De la poésie en 1865.
(suite.)
Je sais (et je l’ai dit) que j’ai commis dans mon dénombrement précédent bien des péchés d’omission ; on m’en signale, on réclame, on m’avertit ; encore une fois, et que puis-je faire de mieux ? je le confesse avec désir de réparer tôt ou tard : je dois pourtant en venir, sans plus de remise, à quelques noms particuliers auxquels j’ai à cœur de m’arrêter, sous peine de n’être qu’un nomenclateur.
I.
Dans un volume publié par M. Jules Philippe, les Poëtes de la Savoie 50, qui se recommande par une Introduction sur les anciens poëtes et versificateurs du pays, et par un choix des modernes, y compris les vivants, j’ai été frappé de la notice sur Jean-Pierre Veyrat, né en 1810, mort en 1844, que l’éditeur n’hésite pas à saluer du titre, non pas de « poëte souverain », mais de « grand poëte. » Les extraits qui suivent, dans le volume, ne me paraissant pas tout à fait suffisants pour motiver un pareil éloge, j’ai voulu remonter à la source, aux œuvres mêmes, et, pour achever de m’éclairer, j’ai consulté un de mes amis, un proche parent de Veyrat, et qui m’avait déjà entretenu de lui à la rencontre, M. Modelon, ancien professeur à Sorèze, aujourd’hui à Stanislas, poëte lui-même et doué du souffle, honoré en 1861 d’une médaille par l’Académie de Lyon dans le concours ouvert pour le prix de poésie : la Réunion de la Savoie à la France. J’ai donc interrogé M. Modelon sur la vie, les malheurs et les pensées dernières d’un homme auquel il a voué un culte, et je crois pouvoir en effet appeler l’attention sur cette personnalité énergique et orageuse de Veyrat qui n’a fait que traverser autrefois notre monde parisien, qui n’y avait laissé qu’un souvenir vague, peut-être même équivoque, et qui ne s’est révélée entièrement, qui ne s’est expliquée ou justifiée au vrai dans ses conversions et ses repentirs qu’après le retour de l’exil et aux yeux de ses compatriotes. L’œuvre de Veyrat laisse fort à désirer ; mais son existence, sa destinée, sont bien celles d’un poëte, d’un des blessés du temps dans la lutte des idées, et aujourd’hui que Savoie et France ne font qu’un et que sa patrie est nôtre, il mérite d’être visité et honoré de nous dans sa tombe. Son lieu natal, son éducation, son moment, marquèrent en plein sur sa courte vie : tout fut brusque chez lui, tout fut direct, tranché et sans nuances. Né à Grésy-sur-Isère le 1er juillet 1810, élevé au petit séminaire de Saint-Pierre d’Albigny, dont le supérieur, l’abbé Gex, existe encore, il termina ses études chez les Jésuites à Chambéry. On ne recevait alors en Savoie d’autre éducation que celle que donnaient les ecclésiastiques. Dès ces années de classes, Veyrat se fit remarquer de ses maîtres par son talent ou sa prodigieuse facilité de versification.
Il lui arriva ce qui arrive à la plupart des natures ardentes qu’on veut soumettre à une règle étroite : il n’eut rien de plus pressé, quand il se crut assez fort, que de résister et de réagir ; il s’insurgea. Le salpêtre révolutionnaire était dans l’air ; la France de Juillet avait donné le signal et fait explosion. La Savoie, qui était alors la tête de l’Italie, et une tête française, se sentait opprimée et contrainte ; la jeunesse des écoles, à Chambéry, s’exalta et prit feu. Veyrat, à sa manière, se montra des plus vifs ; le satirique se déclara, et c’est ainsi qu’il se vit compromis dans les manifestations, auxquelles donnèrent lieu, au commencement de 1832, les prédications d’un missionnaire, l’abbé Guyon. Les turbulents avaient jeté des pétards dans l’église : lui, il avait semé de ses vers dans la ville. Il n’avait pas vingt-deux ans. Exilé de son pays, il vint en France, s’arrêta à Belley d’abord chez un parent, puis à Lyon où il publia l’Homme rouge de concert avec Berthaud, puis à Paris, où il n’avait fait qu’une première visite de quelques jours, et où il s’établit dès le mois d’août 1833. Il y vécut dans les premiers temps avec Berthaud et Hégésippe Moreau, au n° 3 de la rue des Beaux-Arts. Cette première partie de la vie et des œuvres de Veyrat ne mériterait aucunement d’être rappelée, s’il s’en était tenu là : elle mériterait plutôt le contraire. On peut excuser chez la jeunesse des violences et des erreurs, on ne les exhume pas. L’Homme rouge que j’ai sous les yeux, satire hebdomadaire en vers, qui parut à Lyon du 2 avril au 25 août 1833, n’est qu’une imitation exagérée et grossière de la Némésis, sans aucun des traits malins qui, chez nos deux satiriques émérites de Paris, allaient atteindre au défaut de la cuirasse quelques-uns des hommes du juste-milieu. Les jeunes auteurs de Lyon déclament ; ils ne savent ni les hommes ni les choses, pas même celles de la grande Révolution dont ils se sont épris sur parole : à un endroit ils parlent de Lanjuinais comme de l’une des victimes de la guillotine, à côté de Danton et de Desmoulins51. Ceux qui ont ressenti quelque étincelle de la même ardeur contre ce qu’on appelait alors le système du 13 mars ne sauraient s’étonner de leur indignation juvénile : le pire est que le talent n’y répond pas. L’Homme rouge de Lyon n’est qu’un insulteur à rimes riches, et ce que j’ai vu de l’Homme rouge de Paris ne m’a point paru meilleur. Si je voulais chercher quelques traces ou indices du talent de Veyrat à cet âge de vingt-deux ans, je les trouverais plutôt dans ses Italiennes, poésies politiques dont il ne se donnait que comme l’éditeur52. Sa personnalité poétique s’y dessine mieux que dans les thèmes généraux de la satire hebdomadaire qu’ils étaient deux à fabriquer. La première pièce est adressée à Barthélémy, dont Veyrat avait fait de loin, faute de le connaître, son oracle et son dieu :
Je ne t’ai jamais vu ; mais ta voix de poëteA retenti longtemps au fond de ma retraite ;Mais dans mon cœur froissé par un maître inhumain,Je nourris un serpent échappé de ta main :J’ai voué les tyrans à toutes les furies !…
Il appelle Barthélémy un géant, et ce mot de géant revient souvent sous sa plume. C’est l’enflure première dont les uns se guérissent, que les autres gardent et cultivent avec redoublement de bouffissure jusqu’à la fin. On voit dans cette Épître que depuis son exil, averti par un ami, et vers l’anniversaire des trois journées de Juillet, il était retourné secrètement dans son pays, croyant à une insurrection italienne ; mais bientôt il était reparti la rage au cœur, avec une déception de plus. A cet âge d’enthousiasme, de colère, d’espérance illimitée, Veyrat, semblable à bien des hommes de sa génération et de celles qui ont succédé, rêvait l’émancipation universelle des peuples et leur délivrance par la révolution ; il s’irritait des retards et prenait ses impatiences pour des prophéties. Il avait naturellement confiance en tous les hommes que la renommée lui désignait comme chefs de la croisade libérale ou révolutionnaire. La jeunesse est sujette à prendre au pied de la lettre tout ce qui s’écrit ; et, ce qui doit donner à penser à ceux qui écrivent, elle met ses actions, sa personne et sa vie au bout des phrases ; elle s’embarque, corps et âme, sur la foi des paroles. La meilleure pièce des Italiennes est celle que l’auteur adresse à Chateaubriand. Passe encore de croire en celui-là ! c’était la plus noble des idoles. Le poëte raconte que le cherchant à son arrivée à Paris, lors d’un premier voyage en juin 1832, et étant allé l’attendre au seuil de sa maison pour le voir au passage, il avait appris que l’illustre écrivain venait d’être condamné, mis en prison ; de là tout un éclat à la Némésis. Le début de la pièce a du charme :
Je te lisais souvent au bord de ma fontaine,Quand la brise du soir vient fraîchir votre haleine,Quand le soleil se couche au loin dans un ciel bleu,Et qu’un dernier rayon de vie et de lumièreA cette heure d’amour glisse sur la paupière,Comme un dernier adieu.
Aux pieds de mon rocher d’où la cascade tombe,Sous les saules penchés qui pleurent sur la tombe,Et sur mon lac tranquille au flot doux et serein,Lorsque tu voyageais de l’un à l’autre monde,Je suivais de mes vœux ta course vagabonde,Immortel pèlerin !
Et puis je m’arrêtais avec toi sur les pierres,Pour voir, pour méditer, pour pleurer les poussièresQui furent une fois cités et nations !De l’Ohio jusqu’à nous, des Natchez à Solime,Partout, sur les débris où ton astre sublimeA jeté ses rayons,
J’ai rêvé, médité, pleuré de douces larmes !Mon cœur n’avait jamais, avec autant de charmes,Suivi dans aucuns lieux les pas d’un voyageur !Oh ! je savais tes chants ! ta voix m’était connue !Jamais muse du ciel ne fut si bien venueEt de mon âme et de mon cœur !
Un jour, au pied d’un arbre, à ma jeune MarieJe lisais Atala ! — La terre était fleurie,Le ciel pur, l’ombre fraîche, elle… heureuse d’amour !Elle pleurait ! — Fleur douce, à peine épanouie.Je pleurais avec elle… et mon cœur dans sa vieTe doit son plus beau jour !
Ce sont de bons vers pour un poëte de vingt-deux ans. Je laisse aux biographes futurs de Veyrat le soin de rechercher et de nous énumérer quelles furent ses déceptions à cette époque de l’exil, déceptions du côté des événements publics, déception de la part des hommes mêmes sur la protection et l’appui desquels il avait pu compter, trahison peut-être et perfidie de la part de quelques amis avec lesquels il avait étroitement vécu. Il n’a parlé, depuis, de toutes ces misères éprouvées qu’en termes souverainement amers, mais avec élévation et en les couvrant d’un voile de poésie. La biographie n’a guère rien à y apprendre de particulier. Sa correspondance peut-être, et les papiers que possède sa famille, parleront un jour. Son intimité avec Berthaud et surtout avec Hégésippe Moreau, avec qui il vécut quelque temps, je l’ai dit, rue des Beaux-Arts, et à qui même il prêta plus d’une fois sa grande redingote verte d’un vert clair, pourra devenir l’objet d’un chapitre intéressant. Et à ce propos de redingote verte, il affectionnait ce genre de couleur qui le faisait appeler le comte Vert, d’un nom cher aux amis de l’antique Savoie. Veyrat, tel qu’on me le dépeint et que ses portraits me le montrent, était grand, mince, très bien de figure et de taille, brun, légèrement frisé, la moustache plate, la lèvre arquée, le front large et proéminent : les souffrances creusèrent de bonne heure sa physionomie, qui était très accentuée. Son regard vif devenait presque caressant dans l’intimité et d’une douceur incroyable. Il chercha, à un moment, des ressources dans le théâtre ; il fit des pièces en collaboration : Quérard en indique quelques-unes. Sans doute il ne trouva là comme ailleurs que désappointement. Il dut, pour subsister, soumettre sa plume aux plus humbles emplois ; né pour l’inspiration et pour l’art, il fit du métier ; il sema sa prose où il put. Ame fière, ambitieuse, dédaigneuse et un peu superbe, il épuisa et but la coupe de l’exil jusqu’à la lie. On lit dans son Journal à cette date : « Le poëte sans fortune est le plus malheureux des hommes : la courtisane ne livre que son corps, libre de garder au fond du cœur les sentiments qui lui restent ; l’autre, au contraire, doit, pour vivre, livrer ses soupirs, ses émotions, les pensées qui lui sont chères, et jusqu’aux plus secrètes profondeurs de son âme, et cela à un public libre de noircir le tout de la plus injurieuse critique ou du mépris le plus insultant. »
— C’est le Journal d’où sont tirées ces paroles si senties, qu’il serait curieux de connaître : on nous le doit. Il était depuis cinq années à Paris, et à bout de voie dans tous les sens (1838), lorsque tout d’un coup une grande révolution s’opéra un matin dans sa manière de voir et de sentir : son âme tout entière se retourna. Ses idées religieuses se réveillèrent, mais supérieures, épurées et transfigurées par la méditation et la souffrance. Il avait vingt-huit ans ; le jeune homme était mort en lui : l’homme était fait. Il prit une résolution courageuse, désespérée. Il faut l’écouter lui-même dans le récit noble et digne qu’il a fait de cette crise, de son agonie, du remède héroïque qu’il y apporta, et de la guérison qu’il crut y avoir trouvée. C’est véritablement sa confession qui commence :
« Le mouvement de ma vie a été si rapide, si varié, qu’il me semble avoir déjà vécu un siècle. J’ai vu la société à un âge où il est dangereux de la voir ; j’ai épousé ses passions les plus orageuses avant même d’en soupçonner les premières conséquences. Jeté à vingt ans, seul, sans appui et sans guide, dans la société la plus remuante, la plus passionnée et la plus corrompue de l’Europe, j’ai partagé ses égarements ; mes yeux se sont éblouis à ses fausses lumières, et mon cœur s’est laissé séduire à ses sophismes religieux. J’ai vu mon avenir détruit dans sa partie la plus vitale, mon esprit envahi par les incroyables hypothèses du siècle, et mon cœur, en révolte contre lui-même, s’absorber dans une lutte insensée. Je ne me suis arrêté qu’au moment où je ne sais quelle violente douleur vint m’avertir que j’avais pris la route du désespoir, et que j’allais toucher à ses premières limites. Au commencement de ma vie, je me trouvai, comme Dante au milieu de la sienne, dans une forêt obscure où mon droit chemin était perdu…
« Cependant si dur qu’ait été pour moi l’enseignement de la vie, si lourde la nécessité qui m’a fait marcher par les plus âpres sentiers de l’expérience, je n’accuse pas les événements et les douleurs qui m’ont enfin rendu à moi-même. L’éducation de l’homme ne se fait pas au collège ni par les livres de morale ; quand elle ne s’est pas accomplie sous l’influence permanente et décisive du principe religieux, elle se fait par la souffrance. L’homme qui n’a pas souffert ne sait rien de la vie ; il en ignore les abîmes et les hauteurs, les ombres et la lumière. Les affections les plus fortes, celles qui vivent, sont celles qui naissent dans les larmes et grandissent dans l’affliction. Rien ne laboure profondément le cœur de l’homme comme le malheur, et rien n’est vivace comme les sentiments qui y croissent après ce rude travail. La douleur élague du cœur tout ce qui est chétif et petit, toutes les plantes parasites ; elle ne laisse vivre que les hautes passions, les sentiments sublimes. Les grands arbres s’élèvent sur les montagnes dans le domaine des orages, et le chêne n’habite pas le même terrain que le roseau.
« Si les natures viles achèvent de se perdre et de se dégrader dans l’infortune, elle est la trempe la plus résistante des natures élevées. »
On aimerait pourtant une confession un peu plus simple, plus circonstanciée, plus naïve : quoi qu’il en soit, dans le récit tout moral qu’il a donné, je distingue quelques degrés et des acheminements. Tout ne se passa point dans un seul coup de tonnerre. Un jour, dans une des feuilles de Paris où il écrivait, il avait laissé échapper, apparemment, quelques-uns de ses soupirs et comme un cri étouffé d’angoisse. La feuille volante alla jusque dans ses montagnes ; une femme, une amie d’enfance, presque une sœur qu’il y avait laissée et qui de loin, tant qu’elle avait pu, n’avait cessé de le suivre avec sollicitude, lut cet article et lui écrivit :
« Mon ami, il est temps do vous arrêter et de revenir en arrière ; la route que vous avez prise aboutit à un abîme, et vous ne trouverez en chemin que fatigues et douleurs. Vous avez besoin de repos ; vous ne l’aurez que dans la solitude ; quittez Paris où tout vous enlève au sentiment de vous-même ; votre cœur n’est pas fait pour les dévorantes émotions de cette ville. N’allez pas plus loin, je vous en conjure ; sur la route où vous êtes ; écoutez une voix qui vous fut chère un jour. Vous avez mis la terre entre nous ; n’y mettez pas le ciel, et laissez-moi l’espérance de vous rencontrer enfin là où rien ne pourra plus séparer le frère de sa sœur. »
Il suivit le conseil : « Non, répondit-il, je ne mettrai pas le ciel entre nous, après y avoir mis la terre ; ce serait me condamner deux fois à l’enfer. »
Il quitta Paris, « ville néfaste »
; il lui fit des adieux maudits comme jamais n’en firent le poëte Damon ni JeanJacques ; il revint à Belley un moment ; puis il alla dans le Dauphiné au sein des Alpes, dans le voisinage de sa patrie. Il se fixa à Chapareillan, bourgade frontière, d’où il pouvait de loin contempler son « Paradis perdu »
. Toutes les puissances de la nature et du foyer, ces charmes attrayants et doux qui vivent au cœur du montagnard, l’avaient ressaisi. Il a décrit sa première impression rafraîchie et salubre dans cette station intermédiaire, à ce premier degré vers la paix, bien qu’il y apportât encore de son échauffement et de son trouble de la veille, qu’il y traînât bien des restes et comme des lambeaux d’orage. Il courait de là tout autour, par les sites montueux, avec une joie sauvage, pleine de vertige et d’ivresse, et comme un Oberman, mais un Oberman qui veut être consolé :
« Mon premier sentiment, dans ma retraite ignorée, fut une espèce de joie de me trouver enfin délivré des agitations de la vie sociale. Je trouvai un charme attendrissant à contempler autour de moi cette vie de pasteurs qui avait été celle de mes pères et la mienne. Les idées de mon enfance, les souvenirs du premier âge se réveillaient en moi, peu à peu, au spectacle des scènes qui les avaient fait naître. Mais ce n’était pas sans d’amers retours sur moi-même que je me laissais aller à cette première quiétude qui n’était pas la paix (elle était loin encore), mais qui était du moins un commencement de repos. Souvent même les agitations de ma pensée se réveillaient avec une violence qui m’épouvantait. Il ne suffit pas du calme extérieur pour assoupir les agitations de l’âme ; le calme invite à la paix, mais il ne la produit pas : elle descend de plus haut. Dans ces accès de noire mélancolie, je m’exilais solitaire dans les montagnes, au penchant des précipices, dans les cavernes où les torrents prennent leurs sources ; comme Manfred, je secouais mes cheveux aux vents des glaciers, et je cherchais à me fuir moi-même dans la contemplation de l’œuvre éternelle : je cherchais l’impossible ! Lorsque j’étais parvenu dans une de ces profondes solitudes, où je croyais arriver seul, je m’y retrouvais avec toutes mes secrètes angoisses, avec mes passions à demi brisées, mes soifs ardentes de l’inconnu, mes dégoûts infinis et mes prodigieuses lassitudes. Mon cœur se serrait, et, me voyant isolé, sans une âme où répandre le débordement de la mienne, sans qu’une espérance m’eût suivi jusque-là, je levais les yeux vers les hauteurs pour y chercher quelques traces chéries, des aspects connus, quelques images enfin à l’aide desquelles je pusse remonter mes souvenirs jusqu’aux heureuses journées de ma vie si tôt écoulées et rappelées en vain dans ma détresse.
« Les eaux du torrent remontent à leur source avec les nuages du ciel pour s’épancher de nouveau dans les vallées ; les arbres fleurissent tous les printemps ; le soleil ne se lasse point d’éclairer et de féconder la terre ; les oiseaux qui partent avant l’hiver reviennent avec les beaux jours ; mais, hélas ! les illusions de la jeunesse ne reverdissent pas deux fois au cœur de l’homme, le bonheur qui a fui ne saurait revenir ; l’amour qui s’est envolé ne fait pas comme l’hirondelle ; le cœur qu’il abandonne reste longtemps vide et désert… Du moins c’était ainsi que je l’éprouvais alors. »
René ! Manfred ! Oberman ! éternelles variations sur des airs connus ! On se dit en lisant ces couplets : « J’ai déjà entendu cela quelque part. »
Ils reviennent pourtant ici avec je ne sais quel accent nouveau et touchant, personnel à l’homme. — Et s’asseyant au bord du torrent, s’absorbant aux bruits vagues, uniformes et profonds, qui berçaient sa pensée et qui lui en renvoyaient comme l’écho, il s’écriait encore :
« Va, coule dans ton lit de pierres vives, précipite-toi dans ta fougue indomptée, enfant des neiges et de l’orage ! J’écoute avec une secrète sympathie tes gémissements et tes clameurs. Tes eaux sont déchirées par les rochers aigus ; tu tombes des pics voisins du ciel dans des cavernes qui touchent, aux enfers ; brisé toi-même, tu brises tout ce qui se trouve sur ton passage. J’ai fait comme toi ! Tu pourrais, moins emporté dans ta course, semer l’abondance et la vie sur tes rivages ; hélas !… et moi non plus… je n’ai pas su modérer les emportements de mon cœur et je n’ai porté que désolation où j’aurais dû hisser des fruits et des moissons. —
« Et, couvrant mon visage de mes deux mains, je commençais de pleurer et de mêler mes plaintes aux murmures des eaux. Il me semblait que je pleurais avec un ami dont la douleur était la même, et que nos sanglots éclataient sous le poids d’une commune destinée ; tant il est vrai que la nature même, ce poëme de l’Éternel, n’a qu’un chant de désolation pour l’âme qui s’est une fois éloignée de son divin Auteur ! »
Enfin un soir, après avoir erré sur les montagnes une grande partie de la journée, il se trouva au seuil d’un monastère, d’une chartreuse, et il frappa, comme on le raconte de Dante dont il évoque le souvenir, en demandant la paix, pace. Il avait fait depuis longtemps ce vœu d’imagination qu’il lui semblait réaliser en ce moment :
Je veux aller un jour sur un faîte sublime,Dans quelque vieux couvent penché sur un abîme,Où je n’entendrai plus aucun bruit des vivants ;Sur quelque Sinaï, sur un Horeb en flamme,Où l’Éternel descend, pour se montrer à l’âme,Vêtu de la foudre et des vents !
Cette heure fut décisive ; ce moment fit crise dans sa vie. Quand la cloche sonna l’office de minuit, il descendit à la chapelle, prit part aux prières des religieux, s’agenouilla comme eux, s’humilia comme eux et espéra : il date de là l’instant vrai de sa renaissance. Nous n’avons pas à juger, nous racontons. Bien des personnes qui ont connu Veyrat dans sa vie parisienne sont, grâce à Dieu, encore vivantes et peuvent se souvenir. Que le poëte qui va sortir de cette épreuve soit nouveau pour eux et tout autre que l’homme qu’ils ont connu, nous l’accordons. Pour nous, le Pierre Veyrat digne qu’on s’occupe de lui et qu’on transmette sa mémoire ne date que de cette régénération morale et poétique. Il entra, dès lors, dans un ordre de considérations le plus antirévolutionnaire possible : il eut des théories et des perspectives sur l’avenir des nations catholiques ou protestantes, des vues historiques aussi vagues et aussi fausses peut-être qu’auparavant ; il prophétisa encore, et en sens inverse. Quelques-uns diront qu’il n’avait fait que changer de lieux communs : il les choisit du moins, cette fois, plus élevés et plus nobles. Chose étrange ! il se fit dans ce jeune homme à l’âme ardente la révolution précisément inverse de celle qui venait d’enlever et de transformer Lamennais. Celui-ci, de catholique absolu qu’il était, avait passé sans transition à la démocratie extrême, à la révolution. Veyrat, au contraire, de la démocratie violente et à main armée, passait et revenait au catholicisme absolu comme à l’unique remède social. Il ne se peut de plus frappant contraste ; le talent de Veyrat, dans la seconde moitié de sa carrière, n’est pas indigne qu’on établisse le rapport. Veyrat n’est pas seulement une des figures poétiques, c’est une des âmes, un des témoins de ce temps-ci : un Donoso Cortès de la Savoie. Nous en sommes avec lui au moment où le fleuve égaré, turbulent, qui s’est souillé aux impuretés des cités, aspire à déposer son limon, à rentrer dans ses lacs alpestres et à recouvrer la sérénité de son cours. Veyrat, une fois touché au cœur par la religion, se décida à une grande démarche. Il avait insulté Charles-Albert. L’Homme rouge avait dirigé en grande partie contre ce roi ses bombes homicides. Les injures n’avaient pas suffi : on en avait appelé au poignard… Toutes ces folies ne sont pas neuves, et l’ellébore ou le quinquina n’est pas trouvé, qui guérisse ces fièvres de cerveau. Un numéro, notamment, intitulé : Pèlerinage en Savoie, à Charles-Albert, et daté de Chambéry, 15 juillet 1833, commençait par ces vers mélodramatiques :
J’avais deux pistolets croisés à ma ceinture,Un poignard bien trempé… la nuit était obscure…,
et finissait par ce trait :
N’est-ce pas, Charle-Albert, que la vengeance est douce ?
Le proscrit ulcéré y avait épuisé tout ce que la rage politique peut vomir de menaces ou de pronostics sinistres. Veyrat n’hésita point : il n’était pas homme à se repentir à demi. Il avait insulté Charles-Albert par une sorte d’Épître publique : il voulut que la réparation fût publique aussi et retentissante. Il lui adressa une Épître en vers, destinée à être lue bientôt d’autres encore que du roi. La situation étant donnée, la pièce est noble et fort belle. Le poëte se compare tout d’abord à cet ange de Klopstock, Abbadona, entraîné dans la révolte de Lucifer et qui était resté, jusque dans l’Enfer, triste et malade du regret des cieux :
Sire, quand Lucifer, le prince de lumière,Se lassant de marcher dans sa gloire première,Ivre d’orgueil, osa, contre celle de Dieu,Déployer dans le ciel sa bannière de feu,Parmi les révoltés de la sombre phalangeUn esprit se trouvait, doux et sensible archange,Qui, découvrant soudain dans le camp des élusUn ami qu’il aimait et qu’il ne verrait plus,Pencha son front, brisé d’un désespoir sublime,Et s’en alla pleurer dans un coin de l’abîme.Là, comme un prisonnier qui ne doit plus sortir,Il fut pris dans son cœur d’un amer repentir ;L’éternelle patrie, à ses yeux pleins de larmes,Apparaissait alors belle de tous ses charmes ;Son ami le cherchait, en pleurant, dans les airs,Et sa place était vide aux célestes concerts !…
Il rappelle ses premiers bonheurs dans une vie patriarcale et pure, les peines cruelles de l’exil, tout ce que l’exilé au retour ne retrouvera plus :
Qui me ramènera vers les bords fortunésOù sont morts mes aïeux, où mes frères sont nés ?…Ma sœur encore enfant ! ma mère déjà vieille !À ces doux noms mon âme en sursaut se réveille ;Je sens frémir mon sang et se mouiller mes yeux ;Ainsi qu’Abbadona, l’ange exilé des cieux,Le jour où je quittai les monts de la Savoie,De nos cœurs à la fois s’exila toute joie ;Au fond de nos vallons, pèlerin de malheur,Je laissai mon repos et j’emportai le leur !
On raconte qu’à mesure que Charles-Albert lisait cette Épître qui lui fut remise par un respectable prélat, son émotion devenait visible, et qu’elle se trahit surtout à ce vers :
Je venais contempler mon Paradis perdu.
Les larmes lui vinrent aux yeux. Celui qui devait être l’héroïque soldat de Novarre, qui lui-même avait trop bien connu les vicissitudes morales, les conflits cruels et les déchirements qu’amène toute conversion, ne pouvait refuser une grâce ainsi demandée ; l’éloquence et la poésie avaient trouvé le chemin de son cœur. Que chacun en juge par cette fin touchante, où la pitié et le pathétique se relèvent d’un accent de fierté :
Eh bien ! dût le chemin qui mène à ma patrieÊtre plus rude encore, et ma tête meurtrieNe pas trouver de pierre où se poser le soir ;Dussé-je n’avoir pas une table où m’asseoir,Pas un seul cœur ému qui de moi se souvienne,Pas une main d’ami pour étreindre la mienne ;Comme le lépreux d’Aoste, au flanc de son rocher,Dussé-je cultiver des fleurs sans les toucher,N’avoir pour compagnon, dans ma triste vallée,Qu’un chien, et pour abri qu’une tour désolée,Et quand je souffre trop pendant les longues nuits,Qu’une sœur pour me plaindre et bercer mes ennuis,Une sœur qui, souffrant de la même souffrance,Prie et veille avec moi jusqu’à la délivrance…,Je veux aller revoir les lieux que je chéris,De mon bonheur au moins retrouver les débris ;Si ce ne sont les morts qui dorment sous la pierreJ’embrasserai leurs fils, hélas ! ou leur poussière !Je saurai dans quel lieu vénérable et sacréRepose pour jamais mon père tant pleuré.Sire, vous le pouvez, à mon âme briséeReversez l’espérance et sa douce rosée ;Ne me condamnez pas, pour l’erreur d’un moment,A mourir dans l’exil, cet infernal tourment !Assez de noirs soucis ont rempli mes années.Depuis que j’erre au gré des sombres destinées ;Du jour où je conçus mon funeste dessein,Assez de vers rongeurs ont dévoré mon sein ;De regrets déchirants ma fuite fut suivie ;.Le Ciel a châtié tous les jours de ma vie.Je reviens maintenant, et du temps accompli,Sire, à Dieu comme à vous, je demande l’oubli !Un jour, si l’avenir vient combler mon attente,J’expirai mes erreurs par une œuvre éclatante ;.J’irai, je parcourrai, je sonderai les mersOù l’histoire agita jadis ses flots amers ;Hardi navigateur, sur la foi d’une étoile,Dans nos fastes passés je lancerai ma voile.Soit que, pour les sceller dans un livre, vivants,J’exhume les hauts faits qu’ont emportés les vents ;Soit qu’il faille tailler l’histoire en épopée,Sire, voici ma plume : elle vaut une épée.
Le roi avait pardonné. Veyrat était rentré dans ses foyers ou du moins dans sa patrie, mais de nouvelles épreuves l’attendaient. Un héritier du premier lit le repoussait du toit paternel. Il se heurtait à l’inimitié dans la famille et chez les étrangers mêmes. Plus d’un de ceux qui l’avaient autrefois connu l’accusaient d’avoir changé. Tous ne s’expliquaient pas cette subite conversion ; on murmurait parfois à son oreille des mots odieux. Lui, il portait déjà en germe le mal acquis par tant de souffrances accumulées et dont il devait mourir. Cependant, au milieu de ces nouvelles douleurs dont quelques-unes furent poignantes, les hautes consolations ne lui manquèrent pas. Il avait retrouvé une sœur d’une nature pareille à la sienne, mais plus forte et mieux conservée, une sœur à la Pascal, si l’on peut dire, supérieure et fondatrice d’établissements religieux, une personne des plus considérées dans son Ordre ; il lui adressa ses plus doux et ses plus intimes épanchements. Le don d’harmonie qu’il avait reçu de la nature se déploya dans ses productions dernières en toute largeur et plénitude. Il était dans son entier développement et dans sa véritable maturité lorsque la mort le frappa à trente-quatre ans. Sa réputation, qui s’est faite lentement, mais qui s’est faite enfin dans son pays, mérite de sortir de ses vallées et d’arriver ou de revenir jusqu’à nous. On en jugera par quelques extraits.