(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Shakespeare »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Shakespeare »

Shakespeare

I2

Dans le travail entrepris par François-Victor Hugo, à l’éternel honneur de sa jeunesse, ce qui m’étonne et ce que j’honore le plus, ce n’est pas l’enthousiasme qui l’a commencé, mais la volonté qui l’a continué. C’est ici le contraire du mot de Turgot sur Christophe Colomb : — « Ce que j’admire le plus en lui, — disait-il de ce découvreur de monde, — ce n’est pas d’être arrivé, mais c’est d’être parti ! » François Hugo n’était pas arrivé encore, que l’on pouvait affirmer qu’il arriverait. Le chemin qu’il a fait mérite d’être apprécié dans les difficultés qu’il a surmontées, et ces difficultés né sont peut-être pas, quand on y réfléchit, là où l’imagination a coutume de les chercher. En effet, qu’un jeune homme, doué de facultés ardentes, enivré de Shakespeare et ayant entrepris de le traduire, ait la main plus ou moins heureuse dans l’interprétation de chefs-d’œuvre devenus, à force d’être des chefs-d’œuvre, des lieux communs sublimes pour l’universelle intelligence, comme Hamlet, Othello, Macbeth, Richard III, ce n’est pas merveille. Mais il n’y a pas, dans Shakespeare, que de ces œuvres rayonnantes dont le rayonnement force tout. Il y a des œuvres moins fortes et moins souverainement lumineuses, où le sublime déborde moins et n’est plus tel que, comme une flèche, intensément lancée, qui atteint un homme à travers un autre homme, il passe à travers traduction et traducteur quelconques. Il y a enfin dans Shakespeare des œuvres excessivement belles encore, mais où le traducteur est tenu d’avoir d’autant plus d’habileté que son auteur a moins de génie.

Le génie est toujours une clarté ! C’est un miracle de lumière ! Pour peu qu’on ne soit pas un cuistre, on entend aisément et on peut traduire toujours bien ce qui est de pur génie ; car le génie, comme le feu, brille malgré tout, et, comme le feu, dévore tout obstacle, même celui d’une langue opaque, mal maniée par un traducteur. Il n’y a que les choses qui appartiennent au talent relatif, discutable, faillible, avec ses nuances, ses finesses, ses rétorsions, ses complications, — savantes, si on veut, mais qui ne sont pas, après tout, la grande et incontestable force ; — il n’y a que ces choses qui soient vraiment d’une interprétation difficile et qui aient besoin de l’habileté profonde et exercée d’un traducteur.

Eh bien, ces choses-là l’ont eu au moins dans les six premiers volumes ! Nous verrons pour les autres après ceux-ci. À côté d’Hamlet, de Richard III, d’Othello, de Macbeth, traduits en ces six volumes, auxquels l’imagination et la curiosité vont d’abord et qui sont le plus beau bleu du ciel de Shakespeare, il s’y trouve des pièces de théâtre moins radieuses, qui suffiraient cependant à la gloire d’un homme qui ne serait pas Shakespeare, et avec les difficultés desquelles François Hugo s’est noblement colleté… Le mérite du traducteur, qui est un mérite volontaire, continu, modeste, courageux, une vertu encore plus qu’un talent, a été le sien, et pourquoi ne pas le dire ? un mérite qu’on n’attendait pas de celui qui, dix ans auparavant, écrivait l’Événement. Il n’y avait pas que la jeunesse qui dût porter à la tête du fils de Victor Hugo… cette jeunesse qui se surfait toujours, et qui nous fait croire, comme disait Chateaubriand dans René, « qu’à chaque respiration de nos poitrines, nous sommes de forcé à créer un monde » !

Eh bien, voilà ce que François Hugo n’a pas cru ! Il a mieux aimé s’occuper d’un monde créé que de nous en créer un. À l’âge où l’on flambe encore d’ambition folle, il a mieux aimé aller en second qu’aller en premier. Il est vrai que celui-là qu’il suit est Shakespeare ! Et quand je dis qu’il le suit, j’aurais mieux dit qu’il le précède, puisqu’il l’amène et l’introduit chez nous, puisqu’il présente le grand génie anglais à la littérature française, lui faisant honneur de notre langue et faisant honneur à notre langue du génie de Shakespeare. Chose modeste, mais hardie pourtant, et qui peut devenir éclatante. Les hérauts d’armes, qui marchaient jadis devant les Rois, étaient presque toujours des jeunes gens. Il sied à la jeunesse de François Hugo d’être le héraut de Shakespeare, et si c’est de la modestie que de mettre en le traduisant un peu de la splendeur de ce grand homme sur son nom, c’est de la modestie vaillante et intelligente, à laquelle la gloire pourrait bien payer un jour gracieusement son prix de vertu !

II

Et de fait, ce sera Shakespeare, chez nous, pour la première fois ; ce sera Shakespeare, qu’en réalité et en intégralité nous n’avions pas. On avait essayé de l’y mettre, mais par morceaux. Là les bras de ce fort, là le torse ; mais pour juger Shakespeare, il le faut tout entier. Or, les traductions qu’on avait, infidèles quand elles n’étaient pas incomplètes, ne le donnaient pas tel qu’il est, dans la plénitude et l’accomplissement de son génie. On avait celle de Le Tourneur, un normand qui aimait l’énergie et un prêtre ; — car il fallait être prêtre au xviiie  siècle pour se risquer à traduire le barbare ivre que Voltaire, qui faisait tout trembler de sa plaisanterie, avait bafoué.

Ce voleur de l’auteur d’Othello, qui lui avait pris son magnifique Jaloux pour le mettre en Turc et en faire Orosmane, afin qu’on ne le reconnût pas, ne permettait guère qu’on vantât de son temps celui qu’il avait osé nommer Gilles ; et de la bande de philosophes qui obéissaient à son grelot et tenaient l’opinion de la France esclave, Diderot seul, le débraillé de naturel et de déclamation, avait eu le front d’écrire cette phrase superbe et cynique : « Moi, je ne comparerai Shakespeare ni à l’Apollon du Belvédère, ni au Gladiateur, ni à l’Antinoüs, ni à l’Hercule de Glycon, mais au saint Christophe de Notre-Dame, colosse informe, grossièrement sculpté, mais dans les jambes duquel nous passerions tous sans que notre front touchât à ses parties honteuses. » Mais, comme on le voit, cette phrase ambitieuse et fausse, quoiqu’elle voulût être plus juste que tout ce qu’on disait alors, prouvait que Diderot lui-même ne connaissait pas tout Shakespeare dont le colossal disparaît précisément quand on l’a tout entier sous le regard, dans la perfection de son harmonie. Certes ! Le Tourneur n’était, lui, ni un écrivain comme Diderot, ni un linguiste, ni un poète, mais il avait lu Shakespeare ; il le connaissait ; et il y avait en lui je ne sais quel instinct qui ne manquait ni de grandeur ni de force.

Défié par le formidable génie saxon, qui l’attirait et faisait pétiller son vieux sang normand, il prit corps à corps le terrible texte de Shakespeare, et il y trouva un Hastings… en sens inverse. Ce fut le normand qui fut battu, et à plate couture ; car la traduction de Le Tourneur est plate souvent, plus souvent amphigourique. Mais, si mauvaise qu’elle soit, elle n’a pas peur de l’énergie du barbare ; et quoiqu’on n’y voie plus les lignes de ce beau et puissant génie, plus civilisé et plus artiste, comme je le prouverai prochainement, que ceux-là qui parlaient de lui, perdues qu’elles sont sous le fatras du traducteur, comme la statue d’un dieu tombée et engloutie dans la fontaine vaseuse des crocodiles, on y a cependant conscience des tressaillements de ce génie qui vit encore, quoique massacré, et tellement que les Anglais eux-mêmes ont retraduit dans leur langue ces morceaux curieux de Le Tourneur, inspirés de Shakespeare plutôt que traduits de Shakespeare. C’est cette traduction de Le Tourneur qui fut reprise, avant 1830, par A. Pichot et Guizot, lesquels la rendirent plus correcte, plus propre, plus claire au sens français et plus littéraire au sens universitaire de ce mot. Ce fut une toilette, une vraie toilette doctrinaire ; et pour Shakespeare qui disparaissait sous cette expression à laquelle manquaient l’intrépidité de la couleur et la témérité de la vie, c’eût été une toilette de condamné à mort, si une traduction pouvait tuer Shakespeare, et si, dans la plus détestable de toutes, il n’y avait pas quelque chose qui résiste et qui dit qu’il y a là un immortel !

C’est ce quelque chose qui résiste au meurtre de toutes les traductions, quoi qu’elles puissent être, c’est cette survivance du génie passionné du grand poète anglais à travers les effacements de A. Pichot et Guizot, qui devait tenter ceux qui aiment Shakespeare, et, en le traduisant, veulent nous le faire aimer. Aussi recommença-t-on de le reproduire comme si de rien n’était, en vers et en prose. Les traductions en prose demeurèrent obscures, mais celles qui étaient en vers jetèrent plus d’éclat, et parmi elles, on n’a pu oublier l’Othello d’Alfred de Vigny, ce marbre exact comme un plâtre et coloré comme la vie, — et quelques scènes de Roméo et Juliette, par Émile Deschamps, « aussi fraîches que la jeunesse et le printemps dont ce drame est fait », a dit Coleridge.

Seulement, poésies ou prose, ce n’étaient là que les fragments d’un tout, qu’une traduction, qui visait aux intérêts composés de la gloire, ne pouvait et ne devait pas briser. C’est dans cet état de choses en France, quand, la renommée et l’influence de Shakespeare grandissant par toute l’Europe, les livres de critique s’accumulaient sur son génie, ses procédés, son art, sa science encyclopédique et infuse, sa philosophie et jusque sur sa médecine (la médecine de Shakespeare !), c’est alors, dis-je, que François Hugo se promit de donner à son pays la traduction que Schlegel avait donnée au sien. Du reste, ainsi qu’il l’a écrit dans une des préfaces des six premiers volumes à la décharge de A. Pichot et Guizot, il n’y avait peut-être qu’après 1830 qu’on pouvait traduire Shakespeare dans une langue renouvelée, qui ne fût ni celle de Racine, ni celle de Voltaire, ni celle de ce pauvre Ducis, qui, avec un talent bien voisin du génie, n’avait pu rompre cette toile d’araignée de la vieille expression classique et y était mort étouffé.

François Hugo a la fantaisie d’appeler cette langue la langue révolutionnaire, mais les révolutions qui nous ramènent au passé, sachant où elles vont, ne doivent pas porter le même nom que celles-là qui nous poussent vers l’avenir avec des mains d’aveugles. La langue de cet avenir vers lequel nous dérivons, je l’ignore et ne m’en soucie, mais je sais très bien que le mouvement d’idées et de critique de 1830 nous fit retrouver la langue perdue du xvie  siècle, la seule dans laquelle on pût bien traduire le plus grand poète que le xvie  siècle ait produit !

Mais s’il la nommait mal, cette langue nécessaire à une traduction de Shakespeare, François Hugo la comprenait et pouvait la parler. J’ai dit, en rappelant plus haut l’Événement, ce que jusque-là avait été François Hugo : — rien de plus que le fils de son père, comme Louis Racine l’avait été du sien. Le fils de l’auteur d’Athalie écrivit le poème de la Religion ; le fils de l’auteur de Notre-Dame-de-Paris et de la Préface de Cromwell faisait des romans et tirait les derniers coups de feu inutiles de cette guerre de 1830 terminée, et à laquelle son père avait pris une si éclatante et fière part. Fils de ce poète exagéré, mais grand, qui, espagnol par le génie et par la moitié de son sang, et infidèle à l’un et à l’autre, semble présentement un contre-sens dans l’ordre de l’intelligence et fait l’effet du Cid qui aurait renoncé à la croix, François Hugo, dans son orgueil filial, dut croire que ce grand romantique Shakespeare était un peu de ses ancêtres, et il se mit à le traduire dans la langue renouvelée par son père, et, transmission mystérieuse en laquelle je crois ! influence de la race sur les familles bien faites ! il le traduisit de manière à ce que son père lui-même, qui le regardait écrire par-dessus son épaule, bien souvent n’aurait pas fait mieux.

III

Telle est la vérité et tel est l’éloge. Je ne dis point en termes formels : la traduction intégrale de Shakespeare entreprise par François Hugo est-elle, absolument parlant, le chef-d’œuvre que mérite Shakespeare et que l’on désirerait qu’elle fût ? Est-elle pure de tout contresens, cet écueil inévitable de toute traduction ? Est-elle même conçue et réalisée dans un système de traduction irréprochable ? Le mot à mot hardi, mais pénétrant, mais qui nous donne le sens profond, incompatible et péremptoire, qui fait enfin d’une traduction autant que possible la chose indigène, le mot à mot y est-il maintenu avec le despotisme d’une vérité ? N’y est-il pas sacrifié souvent au tour et à la périphrase, ce brut mot à mot qui n’en va pas chercher si long et qui nous en dit tout de suite bien plus ?

Que de questions il y aurait eu à poser à François Hugo ! Ce fils d’un homme qui a relevé le nom propre, le mot cru, le terme concret, devant l’expression abstraite, vague et académiquement décente, ce jeune homme qui veut que la langue retrouvée du passé soit une langue révolutionnaire, n’a-t-il pas eu parfois la faiblesse de se montrer ici plus littéraire qu’interlinéaire, quand c’est interlinéaire qu’il fallait ? Non ! il faut abréger et je dis : la traduction de François Hugo, dont ces premiers volumes sont la fleur et mieux que la promesse, à supposer qu’il l’achève avec le soin de ces six volumes, sera évidemment une œuvre capitale, qui honorerait tout homme, quel qu’il fût, et avec laquelle la Critique et la littérature seront obligées de compter.

Écrite dans la langue colorée, pittoresque, expressive de la tradition romantique, elle permettra enfin de juger Shakespeare dans son originalité, pour les Français qui ne savent pas l’anglais, presque entièrement inconnue. Cette traduction, qui demande dans celui qui l’a faite le don le plus rare, en ces temps de volonté molle et d’haleine courte, — la persistance, — est, de longueur et de largeur, un monument, et tout monument devient, tôt ou tard, le piédestal de celui qui l’a élevé. Seulement, s’il y a du fils de l’auteur de Ruy Blas, et si nous aimons à en trouver dans le texte vigoureux et éclatant de la traduction, pourquoi faut-il que hors de la traduction, hors la plastique de cette forme donnée au sens compris de Shakespeare, il y en ait encore, mais pour cette fois-ci, vraiment trop !

En effet, la traduction de François Hugo est précédée de préfaces qui m’en rappellent d’autres, et que j’eusse mieux aimé ne pas y voir. Il eût été plus viril, selon moi, et plus fier, de publier sa traduction dans sa simplicité toute nue, et de ne vouloir être que par Shakespeare, ce qui est déjà une grande manière d’exister. Mais le jeune homme en François Hugo pouvait-il résister à nous dire aussi, comme tout le monde, son petit mot dans cette pluie de mots qu’on nous crache de partout sur Shakespeare ? Seulement ce petit mot devait être plus neuf pour pouvoir être remarqué. Ici, le désir de se montrer critique a entraîné

François Hugo, qui nous fait des rapprochements déjà connus entre les pièces de Shakespeare et les Nouvelles du temps où il les prenait, car ce sculpteur prenait partout son marbre, et qui nous analyse des pièces qu’en tournant la page on peut lire.

Qu’on me passe le mot (un romantique ne s’en fâchera pas !) je trouve que François Hugo tripote un peu trop Shakespeare dans ses préfaces… Il s’est d’abord mis en visée de lui donner un cadre et de timbrer chaque volume de l’étiquette d’une idée à laquelle Shakespeare certainement n’a jamais pensé. Nous avons le volume des Jaloux, celui des Tyrans, etc., etc., ce qui donne au spontané Shakespeare, le génie le plus genuine, comme dit sa nation, le plus jaillissant de la sombre profondeur humaine infinie, quelque chose de systématique et d’organisé très contraire à la libre production de cette merveilleuse pensée. Et encore cela ne serait rien qu’une suite de formules inutiles, si, derrière l’étiquette de ces diverses idées, il n’y avait pas la pensée générale, et très fausse à mes yeux, d’un enseignement que voulait exercer Shakespeare !

François Hugo se le demande à plusieurs reprises : « Quel enseignement (ce sont ses termes) Shakespeare voulait-il exercer sur les masses ? » C’est parler un peu comme à l’Événement. L’idée d’enseigner est une idée et un pédantisme modernes, et le naïf Shakespeare, qui n’était réfléchi que pour combiner des effets de beauté plus grands ou d’un plus poignant pathétique, ne pensait pas plus à l’enseignement qu’il ne pensait aux masses, qui n’étaient pour lui que son parterre et lui-même. Lui surtout ! car les hommes de génie auscultent les autres sur leur propre cœur, et tous les parterres de l’humanité et de la postérité étaient pour Shakespeare dans les six pouces de sa poitrine !

Ce n’est pas tout. Comme on ne s’arrête plus, une fois sur la pente, cette idée d’enseigner, en se développant, se modifie et devient bientôt celle de juger, et le professeur Shakespeare devient le juge Shakespeare, sous la plume de François Hugo, une espèce de lord justicier, de haut shérif intellectuel d’Angleterre. « Quand — dit-il — il met le sceptre aux mains d’un jaloux, c’est un argument qu’il a combiné contre l’absolutisme politique… » Quand il proclame la légitimité de l’amour (Peines d’amour perdues), c’est qu’il condamne du haut de son tribunal idéal la vierge hypocrite qui régnait de son temps en Angleterre… On regrette tout cela devant une œuvre si sérieuse, et tout cela, j’oserai l’appeler, moi, de la puérilité grandiose sucée avec le lait par François Hugo dans la maison paternelle.

Eh bien, le dévouement filial ne doit pas aller jusque-là ! Il ne doit point faire écrire des phrases de ce calibre, facile à reconnaître, en parlant de la Reine Élisabeth : « Cette marquise de Rambouillet qui avait pour ruelle l’alcôve impériale, cette femme savante ayant pour canif le glaive et le globe pour serre-papier, régnant non sur des cuisines, mais sur un empire, dirigeant non un ménage, mais une société, et donnant des ordres non pas à Martine, mais à tout un peuple. À ce bas bleu qui porte la jarretière d’Édouard III, prêtez tous les travers féminins que Molière a dénoncés : la pruderie d’Arsinoé, la minauderie de Cathos, la vanité de Bélise, l’afféterie d’Armande et la violence de Philaminte, grandies de toute la hauteur des Tudor. » Et le rapprochement et l’antithèse marchent ainsi jusqu’à épuisement.

Ce sont là certainement des méthodes de style et des procédés de famille qu’on peut, sans être dénaturé, oublier. On peut très bien oublier aussi des propositions de ce lyrisme : que « les anges sont des êtres immortels, n’ayant jamais failli, et condamnés à une béatitude sans fin » ; et que « Dieu est perdu dans l’infini », absolument comme un pauvre homme ! taches que j’aurais fait sauter en arrachant l’étoffe, si j’avais été François Hugo ; car je supprimerais mes préfaces et me contenterais d’une traduction où des choses pareilles ne se trouvent pas, grâce à Shakespeare ! je me contenterais du souci de ce service rendu à la langue et à la littérature françaises ; car l’un des plus purs et des plus nobles, c’est d’emménager une magnifique et difficile œuvre étrangère dans la langue et la littérature d’un pays.

IV3

Le VIIe volume, étiqueté, comme les autres, de ces singulières étiquettes dont François-Victor Hugo se donne la torture et que nous lui avons vainement reprochées, contient Antoine et Cléopâtre et Roméo et Juliette, qu’il appelle pompeusement : les Amants tragiques. Ils sont fort tragiques en effet.

Mais ce qui est presque comique, c’est le sérieux avec lequel François-Victor Hugo exécute cette puérilité de mettre aux œuvres de Shakespeare des titres auxquels Shakespeare n’a jamais pensé, et qui, d’ailleurs, ont pour effet sérieux d’égarer l’esprit sur les procédés de composition du grand poète. Le génie libre et si prodigieusement spontané de Shakespeare est aussi profondément antipathique aux divisions arbitraires qu’on en fait que pourrait l’être l’Océan aux bouteilles dans lesquelles on voudrait enfermer ses vagues resplendissantes, pour en faire mieux admirer l’azur, au lieu de les laisser tranquillement déferler sur la grève immense !

Il n’y avait guères qu’un ordre à suivre dans la traduction des œuvres de Shakespeare, c’était l’ordre chronologique, le seul qui mette bien l’œuvre d’un homme dans sa véritable lumière et nous donne les développements successifs de son génie. L’ordre chronologique est comme une sorte de biographie de la pensée… Malheureusement cet ordre manque entièrement pour Shakespeare, ce poète moderne aussi peu connu qu’un Ancien, dont nous ne sommes séparés que par les quarante-huit heures de deux siècles, mais qui, en bien des choses, est, pour nous, aussi mystérieux que s’il était reculé et enfoncé dans l’ombre du temps.

Trop au-dessus de son époque pour en être bien vu et la préoccuper, car l’ingratitude des hommes n’est souvent que de la distraction ou de l’inintelligence, Shakespeare fut moins méconnu qu’inconnu de son siècle. Rose restée cent ans en bouton, sa gloire n’a fleuri dans toute l’ampleur de sa corolle que vers la fin du siècle dernier, mais depuis qu’elle ombrage la terre, depuis que, comme l’a dit Emerson, je crois, tout le monde intellectuel s’est shakespearisé, les critiques en masse se sont abattus sur le grand mûrier des bords de l’Avon pour en déchiqueter les feuilles gigantesques sous leurs analyses. Et parmi les critiques plus ou moins profonds, plus ou moins ingénieux, mais certainement mieux inspirés que François-Victor Hugo, les uns ont cherché à rétablir l’ordre chronologique dans les œuvres de Shakespeare, comme d’autres ont cherché à préciser les connaissances, l’éducation la religion de Shakespeare.

Seulement, soins perdus, efforts inutiles ! ces différents travaux n’ont abouti à aucun résultat certain, même un des meilleurs, et peut-être le meilleur des critiques de Shakespeare, le poète Coleridge, qui a essayé plusieurs fois, avec une patience de Pénélope qui attend Ulysse, de reconstituer cet ordre chronologique, n’a pu nous éclairer par ce côté-là ce phénomène de production qui fut Shakespeare, dont la personnalité ne se démasqua jamais de son génie et qui est resté impénétrable pour son propre compte à travers le monde de personnages qu’il fit si merveilleusement parler !

V

C’est Hazlitt qui le premier, si je ne me trompe, dans cette absence d’ordre chronologique, affirma que Roméo et Juliette devait être une des pièces de la jeunesse de Shakespeare. Mais si c’est là plus qu’une manière de dire pour exprimer vivement l’éclat juvénile et la suavité de cette œuvre dont le coloris n’a pas plus vieilli que l’aurore, si le mot de Hazlitt a la prétention d’être précisément la date qui manque et l’éclair qui nous l’apporte, je repousse ce mot qui fait le sagace et qui n’a pas de profondeur. La jeunesse des grands poètes ne se compte pas aux boucles brunes de leurs chevelures, mais aux forces, parfois tardives, de leur pensée. C’est quand ils sont le plus en possession de leur pensée qu’ils sont le plus jeunes, les grands poètes ! et Milton, avec ses yeux devenus deux trous d’ombre sous son front blanchi, est plus jeune certainement pour créer et chanter son Ève que quand l’Italienne qui passait s’arrêta pour le voir, dormant sur le gazon, plus beau, aux rayons du soleil, que l’Endymion antique aux molles lueurs de la lune, et qu’elle lui laissa les vers charmants écrits sur ses tablettes : Occhi, stelle mortali, si chiusi m’uccidite, aperti, che farete ? « Yeux, étoiles mortelles, si fermés vous me tuez, ouverts, que feriez-vous ? »

Non seulement Hazlitt ne s’est pas rappelé le vieux lieu commun sur l’éternelle jeunesse des poètes, mais il a oublié bien plus : il a oublié que les poètes n’ont jamais plus de jeunesse et de puissance dans le talent que quand ils n’ont plus ce qu’ils chantent, que ce soit la force de la vie, l’amour, la beauté ou la lumière ; qu’ils aient les yeux crevés ou le cœur percé de la flèche de l’irréparable, — de la flèche qu’on n’en retire plus ! Il a oublié enfin que ce qui fait en ce triste monde donner tout ce qu’il contient au génie, c’est toujours le regret et le désespoir. Erreur étonnante pour un critique de la portée de Hazlitt, et qui l’a conduit à une autre : c’est que Roméo et Juliette est la seule histoire d’amour que Shakespeare ait écrite, comme si Shakespeare n’avait pas écrit Othello.

Non ! ce n’est pas parce que Roméo et Juliette est l’œuvre la plus fraîche de sentiment, la plus rose de couleur, la plus tendre dans sa mélancolie, que Shakespeare dut être nécessairement, quand il l’écrivit, jeune de l’ordinaire jeunesse des hommes. C’est peut-être quand il fut vieux. L’amour, la jeunesse, les premières ivresses de la vie, tout cela est si beau quand tout cela n’est plus, tout cela s’empourpre tant en nous quand le noir de la nuit nous tombe sur la tête, qu’il n’est pas dit que cette Juliette et ce Roméo, ce groupe exquis et très certainement le plus pur que le Génie humain ait produit pour exprimer l’Amour partagé, n’aient pas une beauté plus grande que la simple beauté de la vie : — la beauté divine des fantômes !

Shakespeare, qui peut-être pleurait sa jeunesse, l’a revue, et dans sa pensée il a fait du Shakespeare disparu le Roméo immortel, comme peut-être aussi a-t-il fait sa Juliette de quelque autre poussière tombée, mais ramassée et fidèlement gardée dans le creux de son pauvre grand cœur.

Pour moi, je ne croirai jamais que la jeunesse peigne ainsi la jeunesse, que le bonheur peigne ainsi la félicité, et si je n’avais pas dans mon âme la certitude que, comme tout véritable grand homme, Shakespeare a dû cruellement souffrir de la vie, je n’en douterais plus après avoir lu Roméo. Tant de suavités ne peuvent sortir que d’une angoisse ! Depuis qu’il existe des peintres, n’est-ce pas toujours sur une palette noire que se broie le rose le plus doux ? L’éclat de ce rose charmant, fait avec du sang, étendu dans des larmes, n’a pas échappé à l’œil de Coleridge, qui a signalé, comme un poète, l’œuvre du poète, ici le plus adorable de tous :

« Roméo et Juliette, — dit-il, — ce n’est que printemps et jeunesse ! C’est la jeunesse avec ses folies, ses vertus, ses impétuosités ; le printemps avec ses parfums, ses fleurs et leur promptitude à mourir (transiency, dit délicieusement la langue anglaise). Roméo et Juliette, c’est la même floraison de jeunesse et de printemps qui s’épanouit depuis le commencement jusqu’à la fin de cette œuvre tout à la fois riante et mélancolique, pure et passionnée.

« Et de fait, chez les Capulet et chez les Montaigu, les vieillards ne sont pas des vieillards comme les autres vieillards. Ils ont la chaleur du cœur ; la vivacité, la véhémence, et sous leurs neiges, chaudes comme la lumière, tous les essors et toutes les qualités du printemps. Roméo, lui, avec son changement de passion, son mariage soudain, sa mort cruelle, a toutes les magnifiques violences de la jeunesse, tandis que l’amour de Juliette, aux mélancolies et aux tendresses de rossignol, unies à la volupté de la rose, commence dans la fraîcheur d’une matinée de printemps et meurt avec la langueur embrasée d’un ciel d’Italie ! »

Tel est, en effet, — caractérisé en maître et par un maître, — ce chef-d’œuvre si particulier de Roméo et Juliette, dans lequel Shakespeare, le Michel-Ange anglais, a, pour la première fois, vaincu Corrège. Et ce touchant et ensorcelant chef-d’œuvre de Juliette et de Roméo, ce n’est pas la tragédie qui intervient pour l’accomplir et pour le terminer, non ! ce n’est pas cette tragédie, toute pathétique qu’elle soit, qui peut nous étonner dans ce père de tant de tragédies, dans ce remueur de choses terribles, qui les pousse pêle-mêle du pied de son génie, comme le fossoyeur qu’il a inventé dans Hamlet remue les têtes et les os de morts à la pelle ! Mais ce qui nous étonne bien plutôt et a le droit de nous étonner, c’est la ravissante comédie qui précède cette tragédie épouvantable, cette foudre qui tombe d’un ciel bleu ! C’est cette vie brillante des feux qui ne s’allument qu’une fois, de la flamme, vierge et céleste, d’un premier amour, et qui conduit deux êtres charmants à la mort partagée, à la tombe partagée, comme fut partagée en un clin d’œil toute leur vie ! Roméo, a dit encore bien superficiellement Hazlitt, Hazlitt dont Shakespeare semble avoir parfois troublé la vue, Roméo, c’est Hamlet amoureux , comme si ce qui fait cette étincelante et exquise création de Roméo, cette incarnation de toutes les sensations poétiques et heureuses de l’existence, était une affaire de soleil !

Certes ! Roméo est plus profond que cela. Il ne s’agit pas d’ombrer du reflet d’or des matins ou des soirs d’Italie le sombre pourpoint de satin du beau Prince Noir d’Elseneur, pour avoir cette pompe de la vie enivrée, dans le diamant de sa beauté, qui n’a pas besoin de parure pour être l’éclatant et le rayonnant Roméo !

Roméo n’est pas plus Hamlet que Juliette n’est Ophélie, et que dis-je ? il l’est même beaucoup moins ; car les femmes de Shakespeare sont toutes la même femme, et Coleridge, vainqueur d’Hazlitt sur ce grand terrain de Shakespeare, en donne éloquemment une raison profonde :

« Le manque de prééminence (prééminence), — dit-il, — qui était pour Pope l’occasion d’un sarcasme, est la beauté bénie du caractère de la femme, et ce manque de prééminence ne vient point, ne le croyez pas ! d’une indigence dans sa nature, mais de la plus parfaite harmonie de toutes les parties de son être moral, pris de tête à cœur…

« En la peignant dans sa foi, dans sa patience, dans sa fidélité, dans sa fortitude, avec son intuition heureuse et son tact fin, qui n’a besoin de l’intervention d’aucune faculté discursive, en la peignant dans la lumière de ses affections à travers laquelle elle voit tout, en la peignant enfin dans la seule erreur qui soit la sienne, l’exagération de l’amour, Shakespeare a peint toutes les femmes dans la même femme ; car lorsqu’il y a individualité chez la femme, c’est toujours les circonstances qui la font. Seulement, elle est jeune fille chez Miranda, épouse chez Imogène, reine chez Catherine. »

Chez Ophélie et chez Juliette, elle est jeune fille encore, mais Hamlet et Roméo sont plus que deux jeunes gens qui ornent la vie : ils sont deux individualités, presque deux contrastes. L’un, c’est la Pensée assez intense pour arriver à la folie ; — l’autre, la Sensation assez passionnée pour arriver à la souffrance ; car Dieu ne veut pas plus qu’on s’enivre avec sa pensée qu’il ne veut qu’on s’enivre avec son bonheur !

VI

Et ce qui constitue tout entier ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de Shakespeare, ce n’est pas seulement cette merveille de Juliette et de Roméo et les sentiments qu’ils expriment dans la langue la plus enchantée qui ait jamais été modulée parmi les hommes. Ce n’est pas ce groupe digne de Polyclès, noyé dans la lumière et les morbidesses du Corrège, et dont le monde, tant que le sentiment de l’idéal vivra en lui, retiendra dans sa mémoire charmée les trois immortelles attitudes, les trois inoubliables gestes : — le baiser donné par Roméo à Juliette et rendu par Juliette à Roméo avec la fougue naïve de l’amour vrai et l’intrépidité de l’innocence ; — l’adieu au balcon dans l’air auroral, empli des joyeux cris de l’alouette qui ne sont plus les chants du rossignol ; — et enfin l’entrelacement, sur le marbre du même mausolée, de ces deux êtres si vivants, devenus par la mort deux pâles statues ! Tout ceci, qui suffirait seul à la gloire du plus grand des poètes, n’a pas cependant été tout pour Shakespeare. Je l’ai déjà dit, mais il faut insister. C’est la comédie encore plus que la tragédie qui fait le mérite sans pareil du poète anglais dans son drame de Roméo et Juliette. C’est la vie qui y est encore plus belle que la mort, — la mort plus belle que tout, pourtant, dans les grands poètes, et surtout dans un poète comme Shakespeare ! Voyez, en effet, ces nuances diverses de la vie, qui n’en sont pas les dégradations ! Auprès de Roméo, ce jeune homme divin, comme n’en ont pas revu et comme n’en reverront jamais tous les Décamérons de l’Italie, voici l’étincelant Mercutio, la poésie de l’Esprit, comme Roméo est la poésie de l’Âme ! Voici Tybalt, le fougueux Tybalt, qui est, lui, la poésie du Sang, — du Sang qui demande à couler ! Voici enfin le comte Pâris, le pensif dédaigné de Juliette. Tous jeunesse et printemps, dans ce drame, comme dit si bien Coleridge, fait seulement avec du printemps et de la jeunesse ! Mais ce n’est pas tout. Shakespeare, l’étemelle jeunesse de la pensée, l’éternel printemps du génie, ne s’est pas épuisé. Il y a dans son drame des vieillards qui sont des jeunes gens en cheveux blancs, et dont le front s’empourpre encore. Il y a cette nourrice de Juliette, la sœur des Joyeuses Commères de Windsor, vraie comme l’Antique dans Homère, comique comme le Moderne dans Rabelais, et qui montre comment les grands poètes de l’idéal, quand ils s’en mêlent, entendent la réalité ! Il y a cette figure sinistre de l’apothicaire au poison, la seule laideur qu’il y ait dans cet univers de clarté, de beauté, d’azur et de joie, mais pour en repousser et faire mieux briller les rayons ! Et enfin, répandant sur tout le drame les reflets de sa pénétrante sagesse et de sa plus touchante pitié, et y éteignant toute cette vie qui y pétille et brûle pour la rendre plus douce à la Mort, — à la Mort qui va venir tout à l’heure, — il y a un des personnages les plus délicieusement nuancés de tout le théâtre de Shakespeare, le frère Laurence, l’aimable prêtre, la bonté de Dieu dans un homme, ce rôle savamment composé que s’était réservé Shakespeare, quand il jouait, ce délicat Shakespeare, ce grand acteur exquis, à la voix de médium veloutée et à la physionomie « purement humaine », comme l’a très bien remarqué Tieck ; — car rien d’animal ou d’inférieur ne pourrait tacher, même une minute, en y passant, la calme splendeur de l’angle facial de Shakespeare !

VII

Je ne sais pas si c’est une illusion causée par l’admiration que ce drame, entre tous les drames de son immense auteur, m’inspire, mais il me semble qu’en raison de toutes les supériorités que j’y voie, il doit être plus difficile à traduire que les autres pièces de Shakespeare. Il y a ici des exquisités, des délicatesses, des raffinements, et même, diront les Exsangues du bon goût, des défauts qui doivent plus embarrasser un traducteur que les choses de la force et de la grandeur habituelles à Shakespeare. L’expression anglaise y devient souvent italienne. Elle y a, au milieu des ardeurs de la passion sincère, ces concetti, ces batteries de mots qui sont de la passion encore, et que les pédants n’en croient plus. La passion, la pauvre passion humaine, qui n’a jamais assez de ce qu’elle désire, retord bien souvent son langage comme ses cheveux, pour se faire parure, pour être plus belle et plus aimée, et met des efforts de cœur insensé dans ces concetti trop condamnés, qui ne sont pas toujours, ainsi qu’on ledit, des affectations. Shakespeare ne s’y est pas trompé, lui qui pose la scène de son drame en Italie. Il y a je ne sais quel Pétrarque dans son Roméo, et l’hyperbolisme de ses tendresses et les recherches folles de son expression idolâtre demandent dans le traducteur qui doit les reproduire — surtout si ce traducteur est Français — une main assez souple pour suivre les sinuosités de cette grâce d’une inapaisable fantaisie.

François-Victor Hugo, en nous traduisant Peines d’amour et Comme il vous plaira, ces comédies si raffinées, nous avait donné une idée de sa puissance de traducteur par l’aisance avec laquelle il se coulait dans chacune des métamorphoses de son Protée. Dans le VIIe volume tout autant que toujours, François-Victor Hugo a été à la hauteur de son texte. À cela près de trois à quatre expressions qui empâtent l’expression toujours transparente de Shakespeare, il s’est montré ce qu’on est accoutumé de le voir déjà : un traducteur d’une intelligence très sensible aux beautés de tout genre de ce génie si complexe qu’on appelle Shakespeare, lequel a trop vécu sur sa réputation de grand barbare, lui, le plus fin et le plus élégant des civilisés de tous les temps et de tous les pays du monde, — comme, à propos de cette traduction qui nous promet du champ encore, nous le prouverons quelque jour.

VIII4

Le volume VIII contient les Deux Gentilshommes de Vérone, le Marchand de Venise et Comme il vous plaira, c’est-à-dire deux comédies et un drame, mais un drame qui se dénoue dans une comédie ; car, il ne faut pas s’y tromper ! la comédie domine dans le Marchand de Venise, malgré le terrible qui la traverse, et qu’elle rend plus terrible par le contraste du fond charmant sur lequel il jette, un instant, sa lueur sinistre et menaçante. Ce n’est pas tout. Selon son usage, que nous n’avons pas pu lui faire perdre, François-Victor Hugo étiquette ces trois pièces du nom générique : les amis, comme s’il n’y avait pas des amis aussi dans Roméo et Juliette, comme s’il n’y avait pas des amis partout dans les pièces de Shakespeare ! et il les fait précéder d’une de ces préfaces-feuilletons dont il a l’habitude, et qui, quand elles n’expriment pas des idées fausses ou frivoles, renferment des analyses inutiles. Vous allez en juger à nouveau.

La préface de ce volume-ci a pour fond et pour thèse de refaire, avec les Deux Gentilshommes de Vérone, la biographie ignorée de Shakespeare, et François Hugo y ajoute cette autre thèse, qu’il n’a pas inventée, que

Shakespeare eut dans sa vie — inconnue cependant — toutes les vertus qu’il a décrites, et que, comme il était un être transcendant et idéal par le génie, il était forcément, par le cœur et par le caractère, une autre espèce d’être transcendant et idéal.

Certes ! pour mon compte, je le voudrais bien. Dieu sait si j’aime et si je respecte ce grand Shakespeare, et mes lecteurs savent aussi si je nie les rapports de la moralité et du génie, et si ce n’est pas au contraire presque une poétique pour moi que la nécessité de tenir compte de leur union dans toute œuvre d’art et de littérature Dieu et mes lecteurs savent si j’ai jamais distrait la beauté morale de la vérité esthétique ; si, par ce côté-là comme par l’autre, Shakespeare, dans ses pièces de théâtre (uniquement dans ses pièces de théâtre, il est vrai), n’est pas à mes yeux le plus grand des artistes, Le plus grand, parce qu’il en est le plus pur !

Seulement, entre la moralité de la pensée et la moralité de la vie, entre la moralité des œuvres et la moralité des actes, il y a l’abîme qui sépare la volonté de l’homme de son esprit, lesquels sont des puissances d’un ordre différent et incommutable. Qui ne le sait et qui n’en a fait l’expérience sur soi ou sur les autres ? L’homme, depuis la Chute, ne s’est jamais relevé qu’en deux morceaux. Il ressemble, depuis ce temps-là, à ces montagnes que la foudre, en tombant sur elles, a fendues, et dont elle a fait deux pitons, séparés par un gouffre.

L’avantage de l’homme sur le rocher, c’est qu’il peut supprimer le gouffre, réunir les fragments, et, par un sublime effort, se rétablir dans sa primitive unité. Mais Shakespeare, sur la vie duquel plane un si mystérieux silence, Shakespeare a-t-il vraiment été cet homme-là, et d’où le savent ceux qui l’affirment ?… Déduire la vie d’un homme de ses œuvres, cela n’est pas très sûr. Ne vous y fiez pas ! Et si ce n’était qu’incertain, mais c’est dangereux. Il n’est permis à personne de confondre et de brouiller les notions nécessaires à expliquer l’homme dans la réalité de son être, fût-ce même pour faire honneur au génie de Shakespeare et plaisir à ceux qui l’aiment, mais cependant qui ne veulent pas l’aimer comme des idolâtres ou des fous !

IX

Encore une fois, cette thèse-là n’est pas d’hier, et ce n’est pas François Hugo qui l’a inventée. On la trouve plus ou moins enveloppée dans les premiers critiques anglais ou allemands qui aient réagi en faveur de Shakespeare, si longtemps méconnu dans le pays qui fait des lords avec des Macaulay et de simples baronnets avec des Walter Scott, et méconnu même des plus grands ; car, au commencement de ce siècle, Lord Byron lui-même osait placer Pope au-dessus de Shakespeare ! Voltaire, l’auteur du barbare ivre , Voltaire, en France, n’eût pas fait mieux.

Or, de tous les critiques vengeurs qui se sont insurgés à la fin pour l’honneur du génie et de la gloire de Shakespeare, nul n’est allé plus loin que Thomas Carlyle, et c’est lui qui, dans son livre bizarre sur les Héros, où il y a tant de lucidités mêlées à tant d’erreurs profondes, c’est lui qui a formulé, avec le plus de rigueur et d’audace, la thèse qui déduit le Shakespeare inconnu de ses œuvres connues, le Shakespeare moral du Shakespeare de génie, et réclamé pour tout Shakespeare les bénéfices exorbitants d’une perfection absolue.

Jusqu’à lui, il n’y avait guères eu que des inductions éparses et timides, mais Carlyle, dont le génie est encore plus allemand qu’anglais, a posé, avec la violence du saxon et la logique dans la rêverie de l’allemand, l’a priori qui devait emporter la question en faveur de Shakespeare, mais qui l’emporte en emportant du même coup la nature humaine, l’expérience et la vérité ! En effet, pour Carlyle, sur Shakespeare, il n’y a plus dans l’homme de facultés distinctes ni de faits d’ordre différent.

Écoutez-le plutôt : « Il n’y a pas en l’homme — dit-il — de ces choses (things) qui soient distinctes et séparées et qui s’appellent intellect, imagination, fantaisie, etc., etc., comme il y a des pieds, des mains et des bras… Quand nous entendons dire d’un homme qu’il a une nature intellectuelle et une nature morale, et que ces natures existent à part l’une de l’autre, ce sont des nécessités de langage, et nous devons parler de cette manière si nous n’aimons mieux n’avoir pas à parler du tout. Au fond, toutes ces divisions ne sont que des noms… Cette nature spirituelle de l’homme, cette force vitale qui habite en lui, est essentiellement une et indivisible, et ce que nous nommons imagination, compréhension, fantaisie, ne sont que les différentes figures de la puissance de Vision intérieure (Power of insight), qui est tout l’homme et qui donne rigoureusement sa mesure (a correct measure ofman). »

Et Carlyle ne s’arrête pas là. Il devient plus explicite encore : « La moralité elle-même, — ajoute-t-il en d’autres termes, — les qualités morales de l’homme, qu’est-ce, sinon quelque autre côté (another side) de cette force vitale, une en lui, par laquelle il vit et opère ?… Vous pouvez savoir comment un homme combattrait, à la manière dont il chante. Son courage ou son manque de courage est visible dans la parole dont il se sert, dans les opinions qu’il s’est formées, non moins que dans les coups qu’il porte… Il est un et il exprime son même soi (the same self) dans toutes ses manifestations. »

Eh bien, ce n’est pas l’emploi fier de cette théorie à outrance qui de deux mondes (le monde de la volonté libre et réfléchie et le monde de l’intelligence spontanée) n’en fait qu’un seul pour l’offrir à Shakespeare ; ce n’est pas cela tout à fait qu’on peut reprocher à François Hugo. Tête peu philosophique de nature, qui n’a pas dans l’esprit ces instruments de précision au moyen desquels un homme découpe le faux avec la netteté qu’il mettrait à découper le vrai et prend sur la pensée, par la supériorité de la formule, un ascendant, fût-il funeste, François Hugo n’a point appliqué à Shakespeare, avec une déduction puissante, les idées captieuses de Carlyle. Mais il n’est pas moins vrai que, dans cette préface du VIIIe volume, il a subi l’influence de ces idées, qui sont, du reste, dans la tendance universelle d’un temps qui se croit très fort d’intelligence et qui trouverait assez commode de n’avoir plus de morale, même à sacrifier.

Dans la mesure de ses jeunes forces, tout ce que pouvait faire François Hugo, il l’a fait. Il s’est avancé naïvement dans le sens des idées que je viens de signaler, et il y a ajouté des baguenauderies, des petits rapprochements et des petites anecdotes. Parce que cet admirable génie de Shakespeare, qui était une intuition et non le résultat d’une expérience, a eu la divination de toutes choses et a peint les plus beaux et les plus purs sentiments de la vie (comme il a peint du reste les plus laids et les plus terribles), voilà que, selon François Hugo, ce grand raisonneur, Shakespeare en était capable et a dû nécessairement les éprouver ; comme justement aussi il y avait l’amitié parmi ces sentiments, et qu’il s’agit des AMIS, dans l’arrangement des titres de sa façon dont François Hugo a orné Shakespeare, il se trouve que Shakespeare a dû être, de réalité, le plus charmant, le plus adorable, le plus magnanime et le plus vertueux des amis.

Les Sonnets, ces Sonnets sans sexe, où l’âme de ceux qui respectent Shakespeare se trouble devant la confusion d’un langage si troublant lui-même et si troublé ; les Sonnets, que je n’aurais pas cités, moi, pour prouver la pureté d’un sentiment qui, s’il est de l’amitié, n’est plus de l’amitié sainte et forte, mais de l’amitié qui, au moins, a le délire ; ces Sonnets sont invoqués à l’appui de cette idée que, quand il s’agit de Shakespeare : qui peint l’amitié doit la ressentir. François Hugo a cru voir dans les Deux Gentilshommes de Vérone se débattre les mêmes sentiments, dans la même situation, que dans les Sonnets, et cela est très possible pour cette situation — une perfidie pardonnée par amitié — et pourrait s’accepter, s’il n’y avait que cela. Mais la prétention du traducteur, interprète du grand poète anglais, est bien autrement considérable. Ce qu’il veut, à sa manière, à lui, c’est précisément la même chose qu’a voulue Carlyle, à la sienne : faire je ne sais quelle chimérique équation entre le génie de Shakespeare et son âme. Idée commune, d’ailleurs, à tous les esprits sans véritable profondeur, qui croient que la sensibilité dans les arts ou dans l’expression littéraire des sentiments est la même que la sensibilité dans la vie, et qui fait, par exemple, s’éprendre de tant de poètes secs, tant de pauvres filles par trop tendres !

Je sais bien que les très rares témoignages que nous avons sur la douceur de mœurs de Shakespeare sont à l’avantage du grand poète, mais François Hugo avait-il besoin d’y ajouter des certificats de la force de ceux que l’on trouve dans des épîtres dédicatoires et dans des suscriptions de lettres adressées à la personne avec qui on est en politesse d’amitié ?… Malgré ces somptueuses acquisitions que la Biographie devra à François Hugo, je ne crois pas cependant qu’aux yeux des Exigeants historiques soit justifiée cette affirmation : que l’âme de Shakespeare était son génie ; car, si ce génie a créé des Antonio, des Hermia, des Emilia, des Béatrice, des Silvia, des Célia et des Valentin, il a produit bien d’autres choses. Il a produit des amoureux, des tyrans, des jaloux, des âmes méchantes et basses et même monstrueuses comme Iago, Edmond dans le Roi Lear, Régane, Goneril et Richard III ; Richard III, par parenthèse, que, dans la pièce de ce nom, Coleridge croyait le seul personnage inventé par Shakespeare.

Or, excepté la minute où le grand artiste, l’homme inspiré, le poète, est, par l’intensité de sa conception, le personnage qu’il conçoit et auquel il donne la vie, excepté pendant cet éclair de la conception, Shakespeare n’avait, certes ! pas toutes ces âmes-là dans son âme. Il avait la sienne, — que je ne connais pas, — que François Hugo ne connaît pas plus que moi dans ses nuances ou ses variations, comme il dit, — et, pour parler moins vague, dans les actes, demeurés obscurs, de sa vie. Ce n’est pas avec cette âme-là, qu’il pouvait avoir grande, — mais qu’il eût pu avoir petite aussi, car on a vu de grands esprits unis à des âmes vulgaires, — ce n’est pas avec cette âme, quelle qu’elle fût, que Shakespeare a fait ses chefs-d’œuvre. C’est avec son esprit tout-puissant, dont nous ne pouvons rien déduire que ceci : « C’était un esprit tout-puissant ! »

Que Cuvier, dont l’idée nous porte à la tête et nous grise, ait retrouvé des espèces perdues, cela se conçoit : il allait du connu à l’inconnu, du même au même, — non au différent, — et il tenait dans deux doigts de sa main un petit os, base de ses inductions sublimes. Mais reconstituer à coup sûr l’âme d’un poète et sa volonté, qui est une chose, avec les œuvres de son génie, qui en sont une autre, je cherche ici le même qui mène au même et le petit os de Cuvier.

X

Laissons donc Carlyle et son idée, François Hugo et son rapprochement, allongé d’une anecdote ! Vous l’avez vu, Carlyle a supprimé les facultés et la morale humaines au profit d’un grand homme qu’il a trop adoré ; car on n’adore bien le génie qu’en le comprenant, et c’est le seul amour, l’amour du génie, qui ne doive pas porter de bandeau. Shakespeare, ce grand Shakespeare, qu’avec raison, dans ses Héros, Carlyle disait valoir mieux pour l’Angleterre et lui rapporter plus que son empire des Indes, Shakespeare fut, de fait, un autre homme que celui que ce rêveur de Carlyle a inventé avec Shakespeare !

Il fut un être moral quelconque, dont le degré de moralité est resté un secret entre lui et Dieu, un être dont nous n’avons vu passer que l’extrémité des passions ou des sentiments dans des traditions incertaines, mais ce fut à ciel ouvert un être de génie qui a déposé non pas le secret, mais la révélation de son génie en des œuvres splendides sur le compte desquelles il n’est pas permis de s’abuser. Et ce génie, ce n’est pas plus une seule faculté qui l’a fait qu’il ne fait à lui seul une moralité !

Pour simplifier le génie de Shakespeare, on le mutile dans ses facultés, on coupe les branches de cette tête de chêne ; et d’autre part, avec la même main qui vient d’accomplir ce grand meurtre, non pas seulement sur Shakespeare, mais sur l’esprit humain tout entier, voilà qu’on fait rentrer de force, et en cassant tout, la volonté libre et réfléchie dans la spontanéité involontaire, et que, par respect pour le génie, on supprime la seule chose qui soit plus auguste que lui : la moralité !

Eh bien, par respect pour Shakespeare, je ne veux pas, moi, du Shakespeare qu’on a inventé au détriment de la nature humaine et de la morale éternelle ! Je ne veux pas de la fabrication d’un Shakespeare que je ne connais pas et qu’on veut me faire connaître, sans avoir découvert des mémoires secrets et authentiques qui le révèlent ! J’aime mieux le mien, le vieux Shakespeare. J’aime mieux le Shakespeare rayonnant, avant d’être réduit à une seule force vitale des diverses facultés qui font l’esprit de l’homme comme les astres font le firmament. Je l’aime mieux et je le trouve plus beau jusque dans le mystère de sa vie, qui est peut-être une gracieuseté du bon Dieu ; car l’être moral que l’homme fait en soi n’est jamais si beau que l’être intellectuel que Dieu y crée, et la statue de diamant se voit mieux sur son noir piédestal d’ombres !

Je ne veux, certes ! pas d’un Shakespeare trouvé plus grand que Dante par l’inintelligible raison que Dante est « le prêtre mélodieux du catholicisme au Moyen Âge, tandis que Shakespeare est le prêtre mélodieux du catholicisme universel, du catholicisme des derniers et de tous les temps ». Je ne veux pas enfin d’un Shakespeare que Carlyle, enivré de ce froid vin du Rhin du Panthéisme allemand, a panthéisé, et dont il a dit, pour le louer, après Novalis, qu’il était une des voix de la Nature , laquelle ne se sait point chanter et ne s’entend pas, quand elle chante.

Shakespeare, l’ancien Shakespeare, était seulement la voix de Shakespeare, mais il se savait et s’entendait chanter comme un homme, comme un de ces roseaux pensants que Pascal, qui vaut bien Novalis, trouvait plus grands que l’univers, quand même l’univers les tuerait ! C’est cette conscience de soi, le croira-t-on ? que Carlyle, le réducteur Carlyle, qui ne sait pas embrasser Shakespeare dans son opulente complexité, lui a refusée, et toujours pour le faire plus grand à la manière de la Nature ! Eh bien, encore cela, je ne l’accepte pas pour le compte du vrai et du vieux Shakespeare !

Inconscient de sa force et de son art, lui, Shakespeare ? Ah ! sa profondeur n’était pas celle d’une source, mais d’un génie. La combinaison était au fond, et encore plus au fond la conscience du grand maître qui se juge tout en produisant ! Inconscient de son art, grand Dieu ! sans plan, dit Carlyle, sans performance !… Et toute sa vie il remania ses plus belles pièces avec la fureur amoureuse d’un homme qui adore l’Idéal, et qui n’a cessé de le poursuivre que quand il s’est trouvé face à face avec Celui qui est la source de tout Idéal !

En voilà assez d’erreurs sur Shakespeare ! J’ai déjà montré celles de Hazlitt, mais celles de Th. Carlyle sont plus graves et ont plus de portée. Elles offusquent davantage la réalité de ce génie que nous tenons à voir. Ces erreurs d’un très noble esprit pourtant, François Hugo, qui ne les partage pas expressément, me les a rappelées par la préface de son tome VIII, et j’ai cru devoir les signaler. Dans le long pèlerinage que nous avons à faire avec lui dans les œuvres de Shakespeare, nous aurons bien à revenir sur les beautés que contiennent les pièces publiées dans ce volume-ci. On n’apprend d’ailleurs Shakespeare à personne. Qui ne le lit et qui ne le connaît, de tout ce qui sait lire dans l’univers ?

Ce qui est bien plus important, il me semble, c’est d’empêcher qu’on ne fasse grimacer le génie des plus grands hommes par des analyses infidèles ou fausses, ou des admirations à rebours ; et lorsque je dis important, ce n’est pas pour eux que je parle, c’est pour le public et pour nous. Eux, qu’est-ce que cela leur fait qu’on protège de la main et du respect cette petite fleur de leur tombeau qu’on appelle la gloire ? Elle vient très bien sur un tas d’erreurs, et elle n’en meurt pas. C’est le contraire de la sensitive : plus on la touche, plus elle s’épanouit.

XI5

Le IXe volume contient seulement le Coriolan et le Roi Lear, deux grandes pièces que le jeune traducteur, fidèle, trop fidèle au système et à la nomenclature qu’il a adoptés, publie sous le titre qui les relie tous deux : la Famille.

Nous ne l’avons que trop répété déjà, nous ne trouvons pas heureuse cette nomenclature, toute d’invention, d’une exécution très arbitraire toujours et d’une justesse souvent très vague, pour ne pas dire pis ; mais il faut l’avouer, le titre collectif sous lequel François Hugo a placé ces deux drames de Shakespeare, qu’il a mis en un volume, dit bien la pensée de Shakespeare. Il y a plus. La préface en est meilleure que toutes celles qui ont été jusqu’ici publiées. Le critique finirait-il par pousser dans le traducteur ? Et l’œil du critique — car tout critique est un voyant — s’accoutumerait-il assez à la clarté intense ou à la dense profondeur de Shakespeare, pour le voir et pour le juger ?

Il faudrait seulement ôter de cette préface une trentaine de lignes d’une enflure qu’on pourrait appeler une influence de famille (encore la famille !) sur l’irrémédiable malheur pour la postérité, qui s’en tord, avec juste cause, de désespoir, de ne pas savoir ce qui s’est passé le jour de la première représentation du Roi Lear. Le jour, on le sait. C’est une consolation, mais elle est insuffisante. C’était, nous dit François Hugo, le 26 décembre 1606, le jour de la Saint-Étienne :

…… On ne s’attendait guère
À voir un saint dans cette affaire !

Mais nous ignorons complètement ce que fut la distribution des rôles, la composition de la salle et l’émotion de l’auditoire. Hélas ! les détails manquent, reprend en gémissant François Hugo, le Jérémie des feuilletons qui n’ont pas été faits : « L’Histoire, qui conte tant de choses inutiles, — (quelle portière !!) — reste désespérément muette sur toutes ces questions palpitantes. » C’est à en donner des palpitations ! Pour François Hugo, en effet, pour le fils d’un homme qui a écrit des drames, lesquels ont plus tapagé dans leur temps que ceux de Shakespeare, ce qui prouve, par parenthèse, en faveur de la gloire dramatique, — la plus bête des gloires ! — pour François Hugo, frappé dès le berceau de cette plaie du cabotinisme qui nous infecte tous dans ce diable de temps, voilà une épouvantable calamité.

On se demande bien ce qu’il ferait de tous ces détails qui lui manquent, s’ils ne lui manquaient pas ; mais il n’en est pas moins triste à faire… crever de rire tous ceux qui ont le sentiment de la disproportion des choses avec le ton qu’on doit avoir, en parlant d’elles. Eh bien, excepté cette page, un peu ridicule, convenons-en ! mais excusable de la part d’un homme qui a été élevé de manière à croire que la première représentation d’Hernani fut un événement supérieur à la bataille de Tolbiac, la préface du Coriolan et du Roi Lear est un morceau très intéressant de renseignement, d’analogies heureuses, quelquefois même d’aperçu ; et entre tous les travaux critiques qu’a inspirés Shakespeare, ce n’est pas, à coup sûr, le moins distingué.

Est-ce là, du reste, beaucoup dire ? Quand on regarde fixement pour le dissiper l’espèce de mirage qu’une langue étrangère jette sur une idée qui paraîtrait commune dans la langue qu’on a l’habitude de parler, on finit par voir ce qu’on ne voyait pas d’abord : c’est à quel point, en somme, les critiques de Shakespeare sont petits. Est-ce la grandeur de Shakespeare qui les fait paraître de cette petitesse ? Est-ce l’Hercule qui les rend Pygmées ?… Et cependant, il y a parmi ces Pygmées, perdus dans la colossale peau de lion, des hommes de la taille de Goethe, de Coleridge et de Hazlitt,

Mais eux aussi, les gens d’esprit ou de génie, eux comme les autres, comme les pédants et les superficiels, les Tieck, les Ulrich, les Delie Bacon, les Schlegel, etc., ont fait de Shakespeare ce que Phèdre amoureuse fait, dans Pausanias, de cette feuille de laurier qu’elle perçait de l’aiguille d’or de ses cheveux, en pensant à ce qu’elle aimait. Elle attachait un rêve à chaque coup qu’elle donnait à la pauvre feuille déchiquetée ; mais qui pouvait reconnaître, dans le travail de sa rêverie, la feuille brillante de l’arbre immortel dont on couronne le front des héros et des dieux ? De même les critiques de Shakespeare ! Tous, plus ou moins, ont attaché leurs rêves à cette immense réalité de Shakespeare. Ils ont vu en lui ce qu’on voit dans les nuages du ciel, les flots de la mer et le regard de la femme aimée : c’est-à-dire tout ce qu’on veut y voir.

En d’autres termes, moins poétiques et tout aussi vrais, ils ont cherché des midi à quatorze heures, infinis et superbes, pour expliquer dans le grand poète ce qui n’avait pas besoin d’explication. Ils ont craché, pour faire des ronds, dans ce puits, dans ce magnifique puits de nature humaine et de génie. Ce n’était là que la bavarderie de l’admiration et de l’amour-propre ; mais ils nous ont donné leurs ronds pour du Shakespeare. C’était par trop rond ! François Hugo qui dans ses précédentes préfaces, a joué aux petits ronds dans le puits de Shakespeare, a fini ce jeu et met la main sur une idée juste. La Critique doit lui en tenir compte, et d’autant plus que, franchement, elle n’y comptait pas. Elle est surprise et enchantée. C’est si rare, qu’on a toujours le droit d’être surpris, quand on est enchanté !

XII

Oui ! la famille, l’amour et le respect de la famille que l’on aime et que l’on respecte si peu à présent voilà l’inspiration du Coriolan et surtout du Roi Lear car dans le Coriolan il y a autre chose que de la famille, il y a de la société politique, mais dans le Roi Lear, la tragédie n’est faite uniquement que par les sentiments naturels. Les hommes qui attaquent journellement la famille, qui prétendent qu’il arrivera un moment dans les civilisations de l’avenir où elle sera définitivement supprimée, savent-ils bien qu’ils suppriment du coup, dans l’ordre seul de la pensée, toute une masse de choses sublimes, depuis Priam pleurant aux pieds d’Achille jusqu’au Roi Lear, et depuis le Roi Lear jusqu’au Père Goriot, qui n’est qu’un Roi Lear plus étonnant que l’autre, et qui fait (je le montrerai tout à l’heure) de notre Balzac l’égal de Shakespeare ! Shakespeare le braconnier, le vagabond, le comédien, le déraillé social, eut heureusement l’amour de la famille, affirme hardiment François Hugo, qui, comme nous le lui avons reproché, cherche beaucoup trop le Shakespeare de la vie réelle dans le Shakespeare littéraire. Certes ! cela est fort possible. Il était anglais. Il pouvait très bien avoir cette passion anglaise de la famille qui fera encore longtemps de l’Angleterre une chose solide et grande.

L’Angleterre grave assez profondément cet amour dans l’âme de ses enfants pour que jusqu’à leur génie, quand ils ont du génie, en garde l’empreinte ! Or, le génie est souvent plus fort que les mœurs. Puisque nous avons vu Lord Byron, le mari coupable, pleurant sa fille Ada, le paradis terrestre des bras d’Ada, dont le Mariage outragé, comme un Archange vengeur, lui ferma l’entrée, pourquoi Shakespeare aussi, malgré les passions qui l’entraînèrent loin de son home abandonné, n’aurait-il pas emporté et gardé l’amour de tous ceux qu’on y laisse ? Inconséquence des plus grands poètes, qui ne seraient pas si grands, s’ils n’avaient pas toutes ces complexités de cœur ! Seulement, ce que nous savons de Lord Byron, de science certaine, par ses Mémoires, par ses lettres, par ses vers à Ada, dans Childe Harold, par cet Adieu que madame de Staël, au prix d’un égal malheur à celui de Lady Byron, eût voulu avoir inspiré, nous ne le savons pas de Shakespeare, le grand inconnu, le grand mystérieux, auquel François Hugo veut, à toute force, ôter ce mystère qui lui donne davantage l’air d’un dieu ! François Hugo n’a pour l’attester que la perte d’un fils de onze ans que Shakespeare avait nommé Hamlet comme l’immortel fils de son génie, mais il n’a nul autre détail sur ce fils de Shakespeare que son nom écrit sur une tombe dans le cimetière du petit bourg de Stratford-sur-Avon et sur la douleur de son père.

Qu’importe, du reste ! Qu’importe que Shakespeare eût, dans cette intensité, les sentiments qu’il exprima ! Ce qui suffit pour sa gloire, c’est qu’il les exprima. Il créa Arthur dans le Roi Jean, puis Coriolan, puis le Roi Lear. Dans le Roi Jean, il peignit — vous savez en quels traits déchirants ! — l’amour maternel de Constance ; dans Coriolan, ce fut l’amour d’une autre nature de mère avec l’amour filial de Coriolan, cet amour filial plus fort que l’orgueil du Romain ; et dans le Roi Lear, ce fut la plus grande douleur paternelle, le parricide de l’ingratitude, et l’amour filial encore, mais celui-là le plus sincèrement pur qui ait jamais épanoui sa fleur céleste dans un sein de vierge. Et c’est tout cela qui fait de Shakespeare un poète familial, comme il est un poète universel !

Le sentiment de la famille, comme d’ailleurs tous les autres sentiments humains, a fécondé le génie de Shakespeare, et ce génie, qui a demandé à l’amour jeune, libre et fidèle, les suavités et les mélancolies de Roméo, a demandé également d’autres beautés, pathétiques et profondes, à ces sentiments qui ne sont plus seulement des sentiments, mais des vertus, à ces sentiments de la famille qui ne sont plus libres, comme l’amour, et qui sont aussi éternels !

Voilà du moins ce que François Hugo a bien vu… Le sentiment de la famille, qu’il a, lui aussi, jusqu’au courage et quelquefois littérairement jusqu’au défaut, de cette fois, lui a porté bonheur. Il lui a éclairé la critique qu’il fait du Roi Lear et du Coriolan, et dicté, dans sa préface, des pages très émues et très belles. Il est évident que l’écrivain qui a pour la famille une adoration si éloquente est plus sain et plus fort que beaucoup d’esprits de son temps. Il est évident que cette idée de la sainteté de la famille purifie l’esprit qui la proclame avec cette vaillante sincérité, surtout au moment où dans le parti qu’on s’est choisi, une telle idée est impopulaire. Et aux yeux de ceux-là qui connaissent l’empire continu d’une idée, cela rachète presque la mauvaise politique d’autrefois.

Cela dit — qui devait être dit — sur le jeune traducteur de Shakespeare, risquons un mot sur ce Roi Lear qu’il a traduit avec son intelligence et son attention ordinaires. C’est Hazlitt, je crois, qui prétendait qu’essayer une description de ce drame ou de son effet sur la pensée était une impertinence, une pure impertinence (mere impertinence). Le mot est vif. Il est vrai qu’immédiatement après l’avoir lâché, Hazlitt, comme Trissotin qui ne peut pas souffrir qu’on aille, de maison en maison, trimbaler ses vers, et qui tire, sans point ni virgule, les siens de sa poche, fait immédiatement son petit speech sur le Roi Lear… Nous aussi nous croyons, comme Hazlitt, que raconter un drame du vieux Shakespeare, dont la première représentation n’est pas d’hier soir et qu’on peut lire dans le premier cabinet de lecture venu, est une impertinence. C’est se mettre, soi et son obésité ou sa maigreur, entre le lecteur et Shakespeare : c’est ôter au lecteur son soleil ! Mais ne pas dire l’effet d’un drame de Shakespeare sur la pensée, c’est nier la Critique et la tuer d’un mot. C’est cela qui est une impertinence, et nous la laisserons à Hazlitt.

XIII

Un des attributs du génie, mais du génie absolu comme l’avait Shakespeare, est la variété dans les chefs-d’œuvre, et c’est aussi l’embarras qu’ils causent, quand il s’agit d’établir entre eux non une préférence de sentiment, toujours facile, mais une hiérarchie de raison. Embarras très grand, qui, pour parler comme

Hazlitt, est l’impertinence du génie. Le Roi Lear, comme Roméo, comme Macbeth, comme Hamlet, comme la plupart des drames de Shakespeare, paraît, quand on sort de sa lecture, le chef-d’œuvre hors ligne, la master-piece des pièces de Shakespeare ; mais ce n’est peut-être là que le recommencement d’une impression. On y trouve le pathétique dans les situations, la puissance de conception dans les caractères, la beauté idéale dans les sentiments, l’énergie ou la grâce dans le langage qu’il faut admirer partout dans Shakespeare ; en d’autres termes, l’identité du même génie, dans des sujets différents. Mais, qu’on me permette de le dire, j’oserais croire qu’il y a dans Lear un arrangement d’art plus profond des articulations plus formidables, et que jamais Shakespeare n’a campé debout de création plus forte et qu’il ait fait marcher de ce pas-là devant nos esprits confondus !

Ainsi, je parlais de paternité il n’y a qu’un moment, — mais, dans cette pièce, où tous les sentiments qui ont pour souche la paternité sont aux prises, il y a bien plus que la tragédie du sentiment paternel qu’on frappe et qui saigne ! La pièce de Shakespeare n’est pas de cette simplicité. Ah ! François Hugo a bien raison de parler de famille. Tous les sentiments de la famille sont ici, en un groupe complexe, entrelacé et terrible. Qu’est le Laocoon avec ses deux serpents, en comparaison de cela ? La paternité débordée, l’amour insensé de Lear pour ses filles, cet amour d’un père aveuglé dont elles ont crevé les yeux avec de monstrueuses flatteries, et son ressentiment non moins aveugle contre la seule de ses enfants qui soit vraie et qui ait pour son père la piété que l’on a pour Dieu, la lâche, faiblesse des gendres imbéciles, les mauvaises filles mauvaises épouses, par une loi fatale et vengeresse, et l’infamie de l’adultère rendue plus horrible par une incestueuse rivalité. Au contraire, la pieuse fille épousée par l’amour désintéressé et sincère, et les serviteurs, qui sont de la famille encore et en ferment le cercle sacré, fidèles au père et au Roi, autre père ! quand trahi, humilié, maltraité, sans asile, il erre sous la foudre, la pluie et le vent.

Et vous croyez que c’est là tout ? Eh bien, non ! Avec la profondeur de son génie, Shakespeare n’a pas oublié de mettre à côté de ce groupe de famille, pour lui donner un repoussé plus terrifiant, l’effrayante individualité du bâtard ! Ce grand génie de l’ordre humain, Shakespeare, à l’intuition sociale, ne croyait pas que la bâtardise fût un fait indifférent dans la vie d’un homme, un fait simplement mélancolique. Son bâtard Edmond, qui a tous les dons de la nature, qui a même l’amour de son père et de son frère le légitime ; Edmond, qui est beau, spirituel, vaillant, aimé au premier regard de ces deux tigresses, Goneril et Régane ; Edmond, qui a toutes les fortunes, qui commande l’armée, donne des batailles et les gagne, est un Iago bien plus diabolique que le Iago de Venise, le petit enseigne qui se mord d’envie le poing dans un coin… Il n’a qu’un défaut : la bâtardise, mais cela suffit pour lui fausser l’âme, et c’est à la lueur sinistre de l’âme de ce bâtard auquel son père, aveuglé comme Lear, a sacrifié son fils légitime, pur et noble comme sa naissance, que nous voyons se dérouler cette tragédie aveuglée de la Paternité, plus effroyable que celle d’Œdipe, le grand aveugle grec, et où le Roi Lear a pour pendant dans le malheur mérité de sa vie, et pour vis-à-vis, Glocester !

Tel, de bloc et d’ensemble, ce Roi Lear, dont l’organisation me semble plus forte que celle de tous les autres drames de Shakespeare, et qui produit, je ne dis pas un pathétique plus foudroyant, mais, parce qu’il s’agit de la famille, un pathétique plus auguste. L’idée n’en appartenait pas plus que celle de beaucoup de ses drames, à Shakespeare. Elle était tirée d’un épisode du roman de Brut (1153), et elle avait été mise à la scène et jouée sous différents noms d’auteurs, je ne sais combien de fois. Mais dans ce qui n’était que glaise épaisse avant Shakespeare, le grand poète versa la vie, et cette donnée si simple de Lear, il l’orna et il la grandit par les plus belles de ses inventions. C’est là, en effet, que vous trouverez ce personnage charmant du Fou du roi dont la folie est une sagesse, et cet admirable rôle du possédé que joue Edgar pour se déguiser, cet insensé de Pauvre Tom, dont l’effet fut si grand que la première édition du drame de Shakespeare portait ce titre : Vie historique du Roi Lear et de ses filles, avec la vie infortunée d’Edgar, fils du comte de Glocester, et sa sombre humeur assumée de Tom de Bedlam (1608).

Le Pauvre Tom, dans lequel toutes les misères du Moyen Âge se reflètent avec une si incroyable poésie, a donné à Walter Scott l’idée de tous ces fous et de toutes ces folles qui passent dans ses romans avec des yeux et des propos si étranges ; mais comme le Pauvre Tom a bien plus de mordant et de hardiesse ! Son égarement, à lui, sa madness est plus poignante encore que celle d’Ophélie, et si on ne la savait pas un déguisement, on ne la supporterait pas. Walter Scott, l’immense conteur d’un temps où Shakespeare, s’il revenait au monde, prendrait la forme du roman, bien plus en harmonie avec toutes les exigences d’une pensée très civilisée, Walter Scott est fils de Shakespeare, et cela achève la gloire de Shakespeare.

Mais il y a un autre grand conteur moderne auquel Shakespeare fait penser et qu’il semble avoir inspiré dans un de ses plus beaux ouvrages, et c’est Honoré de Balzac. Le Roi Lear donne le Père Goriot.

XIV

Il me tardait d’y arriver ; car l’analogie est frappante. Le Père Goriot, c’est exactement le Roi Lear ! C’est la même idée que le Roi Lear, la même situation, le même sentiment, le même malheur. Les personnages seuls du drame et du roman diffèrent. Ils diffèrent de société, de costume et de mœurs. Le drame et le roman diffèrent aussi par les détails. Dans le Père Goriot, pas de Pauvre Tom, pas de Fou du roi, pas de Cordélie ! mais il n’y aurait que cette colossale figure de Vautrin qui s’y élève, que Balzac lutterait par elle avec Shakespeare et ne serait pas renversé. Quant à l’idée même, quant à la racine même du sujet, si Shakespeare l’a prise aux mains secondaires qui l’avaient, avant lui, exploitée, Balzac l’a prise à Shakespeare, ce qui était un peu moins facile, s’il l’a prise pourtant, s’il ne s’est pas plutôt rencontré avec Shakespeare, dans ce sujet humain, fécond et éternel comme la famille et l’humanité.

Je sais bien que Balzac a baissé les cordes de l’instrument de Shakespeare. Il a descendu cette misère royale de Lear dans une sphère de société moins haute que celle où plane Shakespeare ; une sphère non plus humaine, mais plus vulgaire, qui nous touche et nous prend de plus près. Shakespeare a l’idéal du lointain ! Balzac l’intérêt de la vie actuelle et l’intérêt aussi de la passion fouillée et épuisée dans le cœur de l’homme où l’on va la chercher, quel qu’il soit !

Entre cet imbécille de Père Goriot, ce vermicellier grotesque, que nous avons tous coudoyé, et le Roi Lear, ce majestueux chef de clan, Balzac a fait une équation prodigieuse, — l’équation de la radoterie, de la passion et de la douleur ! Lear et le Père Goriot sont aussi insensés, aussi coupables, dans leur amour pour leurs filles indignes, et aussi sublimes l’un que l’autre, et le plus sublime est peut-être celui qui le paraît le moins ; c’est peut-être le père Goriot !

Il y a encore, en effet, un dernier morceau de la draperie des temps antiques dans le Roi Lear, mais dans le Père Goriot, il n’y a que le nu du vrai dans la réalité moderne, et c’est peut-être plus puissant Quoi qu’il en soit, je ne crains pas de le dire, moi qui ne sais pas chicaner sa gloire à un homme, parce que cette gloire est nouvelle, Balzac, ce génie universel d’ailleurs comme Shakespeare, quand on le prend dans toutes ses œuvres, est aussi grand pour le moins que Shakespeare dans le Père Goriot.

Si j’étais Philoxène Boyer, le commentateur éloquent et savant de Shakespeare ; si j’avais devant moi une tribune où les développements sont permis, je suivrais en détail la comparaison entre ces deux grandes œuvres, filles l’une de l’autre, mais égales. Il est étrange qu’aucun critique de ce temps n’y ait pensé… Il est étrange que François-Victor Hugo, qui a vu tant de choses dans sa préface du Roi Lear, n’ait pas vu celle-là. Est-ce la préoccupation du génie de son père qui lui aura caché cette gloire shakespearienne de Balzac ?…

XV6

Le XIIe volume contient le Henri V et le Henri VI, avec l’introduction accoutumée. On sait notre opinion sur ces exubérantes préfaces, inspirées par l’amour-propre d’un jeune traducteur qui veut prouver qu’il sait penser pour son propre compte et qu’il a des aperçus à son service, je ne dis pas par-dessus la tête, mais entre les jambes de son colosse…

Néanmoins, dans cette introduction, où je trouve trop d’aperçus encore, il est un point de critique, posé et discuté, qui valait bien la peine de l’être, et je ne puis m’empêcher de savoir un gré infini à François-Victor Hugo de l’avoir posé et discuté. Il a, en effet, montré par là tout ce qu’il y a de plus rare chez un traducteur, je veux dire : tout à la fois du respect pour son auteur et de l’indépendance. Du respect pour son auteur, ce n’est point là ce qui est rare ; mais, si vous y joignez de l’indépendance, vous arrivez à quelque chose qui, je vous le jure ! n’est pas commun.

Certes ! du respect pour Shakespeare, ce n’est pas cela qui a jamais manqué à François Hugo. Au contraire. Il en a eu toujours beaucoup et d’aucuns même disent trop. Non que Shakespeare ne soit un prodigieux génie et peut-être le plus prodigieux, à sa manière, qui ait jamais existé. Mais entre cette grandeur du plus grand des poètes dramatiques, et l’ubiquité dans toute grandeur dont voudrait le douer François Hugo, il y a bien quelques étapes à faire que ne font pas si vite ceux qui, au lieu de traduire officiellement Shakespeare, se contentent de le lire pour leur plaisir personnel ! Sans être un Petit Poucet littéraire, François Hugo a les bottes de sept lieues de l’admiration, ces jolies bottes à glands, toujours de mode, avec lesquelles on franchit tout ! Le plus souvent, ses introductions nous ont introduits à un Shakespeare idéal infini et inventé, dans lequel il s’absorbait comme un fakir indien dans la conception de Bouddha ; car c’est un bouddhiste shakespearien que François-Victor Hugo, et, justement à cause de cela, il voit dans Shakespeare un torrent de choses qui me font l’effet, à moi, de n’y être pas !

Mis fort à l’aise par le silence que garde l’Histoire sur l’homme au mûrier des bords de l’Avon, François Hugo, qui est de l’école du trop de zèle, nous a toujours donné un Shakespeare selon son cœur brûlant, et dans cette introduction encore, qui a deux parties, l’une qui me plaît et l’autre qui ne me plaît pas, ce diable de cœur brûlant dont je me méfie nous donne un Shakespeare inconnu jusqu’à cette heure, — un Shakespeare politique, libéral, progressif et civilisé !! Pour mon goût, j’aimais mieux l’ancien, le barbare, comme disaient les badauds après ce finaud de Voltaire ! Mais il ne s’agit pas de mes affreux goûts…

Sur un mot très simple et très explicable, placé dans un des chœurs du Henri V, en l’honneur du comte d’Essex, François Hugo, qui a l’imagination fort alerte, nous enfile toute une histoire qui, je le crains pour lui, ne passera pas plus que le chameau à travers le trou de l’aiguille… Selon François Hugo, le comte d’Essex n’était pas seulement le miroir… de la vieille Reine Élisabeth ; il était par en dessous l’ennemi de l’intolérance religieuse de son gouvernement : c’était un philosophe anticipé et préludant ; et comme ce d’Essex était l’ami de Southampton, et Southampton l’ami de Shakespeare, et comme les amis de nos amis sont nos amis, Shakespeare se trouve donc être par ricochet un libéral et un opposant politique… Et j’ai vu l’heure, ma parole d’honneur ! où François Hugo, en poussant un peu plus sa pensée, l’aurait fait vivre à Guernesey !

Mais, disons-le pourtant, à côté de cette préoccupation qui n’est pas singulière du tout et qui est d’un bon fils qui voit partout la politique de papa, comme cette pauvre servante de curé voyait jusque dans la lune les humbles culottes de son maître, j’ai trouvé dans cette introduction nouvelle de François Hugo une indépendance et un détachement de-son auteur qui m’ont fort étonné dans mon jeune Bouddhiste shakespearien et qui m’ont causé un plaisir encore plus vif que la surprise. Mon Dieu, oui ! à ma grande stupéfaction, François Hugo s’est détaché assez de son auteur pour déclarer que Henri VI était une assez mauvaise pièce, très indigne du génie de Shakespeare.

Il est vrai que, presque au même instant, il a refait son nœud avec une merveilleuse adresse et rafistolé les chausses échappées et pendantes, un moment, de son admiration, en soutenant que puisque cette pièce de Henri VI était indigne du génie de Shakespeare évidemment elle n’en était pas ! Hélas ! que de pièces indignes du génie de Corneille en sont, cependant ! Mais François-Victor Hugo, qui ne croit pas certainement à l’infaillibilité du Pape, trouve bien plus aisé de croire à l’infaillibilité de Shakespeare, et il y croit comme je crois au Pape et à Dieu. Il pouvait donc, purement et simplement, exciper la non-authenticité du Henri VI, qui est un drame détestable, de cette infaillibilité de Shakespeare, opinion pour lui de dogme et de foi, et il a eu l’honnêteté, comme critique, de ne point le faire. Il a eu ce procédé pour nous de nous apporter, de cette non-authenticité du Henri VI, des raisons littéraires.

Ces raisons sont, je le reconnais, un peu subtiles, et assez semblables à du coton filé trop fin et qui doit casser, mais enfin, telles qu’il a pu les trouver, il nous les a données, et il les a même couronnées par une preuve morale qui ne me paraît pas non plus sans réplique, mais que j’aime dans sa profondeur incertaine : c’est que la Jeanne d’Arc du Henri VI était une calomnie insultante pour la Jeanne d’Arc de l’Histoire, et que cette lâcheté-là était encore plus indigne du génie de Shakespeare qu’un mauvais drame ; et de cette insulte déshonorante qui l’aurait souillée, il a essuyé respectueusement la gloire de Shakespeare, ne voulant pas qu’il eût, en plein front, son grand homme vénéré, la même tache de boue que Voltaire !

Eh bien, je dis bravo ! à cela, et bravo ! deux fois. Bravo ! parce que c’est peut-être vrai, et que dans tous les cas c’est une idée profonde et justifiée, à ce qu’il semble, par la conception que nous avons du génie sympathique de Shakespeare, que de prétendre et de poser qu’un pareil homme, rencontrant Jeanne d’Arc dans l’Histoire, ne puisse avoir pour cette fille, unique en sa grandeur, qu’un sentiment digne de ce génie, unique dans la sienne, qui vibrait si magnifiquement à chaque coup de toute chose grande et belle, et dont la vaste personnalité, embrassant toutes les personnalités humaines, comme jamais esprit ne les avait jusque-là embrassées, a paru si extraordinaire qu’on n’a rien trouvé de mieux à en dire que de l’appeler de l’impersonnalité.

Et si ce n’est pas vrai, si l’Anglais, l’Anglais ineffaçable et indestructible, qui vivait peut-être avec la ténacité de ses préjugés, de ses haines et de sa race, sous la fleur du génie cosmopolite de Shakespeare ; si l’Anglais fit faire à ce génie, contre Jeanne d’Arc, ce que plus tard les plus grands esprits de l’Angleterre firent pendant des années contre l’Empereur Napoléon, bravo ! encore, bravo ! pour avoir flétri une telle action en la proclamant, au nom de Shakespeare, impossible ! Bravo ! enfin, pour n’avoir pas laissé l’admiration de Shakespeare tuer en soi le sentiment français ! pour avoir gardé incorruptible et ferme, comme l’a fait François Hugo, cette pure notion de Jeanne d’Arc, que les hommes auxquels il se fie le plus peut-être, que Michelet, par exemple, auquel il dédie ce volume, que Henri Martin, auquel il en dédiera peut-être un autre, ont dégradée par des explications grossières ; car il n’y a que nous, qui croyons hardiment au surnaturel, qui pouvons expliquer la surnaturelle personnalité de Jeanne d’Arc !

XVI

Si, pour notre part, il nous est impossible d’admettre que le drame de Henri V, dont François-Victor Hugo tire par les cheveux — et des cheveux aussi courts que ceux d’une tête ronde — une théorie politique contre le droit divin ; s’il nous est impossible d’admettre que ce drame ait été pour Shakespeare ce qu’il est pour son traducteur, nous n’en voyons pas moins comme lui les beautés supérieures de cette œuvre, splendide et charmante… Charmante, en effet, car ce n’est point l’élément du terrible et du pathétique, si familiers l’un et l’autre au génie de Shakespeare, qui brille ici de sa flamme sombre et convulsive, mais l’élément du gracieux, de l’aimable et du bon, qui étaient autant dans Shakespeare que celui du terrible et du beau.

Shakespeare est peut-être le cerveau le plus large et les entrailles les plus dilatées qui se soient vus jamais dans une littérature. Lui, l’auteur étrange, passionné et cruel, d’Othello, Hamlet, de Macbeth et de Richard III, a, dans l’ordre de la pensée, les mêmes qualités que César, dont il a fait un si beau drame, et Alcibiade, dont il aurait pu en faire un (car il n’en a fait qu’un bout de rôle dans Timon), ont eues dans l’action tous les deux, et ces qualités délicieuses et clémentes, et divinement irrésistibles, il les a particulièrement montrées dans toute leur suavité en ce drame de Henri V. Moi qui crois que la nature humaine importait bien plus à Shakespeare que la politique et les sociétés, je suis persuadé que son Henri V — comme la plupart de ses personnages historiques — était bien plus la conception d’un caractère imaginé qu’une étude ou même qu’une divination de l’Histoire. Pour ne citer qu’un seul exemple du sans-souci habituel de Shakespeare pour le terre à terre et la fidélité de l’Histoire, Coriolan, dans le drame de ce nom, n’est pas le Romain de Tite-Live ; mais, quel qu’il soit, c’est un homme, une colère, une vengeance, une force vivante qui emporte tout dans son tourbillon, puis qui se fond tout à coup dans d’inexprimables tendresses ; et c’est bien autrement beau que si c’était romain, cela ! C’est humainement vrai et superbe ! L’étude historique des caractères est encore du costume, — du costume, à la vérité, par son côté le plus profond et le plus élevé, — mais cette étude, si réussie qu’elle puisse être, restera toujours inférieure à l’étude de la nature humaine dans ses spontanéités les plus jaillissantes ou dans ses replis les plus enveloppés.

Le Henri V de Shakespeare est un type de nature humaine tout autant qu’Othello, Hamlet, Macbeth et Richard III, trouvés aussi dans des Chroniques, comme Henri V. C’est un type de magnanimité et de grâce humaine comme Richard III, Macbeth, Hamlet, Othello, le sont d’autre chose. Je ne sache rien, pour mon compte, d’aussi profond et d’aussi touchant que ce drame de Henri V, dont on parle beaucoup moins que des autres pièces de Shakespeare, précisément parce que la distinction en est plus exquise, et dont M. Taine lui-même ne dit mot, dans sa récente Histoire de la littérature anglaise, parce que cette pièce et ce personnage de Henri V sont une des plus fortes objections qu’il y ait contre son système de l’influence de la race ; car Henri V est un Anglais diminué de tout le flot d’humanité que Shakespeare a fait entrer dans sa nature, comme s’il eût voulu démontrer, par la conception et la réalisation d’un tel personnage, combien son génie savait s’affranchir de ce joug de la race que M. Taine veut faire tomber sur le génie comme sur le cou d’un bœuf, et prouver enfin que lui-même, comme son personnage, était un homme… encore plus un homme qu’un Anglais !

XVII

Ainsi, Henri V est un homme, — Henri V, qui, sous la plume de Shakespeare, est César et Alcibiade tout ensemble, César et Alcibiade sans leurs vices, — Henri V est un homme comme César, qui était aussi un homme avant d’être Romain, et comme Alcibiade, qui l’était avant d’être Grec, et qui, partout où ils auraient été, chez les Lestrygons ou chez les Scythes, auraient eu les qualités charmantes qu’ils avaient à Rome ou à Athènes. J’en suis bien fâché pour M. Taine, le Henri V de la race et des Chroniques ne ressemble en rien à l’adorable création de Shakespeare. François-Victor Hugo, qui a des illusions différentes de celles de M. Taine, — qui ne voit, lui, que de la politique où l’autre ne voit que de la physiologie, — François-Victor Hugo met en vive saillie dans son introduction, ainsi que nous pourrions le faire nous-même, le contraste frappant du Henri V de Shakespeare avec le Henri V de l’Histoire. Il cite Monstrelet et Chastellain, et oppose énergiquement au Roi anglais « flegmatique, — dit-il, — rigide, altier et antipathique », cette ravissante fantaisie de Shakespeare, qui tire, comme on tire un instrument merveilleux d’un étui tombé dans la fange, une perfection de roi du fond du plus mauvais sujet d’Angleterre.

Vous vous la rappelez, cette jeunesse orageuse et folle de Henri, qui alors s’appelait Hai, qui s’intitulait en riant un gentilhomme des ténèbres et un mignon de la lune, et qui se laissait tutoyer par le vieux Falstaff, ce courtisan de cabaret et ce bouffon de génie chauffé incendiairement au vin d’Espagne ! Eh bien, la Fonction, la Responsabilité, l’ont saisi, ce fou, par ses cheveux d’Absalon, de leurs mains d’une froideur toute-puissante, et lui ont appliqué ce bandeau qui calme le front à force d’y peser : — une couronne ! Le prince de Galles et des ribauds est devenu HenriV. La gourme de sa jeunesse est jetée…

« Le dernier souffle — dit le poète par la bouche de Canterbury — avait à peine quitté le corps de son père, que son extravagance, en lui mortifiée, a semblé expirer aussi. Oui ! à ce moment, la Raison apparut comme un ange et chassa de lui le coupable Adam, faisant de sa personne un paradis destiné à contenir et à envelopper des esprits célestes.

« Jamais sage ne fut si soudainement créé ; jamais la réforme, versée à flots, ne balaya tant de fautes dans un courant si impétueux ; jamais l’endurcissement aux têtes d’hydre ne perdit plus vite et plus absolument son trône que chez ce Roi. »

C’est ainsi que le drame de Shakespeare commence. Henri veut conquérir la France, mais ce n’est pas le succès de ses armes qui fait l’intérêt du drame de Shakespeare, même pour les Anglais : c’est le développement de ce caractère incomparable et d’une si chevaleresque générosité.

Rien ne manque à cette tête, devenue sérieuse, de Henri, pas même, par instants, la mélancolie du repentir et la grandiose beauté de la pensée religieuse. Toutes les nuances humaines, le poète les a fondues ici… On dirait qu’en inventant un tel personnage, Shakespeare a eu la coquetterie, osée et suprême, de nous faire pardonner à l’Angleterre notre désastre d’Azincourt ! Quand, en effet, il est bien avéré, hélas ! que trente mille chevaliers français sont tombés massacrés sous les haches d’une poignée d’Anglais, Henri V dit ces grandes paroles, aussi peu anglaises que le génie de Shakespeare qui les lui met sur les lèvres : « Ô Dieu ! ton bras était « là !… Sans stratagème, dans un simple choc et dans un loyal enjeu de guerre, a-t-on jamais vu perte si grande d’un côté, de l’autre, si petite ? Prends-en l’honneur, ô Dieu ! car il est tout à toi ! » Tel il parle, ce magnanime Henri, cette idéale figure qui monte, à chaque instant du drame, dans la beauté morale et dans la noblesse, aussi haut qu’un homme puisse y monter, mais dont l’originalité n’est cependant pas toute là encore…

Non ! non ! ce qui fait l’originalité de la physionomie de Henri V, c’est que, tout sublime qu’il soit devenu sous l’influence de la fonction de Roi, il n’en est pas moins resté, au fond, l’être gracieux qu’il était dans sa coupable jeunesse, le séduisant d’esprit et de cœur que, malgré tous les emportements et les déportements de la vie, il était impossible de ne pas aimer. Il a la même grâce que dans ces temps sans frein, mais il l’a mûrie, assainie, purifiée, cette grâce que ni vertus ni vices ne peuvent abolir, cette grâce, chez certaines natures, immortelle ! L’archevêque de Canterbury parlait en évêque, en disant les paroles que je citais plus haut, mais, croyez-le ! ce n’est point le tranchant de la conversion qui coupe tout, et fait deux parts de l’homme, séparant la moitié qui doit vivre de la moitié qui doit mourir, ce n’est pas le coup foudroyant de cette conversion comme l’entendent les hommes religieux, qu’a voulu exprimer Shakespeare.

L’immense moraliste et l’immense poète a eu une bien autre visée. Il s’est colleté contre une bien autre difficulté. Il n’a pas voulu qu’un genre quelconque de surnaturel intervînt dans la transfiguration de son personnage, et il a laissé, à dessein, du Hai dans son Henri V. Il y est tel que nous le connaissons, ce Hai qui faisait jadis les délices de la taverne d’East Cheap. C’est toujours le compagnon joyeux, familier et taquin du vieux Falstaff ! C’est toujours le chercheur d’aventures nocturnes ! Seulement la taverne est devenue un camp. Falstaff, c’est à présent Fluellen, le comique pédant militaire, l’impayable capitaine gallois, et le chercheur d’aventures, c’est ce bon gaillard de Roi qui, pour rire, échange son gant de défi avec celui du soldat Williams.

Lorsque à la fin du drame de Shakespeare, dont les acteurs sont des armées et qui finit par le mariage de Henri d’Angleterre et de Catherine de France, le poète nous fait assister à cette longue scène d’amour, une des plus touchantes et en même temps une des plus piquantes qu’il ait écrites, n’est-ce pas Hai, notre ancien Hai, que j’entends, quand il se vante à sa maîtresse, avec tant de rondeur, de verve et de bonhomie, d’être, sinon « le compagnon des meilleurs rois, au moins le roi des bons compagnons » ! Et quand il lui dit ces modestes et délicieuses paroles : « Je suis bien aise que tu ne saches pas notre langue ; car, si tu la savais mieux, tu trouverais en moi un homme tellement simple que tu me soupçonnerais d’avoir vendu ma ferme pour acheter ma couronne », n’est-ce pas Hai encore ? Hai, à qui la délicatesse est venue, et qui pour la première fois, a le sentiment de l’amour !

XVIII

Ainsi, vous pouvez en juger par cette analyse imparfaite que je viens d’essayer de ce personnage, le Henri V est un des types les plus humains, les plus aimables dans sa beauté, les plus tempérés, du génie tout-puissant de Shakespeare, ce Michel-Ange qui était aussi un Corrège ! François-Victor Hugo a senti les beautés du Henri V autant que personne, et il les a traduites avec la fidélité d’expression à laquelle il nous avait accoutumés.

Mais ces beautés du drame de Henri V, avait-il besoin de les expliquer par autre chose que par cet insatiable besoin de peindre sous tous ses aspects la nature humaine, qui fut toujours le fond et l’unique mobile du génie de Shakespeare ? Le jeune Préoccupé politique est allé une fois de plus — mais en s’obstinant, cette fois, davantage, — chercher midi à quatorze heures — à la pendule de son père — dans l’appréciation d’une œuvre qui, comme toutes les œuvres de Shakespeare, dit Coleridge, « n’a d’autre politique que sa philosophie et sa moralité ».

Incorrigible manie d’expliquer son auteur par ses propres rêves à soi, et d’embrouiller sa traduction avec son commentaire ! Faudra-t-il donc que Shakespeare, ce puits de vérité humaine, ait son azur incessamment troublé par les petits crachats de François-Victor Hugo pour l’innocent plaisir d’y faire des ronds ?… Franchement, est-ce bien la peine d’être Shakespeare pour servir à cela ?…