(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire des cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, par M. Armand Lefebvre (suite et fin.) »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire des cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, par M. Armand Lefebvre (suite et fin.) »

Histoire des cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire,
par M. Armand Lefebvre (suite et fin.)

Il est plus difficile qu’on ne le croirait de saisir tout d’une venue les grands hommes en tout genre : il faut du temps et passer par plus d’un degré pour arriver à les embrasser dans leur ensemble. En littérature nous avons éprouvé cela pour Dante, Shakspeare, Gœthe : par combien d’explications intermédiaires et partielles n’a-t-on pas dû passer et procéder avant de s’élever à une vue pleine et entière ! En histoire, nous avons eu un travail analogue à faire pour en venir à une large et juste idée de Napoléon. De tels jugements ne s’élaborent pas en un jour ; il est besoin d’y faire entrer et d’y maintenir en présence bien des termes contraires. Peu d’esprits en sont capables et en viennent à bout : il leur faut des guides. La difficulté est surtout sensible lorsqu’on est soi-même contemporain, ou de ceux qui, nés au lendemain d’une grande époque, ont reçu des générations vivantes et passionnées pour ou contre le souffle embrasé, et qui ont été baignés dès le berceau dans l’un ou l’autre des deux courants contraires. Les contemporains, en effet, s’ils ont les avantages de leur position, en ont aussi les inconvénients : s’ils savent quantité de points, ils en ignorent une infinité d’autres ; le détail leur dérobe l’ensemble, les arbres les empêchent de voir la forêt ; de plus, ils sont juges et parties ; ils souffrent, ils combattent, ils succombent ou ils triomphent ; vainqueurs ou vaincus, ils aiment ou ils haïssent : comprendre purement et simplement l’objet de leur enthousiasme ou de leur colère est ce dont ils se soucient le moins. L’amour-propre seul serait une cause suffisante d’erreur. Chacun, dès que le grand homme paraît et se déclare, après l’avoir admis volontiers au premier degré, s’empresse aussitôt de le continuer à sa guise, de l’achever à sa manière et selon ses goûts, de lui dicter son rôle de demain ; et si le personnage ne répond pas à cette idée qu’on s’en fait et ne suit pas le programme, on est bien près de le renier, de s’écrier qu’il fait fausse route et qu’il se perd, ce qui arrive quelquefois, mais par d’autres raisons le plus souvent que celles dont on se payait d’abord assez à la légère. Il y a donc, pour la postérité, une tâche à part et qui est proprement la sienne, à savoir de dominer les divers points de vue, de les maîtriser, de tenir compte de tout et de tout comprendre. Après avoir été contemporains ou fils des contemporains, après avoir passé nous-mêmes par les passions ou les suites d’impressions successives, par les flux et reflux des jugements contradictoires, complétons-nous jusqu’à la fin. Nous avons commencé par épeler certains hommes : mieux informés, plus éclairés sur eux, accoutumons-nous à les lire couramment, à les embrasser d’un coup d’œil et dans leur unité. Ce que je fais en ce moment n’est pas de la politique, c’est de l’histoire morale et littéraire. Je suis loin de croire, à l’exemple de quelques éloquents philosophes ou orateurs, que dans une grande âme tout est grand ; il y a souvent bien du mélange : mais je dis en même temps qu’il y a dans toute organisation de génie une résultante totale qui se dégage et à laquelle il faut s’attacher. Ce n’est pas la bonne méthode de prendre les grands hommes de biais ou au rebours ; ne faisons pas une guerre de chicane à ces hautes natures. Montaigne, bien que si curieux et si amoureux du vrai, l’a dit : « Il ne faut pas guetter les grands hommes aux petites choses. »

Ce qui me frappe, au degré de connaissance où nous sommes arrivés sur Napoléon, c’est combien quelques-uns de ceux qui le voyaient de plus près, et qui avaient même eu le plus d’occasions de causer avec lui, l’ont méconnu dans son unité, l’ont cru décousu, fragmentaire, ayant des éclairs et des tonnerres sans doute, mais sans cette continuité de vues et de calculs, sans cette fixité ardente qu’il apportait dans la suite de ses desseins. Si je lis l’abbé de Pradt, Marmont, Rœderer, je suis étonné du peu de profondeur que ces gens d’esprit ont mis à l’apprécier ; ou plutôt je ne devrais pas en être étonné, car c’est la condition de tout ce qui se juge au jour le jour et avant que le drame humain soit accompli.

Et nous-mêmes, reportons-nous au point de départ de nos propres jugements, quand nous commencions à réfléchir et à penser. Le génie n’était une question pour personne ; assez de monuments de victoire et de grandeur civile étaient debout : mais les débris de la chute jonchaient le sol autour de la statue renversée, et même après qu’elle eut été relevée sur sa colonne, on ne la considérait que d’en bas et d’un peu loin, chacun y voyant plus ou moins un symbole. La Restauration, un régime contraire et ennemi, avait d’abord succédé, avec des théories constitutionnelles qu’avaient sucées de nouvelles générations libérales, et, comme telles, encore moins favorables qu’opposées à l’idée impériale ; on semblait ne se rallier à ce passé récent que par la religion de la gloire et du malheur. L’avènement de Louis-Philippe n’avait fait qu’infirmer ou amortir cette contradiction de jugements, et, grâce à la tolérance de ce régime mixte, sous ce gouvernement mi-parti, se recrutant à la fois des orateurs constitutionnels et des vieux généraux de l’Empire, il s’était formé une opinion de bon sens, mais où il entrait bien de l’amalgame. Le service inappréciable que rendit alors l’historien du Consulat et de l’Empire fut d’apporter de l’ordre dans cette confusion, de nous développer avec étendue et clarté les motifs de son admiration et de la nôtre, au triple point de vue militaire, administratif, civil. Chacun sut, grâce à lui, à quoi s’en tenir désormais sur tout ce système habile et merveilleux de créations à l’intérieur, sur ce mécanisme savant et simple, essentiellement moderne, dont le public n’avait pas la clef auparavant ou dont on ne se faisait que de vagues idées. On peut trouver, d’ailleurs, en ce qui est de l’explication individuelle et de la psychologie du héros, que l’historien lui-même a hésité, a varié en plus d’un endroit ; il a introduit des divisions plus commodes sans doute que réelles dans l’analyse du génie et du caractère : il semble tout accorder d’abord au Consul, même à l’Empereur, et ensuite, dans quelques-uns des avant-derniers volumes, il paraît vouloir revenir sur ses premiers jugements ; il lui retire beaucoup, pour tout lui rendre encore une fois au dernier moment, aux heures du suprême effort et de l’adversité. Le bon sens de l’historien ne se croit pas lié ni enchaîné, mais il en résulte qu’il flotte un peu. En un mot, si l’Empire est admirablement exposé par lui, son Napoléon, en tant que caractère politique, est relâché et un peu épars. Somme toute, et quoi qu’il en soit de ces critiques de détail, le premier il a permis aux lecteurs curieux et patients de se faire une vaste idée, une idée continue (j’y insiste) du génie et de la force complexe de son héros. Il en a facilité l’étude, l’intelligence. La plupart des esprits, qui d’abord se figuraient dans Napoléon un génie pareil à un volcan ou à un tonnerre et procédant par éruptions ou par éclairs, se guérirent insensiblement de leur idée incomplète et s’accoutumèrent à saisir l’ensemble de cette pensée puissante dans toute l’ampleur de son développement : l’excellent historien narrateur leur avait fait faire bien du chemin. Après l’avoir lu, on était tout préparé à aborder la Correspondance, cette grande source directe qui continue et continuera longtemps de se dérouler, claire, nette, rigide, incorruptible, vrai fleuve du Styx pour la plume de bronze qui viendra s’y tremper, pour l’historien concentré et philosophe, le Mommsen futur.

Je n’oublie pas que ce que j’ai à expliquer maintenant, c’est la vue de M. Armand Lefebvre sur le même sujet et sa conception très-juste en général, très-ferme, et que les documents publiés depuis sont venus en grande partie vérifier. Son mérite original est d’avoir toujours eu présent dans le cours de son étude et d’avoir toujours montré un Napoléon fidèle à lui-même, constant, et dont le caractère se soutient du commencement jusqu’à la fin. Et pour peu qu’on y réfléchisse, je le demande, pouvait-il en être autrement de Napoléon ? Quand la nature crée un homme supérieur et d’une supériorité de premier ordre, quand elle l’a fondu et coulé tout d’un jet dans un de ses plus beaux moules humains, si cet homme, après avoir fourni sa grande carrière, tombe ou sort de la scène dans la plénitude de la vie et de ses facultés, sans que la maladie ou l’âge soit venu l’altérer ou l’affaiblir, il est bien clair qu’il est et qu’il a dû rester le même pendant toute cette durée de son rôle actif, que les événements n’ont fait que le produire, un peu plus tôt ; un peu plus tard, sous ses aspects différents, le montrer et le développer plus ou moins dans quelques-unes de ses dispositions naturelles et donner occasion à ses qualités ou à ses défauts primitifs de se manifester dans tout leur relief ou même dans leur exagération ; mais il y avait en lui, dès le principe, le germe et remboîtement de tout ce qui est sorti. La nature, en livrant à l’historien ce personnage nouveau de sa plus haute invention et en qui elle s’est visiblement complu, en le remettant, pour ainsi dire, entre ses mains pour le raconter et le peindre, semble lui dire comme Horace au poëte : « Regardez-y bien ! Là où un œil superficiel serait tenté de voir des contradictions, des incohérences, des déviations et des écarts, il n’y a que suite, connexion, accord ; tout se tient et correspond dans un tel caractère ; faites-le sentir dans votre œuvre : qu’on le devine dès le principe tel qu’il sera en avançant ; qu’on le voie jusqu’au bout tel qu’il s’était annoncé d’abord :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Servetur ad imum
Qualis ab incœpto processerit, et sibi constet. »

M. Armand Lefebvre, sans songer à se poser le cas d’une manière si générale, a observé le précepte ; à force d’interroger les faits et de les serrer de près, ils lui ont répondu en ce sens. Selon lui, il a toujours été très-difficile ou plutôt impossible à Napoléon, héritier de la Révolution française, son représentant armé en face de la vieille Europe, et le point de mire de toutes les haines du passé, de s’arrêter dans sa progression de lutte croissante et de conquête, et de trouver une station à laquelle il pût se tenir pour y asseoir une paix durable, une paix sincèrement observée et acceptée par les adversaires. Non pas que M. Armand Lefebvre prétende qu’il n’y ait pas eu, de la part de la puissante et orgueilleuse nature, bien des promptitudes, des emportements, des complications inutiles et funestes ; mais il estime que ces torts dont l’oligarchie européenne s’empara et fit son profit, n’ont pas notablement changé les éléments essentiels ni les conditions inhérentes aux situations respectives. Prenons des exemples ; car M. Armand Lefebvre n’est point arrivé à ce résultat, je le répète, en vertu d’une idée favorite et préconçue, mais par la seule étude des faits. Le premier Consul avait été vainqueur de l’Autriche à Marengo, Moreau avait achevé de l’abattre à Hohenlinden : Bonaparte était l’arbitre de la paix sur le continent ; le traité qui en sortit fut celui de Lunéville. Or, selon M. Armand Lefebvre, le nœud de toutes les difficultés qui travaillèrent la fin du Consulat et tout l’Empire était dans la paix de Lunéville et dépendait du parti que l’arbitre de cette paix aurait su prendre. « On avait le choix entre deux systèmes : l’un tout de force et de représailles, l’autre tout de clémence et de conciliation. » Convenait-il d’user du premier en toute rigueur, comme la victoire en donnait le droit, et de mesurer ses prétentions sur sa fortune ? Était-ce d’une bonne politique, d’une politique sage et prévoyante du lendemain ?

« Nous comptions, dit M. Armand Lefebvre, deux grands ennemis dans le monde : une ennemie continentale, l’Autriche ; une ennemie maritime, l’Angleterre. Si redoutables que nous fussions, c’était une tâche bien longue, bien dangereuse, que celle de les réduire toutes les deux. Elles exerçaient partout un tel ascendant, l’une par les inépuisables ressources de son crédit, l’étendue de ses relations commerciales et ses flottes formidables, l’autre par l’autorité de son oligarchie et ses nombreuses armées, qu’on pouvait craindre que, tôt ou tard, elles ne finissent par rallier à leur cause et confédérer contre nous toutes les autres couronnes. La France était aujourd’hui en voie d’intimité avec la Prusse et la Russie ; mais ces relations amicales tenaient à des causes peut-être passagères ; ici, au désir d’obtenir le gros lot dans le partage des indemnités germaniques ; là, à l’attachement passionné dont Paul Ier s’était soudainement épris pour Bonaparte. En Prusse comme en Russie, le parti anglais n’en restait pas moins très-puissant ; il comptait dans ses rangs tout ce qui entoure et domine les princes, la Noblesse, la Cour et les chefs de l’armée. La prudence conseillait de ne point subordonner l’avenir de la France à des combinaisons cupides qui, une fois satisfaites, laisseraient la Prusse indifférente, peut-être même hostile à nos intérêts ; moins encore à la mobilité d’un prince aussi fantasque que Paul Ier. Il était sage d’admettre comme possible une nouvelle coalition des quatre grandes monarchies de l’Europe contre nous. Or, si jamais d’aussi cruelles épreuves nous étaient réservées, il n’y avait pas de honte à nous l’avouer, nos périls seraient immenses : ce ne serait plus seulement notre grandeur, nos récentes conquêtes qui seraient remises en question, mais la Révolution tout entière et notre nationalité même.

« Le moment semblait donc venu pour le premier Consul de se recueillir dans sa pensée, de s’entourer de toutes les lumières de son vaste esprit, et d’éviter à son pays des chances si redoutables. Pour arriver à ce résultat, il n’existait qu’un moyen : c’était de briser les nœuds qui, depuis dix ans, réunissaient sous les mêmes drapeaux l’Angleterre et l’Autriche, de procéder, soit envers l’une, soit en vers l’autre, par voie de concession, et de contracter une paix sérieuse et permanente. Il restait à déterminer vers laquelle des deux puissances devaient se porter nos préférences. »

Pour peu que l’on examine et que l’on compare, on verra qu’il n’y avait point à hésiter dans la réponse. L’Angleterre n’était point possible à désarmer ; le commerce, qui partout ailleurs aime la paix, avait intérêt chez elle à la guerre. Cet état de guerre, « qui contient et arrête les autres peuples, ouvrait au contraire au peuple anglais une sphère d’ambition sans limite et ne l’exposait presque à aucun péril. » Aussi il s’y était engagé avec tout le feu de la cupidité et de la passion. L’avare Carthage, en son temps, n’était pas plus l’ennemie nécessaire de Rome. Mais l’Autriche (toujours selon M. Lefebvre) s’offrait à nous par des rapports tout différents ; avec elle la paix, une paix solide, permanente, était possible ; « mais elle ne l’était qu’à une condition : c’était que, désavouant les principes du Directoire, propagateur et créateur de républiques succursales, nous sortirions des voies où nous avait imprudemment engagés le traité de Campo-Formio. »

Pour sortir de cette voie, pour pacifier véritablement l’Autriche, pour la désintéresser et nous rattacher, que fallait-il ? Renoncer à notre influence rivale de la sienne en Italie, lui restituer la Lombardie, et lui rendre aussi, lui concéder sur la rive droite du Rhin les principautés ecclésiastiques qui avaient été sacrifiées à Campo-Formio. A ce prix, on brisait plus sûrement que par les armes le faisceau de la coalition récente, et l’on conjurait les chances des coalitions futures ; on n’avait plus affaire qu’à une seule ennemie, l’Angleterre ; enfin on divisait les difficultés, les périls. Cette vue, qui est essentielle chez M. Lefebvre, a été reproduite et accentuée par lui à diverses reprises avec beaucoup d’énergie et en des pages très-heureuses :

« Plus que jamais, dit-il dans son récit, au moment des complications qui surgirent en Italie par suite des résistances du Pape dès les premiers mois de 4806, — plus que jamais nous croyons qu’après les trophées de Marengo et de Hohenlinden il eût été d’une bonne politique pour le premier Consul de ne point s’engager à fond dans les affaires d’Italie, et que la tâche de réduire l’Angleterre, d’affermir nos conquêtes sur le Rhin et l’Escaut, suffisait pour remplir, pour glorifier la vie d’un grand homme et absorber les forces d’une génération. En organisant à Campo-Formio et à Lunéville la république cisalpine, la France fit plus que propager ses principes, ses institutions et ses codes ; elle fit une chose qui eut des conséquences incalculables : elle jeta les fondements d’une Italie nouvelle et régénérée. Le traité de Lunéville ne tarda pas à porter ses fruits. En vain le chef de la France eût-il voulu comprimer le développement du principe qu’il avait proclamé, tous ses calculs de prudence et de modération eussent été renversés par le cours irrésistible des choses. Il ne lui était pas plus possible de s’arrêter après le traité de Presbourg qu’il ne l’avait été après le traité de Lunéville. Les événements avaient marché plus vite que sa pensée, et son ambition ne faisait, pour ainsi dire, qu’exécuter les arrêts de sa fortune. » 

Et dans le récit où il a résumé les préliminaires et les causes de la guerre de Russie en 1812, il ne voit dans cette entreprise, de la part de la France, que « le dernier terme de ce vaste système de conquête et de prééminence qui a son point de départ dans le traité de Campo-Formio et qui fut reproduit plus tard dans celui de Lunéville. » Napoléon n’avait point fondé ce système, il l’avait pris à son compte et avait mis son génie et sa gloire à le faire triompher ; la Révolution, devenue toute guerrière, voulait sa revanche sur l’Europe : la partie une fois engagée sur ce pied, de revanche en revanche l’enjeu avait grossi toujours :

« Il y a un fait capital, répétait M. Armand Lefebvre, et qui n’a pas été assez remarqué dans l’histoire de cette fameuse lutte, c’est que la paix qui a suivi les victoires de Marengo et de Hohenlinden a été pour la France et pour ses ennemis un moment décisif. Alors, et seulement alors, il était possible de fonder un état de choses solide et permanent. Ce que la Convention et le Directoire n’avaient pu faire, le Consulat pouvait l’accomplir. La mission des pouvoirs révolutionnaires était une mission de guerre : le traité de Campo-Formio fut, comme tout ce qu’ils créèrent, une œuvre de guerre. La mission du premier Consul était une mission de paix : clore la Révolution à l’intérieur, et, à l’extérieur, réconcilier la République avec l’Europe, tel fut son programme politique après le 18 brumaire. Il remplit avec un merveilleux génie d’organisation la première partie de sa tâche et ne prit aucun soin de remplir la seconde. Il débuta, dans ses rapports avec l’Europe, par lui imposer le traité de Lunéville, qui était un droit créé par la victoire, mais non un acte de conciliation et de durée : cette première transaction décida de toute la vie du premier Consul. Les traités de Campo-Formio et de Lunéville, en donnant Anvers à la France, en plaçant sous sa main les républiques batave, suisse et cisalpine, organisèrent en quelque sorte une guerre interminable entre la France d’une part, et l’Autriche et l’Angleterre de l’autre. Dans la condition où l’Europe se trouvait alors, l’Angleterre et l’Autriche devaient finir par entraîner la Prusse et la Russie, ce qui mettait la France dans l’impérieuse nécessité d’être, à elle seule, plus forte que les quatre grandes monarchies ensemble, ou de subir leur loi. La raison politique nous conseillait de désarmer la Cour de Vienne ou celle de Londres. Le sacrifice à faire à Lunéville était indiqué par la nature des choses ; c’était celui de nos conquêtes italiennes : mieux valait pour nous posséder Anvers que Milan. »

Mais, comme M. Armand Lefebvre nous le fait en même temps remarquer, la France eût-elle bien pris en 1801 cet abandon de l’Italie, deux fois délivrée ? Le premier Consul pouvait-il défaire de ses propres mains victorieuses son ouvrage, l’ouvrage du général en chef de 1796 ? Pouvait-il ainsi livrer cette seconde patrie, ce théâtre brillant et cher de ses premiers triomphes ? La France le lui eût-elle pardonné alors, et ne fut-elle pas sa complice dans cette paix, grosse de périls futurs, qu’il dicta moins encore en son propre nom qu’au nom de la nation personnifiée tout entière en lui ?

Oui sans doute, les plus grands hommes, s’ils veulent dominer et régler les situations, doivent circonscrire à temps leur sphère, borner leur tâche et limiter le champ où leur génie aura à s’exercer : sans quoi ils s’engagent dans des entreprises et des combinaisons qu’ils ne gouvernent plus, et ils risquent d’être entraînés sur des pentes fatales, irrésistibles, où leur force, si grande qu’elle soit, ne sert qu’à leur faire décrire des bonds plus gigantesques et plus impétueux, mais sans arrêt possible. C’est alors qu’ils deviennent, à proprement parler, des puissances aveugles et comme des instruments de destin.

Mais aussi, dans l’autre supposition, vous avez un grand homme raisonnable, un de ceux qui n’en prennent pas plus qu’ils n’en peuvent garder : dans l’ordre de la guerre, vous avez un Turenne, un Wellington ; dans l’ordre politique, un Washington ou même, entre les plus audacieux, un Cromwell, ou parmi les rois conquérants un Frédéric, et non un de ceux qui, s’élançant hors des orbites connues, agissent puissamment à distance sur l’imagination des hommes et qui hâtent, qui précipitent en quelques années les destins de l’univers. Et pour ne parler que de la paix de Lunéville et de ce qui a suivi, n’est-ce donc rien que d’avoir si efficacement préludé à la délivrance de l’Italie, d’avoir préparé, à l’abri d’une royauté hasardée, mais provisoirement tutélaire, cette unité, cette résurrection politique d’une nation ? De telles imprudences sont de celles qu’aime la France, qu’elle favorise dans ses chefs, qu’elle leur impute presque à crime de ne pas commettre. Napoléon n’était pas homme à se contenter de faire de la France un pré carré, et je puis dire que la France de 1800, la France consulaire n’était pas femme à s’en contenter non plus. La nation française est fibreuse, disait Napoléon. Il ne s’agit point, quand on la gouverne, de blesser sa fibre ; il ne le fallait point surtout alors. Chacun chez soi, chacun son droit, n’était pas sa devise. L’expansion de 89 changeait de forme, mais elle n’était pas épuisée.

Ce n’est pas à dire que M. Armand Lefebvre ne reconnaisse les exagérations et les fautes, là où elles viennent du caractère plutôt que de la situation ; mais il croit que la position prise à Lunéville suffisait à décider bien des choses qui ont suivi et qu’elle recelait la plupart des conséquences qu’on a vues éclater. Il ne se laisse point éblouir par l’alliance de Tilsitt et par ce concert entre les deux colosses « qui n’était nullement une œuvre pacifique, mais bien au contraire la plus formidable combinaison de guerre qui ait jamais été conçue. » Il indique et dénonce dans le duché de Varsovie, formé dès lors (1807) et comme déposé au sein de l’alliance, un germe de dissensions futures. Ce duché, grossi en 1809 par la paix de Vienne, devint en effet comme un corps étranger, remuant, qui ne demandait qu’à s’étendre encore et qui, interposé entre les liens des deux empires, finit par les distendre jusqu’à les briser.

La nature du génie de Napoléon qui, essentiellement organisateur et unitaire, représentait la Révolution dans son principe d’égalité et de réformes civiles, mais nullement dans son essor de liberté, le porta à se dessaisir d’une arme terrible, celle de la propagande libérale et républicaine ; et dès lors, les peuples, non appelés par lui à secouer le joug, ne sentirent plus que la honte de la défaite et l’aiguillon de la vengeance. Le ressort militaire et administratif, tendu dans ses mains et appliqué par des agents impérieux, foula les populations vaincues et finalement les souleva. M. Armand Lefebvre a écrit là-dessus des pages très-vraies, très-fermes et qui, exemples de passion comme de complaisance, expriment très-bien le caractère du régime dominant à l’extérieur depuis 1806 jusqu’en 1813. Dès 1806 Napoléon put reconnaître que nous n’avions point d’alliés en Europe sur le continent. Partout, il est vrai, — partout, excepté sur mer, — nous étions vainqueurs ; mais nous étions faibles au sein de notre gloire, parce que nous étions isolés. Qu’un seul jour nous fussions vaincus ou à demi vaincus, qu’un seul instant la fortune des armes hésitât, et tous nos ennemis cachés ou publics se lèveraient à la fois et fondraient sur nous. L’oligarchie européenne était irréconciliable. Napoléon se dit alors que, ne pouvant rien avec l’Europe actuelle telle qu’elle était, il lui en fallait refaire une à sa guise. Sa politique extérieure prit, dès ce moment, ce caractère extraordinaire qui la sépare de toutes les traditions de l’ancienne monarchie et qui rompt entièrement avec les pratiques du passé. J’expose toujours d’après M. Armand Lefebvre, et je le laisse parler ; on est en 1806, au lendemain de la paix de Presbourg :

« Dans la terrible situation que nous ont faite nos fautes (à la paix de Lunéville), les violences de nos ennemis et nos désastres maritimes (Trafalgar), nous sommes jetés en dehors des voies de la politique régulière. Nous n’avons plus le choix des partis à prendre ; il faut succomber, ou briser le réseau formidable qui nous enveloppe. Napoléon a compris les terribles devoirs que lui impose sa mission, et il s’est fait le serment de les remplir tous. L’Europe entière lui est ennemie : il réorganisera l’Europe sur de nouveaux fondements. La Coalition a poussé sa trame jusqu’au cœur de son système fédératif : il est décidé à ne plus tolérer dans sa sphère d’action que des souverains dévoués. Les dynasties hostiles, il les renversera et leur substituera des princes de sa propre famille ; il en fera une masse compacte et comme indivisible qui doublera ses ressources. Fort d’un tel levier, il pèsera sur le reste du continent et le soumettra à sa suprématie. Tel est le plan gigantesque que l’implacable fortune, et non pas, comme on l’a dit, un misérable orgueil dynastique, l’a contraint d’adopter, et dont nous le verrons poursuivre l’exécution pendant sept années avec une vigueur d’esprit et de caractère incomparable. « Je sentais mon isolement, a-t-il dit à  Sainte-Hélène ; je jetais de tous côtés des ancres de salut au fond de la mer. Quels appuis plus naturels pour moi que mes proches ? »

Il est permis de croire que la forme de son génie s’accommodait fort bien de cette nécessité et qu’au fond il en était bien aise. Toutes ses facultés, y compris son imagination grandiose, y trouvaient leur magnifique emploi ; un rêve superbe, une vision charlemanesque le saisit ; il entra tout d’un trait dans une phase nouvelle ; et lorsqu’en 1807, ayant reconnu qu’il n’y avait que la Russie qui pouvait ne pas être irréconciliable, il put se flatter de l’avoir gagnée dans la personne de son jeune empereur, il dut se croire en mesure de tout oser, de tout exécuter dans l’Occident.

Évidemment, en tout ceci, il ne tenait pas assez compte de l’étoffe dont sont faits les peuples, et c’est ce qui l’abusa en 1812 lorsqu’il engagea cette lutte formidable avec son ancien allié de Tilsitt, redevenu par degrés son ennemi. M. Armand Lefebvre a soigneusement analysé les causes de cette rupture et montré comment de conséquence en conséquence on en vint à cette extrémité. Et, après les désastres de la retraite, il expose avec non moins de précision et de vérité les diverses phases de la défection européenne, et comment toute cette apparence de soumission et de concours au profit de Napoléon se retourna inévitablement et fit volte-face, comme à un signal donné, contre lui. Les appréciations de M. Armand Lefebvre, qui datent de vingt-cinq ans déjà, peuvent aujourd’hui encore être réputées sans appel. Que de choses on a sues depuis et qui n’ont fait que confirmer ses vues ! Que n’a-t-il eu le temps de profiter de toutes les lumières répandues aujourd’hui sur cette période historique et qui n’auraient fait qu’apporter de nouvelles forces à ses arguments ! Il aurait pu raconter bien des épisodes piquants, restés longtemps mystérieux, et s’en autoriser dans ce tableau tracé par lui des inimitiés de la vieille Europe, tremblante et soumise en 1812, mais rongeant son frein et ne désespérant pas de la fortune. C’est ainsi qu’à Dresde, en mai 1812, tous les souverains venus pour saluer humblement Napoléon, à son départ pour la campagne de Russie, eurent des conférences secrètes afin de s’entendre sur le parti à tirer de nos revers possibles en cette aventure lointaine ; et même, sans conférence et sans parole, il leur suffisait, pour s’entendre, de se regarder dans le blanc des yeux, tant ils étaient unanimes dans leur intime révolte et dans une haine commune !

Varnhagen d’Ense, le mari de la célèbre Rahel, avait entre les mains une lettre de M. de Metternich où se trouvait le récit détaillé du premier effet causé à Vienne par le retour de l’île d’Elbe en 1815. La nouvelle y était arrivée par une estafette du consul d’Autriche à Livourne. M. de Metternich en fut informé à quatre heures du matin ; il alla incontinent faire réveiller l’empereur François et lui annonça ce terrible incident.

« C’est une affaire à recommencer », lui répondit tranquillement l’empereur, sans que la question eût été un instant douteuse dans son esprit ; et elle était tranchée en ces termes depuis plusieurs heures lorsque M. de Talleyrand reçut communication de la nouvelle. Cette affaire à recommencer, elle était commencée, entamée et nouée depuis 1812 et dès auparavant ; elle était écrite au cœur des souverains avant d’être réglée et formulée dans leurs stipulations.

La défection du général York en décembre 1812 et la part lente et louche, mais certaine (on en a maintenant les preuves authentiques)4, qu’y prit le roi Frédéric-Guillaume ; cette ardente explosion de la Prusse, bientôt suivie de la défection méthodique et oblique, mais non moins arrêtée, de l’Autriche, qui veut seulement paraître avoir la main forcée ; cet armistice jeté au milieu de la campagne de 1813, et ce Congrès de Prague où personne n’est sincère et où M. de Metternich ne veut qu’amuser le tapis et gagner du temps, tous ces points sont traités par M. Armand Lefebvre avec une autorité, une fermeté et une logique dont l’érudition la plus sagace et la plus politique était la base. Il a su, dans les divers morceaux écrits par lui à des temps différents, éviter l’écueil de la contradiction : entre le morceau du 15 avril 1838 et ses dernières publications de 1857, il y a une harmonie frappante, et ce n’est nullement par fatalisme ou par un excès de logique qu’il est arrivé à ce cachet d’unité, c’est par un esprit d’examen rigoureux et sévère.

Il n’a rien laissé sur les événements de 1814, sur la campagne de France ni sur le Congrès de Vienne. C’est ici que nous faisons appel à son digne fils. Il lui appartient, disions-nous, d’achever, de corroborer l’œuvre de son père, à l’aide des documents nouveaux qui se sont produits depuis et qui se publient chaque jour. Je voudrais voir, par ses soins, la partie historique de 1800 jusqu’en 1808 et au-delà, doublée de quelques notes ou appendices où il serait fait usage de la Correspondance de Napoléon : l’œuvre en sortirait plus forte et comme cuirassée. Mais surtout il y a à étudier aujourd’hui à neuf et à fond la grande insurrection européenne de 1813 et la coalition des peuples, en se servant des nombreux documents publiés à l’étranger. Nulle part M. Édouard Lefebvre de Béhaine ne saurait être mieux placé qu’à Berlin pour étudier et approfondir cette histoire de la coalition des forces morales sous lesquelles nous avons succombé en 1814 et ; 1815 : les millions de l’Angleterre, le froid même de la Russie, auraient été impuissants peut-être à nous détruire, s’ils n’avaient eu pour auxiliaires des caractères comme ceux de Stein, de Gneisenau, de Scharnhorst, toute une génération enfin de politiques, de militaires, de diplomates, légistes, poëtes, qui sortirent comme de terre sur tous les points de l’Allemagne après Austerlitz et Iéna, surtout après Moscou. Cette mine embrasée s’étendait et gagnait par le Nord, tout le long de la Baltique, par le Hanovre, et jusqu’en Hollande, où M. de Hogendorp fut le libérateur de sa patrie et le Stein hollandais de 1813. M. Pitt est mort, mais l’âme de M. Pitt lui survit ; elle règne et plane sur le continent, elle triomphe sur toute la ligne.

L’aimable reine Caroline, épouse du roi Jérôme, écrivant pour son usage particulier un Journal, y a noté à la date du 30 mai 1811 :

« Nous avons passé notre soirée à Nassau, campagne qui appartenait autrefois à M. de Stein, ministre d’État en Prusse, mais qui a été séquestrée depuis la dernière guerre avec l’Autriche, à cause des libelles qu’il avait écrits contre plusieurs princes de la Confédération du Rhin. Il me paraît inconcevable que l’homme qui a une fortune aisée et un beau nom sacrifie tous ses avantages, toutes ses affections, pour intriguer, et c’est bien là le cas de M. de Stein. Jamais l’on n’a vu une plus jolie campagne que celle de Nassau, et la maison qui porte ce nom paraît être tombée en ruine tout exprès pour rendre le paysage plus pittoresque. M. de Stein a fait faire des routes et planter plusieurs beaux arbres, ce qui donne à la campagne l’air d’un jardin anglais. »

La jeune, et douce reine croyait que M. de Stein intriguait. Il intriguait à sa manière comme les antiques Décius, comme Palafox à Saragosse, comme Rostop-chine à Moscou, comme tous ceux qui, pleins de foi, se jettent à une heure de crise, eux et tout ce qu’ils possèdent, dans le gouffre béant de la patrie. Lui, il joignait de plus à la passion le génie qui crée les moyens et qui organise : il fut contre nous le grand instigateur et directeur de la ligue des nationalités5.

Il reste à l’historien futur à décrire ce vaste mouvement par lequel nous fûmes cernés, à le peindre en toute connaissance de cause, avec un sentiment élevé d’impartialité envers des adversaires dont quelques-uns furent héroïques et dont les autres ne furent qu’acharnés, à faire bien comprendre surtout comment le libéralisme, le patriotisme ulcéré devint un instrument aux mains d’un état-major d’oligarques, qui, après l’avoir caressé et déchaîné pour le grand combat, ne pensèrent ensuite qu’à le réfréner sans pudeur et à le museler.

La conclusion, ou du moins l’impression qui ressort du tableau tracé par M. Armand Lefebvre, c’est que l’Empire, passé un certain moment qui remonte même jusqu’au temps du Consulat, ne put jamais fermer son cercle : ce cercle à peine rejoint se rompait et se rouvrait toujours, condamné à s’élargir de plus en plus, et par conséquent de plus en plus sujet à fragilité. Les fautes gratuites et funestes, les entreprises non provoquées et risquées sans nécessité, les excès et les fougues de la passion ne sauraient obscurcir ni faire perdre de vue cette vérité capitale, inhérente à la nature même des choses. La ferme intelligence du publiciste et de l’historien qui l’a mise en lumière mérite une place durable dans l’estime de l’avenir : M. Armand Lefebvre l’obtiendra.