Th. Carlyle
Histoire de la Révolution française, dernier volume, traduit par M. Jules Roche.
I
Il y a déjà plusieurs années que cette traduction de Carlyle, interrompue quelque temps, a été reprise et terminée. Mais ces années étaient les années affreusement lamentables où nous n’avions en France ni le loisir, ni le cœur de nous occuper de littérature. Le pays saignait. Thomas Carlyle a écrit l’Histoire de la Révolution française, et nous en faisions une autre alors pour les Carlyle futurs, s’il y en a qui veulent l’écrire. C’est à des talents, en effet, du genre de Carlyle, qu’appartient l’histoire du 4 septembre et de la Commune de Paris, cette misérable et honteuse révolution pondue par la Révolution que Carlyle a peinte et qui est la grande pondeuse de toutes les autres, l’abominable mère Gigogne de toutes celles qui, depuis elle, ont bouleversé le monde, et qui doivent le bouleverser encore.
Carlyle, dans son Histoire de la Révolution française, — si prodigieusement difficile à traduire, de l’aveu même de Philarète Chasles, ce Français-Anglais par la plume, le seul homme peut-être qui fût capable de triompher des difficultés de la langue et du génie de Carlyle, et qui essaya un jour, mais se fatigua et rentra bientôt dans son vagabondage et son lazzaronisme littéraires, — Carlyle est, en histoire (ce qu’on n’avait jamais vu !), un caricaturiste de premier ordre. Jusqu’à lui, l’Histoire avait été sérieuse… Elle avait été quelquefois indignée. Elle avait eu souvent du mépris. Un de ses plus grands méprisants, Tacite, en a, mais sans un seul sourire. Elle avait eu aussi le pincement de lèvres de Montesquieu. Mais le rire, non ! le terrible rire, elle ne l’avait pas. Joseph de Maistre avait bien déclaré la Révolution satanique, mais le rire de Satan, ce rire du Diable qui rit de se voir si bien obéi par les hommes, personne, avant Carlyle, ne l’avait entendu retentir dans l’Histoire, et c’est lui qui, le premier, le lui a campé sur ses fortes et impassibles lèvres d’airain. Carlyle, je l’ai dit déjà ailleurs, est l’Hogarth de l’Histoire, — de l’Histoire qui a une verge de plus dans sa main, quand elle se sert de la caricature… Or, qui appartient plus à la caricature, à la cruelle, sinistre et déshonorante caricature, que la Révolution du 4 septembre et les crimes bas de la Commune de Paris ? Et si le puissant historien anglais a fait des grotesques énormes des scélérats de la première Révolution française, que ferait-il des pygmées criminels qui sont sortis d’eux, de tous ces eunuques de naissance que je n’appellerai même pas des petits crevés révolutionnaires ; car, pour être crevé, il faut avoir vécu, si peu que ce soit ! Que ferait-il de tous ces enragés d’impuissance que nous avons vus à la besogne, ravalant l’atrocité de leurs actions dans la bêtise de leurs personnes, et salissant de leurs ignobles mains jusqu’à la flamme de l’incendie qu’ils avaient allumé ?…
II
Et j’ai bien dit : le caricaturiste dans l’Histoire ! Voilà ce qui saute aux yeux tout d’abord dans Carlyle, et ce qui y sauta d’une si étrange manière lorsque son livre sur la Révolution française fut révélé à la France. On était alors en plein doctrinarisme historique. Guizot, qui donnait le ton à cette époque, écrivait des livres raides et froids comme lui ; Guizot, le petit homme gris de style dans l’Histoire, comme dirait Carlyle lui-même, — mais qui ne disait pas : Moi, je m’en ris ! comme le petit homme gris de Béranger ; car il ne riait ni ne souriait de rien, pas plus de sympathie que de mépris, — Guizot, qui ajoutait, pour être complet dans l’agrément, le pédantisme du protestant au pédantisme du professeur ! Un autre petit homme dans l’Histoire avait, comme Carlyle, écrit précisément celle de la Révolution française, n’ayant souci de rien que de se montrer révolutionnaire dans cette histoire, — le long de laquelle il passa à travers toutes les opinions, comme le singe de la Fable à travers son cerceau, avec les souplesses d’un esprit que le scepticisme rend plus souple encore ; — Thiers, qui grimpe sur toutes les idées comme il en dégringole, avec la même facilité, n’est que l’écureuil de la Politique et de l’Histoire ; mais quelle que soit l’alacrité des mouvements de l’écureuil, son genre historique, sobre de couleur, n’en a pas moins la gravité, il faut bien dire le mot, d’un homme qui est souvent un Prud’homme littéraire. Augustin Thierry, le saule pleureur de la tombe de tous les vaincus, versait des pleurs systématiques sur les Saxons, si méchamment mis à mort par les fiers Normands. Chateaubriand promenait dans l’Histoire, comme partout, sa hautaine misanthropie. La gravité donc, la gravité régnait sur toute la ligne… Il y avait bien, il est vrai, une Histoire parlementaire de Buchez et Roux, dans laquelle on soutenait que la Révolution française était, à coups de guillotine, une application drue et supérieure des principes du Christianisme, et ceci ne manquait pas de gaieté au point de vue de l’absurde. Mais cette idée bouffonne, qui n’était pas une plaisanterie et qui aurait pu être une effrayante ironie, était maintenue tristement par ses inventeurs, avec des airs de docteurs convaincus absolument insupportables ! Enfin, il y avait aussi, dans ce temps-là, Michelet, qui faisait son Histoire de France, et qui avait, lui, plus de talent, comme on dit si joliment, à son petit doigt, que les autres — Chateaubriand excepté — dans toutes leurs personnes. Mais, à cette époque, il se tenait, Michelet, qui s’est tant débraillé depuis. Il avait encore aussi la gravité régnante. Il l’avait, mais du moins il l’animait et la colorait des chauds rayons de son esprit. Il l’a perdue… malheureusement, pour polissonner dans l’Histoire ; mais, alors, il l’avait. Eh bien, je vous laisse à penser l’effet que produisit, dans un temps de pareille littérature historique, l’histoire de Carlyle, de ce singulier humouriste anglais qui ne se gênait pas, qui se permettait tout en fait de sans-gêne britannique ; de Carlyle, le hoax anglais incarné, mais incarné dans le vrai, et qui ressemblait, par sa gaieté funèbre, en piochant les tombes de l’Histoire, au fossoyeur de Shakespeare.
Cela fut presque un scandale, avec le bégueulisme littéraire du temps et l’endroit où pareille chose fut publiée… Ce fut, si je ne me trompe, et je ne crois point me tromper, dans la Revue des Deux-Mondes, cette pédante des pédantes, que se fit la première importation de Carlyle, si peu pédant, lui ! et que Philarète Chasles y introduisit de sa plume audacieuse et brillante. Philarète Chasles, le chercheur de truffes littéraires, avait découvert Carlyle et lui faisait politesse. C’était là affaire d’humouriste à humouriste. Le scandaleux devint piquant, mais la chose eut plus de conséquence qu’on n’aurait cru. L’Histoire, cette harpe trop tendue, allait détendre ses cordes d’airain… Michelet reçut le coup de la fascination de Carlyle dans ses yeux charmés, qu’il aurait dû garder charmants, mais qui, plus tard, sont devenus obscènes. Carlyle alluma certainement le Michelet que nous avons maintenant, mais tout en l’allumant, — et trop, — il n’en changea pas la nature pour lui donner la sienne. Michelet avait les lèvres trop fines, pour que l’éclat de rire que pousse parfois Carlyle aux plus tristes ou aux plus terribles instants de l’Histoire pût s’y étaler à l’aise et y retentir. Pour cela, il eût fallu des lèvres un peu à la Rabelais.
Car il a du Rabelais, Carlyle. Il n’a, certes ! pas l’étendue de ce Rabelais qui est aussi un historien à sa manière, et qui, à force de génie, est parfois aussi beau sur son fumier que Sardanapale sur ses fleurs ; mais il en a pourtant quelque chose. Il en a l’éclair et l’éclat de ce grand rire gouailleur qui descend un homme du troisième ciel avec une épithète et lui passe la flèche du ridicule à travers le corps. — Rabelais n’est pas seulement un caricaturiste de premier ordre, comme j’ai appelé Carlyle au commencement de ce chapitre. C’est le caricaturiste le plus grandiose et le plus idéalement réel qui ait jamais existé, dans quelque littérature que ce soit. Swift ne vient pas, lui-même ! à la cheville de Rabelais. Il est un de ses propres Lilliputiens devant notre grand homme de France. Seulement, Rabelais caricaturise, d’un bout à l’autre de ses œuvres, les hommes, les choses, les mœurs et l’esprit humain de son temps, en des compositions étranges qui sont des Épopées comiques, des Iliades et des Odyssées d’un Homère ivre, ou plutôt d’un Bacchus aimé des Muses et traîné par des tigres ; car les plaisanteries de Rabelais sont d’assez fières tigresses ! tandis que Carlyle, qui ne crée pas, mais qui raconte, et qui n’a qu’une goutte du génie de Rabelais, la verse insolemment, dans l’Histoire sérieuse et bégueule, sur des fronts qui se croient faits pour inspirer la terreur. — Et cette goutte du génie de Rabelais dans une tête anglaise, voilà son originalité !
III
Car il est bien Anglais. Il a tous les traits du génie autochtone de son pays, et même les vices de ce génie. Il est biblique, protestant, puritain, prédicateur comme les Caméroniens d’Old Mortality de Walter Scott, et, par-dessus le marché, universitaire, — universitaire anglais, — barbouillé de mythologie, bourré de souvenirs classiques, roulé dans les loques pédantesques que nous trouvons dans les plus modernes et qui traînaillent encore, en Angleterre, dans leurs plus beaux discours de Parlement. Mais la goutte du génie de Rabelais, qu’il a naturellement et qu’il n’imite point, le sauve de tout cela et reste le meilleur et le plus profond caractère de son talent. Il en a pourtant de très nombreux qui ne sont pas tous anglais. Ainsi, il est mystique, presque halluciné, mais surtout matériel et pittoresque. Pittoresque jusqu’à la folie ! Quelle conviction politique a-t-il, ce damné diable du pittoresque, qui s’identifie tellement avec le fait qu’il raconte qu’il est momentanément de tous les partis ? Il dit nous avec les émigrés aux habits rouges et aux culottes de nankin, et nous avec les jacobins, les sans-culottes ! Il dit nous même en parlant de Louis XVI ! Sa personnalité se fond dans son histoire.
Il s’en fait l’acteur par la pensée, ou du moins le chœur qui épousait l’action même et la vivait dans le drame antique, et cela communique à son récit un accent très particulier, qui n’est pas la particularité d’un faiseur de Mémoires qui raconterait simplement sa vie, et qui donne au sien une passion que n’a pas ordinairement l’Histoire. C’est la passion de l’Histoire même, la passion du récit, indépendamment des idées ou des sentiments qu’il exprime. C’est la passion de son art d’historien toute seule, la passion de l’instrument dont il joue, et dont il ne joue au profit de personne qu’au sien !
Il n’a pas de cause, en effet. Au milieu de celles qui luttent dans son livre et qui s’y déchirent : cause royaliste, cause jacobine, cause religieuse ou cause athée, il ne choisit point ; il ne se range point ; il ne combat pas. Il les traverse les unes après les autres. Il se place au cœur de toutes, pour les mieux voir et les mieux sentir, — et c’est de là que le moraliste qu’il est avant tout, ce Carlyle, aperçoit le côté ridicule, abusif, outrancier, caricaturesque de toute chose humaine, et qu’il part de cet éclat de rire qui rappelle cet immense éclaffeur de Rabelais, mais amertumé de la cruelle gaieté anglaise, plus féroce que la nôtre ; la gaieté de Swift et d’Hogarth !
Comique âpre et profond, qui sort tout à coup du sérieux pour rentrer dans le sérieux ! Effet de surprise, puissant et étrange, qui se renouvelle toujours sans s’affaiblir jamais, et qui met le lecteur de Carlyle dans l’impossibilité rare et heureuse de se blaser en le lisant.
IV
Je viens d’écrire, je crois, qu’il était, avant tout, un moraliste, mais je ne l’ai pas dit assez. Rigoureusement parlant, il n’est que cela. Pas plus qu’il n’épouse de cause politique ou de cause religieuse, il n’épouse aucune métaphysique. Nul système d’idées préconçues ne s’impose à sa pensée d’historien, à une époque où tout historien a cette fatuité de viser plus ou moins à une philosophie de l’Histoire. Par ce côté-là aussi, il ressemble à Rabelais. C’est un haïsseur de quintessence. Il traite dédaigneusement de formules les lois, les religions, les codes, les thèses quelconques, et il n’a une si grande haine pour Robespierre que parce que cet homme de creuse métaphysique politique n’est pour lui que l’expression morte d’une formule (il l’appelle même par moquerie l’homme-formule), et il n’a tant de sympathie pour Danton que parce que celui-ci, crimes et tout, n’est que de la passion et de la vie, jusqu’au bout de ses ongles de lion ! La passion et la vie, Carlyle n’a pas d’autre préoccupation dans son Histoire de la Révolution française, où elles atteignirent à des diapasons de furie si épouvantablement aigus ! Cela peint, son histoire est finie. Son histoire n’a pas d’autre conclusion, d’autre signification que cette peinture. Son histoire n’est qu’une évocation de la passion et de la vie. Que dis-je ? C’est une résurrection. Je l’ai appelé, un jour, un résurrectionniste. Positivement, il en est un. Et, naturellement, qui fait tant de cas de la vie ne pouvait pas la manquer !
Et il ne l’a pas manquée non plus, pas plus dans ce volume-ci que dans tous les autres. Ce dernier volume, traduit par M. Roche tout seul, — car ce singulier livre a la singularité de plus d’avoir changé de traducteur à chaque volume, ce qui prouve la difficulté de bien traduire Carlyle, — ce dernier volume commence en Septembre, à l’établissement de la Commune, jusqu’en Vendémiaire, aux mitraillades de Bonaparte, où finit, pour Carlyle, la Révolution. « Elle finit — dit-il, dans son langage explosif — quand les dompteurs du sans-culottisme furent eux-mêmes domptés et que le droit sacré d’insurrection fut emporté par la poudre. »
En cette période, il y a les massacres de Septembre : Septembre à Paris et Septembre dans l’Argonne. Il y a le Régicide, la mort des Girondins, la Terreur, Charlotte Corday, puis Thermidor, le Vengeur, le sang rouge de Danton payé par le sang vert de Robespierre, — comme il dirait, Carlyle ! — puis
Vendémiaire, qui finit tout comme les Révolutions finissent ; car il n’y a que le canon pour les faire finir… Telle la dernière fresque de Carlyle, l’une des plus belles à peindre pour un homme si préoccupé, j’oserais même dire si affolé, si timbré de réalité et de vie. Et puisque c’est un peintre, et ce n’est que cela, mais puissamment, malgré les taches du protestant, de l’anglais et du puritain, et du millénaire, et même du scholar, qui sont sur son talent et indélébilement y restent, nous allons dire un mot du peintre et de la valeur de sa peinture, et nous aurons tout dit.
V
Hogarth, oui ! Hogarth, mais dans des sujets plus hauts, dans une sphère plus élevée, la fresque immense sur laquelle il a transporté la caricature, voilà Carlyle. C’est Hogarth le moraliste, Hogarth pour l’inspiration, le jet, la manière de regarder les hommes et les choses ; car pour le détail, pour l’appuyé du trait, pour la netteté, pour l’ordre de la composition, ce n’est plus Hogarth, le positif et réaliste Hogarth, brutal, mais réfléchi, profondément réfléchi, et froid dans sa brutalité. Carlyle n’a point cette netteté incisive qui fait du
pinceau un acier. Il a, de temps en temps, et souvent même, un trait, un coup à percer la toile et l’homme ou la chose qu’il retrace ; puis il glisse et devient confus. J’ai dit qu’il s’éclaffait, — que du sérieux dont il sortait, par un bond, comme un tigre sort de son antre, il rentrait dans le sérieux immédiatement après son bond. J’aurais dû dire aussi dans le confus, dans la brume de cette pensée de mystique et de prédicant qu’Hogarth ne connaissait pas, lui, et dont il n’a pas embrouillassé ses poignantes, ses implacables caricatures ! Carlyle, qui a fait son éducation intellectuelle chez les Allemands, ajoute à son brouillard anglais le brouillard germanique. C’est un amateur de Goethe, qu’il appelle (pour le louer !!) : « l’incompréhensible »
, dans cette Histoire de la Révolution française où il le rencontre, à la suite de ce pauvre Pharaon de duc de Brunswick, noyé dans une Mer Rouge de crotte ; badaud à cheval qui badaudait avec le canon, curieux du vent du boulet et de l’impression qu’il faisait sur les intestins. Heureusement que le trait caricaturesque savait crever chez Carlyle ces deux brouillards superposés. Seulement, ils se reforment et ils persistent, et il est fort à regretter que Carlyle ne s’en soit pas essuyé tout à fait.
Chose curieuse et qui n’est pas rare ! contraste criant ! Il avait la vapeur et l’éclair qui la troue et la hache, sans la dissiper ; il avait le mot pittoresque, et pourtant je ne sais quelle nue sur la pensée, dont tous
les mots pittoresques, pris au plus épais et au plus coupant des choses matérielles, ne pouvaient venir à bout. Carlyle, en effet, malgré ce vague que je lui reproche, est tellement possédé par le génie du pittoresque qu’il allait le chercher n’importe où, — dans les lieux les plus bas ! Pour faire du pittoresque, comme diraient les peintres plastiques, il descendait jusqu’à la vulgarité et le mauvais goût. « Le cruel Jean Bon, — dit-il quelque part, en parlant de ce représentant du peuple et à la fin d’une page très soutenue et très solennelle, — le cruel Jean Bon ! Ne l’écrivez pas, comme cela se voit dans beaucoup de dictionnaires : Jambon ! »
La vulgarité devient là une calembredaine ; mais voici qui est mieux : « Si la Convention voyait clair et devant et derrière elle, elle serait une Convention paralysée ; mais comme elle voit clairement jusqu’au bout de son nez, elle n’est pas paralysée. »
La vulgarité de l’image sert du moins ici à quelque chose. Elle exprime le mépris de l’action politique que Carlyle avait et que tous les hommes sensés et fiers devraient avoir ; car vous voyez à quel prix on l’a !
Du reste, ce défaut de la vulgarité, qu’ont presque tous les grands pittoresques, qui ne craignent absolument rien quand il s’agit d’exprimer ce qu’ils ont dans l’impression de leur esprit, était racheté, chez Carlyle, par l’expression idéale qu’il a souvent au même degré. Il est maître des mots. Il en a la double
puissance. S’il n’est pas, dans la langue de son pays, un styliste de premier degré, il y est, du moins, un expressionniste formidable. Ce n’est certainement pas moi qui lui ferai un crime, tout spiritualiste que je sois, de la matérialité de ses images. Mais s’il en a la force, en a-t-il la fécondité ?… Il avait une fois appelé Robespierre « l’homme verdâtre »
, et cela avait touché si heureusement qu’il était impossible de l’oublier. Pourquoi donc revenir perpétuellement sur cette épithète pendant le temps que dure son histoire ? Il le verdit trop. Tout devient vert dès qu’il s’agit de Robespierre, qui, de vert de mer, passe à certains moments au vert de suif.
Est-ce là de la pauvreté d’imagination, qui abuse d’un trait heureux et ne peint qu’une fois pour toutes ? Ou serait-ce de la passion, qui répète la même chose, dans la haine comme dans l’amour, et met éternellement un clou sur l’autre, pour mieux enfoncer le premier ?…
Mais quoi qu’il soit de ces défauts que je relève et de quelque manière qu’on les juge, Carlyle est un peintre d’histoire, qui a créé je ne dirai pas un genre en peinture historique, — je ne crois pas aux genres et je méprise les Écoles : pour moi, les imitateurs les plus forts ne sont jamais que les assassins de ceux qu’ils imitent et les frappent, comme Néron Agrippine, au ventre qui les a portés, — mais Carlyle a fait le premier une chose qu’avant lui on n’avait pas faite. La caricature était où elle était : elle était dans l’humanité. Mais elle n’était pas dans l’Histoire. Il l’y a mise.
Et ce sera sa gloire, à cet Anglais !