épousée par amour et qu’il avait adorée toute sa vie avec une impeccable fidélité, mourut devant lui, sur une planche, roulée dans les haillons d’un vieux châle, et littéralement sans chemise, n’ayant pour réchauffer son agonie que le corps de son chat, qu’elle s’était mis sur la poitrine.

XV

Ce fut là pour Edgar Poe le plus grand des malheurs d’une vie si continûment malheureuse. La torture du cœur l’emporta, cette fois, sur la torture de la faim. La phtisie qui avait tué son père et sa mère tua sa femme, et dut lui causer une douleur plus cruelle qu’à personne… Edgar Poe, ce spiritualiste, de cœur autant que d’esprit, ce passionné, mais d’amour chaste, avait réellement le génie de l’amour conjugal. Baudelaire, le libertin et froid Baudelaire, a signalé ce grand amour de Poe pour sa femme, mais outre qu’il ne comprenait pas très bien cet amour sublime, il n’avait pas les lettres déchirantes qu’Émile Hennequin a mises sous nos yeux. Baudelaire parle surtout dans sa notice de madame Clemm (la belle-mère de Poe), qui déploya un héroïsme de dévouement égal à l’amour de Poe pour sa femme, et qui resta jusqu’à la mort sa compagnonne dans la pauvreté, la maladie et la faim. La mort de la femme de Poe n’entraîna pas, du reste, la mort de l’âme qui l’avait si éperdument aimée. Cette âme résista et elle resta, avec un souvenir immortellement saignant, mais aussi avec les besoins non moins immortels de tendresse, d’expansion, de confiance et d’intimité qui furent toujours en Edgar Poe, le platoniste passionné, d’une pureté si profonde, et pour qui la conception de la femme dans ses œuvres est presque aérienne ! On ne l’a pas assez remarqué non plus : l’amour de la femme, chez Edgar Poe, a plutôt l’aspect d’une vision céleste que la réalité dense d’une créature humaine à prendre vulgairement dans ses bras…

Et voilà ce qu’Émile Hennequin nous a montré dans sa Vie : — l’originalité d’une nature qui est l’explication des derniers désordres et du dernier vice d’Edgar Poe. Avec son affamement de tendresse, qui survécut à la mort de sa femme dans son âme, il alla se cogner à la raison pratique des femmes américaines et il fut repoussé par elles. Émile Hennequin a donné leurs noms. Edgar Poe se roula frénétiquement à leurs pieds, mais en vain. Elles se bouchèrent le nez avec du chloroforme pour s’évanouir à temps et s’éviter les imprudences de la pitié, — et c’est alors que cet éternellement malheureux homme, qui ne trouvait pas un cœur auquel se raccrocher, tomba dans la plus affreuse désespérance, dans la démence du cœur et dans l’ivrognerie, l’ignoble ivrognerie dont on a tant parlé, et qui fut son coup de pistolet.

Lamentable histoire ! racontée déjà par Baudelaire, qui ne la savait pas ou qui la savait mal, et repris, et racontée par Émile Hennequin, sur les documents américains qu’on n’avait pas au temps de Baudelaire. Lamentable histoire connue, et où n’est rien changé que le banc de promenade publique où Poe mourut, au lieu du ruisseau de la rue ! C’est peu de chose, comme on voit, mais le fond de l’histoire, c’est toujours l’Amérique, l’Amérique avec le matérialisme impitoyable de sa société, meurtrière de tout idéal.

Les douze verres d’eau-de-vie, bus d’enfilée et coup sur coup, pour relever un génie qui se sentait mourir, ne sont donc pas un conte. Edgar Poe les a bien réellement bus, mais c’est l’Amérique qui les a versés !