(1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. »

De la poésie en 1865.

Je suis terriblement en arrière avec les poëtes ; il y a des années que je n’ai parlé d’eux. C’est qu’il est difficile de parler d’un seul et d’en omettre plusieurs : le choix de l’un devient injustice pour tous les autres. Il n’est pas moins délicat d’en réunir à la fois plusieurs dans une même couronne ; car il en est des beaux esprits comme des belles : la louange partagée perd à leurs yeux le meilleur de son prix :

L’or se peut partager, mais non pas la louange.
Le plus grand orateur, quand ce serait un ange,
Ne pourrait contenter en semblables desseins
Deux belles, deux héros, deux auteurs, ni deux saints.

C’est La Fontaine qui l’a dit. Cependant je me suis décidé à rompre le silence, même au risque de bien des omissions, et je commencerai par confesser mon tort, ce qui est le diminuer un peu.
Je ne parlerai donc pas de vous cette fois, Armand Renaud, auteur des Poëmes de l’amour 25, des Caprices de boudoir 26, et en dernier lieu des Pensées tristes 27, vous qui avez déjà eu trois manières ; qui, après avoir commencé par vous inspirer aux hautes sources étrangères et par moissonner la passion en toute littérature et en tout pays ; — qui, après vous être terriblement risqué ensuite aux ardentes peintures d’une imagination aiguë et raffinée, en êtes venu à vous interroger vous-même plus à fond, à vous sentir, à fouiller en vous, à chanter vos propres chants, à pleurer vos propres larmes. Disciple sérieux d’un des plus gracieux poëtes de notre ancienne jeunesse, d’Émile Deschamps, et, comme lui, rompu à l’art, maître achevé du rhythme, M. Armand Renaud en est venu, de recherche en caprice, et après avoir épuisé la coupe, à des accents vraiment passionnés et profonds. Je signalerai de lui la pièce qui est à la page 215 de son dernier recueil : Oh ! laissez-moi chanter, oh ! laissez-moi vous dire… Je voudrais aussi, dans ces bizarres Caprices de boudoir, faire lire à tous la Reine de la nuit, un souvenir de bal costumé, une adorable vision. Et pourtant je passe et ne parlerai pas de lui28.

Ni de vous je ne parlerai non plus, harmonieux poëte de la vie domestique et des joies du Foyer 29, Madame Auguste Penquer, qui avez depuis étendu votre vol et enhardi votre essor dans les Révélations poétiques 30 ; âme et lyre également bien douées, à la note large et pleine, aux cordes sensibles et nombreuses ; que rien de particulièrement breton ne distingue, si ce n’est l’amour du pays natal ; qui avez mérité d’être saluée comme une jeune sœur de ceux que vous nommez « le cygne de Mâcon » et « l’aigle de Guernesey », et qui n’avez qu’à vous garder d’un éblouissement trop lyrique en présence des demi-dieux. Traversez un moment leur sphère, mais pour rentrer bientôt dans la vôtre ; restez la muse du foyer toujours, avec ce je ne sais quoi de raisonnable et de modéré jusque dans l’essor, avec la mesure du cadre qui donne un fond solide aux couleurs. C’est quand vous êtes dans ces tons justes que vous me semblez le plus vous-même, et qu’il me plaît surtout de vous reconnaître. Quelle plus jolie pièce, dans ce dernier recueil, que celle qui a titre la Belle petite Mendiante, et dans le recueil précédent, que cette autre pièce sur un chien mort d’ennui après le départ de sa maîtresse ? J’aimerais à les citer, et pourtant je passe. Je ne ferai que passer aussi devant vous, couple conjugal qui unissez vos deux voix31 ; qui, après avoir perdu un enfant, votre unique amour, l’avez pleuré dans un long sanglot, et qui, cette fois, inconsolés encore, mais dans un deuil apaisé, avez songé à lui en composant des chants gradués pour les divers âges, continuant ainsi en idée, d’une manière touchante, à vous occuper, dans la personne des autres, de celui qui n’a pas assez vécu pour vous. Je ne ferai que saluer aussi au passage notre amie Mlle Ernestine Drouet, aujourd’hui Mme Mitchell, l’une de nos dames inspectrices les plus instruites, les plus capables, mais que ses graves fonctions n’ont pas arrachée à la poésie. Couronnée il y a quelques années par l’Académie pour son poëme la Sœur de charité, elle a recueilli à la suite ses pièces diverses, — le tout sous le titre général de Caritas 32 qui se justifie. Le poëte, en effet, a vraiment à cœur de rapprocher les divers cultes qui lui sont chers, celui de son vieux maître Béranger, de son ancien catéchiste de première communiante, M. Dupanloup, et elle s’est même risquée jusqu’à lancer une Épître à l’illustre émir Abd-el-Kader, dont une fille, disait-on, venait de se faire religieuse et sœur de charité. Il y a bien de l’esprit sous ce talent. Il n’est qu’une femme poëte pour assembler, concilier et faire accepter de tous un instant ces unions miraculeuses, pour associer les contrastes en nuances comme dans un rapide arc-en-ciel. Mlle E. Drouet a le feu sacré, le prosélytisme moral ; elle voudrait ramener les sceptiques, humaniser les croyants, réconcilier les ennemis ; elle est femme à faire embrasser le déiste et le clérical, l’homme du Coran et celui de l’Évangile, — que dis-je ? le critique des Samedis 33 et celui des Lundis. C’est d’un cœur charmant, d’une âme élevée, qui pense que tous les bons et beaux esprits devraient se rejoindre à une certaine hauteur et qu’une amitié commune est un lien. Mme Mitchell a mis dans son volume une très belle traduction ou imitation en vers de la pièce de Longfellow, Excelsior. Je ne puis qu’indiquer légèrement, à mon grand regret, un autre poëte distingué qui a également traduit avec âme cette pièce d’Excelsior, M. Eugène Bazin, de Versailles, auteur d’un recueil intitulé Rayons 34, poëte religieux, harmonieux, sincère, compatissant, qui ne maudit pas, qui joint à d’heureux échos de la poésie anglaise des accents qui sont bien à lui ; je recommande à la page 101 de son recueil les stances qui ont pour titre Twice blessed, la Seconde Bénédiction. C’est le cœur qui a parlé, comme dans une de ces courtes prières de Racine converti. Je ne ferai que nommer un autre disciple de la même école, M. Félix Gaudin, auteur de Poésies chrétiennes 35, âme honnête, éprouvée, reconnaissante, que l’injustice a atteinte, que la foi a relevée et consolée, humble acolyte en poésie, et qui, dans le pieux cortège, me fait l’effet de psalmodier ses rimes à mi-voix, en tenant à la main le livre de l’Imitation d’où la joie et la paix lui sont revenues.

Des anciens poëtes, depuis longtemps célèbres, qui sont restés en vue ou qui reparaissent sur la scène, je ne dirai rien, ni de M. de Laprade, lequel, dit-on, reprend son vol vers les hauteurs et se renouvelle ; ni de M. Auguste Barbier, ce grand poëte d’un jour et d’une heure, que la renommée a immortalisé pour un chant sublime né d’un glorieux hasard, mais qui dans l’habitude, ainsi que l’atteste son recueil des Silves 36, est plutôt une âme douce, tendre, naïve ; une âme cherchante, un peu incertaine ; une muse timide, le croirait-on ? peu ferme en sa démarche, peu sure du grand chemin et tentant tous les sentiers. Plus d’un de ces sentiers lui a offert d’heureuses rencontres. On trouve, dans ce recueil composé de pièces de toutes les dates, de bien jolies et naturelles esquisses de voyage ; par exemple, le Triste Aspect, les Alcyons. Le Dormoir des vaches est un beau tableau. On s’étonne d’avoir à parler d’un poëte réputé vengeur et terrible, du poëte des Iambes, de l’auteur du Pianto, d’un front deux fois ceint du chêne et du laurier, presque comme on ferait d’un commençant : ce n’est pas sans charme.

Parmi les jeunes et ceux qui briguent la palme dans un prochain avenir, je suis forcé de négliger un groupe de jeunes amis : Catulle Mendès que son prénom oblige et qui ne paraît pas d’humeur à y déroger, qui se fait un jeu de mêler dans ses composés subtils Gautier, Musset et Benserade, nectar et poison ; — Emmanuel des Essarts que son nom oblige aussi, fils de poëte, un de mes élèves à moi (car j’en ai eu à l’École normale), et qui sait allier la religion de l’antiquité aux plus modernes ardeurs : qu’il ne les sépare jamais ! Il a déjà donné deux recueils, les Poésies parisiennes et en dernier lieu les Élévations 37, une manière de correctif. Les réminiscences, les sensations, les nobles désirs, les aspirations généreuses, y débordent ; le jeune auteur voudrait tout unir, tout embrasser. A mesure qu’il avancera dans la vie, que le nuage doré s’abaissera et qu’il verra plus clair en lui-même, il lui faudra pourtant choisir. — Je mettrais dans le même groupe, si j’avais le temps de m’y arrêter, Albert Glatigny, un osé et un téméraire, qui, après les Vignes folles, est venu lancer les Flèches d’or 38 : quelques-unes portent loin. J’avais précédemment retenu de belles stances de lui sur Ronsard ; je trouve dans le dernier recueil quelques notes douces, presque pures, la Chanson ignorée, les vers A la vallée du Denacre. Je les remarque avec d’autant plus dep laisir que je m’y attendais moins. Léon Dierx avec ses Poëmes et Poésies 39, empreints de force et de tristesse ; — Alphonse Daudet avec ses vers légers et ses agréables contes ; — Georges Lafenestre surtout, qu’on a fort salué dans ce jeune monde pour ses Espérances 40, espérances (c’est bien le mot) pleines de fraîcheur en effet, d’une sève abondante et riche, d’une fine grâce amoureuse ; — je les nomme tous trois ensemble, et ne crois faire injure à aucun. Je me sens un peu au dépourvu, je l’avoue, parmi ces nombreux et nouveaux poëtes avec qui je n’ai pas vécu ; plus d’un classement naturel m’échappe ; quelques années de plus ou de moins font entre eux des différences assez marquées. Chaque printemps ne fait pas éclore plus de nids et d’oiseaux chanteurs que de rimeurs en gaieté et en espérance. Sous le titre Avril, Mai, Juin, j’ai reçu il y a deux ans un recueil de sonnets41, où deux jeunes amis se sont mis à chanter de concert tout un printemps et sans livrer au public leur nom ; je ne l’ai moi-même appris qu’à grand’peine (Léon Valade et Albert Mérat). Le recueil est très vif, spirituel et malin. Mais peut-on s’étonner si cela échappe et si le gazouillement meurt sous la feuillée où il se dérobe ? M. G. Lafenestre a adressé une de ses plus jolies pièces, Dans les blés, à un poëte que je connais mieux, André Lemoyne. Cet homme de modestie et de mérite a fait de sa vie deux parts : il livre l’une à la nécessité, au travail ; il réserve l’autre, inviolable et secrète. Tous les six mois il distille une goutte d’ambre qui se cristallise en poésie et qui s’ajoute à son cher trésor. Les Roses d’antan 42 de M. André Lemoyne renferment des pièces parfaites de limpidité et de sentiment : j’ai des raisons pour recommander celle qui a pour titre l’Étoile du berger. Mais, encore une fois, on risque de se perdre un peu dans cette quantité d’étoiles, et il n’est pas sȗr, avec la meilleure volonté du monde, de prendre le rôle de démonstrateur. Les uns, comme M. J. Bailly, sont en train de se répandre, de semer leurs primeurs de poésie en maint journal ; ils n’ont pas jusqu’ici recueilli leurs gerbes ; d’autres, qui les avaient rassemblées et accumulées en silence, nous les versent à nos pieds pêle-mêle, sous ce titre même : les Gerbes déliées, par Louis Goujon43. On n’a que l’embarras du choix, et il ne laisse pas d’être grand. Je dirai toute ma pensée : avec les talents nouveaux, le critique des poëtes est à tout moment entre deux écueils : il peut se tromper par confiance ou par dédain. Par confiance. En effet, à chaque époque littéraire, il y a, dans l’atmosphère spirituelle pour ainsi dire, des éléments subtils et comme dissous que chaque génération naissante respire avec l’air même, qu’elle s’incorpore, et que chacun ensuite exhale plus ou moins à la première production juvénile. Il est difficile de distinguer dans ces premiers jets de la saison ce qui est en propre au talent et ce qui revient et appartient à l’atmosphère générale où il a été nourri. Quand je lis des vers nouveaux, que je parcours un de ces frais recueils qui viennent de paraître, ou même un choix de poésies dans un journal, je me dis presque aussitôt : « Ah ! ceci est du Musset ! » ou bien : « C’est encore du Lamartine (ce qui est plus rare ;) » ou bien : « Ceci rappelle Victor Hugo, dernière manière » ; — ou : « Ceci est du Gautier, — du Banville, — du Leconte de Lisle, — ou même du Baudelaire. » Ce sont les chefs de file d’aujourd’hui, et ils s’imposent aux nouveaux venus. L’imitation saute tout d’abord aux yeux, et, mon impression une fois prise, je me méfie, je crains de m’avancer. Mais, d’un autre côté, si je m’en tiens à cette première impression, si je rejette avec dédain le poëte comme novice et peu original encore, je puis lui faire tort et injure. L’imitation souvent, chez lui, n’est que de forme et superficielle. Dans ces nombreux recueils que j’ai sous les yeux, il y en a qui, à mesure que j’y entre davantage, me font entrevoir tout un monde, un ordre de sentiments, d’amitiés, d’idées, dans lequel le poëte habite, où il a vécu, et qui mériterait sans doute d’être étudié d’un peu plus près ; car il n’y a rien de plus distinct et de moins fait pour être confondu avec un autre qu’un talent, même secondaire, de vrai poëte. Il faut y pénétrer et vivre à côté de lui quelque temps pour distinguer ce qu’il a en propre, pour ne pas méconnaître les délicatesses qui lui sont chères et qui constituent son individualité d’un jour. Mais le public, le grand public, même celui qui lit, ne s’en inquiète nullement, et les générations passent, se succèdent et s’effeuillent, sans presque qu’on s’en souvienne. Le malheur, aujourd’hui, de la plupart des poëtes est de ne pas sortir de la sphère des amis. La critique elle-même, qui est un peu aux ordres du public, ne saurait appeler sur eux la curiosité ni forcer une attention qui se porte ailleurs. Pour plus d’éclaircissement, je prendrai un exemple dans un genre voisin et fraternel : s’il en était en ceci de la peinture comme de la poésie, si la quantité de nouveaux peintres et paysagistes qui se produisent chaque année n’arrivait pas aux yeux du public, s’ils restaient chacun avec son œuvre à l’ombre de son atelier, combien ils auraient lieu de se plaindre de cette condition ingrate, de cet isolement, de ce manque de place et de lumière au soleil ! Eh bien ! les poëtes n’ont pas comme les peintres leur exposition annuelle où chaque curieux défile, où chaque critique est convié d’office et où, tant bien que mal, ils sont regardés et jugés. Je faisais ces réflexions en parcourant le recueil des Gerbes déliées de M. L. Goujon. Voilà, me disais-je, un homme qui n’est plus de la première jeunesse, que personne ne connaissait jusqu’ici ; qu’un de ses amis, M. Abel Jeandet (de Verdun), prend soin de nous expliquer dans une introduction avec le zèle et la sympathie d’un compatriote ; je parcours le recueil : c’est tout un monde bourguignon, des souvenirs du cru, des amitiés d’enfance, des paysages naturels, de riches aspects qu’anime la Saône ; puis le combat, la lutte et la mêlée, la souffrance, bien des amertumes, des injustices même éprouvées ou commises, le fouet de la satire qui siffle, et finalement une sorte de tristesse grave et de découragement austère ; — toute une vie, enfin, de quinze années qui se reflète dans des vers inégaux, rudes parfois, vrais toujours et sincères, et dont quelques-uns attestent une force poétique incontestable. Je note en passant, pour la relire, la pièce des Deux Printemps à une jeune Bourguignonne poëte qui en est à son premier avril et à son premier aveu. L’Ode antique imitée d’Anacréon et d’Horace ne serait pas indigne d’un Olivier de Magny, ou même d’un André Chénier qui serait né sur les collines vineuses. Quelques stances sur la Beauce à M. Ernest Menault sentent le poëte rural et l’odeur de la glèbe.

Le volume de M. L. Goujon, par une de ses dédicaces, m’avertit qu’il y a eu dans ces dix dernières années tout un groupe de poëtes provinciaux rallié à l’appel de Thalès Bernard, et qui formait, — qui forme peut-être encore « l’Union des poëtes44. » Parmi ceux que la Bourgogne revendique, M. Achille Millien est, ce me semble, un des plus sincères, des plus franchement agrestes, et ses recueils estimés de quiconque les a lus mériteraient d’être plus connus ici. M. Gustave Le Vavasseur appartient, je le crois, comme son ami Prarond, à la lisière picarde ou normande. Dans ses Études d’après nature 45, il a donné de bons portraits rustiques copiés sur modèle, vrais, consciencieux, honnêtes. Il a corrigé la monotonie qui s’ensuivrait bientôt, par de jolis sonnets où se mêle la pensée ou la fantaisie ; celui qui a pour titre Sous bois est un bijou, un petit cadre hollandais, ou tout simplement un cadre français moderne. Des talents fermes exigeraient un examen sérieux, une discussion approfondie. M. André Lefèvre est de ceux-là. Dans un premier recueil, la Flûte de Pan, il s’est livré à des études de poésie en quelque sorte plastique et sculpturale ; il avait demandé à la nature extérieure le sens confus de ses harmonies et de ses symboles : aujourd’hui, sous le titre de la Lyre intime 46, il aborde le monde du cœur ; il se détache, non sans peine et sans effort, du grand Pan pour en venir à un sentiment plus distinct, plus défini, qui a pour objet la personne humaine. Il développe dans plusieurs histoires des cas singuliers de passion. Il y aurait plaisir à examiner et à suivre son nouveau système dans les applications ingénieuses qu’a imaginées son talent, à lui demander s’il n’y apporte pas encore un peu trop de construction savante, s’il ne garde pas un peu trop d’art, de son premier art sculptural, s’il donne assez de jeu au molle atque facetum, à cette charmante familiarité de la vie ; il y aurait à introduire des comparaisons avec les poëmes de la vie intime que possèdent nos voisins les Anglais, maîtres en ce genre. M. André Lefèvre est un poëte élevé, sévère, savant, avec lequel il faudrait compter de près et qu’on aimerait à pouvoir suivre pas à pas. Mais le moyen, mais le temps, mais l’espace ? Et la galerie studieuse, lettrée, attentive, est-elle là ? M. Juste Olivier de Lausanne est un autre talent mûr, fidèle à la dignité de l’art, et dans un genre tout voisin. Après avoir chanté dans sa jeunesse des refrains qu’ont répétés les échos de l’Helvétie, il a pris, en vieillissant, une vocation de plus en plus prononcée pour la poésie intérieure et morale. Il a donné, il y a quelques années, un récit cadencé, Héléna ; aujourd’hui, c’est Donald 47, l’histoire d’un employé, d’un industriel intelligent devenu un homme politique, probe, incorruptible, au cœur d’or et d’airain, qui résiste à toutes les tentations, à toutes les séductions, à force de conscience. On aurait aussi à instituer avec M. Olivier une discussion qui aurait son intérêt au point de vue de l’art. N’a-t-il pas gardé trop de lyrisme dans ce qui est proprement la matière d’un récit ? Ces tableaux coupés, sans transition, sans liaison, ne laissent-ils pas quelque obscurité dans l’esprit ? Le chant doit-il intervenir habituellement là où il ne saurait se déployer et où le sermo pedestris, le récitatif à rimes plates suffit ? En traitant cette question d’Art poétique, il y aurait plaisir et profit à mettre en regard le souvenir des histoires en vers, celles de Crabbe, de Wordsworth, de Coleridge : cela éclairerait la discussion, l’égayerait autant qu’il convient, et l’on se trouverait avoir écrit pour les connaisseurs une dissertation, un essai qui tiendrait à la fois d’Hazlitt et d’Addison. Mais pourquoi le public, même le nôtre, nos amis eux-mêmes, pourquoi sont-ils froids à ces questions délicates ? pourquoi y feraient-ils défaut, tout les premiers ? Pourquoi l’oasis de poésie en France n’a-t-elle duré qu’un instant ? pourquoi ne s’est-il rien fondé ? Il n’est pas de raison pour que je m’arrête dans cette énumération et dans ces regrets. Plus je tarde et plus il me vient à la pensée de noms qui se pressent et qui auraient droit de se plaindre de l’oubli. Il en sort, il s’en élève de tous les côtés de l’horizon. Comment oublier M. Campaux, un poëte aussi, un disciple de Villon, disciple sérieux, ennoblissant, qui relève en l’imitant le vieil écolier de Paris tout étonné d’être un maître, et que l’Académie, j’espère, va se charger de distinguer48 ? Comment ne pas donner un souvenir amical et reconnaissant à un ancien et fidèle amateur, contemporain de nos jeunes années, M. E. de Montlaur, esprit élégant, cultivé, nourri du suc des poëtes, et qui, sous ce titre : la Vie et le Rêve 49, a recueilli des impressions légères ou touchantes, des esquisses de voyage, des lettres en vers, tout un album, image des goûts et des sentiments les plus délicats ? Et hier encore, une femme qui s’est révélée à elle-même et aux autres en ces tout derniers temps, Mme Ackermann, la docte solitaire de Nice, me donnait une fête de l’esprit en me récitant sa poésie philosophique, le Nuage, admirable d’expression et de couleur comme de vérité. Mais ceci se retrouvera à l’occasion de quelque prochain recueil. Assez, assez pour cette fois ! trêve à l’essaim innombrable que le bruit de l’airain appelle, que moi-même imprudemment j’évoque, et dont je me sens enveloppé ! Je me hâte d’en venir aux trois ou quatre noms qui me sont imposés par des circonstances particulières et que je me suis donné pour sujet aujourd’hui.