Silvio Pellico
Lettres de Silvio Pellico, avec une Introduction par Antoine de La Tour.
I
C’est l’écrivain religieux, bien entendu, qu’on cherchera ici et qu’on va y trouver sous le nom de Silvio Pellico ; car, de volonté ou de nature, Silvio Pellico est un écrivain religieux, et même, à tort ou à raison, une influence pour certaines âmes.
Ce ne sera bien évidemment ni l’homme politique ni le poète. Le poète, selon nous, ne fut pas, et l’homme politique fut encore trop, sans être grand-chose. Or, quel que soit le succès de ces lettres publiées par MM. Stefani et Antoine de La Tour, elles auront toujours ceci d’excellent, qu’elles resteront comme un démenti donné à une fausse renommée. Ces lettres, qui n’ont plus, comme le livre célèbre des Prisons, le beau cadre noir des Piombi pour faire repoussoir à leurs teintes douces, emporteront, ce n’est pas douteux, ce qui reste encore de l’espèce de gloire que les partis avaient arrangée à Silvio Pellico bien plus qu’il ne l’avait véritablement méritée. L’opinion, qui s’émut pour lui autrefois, cette opinion qui, faute de lauriers, le couronna avec des bandelettes de victime, ne trouvera plus ici son utile condamné du Spielberg, pour lequel elle quêtait des larmes. Dans ces lettres, en effet, l’Iphigénie mâle — et très peu mâle — de la Liberté italienne, et qu’on n’égorgea pas plus que l’autre Iphigénie, confesse ingénument, à vingt places différentes, qu’après tout elle n’était pas d’une si virginale innocence, et que le Calchas de l’Autriche ne fut pas un si grand bourreau ! Risqué déjà à une autre époque, ce noble aveu — on se le rappelle — rapporta un orage de sifflets à l’une des tragédies du poète, mais maintenant que cet aveu est affermi et courageusement répété, tous ceux qui avaient drapé Silvio Pellico en martyr contre l’Autriche reprendront leur pitié… et leurs sifflets, et ce n’est plus une tragédie qu’ils siffleront.
Ils siffleront l’homme tout entier ! Ne l’ont-ils pas déjà traité d’hypocrite ?… Quant à nous, nous sommes d’une sensation contraire. Nous aimons mieux le Silvio Pellico des lettres que celui dont le nom servait aux affaires du carbonarisme contemporain. Nous préférons au Silvio Pellico de la commisération publique le Silvio qui ne la demande pas, le Silvio humble, sévère pour lui, et surtout repentant de sa faute que l’on a travestie en gloire. Mais nous, nous n’avons jamais travaillé à la statue de ce pauvre poète dont le doux nom a servi à tant de tapages ! Il en est toujours ainsi, du reste, des correspondances. Elles ne laissent jamais un homme à la place où cet homme était. Ou elles l’exhaussent, ou elles l’abaissent, ou même elles l’effacent. Elles sont la meilleure contre-épreuve des mérites surfaits. Elles montrent l’homme dans une vérité plus sincère, et l’Histoire y gagne, si l’homme y perd, — ce qui vaut mieux !
Mais Silvio Pellico perdra-t-il réellement à ce qu’on ait publié la sienne ? Et pour tous ceux qui savent s’élever au-dessus des rubriques des partis et de leurs hypocrites langages, la vraie et la seule grandeur n’est-elle pas ici du côté de la vérité de l’Histoire ? Silvio Pellico, si chiche qu’il soit par tant de côtés, a une grandeur à sa manière, et cette grandeur-là est plus pour nous que le génie lui-même : l’enthousiasme de la terre natale et le charme de la pitié. De génie, d’ailleurs, il faut bien le dire, Silvio Pellico n’en eut point. S’il aima son pays, ce fut bien plus avec la tendresse d’un enfant inquiet qu’avec la vigueur d’un grand caractère. Il ne fut ni une âme forte, ni un esprit supérieur. Il ne fut pas même un grand poète, — un poète, cette chose de troisième rang dans l’humanité. Malgré les flatteries de sigisbé que Lord Byron et Stendhal, en politesse de visite (et de carbonarisme aussi), ont prodiguées à l’Italie, cette Italie des derniers temps a été stérile en grands poètes. Elle n’en a, pour bien dire, produit qu’un seul que Dante eût reconnu pour un des lionceaux de sa race, et c’est ce Capanée de Léopardi. De Pétrarque à Métastase, de Métastase à Manzoni, et de Manzoni à Silvio Pellico, il n’y a, dans la littérature italienne, que des clairs de lune de clairs de lune, se veloutant et s’effaçant de plus en plus dans des cieux plus pâles. Or, cette dernière tache de lumière mourant dans cette voie lactée, qui n’est pas faite d’étoiles, c’est Silvio. Silvio Pellico, l’auteur de Françoise de Rimini, affadissant la suavité du Dante, représente bien, dans les cordes tendres de la lyre, ce que Ugo Foscolo représente dans les cordes dures. C’est un talent sans vérité, énervé comme l’autre est tendre, mais tous les deux sont impuissants. Seulement, c’est ici que la supériorité de Silvio commence. Talent insincère et même nul, c’est du moins un esprit auquel le Christianisme, qui fait marcher droit les boiteux et voir les aveugles, comme son divin Maître, est venu en aide, comme il y vient toujours, par la douleur et l’épreuve de la vie, tandis que Foscolo, inaccessible au Christianisme, ne se redressa jamais, bronze mal venu, tordu à faux, et qui grimace une énergie convulsive au lieu de pleinement l’exprimer.
Ainsi, la grandeur de Silvio Pellico n’est pas une grandeur de ce monde ; elle n’est ni littéraire, ni politique, ni même humaine. C’est une grandeur d’un autre genre. C’est la grandeur de la petitesse, de la médiocrité sentie, acceptée, épousée, la grandeur à part de tous ces renoncements qui seraient si tristes si la Résignation n’y passait pas son petit filet d’un or si pâle et si divin ! C’est un chrétien que Pellico, sans rien plus que le bon sens, le sens apaisé du chrétien en face de la vie, Sans le Christianisme, il serait presque acéphale, cet homme sans esprit, sans talent, sans volonté, sans passion, sans amour, du moins comme le sentent les hommes. Mais il a en lui la notion et la note chrétienne. Il a le détachement et la charité, et voilà qu’il pousse tout à coup, en lui, une grandeur ! Cette grandeur l’envahit de bonne heure. Il commence de l’avoir au Spielberg, mais elle ne prit tout son accomplissement que plus tard. Assurément, un souffle qui n’est pas celui de la bouche d’un homme a passé dans le livre des Prisons, sur cette giroflée jaune du mur d’un captif que toute l’Europe a respirée, les yeux en larmes ; mais ce souffle ne s’est purifié, il n’est devenu complètement pur que dans cette Correspondance, très infime de tout : de vue, de pensée, de passion, d’éloquence et même d’événements, et que cependant il faut lire pour savoir quelle saine et adorable chose le Christianisme peut faire… avec rien !
II
Nous le savions, nous, et cependant nous l’avons appris là encore. Pourquoi ne l’avouerions-nous pas ? À la première apparition de cette Correspondance, nous n’étions pas très disposé à en accueillir favorablement les révélations posthumes. Un doute pesait pour nous sur Pellico, et ce doute, ce n’était pas lui qui l’avait créé : c’étaient ses amis. Il avait été lié avec ce brise-raison d’Ugo Foscolo, qui, politiquement et littérairement, ne s’éleva jamais jusqu’à être un Alfieri, mais ressemblait seulement à un de ces chevaux, toujours cabrés, qu’Alfieri aimait à monter. Il avait enfin appartenu à la jeune Italie, à ce parti de terrassés qui ne se croient jamais vaincus, et ce n’était pas là pour nous des recommandations bien puissantes. Quoique nous reconnussions que l’accent du livre des Prisons ne fût pas un accent de la terre, cependant cet accent qui nous troublait s’arrêtait à une certaine place de notre âme. Il n’allait pas plus loin. Il ne la pénétrait pas. Car si la douceur, la désarmante douceur, était dans ce livre, il n’y avait pas de repentir ! C’était un langage inconnu il est vrai, à la plupart de ceux qui ont fait entendre aux hommes l’éloquence de leurs chaînes et qui se sont bâti un palais de publicité avec les murs de leur prison. Avant Silvio Pellico, il y avait eu des prisonniers célèbres. Nous avions eu Mirabeau à Vincennes, Trenck à Magdebourg, Latude à la Bastille et à Charenton, mais tous, avec ou sans génie, étaient plus ou moins d’abominables déclamateurs, des poseurs de colère et de mépris vautrés dans leur orgueil encore plus que dans la paille et les misères de leur cachot. Pour la première fois donc il sortait de ce soupirail par lequel avaient passé tant de cris furieux ou sinistres une voix fraîche et pieuse, comme Dieu, en se penchant vers nous, en entend au pied de l’autel. Cela parut nouveau et sublime, et cela l’était ! Mais, malgré tout, la question de l’Italie, la question des gouvernements, la question de l’Ordre et de la Justice dominait cette voix qui montait d’une prison d’État méritée et qui sortait, il faut bien le dire, des lèvres d’un conspirateur !
Et ce n’était pas tout. La voix d’amour et de résignation était accompagnée de celle de toutes les haines et de toutes les révoltes. Les beaux esprits qui feraient volontiers pendre leurs juges et qui, quand ils méritent le bagne, se plaignent qu’on les martyrise, tous ceux qui restent insolemment debout devant l’autorité, s’évaluant au même prix qu’elle dans le plateau contraire de la balance, tous les réclamateurs de l’impunité dans leur guerre sourde ou bruyante aux gouvernements, enfin tous les crocodiles des partis, maîtres en larmes hypocrites, mais qui savent très bien le prix des vraies, saluèrent cette voix de Silvio Pellico et la souillèrent en y mêlant la leur, croyant, et ne se trompant pas ! qu’on pouvait un jour faire des balles avec des larmes comme on en fait avec du plomb fondu, et que c’était là un coup superbe et une magnifique recrue que d’embrigader la pitié ! Telle était la raison de notre doute, de notre peu de sympathie pour la correspondance que voici. Ne serait-elle que l’écho des Prisons ? Silvio, c’était l’agneau, non pas, certes ! sans tache, mais derrière cette touchante enseigne venait la légion des bouchers. À son insu, nous le voulons bien, le pauvre condamné du Spielberg pouvait causer un mal horrible. Il pouvait devenir le grain générateur d’une moisson empoisonnée, le prétexte d’une prime donnée aux scélérats par les doucereux. Il mettait autour du front des boutefeux futurs une auréole mélancolique. Après la Marseillaise de la liberté, son livre était, comme l’a dit Brucker, « la Marseillaise de la miséricorde »
, et on comptait certainement sur celle-là pour faire lever les Révolutions de l’Avenir ! Il était donc mieux de garder le silence ; et c’est ainsi que nous avons failli nous taire sur le livre que nous vous vantons maintenant.
III
Mais, heureusement, il n’en a rien été. Attiré par ce nom de Silvio Pellico, — astre de popularité, un moment, sur lequel un nuage avait passé, il nous en souvenait, — attiré surtout par ce nuage que nous aimions plus que l’astre lui-même, nous avons ouvert ces lettres posthumes et nous y avons trouvé ce que tout d’abord nous n’espérions guères y rencontrer. Nous y avons trouvé le Silvio de la contrition et de la confession sans faste, — de la confession faite non orgueilleusement au public des livres, mais aux amis, à ces témoins de la vie qui nous jugent, tout en nous aimant, et devant lesquels nous sommes tenus de nous expliquer. Ah ! certes ! nous avons marché. Dans les Prisons, Silvio Pellico n’accuse personne, mais il ne s’accuse pas lui-même, tandis que dans ces Lettres, écrites presque toutes après la délivrance, quand il pouvait rester, sans jamais en descendre, sur le piédestal où l’amour des partis et la pitié du monde l’avaient placé, c’est lui, lui surtout qu’il accuse et qu’il accuse seul. Le doux résigné du Spielberg est devenu le repenti de la correspondance. Il a condamné son passé, et jamais mea culpà ne fut plus explicite. Il n’a pas seulement, suivant le précepte divin, béni et glorifié la main qui châtie ; il a, au nom de la vérité toute simple et de l’étroite justice, amnistié l’Autriche de ses châtiments. Il a fait bien plus que de bénir : il a justifié. On a bien discuté l’Autriche. Les uns l’ont donnée pour cruelle parce que, comme tous les gouvernements qui veulent vivre, elle a privé de leur liberté les gens qui s’en servaient contre elle ; les autres l’ont appelée généreuse et se sont même servi de l’histoire de Silvio Pellico pour le prouver ; mais quelle discussion est maintenant possible devant des aveux aussi calmes, aussi pourpensés, aussi nuancés que ceux-ci ? « Il me semble voir par la plus récente des lettres de M. de Haller — écrit Silvio à la comtesse Masino di Mombello — qu’en voulant un peu me justifier vous avez, sans le savoir, dépassé les termes exacts de la vérité. Vous lui avez dit, à ce qu’il paraît, que je n’ai pas été coupable. Eh ! mon Dieu, n’y a-t-il qu’un degré de culpabilité ? N’est-on qu’une de ces choses : innocent ou digne d’être condamné à mort et traîné par grâce au Spielberg ? J’ose penser… que, si les temps avaient été moins critiques, moins irritants, on n’aurait pas cru pouvoir consciencieusement me condamner à mort ni à de longues années d’une affreuse captivité. Mais je ne puis pas dire pour cela que je ne fusse nullement répréhensible. Car, puisque je n’aimais pas la domination autrichienne, mon devoir aurait été de réprimer et de cacher mes dangereux sentiments ou d’abandonner les pays gouvernés par l’Autriche. Au lieu de cette conduite sage et chrétienne, je croyais que l’on pouvait professer ouvertement l’opposition, et j’avais la folie de voir sous un aspect avantageux les sociétés secrètes qui pullulaient en Italie. »
Voilà, à toute page de la Correspondance, le langage de Silvio Pellico. Il est le casuiste de sa propre culpabilité, et il la décrit et la mesure avec la précision d’une conscience lumineuse. Singulier revirement dont il sera l’initiative et la cause ! Quand on voudra juger définitivement désormais le gouvernement autrichien dans ses rapports avec le carbonarisme d’Italie, il faudra invoquer l’opinion de Silvio Pellico pour établir le droit de l’Autriche… Et c’est ce que les démocrates, non seulement de l’Italie, mais de toutes les parties du monde, ne pourront jamais lui pardonner !
Ils seront plus durs pour lui que l’Autriche elle-même. Ils ne le gracieront pas. Ils ne commueront pas sa peine. Ils n’ont pas de Plombs, ils n’ont pas de Spielberg, du moins en ce moment… et d’ailleurs Pellico n’est plus ; mais ils sauront bien déterrer sa mémoire, pour la frapper et l’insulter. Nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, déjà, de son vivant, ils prononcèrent le mot d’hypocrite, la meilleure injure des partis, parce que c’est la seule dont on ne puisse démontrer la fausseté aux hommes. Mais, après ces lettres naïves et touchantes, plus touchantes que les Prisons, et qui montrent le captif des Piombi sous ce jour nouveau de l’expiation, dissipant les clartés trompeuses d’une innocence qu’on ne pouvait pas opprimer, ils ajouteront, soyez-en sûrs ! à leurs reproches d’hypocrisie, ceux de lâcheté et de trahison. Pour eux, en effet, par ces lettres, Silvio Pellico aura trahi sa propre mémoire, cette gloire qu’ils lui avaient faite de leurs mains ! Il n’aura rien respecté de l’image qu’ils lui avaient taillée. L’Ange prisonnier de la poésie, la sainte Hostie du Spielberg, toutes ces vignettes idolâtres, tous ces romanesques culs-de-lampe qui font rêver les cœurs candides, n’existeront plus, et qui sait ?… le Racine de la poésie italienne, comme l’a osé dire de Silvio cette menteuse de littérature pour faire sa cour à la politique, le Racine de la poésie italienne ne sera plus peut-être qu’un imbécile, quelque chose de niais et de plat, — un Pradon !
Et, cependant, s’ils disent cela, après tout, qu’importe ! Si Pellico n’est pas Racine, ce sont eux qui l’ont donné pour tel, et si c’est Pradon, — ce qui pourrait bien être, — qu’importe encore ! Il ne s’agit pas ici de tragédies plus ou moins oubliées et qu’on oubliera tout à fait. Il ne s’agit pas même de littérature. Il s’agit d’un livre, le moins livre des livres, qui, en quelques pages d’une simplicité infinie, éteint une gloire dangereuse qu’on avait allumée, comme un phare, sur le donjon du Spielberg. Nous n’avons pas à littérairement rendre compte d’un livre qui n’est qu’une action et même une succession d’actions : car c’est une succession d’aveux. Par le ton, par la vie morale qui y circule, par le dédain de tout ce qui n’est pas la vérité de Dieu, ce recueil de lettres est au-dessus de toute critique. Nous avons seulement voulu signaler cette publication, historiquement importante, après le scandale de larmes des Prisons. Nous avons voulu dire d’un homme dont toute la supériorité est dans l’âme, et pour lequel nous avons une affection qu’il nous fallait cacher à cause de ceux qui étalaient la leur pour lui avec un intérêt perfide : maintenant que Silvio Pellico n’est plus qu’un chrétien qui baise sa croix et que renient les sociétés secrètes, nous pouvons tout haut l’admirer !