Histoire des cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire,
par M. Armand Lefebvre1.
M. Armand Lefebvre, qui vient d’avoir pour successeur à l’Académie des Sciences morales et politiques M. Mortimer-Ternaux, était, en fait d’histoire politique et diplomatique contemporaine, un des écrivains les plus remarquables et les plus autorisés de ce temps-ci ; il a fait un livre que les diplomates des divers pays de l’Europe ont lu le crayon à la main, et qui restera.
Son fils, M. Edouard Lefebvre de Behaine, premier secrétaire d’ambassade à Berlin, en a disposé une seconde édition qui doit prochainement paraître, et il y a joint divers morceaux ou chapitres très-développés qui avaient été publiés par l’auteur dans la Revue des Deux Mondes ; le tout formera une Histoire diplomatique du Consulat et de l’Empire presque sans interruption et sans lacune, depuis 1800 jusqu’en 1814. Mais, pour mettre les lecteurs à même de bien juger de la valeur de tels travaux, de la confiance qu’ils méritent et des solides fondements sur lesquels ils reposent, j’ai à dire quelques mots de la position qu’occupait l’auteur, de l’accès qui lui fut ouvert de tout temps aux sources secrètes et aux documents indispensables à son entreprise.
Autrefois les Affaires étrangères étaient un domaine réservé, un labyrinthe interdit, tout un monde d’où celui qui y entrait une fois ne sortait plus. Quelques grands noms de négociateurs et de plénipotentiaires apparaissaient de loin, dominaient l’attention et acquéraient la gloire ; mais au dedans, et sous eux, toute une armée ou plutôt un état-major de rédacteurs ou secrétaires inconnus travaillait dans l’ombre. La Bruyère, en son temps, a fait un admirable portrait du Plénipotentiaire ou parfait diplomate, portrait qui, à bien des égards, n’a pas vieilli, et dont quelques traits s’appliquent à vue d’œil à un Talleyrand ou mieux encore à un Metternich. Je voudrais être assez initié à ces choses d’État pour pouvoir faire en regard une esquisse de l’humble rédacteur ou publiciste des Relations extérieures, de celui dont le nom ne se prononçait jamais et dont toute la vie se passait devant des cartons verts, dans les bureaux ou les corridors : Nourri dans le sérail, j’en connais les détours. Ils étaient là, de père en fils, laborieux, instruits, secrets, sachant l’échiquier, alors si compliqué, des États de l’Europe, le personnel des Cours, le droit public et les traités, le mécanisme et l’organisme du Corps germanique et de l’Empire, les prétentions et les casus belli de tout genre, tous les mystères et les arcanes des chancelleries ; on leur demandait des mémoires sur les questions les plus ardues ; ils les rédigeaient aussitôt, du jour au lendemain, avec exactitude, clarté, sans qu’on eût même l’idée d’y rattacher leur nom. Les notes écrites par ces plumes modestes et ignorées se revêtaient souvent ensuite des plus illustres signatures et faisaient loi. La stabilité et la tradition permettaient à ces utiles existences, dénuées d’avancement, de se continuer et de se transmettre, en quelque sorte, dans la même famille : on tenait le fil, on avait le secret des affaires et le chiffre ; on se le passait de la main à la main. L’idée du bruit, de la publicité, de la gloriole, ne venait jamais tenter ces serviteurs méritants et obscurs du roi ou de l’État (c’était tout un) ; ils touchaient du doigt le nœud des questions pendantes, le ressort des plus grands événements et des fortunes souveraines ; ils avaient à leur disposition des trésors de documents, les sources de l’histoire ; ils les gardaient avec religion. Cela ne s’appelait pas même de la probité. La discrétion, la circonspection était passée dans leurs habitudes et dans toute leur allure. Si, par un hasard qui n’en était pas un et qui devait assez souvent se produire, quelque pièce dont ils étaient les premiers auteurs et rédacteurs sortait au jour, si quelque combinaison dont ils avaient suggéré le plan prenait corps et vie et devenait manifeste, ils se gardaient bien de dire : Elle est de moi, ou même de le penser seulement. Ils l’avaient oublié, tant ils étaient impersonnels et habitués à s’effacer par devoir comme par nature. Je trace un idéal dont je suis bien sûr qu’approchaient plus ou moins et que réalisaient en partie bon nombre des estimables et essentiels rédacteurs des Relations extérieures d’autrefois : il en est peut-être même encore aujourd’hui qui leur ressemblent.
Une autre catégorie moins obscure, moins confinée, et qui mériterait aussi son esquisse, à côté et tout près du ministre plénipotentiaire, c’est le secrétaire d’ambassade : à celui-ci l’ambition est permise, la porte des hauts emplois est entr’ouverte, il est sur le seuil : mais que de précautions encore ! que d’attente ! Il ne faut pas que le secrétaire se presse et empiète sur son chef, qu’il devance d’une minute son moment, qu’il commence par en faire à sa tête et par se poser en personnage, sur un pied à lui, comme Chateaubriand prétendit faire à Rome avec le cardinal Fesch ; il ne faut pas qu’il laisse soupçonner ni percer, comme on l’a vu récemment chez un secrétaire revêtu d’un nom illustre (Bellune), une inclination politique différente de celle de son ministre : cela est élémentaire ; il faut qu’il vive en parfaite harmonie et ne fasse qu’un avec lui, qu’il s’efface soigneusement et qu’il s’éclipse, et en même temps toutefois qu’il se tienne tout prêt, le cas échéant, à le remplacer, à le suppléer, à faire même, s’il y a urgence, un pas décisif sans lui ; il peut, sous ce titre secondaire, être chargé par intérim de missions délicates et d’une haute importance. Ceci me mène à parler du père de M. Armand Lefebvre, qui fut, sous le premier Empire, un excellent secrétaire d’ambassade, et qui légua à son fils, avec son exemple et ses enseignements, une partie de son expérience.
Le chevalier Edouard Lefebvre, que nous trouvons mentionné plus d’une fois dans les écrits de son fils, occupa successivement divers postes où il eut occasion de faire ses preuves de capacité et de mérite. Premier secrétaire d’ambassade, en Italie d’abord, à Naples, à Florence, à Rome, puis en Allemagne, à Cassel près du roi Jérôme, et en dernier lieu à Berlin, il s’était trouvé mêlé à bien des épisodes dramatiques du Consulat et de l’Empire, et avait été un témoin clairvoyant, un agent fort apprécié dans son rôle modeste.
À Naples, où M. Alquier était ambassadeur, il avait eu à le remplacer pendant des absences et avait été admis à lire dans l’âme de cette fameuse reine Caroline, fille de Marie-Thérèse, l’amie d’Acton et des Anglais, notre ennemie jurée, une femme violente, capricieuse, passionnée, et qui a laissé dans l’histoire des souvenirs romanesques et sanglants. M. Alquier, homme d’esprit et d’une finesse piquante, put se flatter à un moment de prendre quelque ascendant sur elle et de l’arracher à la politique qui la perdit. Elle avait une liberté de langage qui n’était pas toujours tournée contre la France et contre son glorieux chef ; elle disait un jour à notre ambassadeur, à la date d’avril 1803 :
« Assurément, il me serait pardonnable de ne pas aimer Bonaparte ; eh bien ! je ferais volontiers 400 lieues pour le voir. Si j’osais me comparer à ce grand homme, je dirais que j’ai un sentiment commun avec lui, c’est l’amour de la gloire ; mais il a poursuivi son objet en grand et il l’a obtenu, au lieu que, moi, j’ai cherché la gloire dans les buissons, et je ne suis parvenue qu’à me piquer le bout des doigts. Quand vous lui écrirez, dites-lui que je ne me lasse pas d’admirer l’adresse avec laquelle il a su profiter d’un temps où, Frédéric et Catherine ayant disparu du théâtre des affaires du monde, il n’y a plus sur tous les trônes de l’Europe que des imbéciles. »
Mais la veille ou le lendemain le vent tourne, le langage change, le naturel reparaît ; et vers ce même temps, apprenant le meurtre du duc d’Enghien, elle disait avec la même liberté de propos :
« Ce pauvre diable était le seul des princes français qui eût de l’élévation et du courage. Je me console toutefois de ce qui est arrivé, parce que j’espère que l’acte sanglant de Vincennes nuira au premier Consul. »
Ainsi parlait d’un Bourbon français cette sœur de Marie-Antoinette. Un jour, avant les derniers éclats, au printemps de 1805, l’idée était venue de marier une de ses filles, la princesse Amélie (celle même qui a été reine des Français et l’épouse de Louis-Philippe) avec le fils de l’impératrice Joséphine, Eugène de Beauharnais. L’initiative était partie, en apparence, du marquis de Gallo, ambassadeur de Naples à Paris ; mais évidemment il ne s’était point avancé de la sorte sans avoir reçu quelque insinuation de la Cour impériale. La reine, à cette proposition inopinée et qui, à la rigueur, pouvait ne passer que pour une idée en l’air de son ambassadeur, n’avait à faire aucune réponse officielle :
« Cependant elle crut devoir s’en ouvrir elle-même, non à M. Alquier, qui avait été appelé à Milan, mais au premier secrétaire, M. Édouard Lefebvre, chargé momentanément de la direction de l’ambassade. Celui-ci, interpellé soudainement sur un sujet aussi délicat, répondit avec un peu d’embarras qu’aucune instruction de sa Cour ne l’autorisait à traiter d’un mariage entre une princesse de Naples et le fils de l’Impératrice : « Il ne pouvait donc soumettre à la reine que ses opinions personnelles ; il lui semblait que, dans l’intérêt de sa maison et de ses peuples, elle devrait favoriser une semblable union ; Eugène de Beauharnais avait toute l’affection de l’Empereur, et de grandes destinées semblaient promises à ce jeune homme. » La reine demeura quelque temps sans répondre : un sourire amer parut un moment sur ses lèvres ; elle semblait agitée intérieurement par des réflexions pénibles ; enfin elle rompit le silence et dit, comme avec effort, qu’elle n’avait aucune objection à élever contre la personne du jeune Beauharnais : « Mais il n’avait pas encore de rang dans le monde ; si, plus tard, la Providence l’élevait à la dignité de prince, les obstacles qui s’opposaient aujourd’hui à une pareille alliance pourraient être écartés. »
Le moment une fois manqué ne revint pas. Napoléon, dans une audience publique à Milan (juin 1805), fit une scène à l’envoyé extraordinaire de la reine, chargé de le complimenter, et la dénonça avec une colère calculée comme une furieuse ennemie de la France : « Si après tant d’années de règne elle ne sait pas mettre du calme et de la modération dans sa conduite et dans ses discours, le vaisseau anglais qu’elle tient dans la rade de Naples ne la sauvera pas. »
Après de telles injures, l’ulcération, des deux parts, devint incurable.
Peut-être, cependant, y avait-il encore quelque voie à tenter avant les moyens extrêmes. La Cour des Deux-Siciles venait de se lier sous main à la Coalition qui se reformait à cette heure menaçante. Le golfe de Naples devait s’ouvrir à l’invasion combinée des Russes et des Anglais ; un général russe était arrivé à Naples dès les premiers jours de juin pour prendre clandestinement les mesures et fixer le point du débarquement. Eût-il été possible de déjouer ce concert, de rompre ces engagements occultes et cette promesse de coopération ? restait-il quelques chances, sinon d’avoir la reine pour alliée, du moins de ne pas l’avoir pour ennemie ?
« La chose est douteuse ; en tout cas, ce n’était pas à M. Alquier qu’il eût fallu laisser la tâche si délicate d’opérer un rapprochement ; cet ambassadeur avait porté dans sa mission trop de violence et de fiel. Sa sagacité même était un danger de plus : il ne pouvait plus être un instrument de conciliation, et l’on eût dit qu’il n’avait été maintenu dans son poste que pour envenimer les passions indomptées de la reine, et la pousser à quelque extrémité qui la perdît sans retour…
« Le premier secrétaire d’ambassade, M. Édouard Lefebvre, ne se faisait point illusion sur le caractère de la reine : il savait combien était profonde son aversion pour la France, quelle témérité elle portait dans la direction de sa politique ; mais elle était mère : il pensait qu’à ce titre elle pourrait se laisser toucher. Chargé de la direction de l’ambassade pendant le voyage de M. Alquier à Milan, il avait tenté de louables efforts pour dissiper les préventions de cette princesse et lui inspirer une conduite plus mesurée. Il s’était attaché à la convaincre que l’Empereur Napoléon n’avait point le dessein de détrôner sa famille ; que, si elle lui revenait sincèrement, loyalement, il oublierait tous ses torts et lui assurerait son amitié. Il ne lui dissimula pas que, si elle persévérait dans la funeste voie où elle était engagée, elle se perdrait infailliblement ; qu’en vain tenterait-elle de nous échapper ou de nous braver ; qu’elle ne pourrait être sauvée ni par la Russie qui était trop loin, ni par l’Autriche qui était trop timide, ni par l’Angleterre qui ne pouvait mettre à son service que ses vaisseaux. Pendant cet entretien, la reine était occupée à parfiler de l’or. Quand M. Lefebvre eut cessé de parler, elle leva la tête et tourna vers lui ce visage sillonné moins encore par le temps que par les soucis du trône : son regard avait, en ce moment, quelque chose de dur et de sinistre qui semblait dire que toutes ces explications arrivaient trop tard. M. Lefebvre voulut se retirer ; mais la reine le retint et lui fit comprendre que ses sages conseils l’avaient émue et troublée. Elle parla avec amertume des Anglais ; elle dit qu’elle avait peu d’estime pour cette nation de marchands, et finit par laisser pressentir qu’elle n’était pas éloignée de changer de système. Les voies semblaient ouvertes à un rapprochement, quand M. Alquier revint de Milan ; c’était le 5 juillet (1805). »
M. Alquier jugea que son premier secrétaire s’était trop avancé, que la reine n’avait pas changé de sentiments, et qu’il n’y avait rien à espérer de cette Cour dans le sens d’une neutralité sincère. Napoléon, à cette date, — on le voit par une lettre de lui à M. de Talleyrand, écrite du camp de Boulogne le 23 août, — eût pourtant préféré une garantie du côté de Naples, et on conclut même à Paris, par l’intermédiaire du marquis de Gallo, un traité de neutralité qui ne fut pas observé, M. Édouard Lefebvre, en croyant devoir tenter une démarche de conciliation, avait donc agi dans le sens des désirs de l’Empereur et avait deviné juste. Il est vrai qu’une fois maître et arbitre de la situation en Allemagne, le vainqueur d’Austerlitz ne dut pas être fâché d’une infraction qui lui permettait de faire vaquer un trône en Italie. Masséna eut ordre de se porter sur Naples et courut à un triomphe facile. La reine, déclarée déchue, et à regret fugitive, rentra, pour n’en plus sortir, dans le vrai de sa passion, de ses haines, de ses exécrations et de ses vengeances. De son volcan de Sicile, elle continua, de menacer, d’agiter la torche comme une Euménide, et elle ressemble de loin à une statue de Médée.
Secrétaire d’ambassade à Rome en 1806, lorsque M. Alquier y fut envoyé pour remplacer comme ambassadeur le cardinal Fesch, M. Édouard Lefebvre y eut aussi la direction de l’ambassade, après que son chef eut été rappelé à Paris (février 1808). La crise à laquelle il assistait n’était pas moindre qu’à Naples, mais le contraste était frappant ; il y put lire dans une autre âme, dans celle du pontife, une âme inflexible et douce, moins résignée encore qu’encline au martyre et comme altérée de persécution ; il fut agent passif, non insensible, dans cette pression pénible et violente que la politique de Napoléon prétendit exercer sur Pie VII. A cette date, on ne comptait plus réussir par la voie diplomatique et de conciliation ; M. de Champagny écrivait à M. É. Lefebvre, pour l’arrêter dès le premier effort qu’il tenta en ce sens (17 mars 1808) :
« Les circonstances doivent vous rendre extrêmement circonspect dans vos démarches, et Sa Majesté ne peut approuver toute la peine que vous vous donnez pour nouer une négociation : n’en prenez aucune. Répondez à toutes les propositions qu’on vous fera, et ne faites aucun pas. Les démarches que vous aviez chargé le Père Altieri de faire auprès du Saint-Père ne peuvent conduire à aucun résultat. Ce serait bien peu connaître les hommes de son état que de ne pas voir que toutes ces confidences et ces conversations mystérieuses sont dans leur caractère et ne sont que des ruses. »
Le refus formel que fit le Pape d’adhérer au pacte fédératif et à la ligue italienne mit fin à la mission de M. Lefebvre, qui demanda ses passeports le 19 avril.
Ce fut un soulagement pour lui d’être soustrait à ce simulacre de rôle et de quitter un théâtre où la diplomatie avait épuisé son jeu et où la force militaire, seule, était à l’œuvre. Il se trouva bientôt placé d’une manière agréable à Cassel, dans le nouveau royaume de Westphalie, auprès de M. Reinhard, ministre plénipotentiaire, homme de savoir et de mérite, que l’Empereur avait investi d’une mission de confiance dans cette ambassade de famille. Il y resta jusqu’en 1811 et passa alors, avec le même titre de secrétaire de légation, à Berlin. C’est par la littérature et par des publications récemment faites en Allemagne2 que nous avons à ce moment de ses nouvelles. M. Reinhard écrivait à Gœthe, de Cassel, le 5 août 1811 :
« Ce billet, mon très-honoré ami, vous sera remis par M. Lefebvre, mon secrétaire de légation, qui me quitte pour aller avec le même titre à Berlin. Je désire beaucoup qu’il vous voie. C’est une de ces natures françaises, nobles et loyales, qui par leurs qualités mêmes s’entendent et s’accommodent le mieux avec le caractère allemand. Je le perds avec grand déplaisir, et le malheur a voulu que, depuis son retour de Paris, une indisposition persistante ait arrêté notre commerce habituel d’idées et de sentiments. Si, pour sa nouvelle existence à Berlin, il vous est possible de lui donner des renseignements ou de faire quelque chose pour lui, je vous en serai bien reconnaissant ; même en dehors de ces bons offices que vous pouvez lui rendre, il attache le plus grand prix à faire votre connaissance ; jusqu’à présent il vous aime, vous apprécie et vous admire un peu sur parole ; je suis d’autant plus charmé que votre vue le confirme dans ses sentiments. »
Gœthe répondit par un mot de remerciement à M. Reinhard : « Il m’a été très-agréable de causer avec un homme qui a vécu si longtemps avec vous, et qui par vous a tant gagné. »
Mais, de son côté, M. Lefebvre n’avait pas manqué de rendre compte à M. Reinhard de sa visite et de l’impression d’enthousiasme qu’il en avait reçue. Il lui avait également rendu compte de la conversation qu’il avait eue avec Wieland, ce patriarche de la littérature allemande. M. Reinhard ne trouva rien de mieux que d’envoyer à Gœthe le passage transcrit de la lettre de M. Lefebvre, qui marquait bien la supériorité de nature de Gœthe sur Wieland ; si ce dernier était le patriarche, l’autre était le prince :
« M. Gœthe, écrivait M. Lefebvre, me paraît être un homme jeté dans un moule tout différent. Sa maison seule, qui est fort belle, ses escaliers ornés de statues d’un goût parfait, la beauté de ses tableaux, la profusion des dessins qu’on trouve jusque dans ses antichambres, et les raretés de toute espèce et de tous les siècles qu’on rencontre à chaque pas, auraient suffi pour m’apprendre que j’entrais chez le prince de la littérature allemande. M. Gœthe me reçut avec beaucoup de bonté et de politesse. Je n’ai pas non plus trouvé qu’il ressemblât au portrait que vous avez chez vous : le peintre lui a fait le front trop levé, ce qui met ses yeux et son air dans un état d’exaltation qu’il n’a pas ; enfin, il est mieux que son portrait.
« Ma conversation avec M. Wieland n’avait eu que lui (Wieland) pour objet, elle n’était jamais sortie de ce cercle ; sans cesse elle y avait été ramenée par lui, par moi, par une conséquence des faiblesses de son âge. Avec M. Gœthe elle prit sur-le-champ un vol plus élevé. Il embrassa toute la littérature allemande, passée et présente ; il y marcha à pas de géant, peignant tout à grands traits, d’une manière rapide, mais avec une touche si vigoureuse et des couleurs si vives, que je ne pouvais assez m’étonner ; il parla de ses ouvrages peu et avec modestie, beaucoup des chefs-d’œuvre en tout genre de la France, des grands hommes qui l’avaient honorée, du bonheur de sa langue, des beaux génies qui l’avaient maniée, des littérateurs présents, de leur caractère et de celui de leurs productions ; enfin, j’étais un Français qui était allé pour rendre hommage au plus beau génie de l’Allemagne, et je m’aperçus bientôt que M. Gœthe me faisait en Allemagne les honneurs de la France. Il est impossible d’allier plus d’esprit, plus de modestie et de cette urbanité qui jette sur la science un vernis si aimable. Je lui disais, en parlant de notre littérature, que nous nous étions enfermés dans des bornes étroites dont nous ne voulions pas sortir, que nous restions obstinément dans les mêmes routes, ce que ne faisaient point les autres peuples. Il me répondit, avec une politesse infinie, qu’il ne trouvait pas que les Français eussent de la répugnance à sortir de leurs routes, mais seulement qu’ils étaient plus judicieux (il va y avoir un léger correctif à ce mot) que leurs voisins, lorsqu’il était question de s’en ouvrir de nouvelles.
« Son œil est plein de feu, mais d’un feu doux, sa conversation riche et abondante, son expression toujours pittoresque, et sa pensée rarement ordinaire. »
Rien n’égale à mes yeux le prix des témoignages contemporains quand ils sont donnés avec cette précision, cette justesse, et qu’ils nous arrivent contrôlés par les juges les plus compétents.
Gœthe, mis ainsi en regard de lui-même et comme devant un miroir, ne trouva qu’un mot à relever dans les paroles que lui représentait la dépêche du fidèle diplomate ; c’était pour l’éloge qu’il avait fait de l’esprit français :
« Il m’a été très-agréable, disait-il, de voir avec quelle exactitude M. Lefebvre a retenu l’esprit, les idées et les expressions de notre causerie ; il arrive rarement que nos vues soient aussi bien saisies par un étranger avec lequel nous nous entretenons pour la première fois. Je souscris à tout ce que la relation me fait dire ; je réclame cependant pour un mot ; je voudrais circonspects au lieu de judicieux. »
Les Français, en effet, quelque complaisance qu’on mette à les juger, sont évidemment très-rétifs à la nouveauté en littérature, et, du temps de Gœthe surtout, il était difficile de trouver judicieuse la disposition d’esprit où se tenaient la plupart des écrivains de l’Empire : évidemment circonspect était le mot le plus doux, le mot poli.
Dans son nouveau poste à Berlin, M. Edouard Lefebvre put étudier de près le mouvement qui souleva et arma contre nous toute l’Allemagne, et dont le foyer s’alluma surtout en Prusse ; il fit plus que l’étudier, il en fut victime : au moment où le roi de Prusse, après bien des tergiversations et des anxiétés, se décida à faire signer à Kalish par son plénipotentiaire le traité qui le liait à la Russie, le même jour (28 février 1813), un piquet de Cosaques entrait à toute bride dans Berlin, cernait l’hôtel de M. de Saint-Marsan, ambassadeur de France, et « sous les yeux des autorités, au mépris du droit des gens et de tous les usages pratiqués entre nations policées, enlevait la personne du premier secrétaire de légation, M. Edouard Lefebvre, s’emparait de tous ses papiers et le faisait conduire en Russie, où il fut détenu prisonnier jusqu’à la paix. »
C’est cet homme capable, instruit de tant de choses, les ayant observées dans l’une de ces situations secondaires où, moins engagé de sa personne, on garde une plus parfaite clairvoyance, que la Restauration et le ministre qui en était le plus noble représentant dans la sphère diplomatique avaient su apprécier à sa valeur : le duc de Richelieu l’avait invité à écrire l’Histoire de la diplomatie française pendant les quinze premières années du siècle. Sa santé altérée et sa fin prochaine l’empêchèrent d’exécuter ce beau dessein ; mais il laissa à son fils des notes nombreuses, des souvenirs vivants, l’esprit même de la tradition.
M. Armand Lefebvre, qui devait être cet historien, se trouvait donc, selon une expression heureuse3, voué et comme promis dès sa première jeunesse à la carrière diplomatique. Ce fut M. Pasquier qui le fit entrer, à peine âgé de vingt ans, aux Affaires étrangères. En classant les notes innombrables que le jeune attaché avait recueillies dès ce temps dans la mine inépuisable des Archives, son digne fils (car on est dans cette famille à la troisième génération diplomatique) me faisait remarquer combien la jeunesse de son père avait été laborieuse, et avec quel soin il s’était appliqué, pour mieux comprendre l’Europe moderne, à étudier jusque dans ses plus minutieux détails et aux sources les plus authentiques l’Europe du xviiie siècle, celle du cardinal de Fleury, de Marie-Thérèse, de Frédéric le Grand, du duc de Choiseul.
Dans les dernières années de la Restauration, les attachés du ministère furent invités à traiter chacun dans un mémoire la question des alliances naturelles de la France : ce fut le travail de M. Armand Lefebvre, qui fut proclamé le meilleur par la Commission que présidait un des doyens de notre diplomatie, M. de La Forêt. Aujourd’hui encore ce document manuscrit est rangé aux Affaires étrangères parmi ceux qu’il est le plus utile de consulter.
Les premières années du règne de Louis-Philippe amenèrent des réductions et des déplacements. M. Armand Lefebvre dut échanger la position qu’il occupait à la direction politique contre la promesse, qui ne fut pas tenue, d’une place de secrétaire de légation. Il se résigna à cette inactivité et s’en accommoda même, en se consacrant dès lors tout entier dans le silence et la retraite à l’étude approfondie, passionnée et à la fois philosophique, du drame émouvant « qui commence dans les plaines de Marengo et finit sur le rocher de Sainte-Hélène. »
En 1848, à la suite de l’effondrement général qu’occasionna la Révolution de février, le personnel de la diplomatie se trouva désorganisé, les rangs furent soudainement éclaircis. M. Armand Lefebvre, sollicité de rentrer dans les affaires, aurait pu viser à des postes élevés : il préféra un rôle plus modeste et qui avait son utilité ; il accepta le poste de ministre de la République à Carlsruhe. Sa personne même et le choix d’un tel représentant étaient bien faits pour rassurer la société européenne réfugiée à Bade pendant l’été de 1848.
De Carlsruhe il fut envoyé en 1849 à Munich, et, dix-huit mois après, à la fin de 1850, à Berlin, où il résida jusqu’en 1852. A cette époque, il fut appelé au Conseil d’État nouvellement réorganisé, et dans le sein duquel ses lumières et sa compétence lui conférèrent aussitôt une autorité incontestée, dès qu’il s’agissait d’apprécier nos affaires extérieures. Il se fût récusé volontiers sur d’autres questions spéciales, tout intérieures et jusqu’alors étrangères à ses études, étant de ceux qui ne croient jamais assez bien savoir ce dont ils ont à juger.
Créé membre de l’Institut par suite du décret qui introduisait au sein de l’Académie des Sciences morales une nouvelle section (politique, administration et finances), il parut plus surpris encore que flatté de cet honneur.
Quelque temps auparavant, un décret du 7 septembre 1854 avait institué la première Commission chargée de publier la Correspondance de Napoléon Ier : M. Armand Lefebvre était naturellement désigné par ses travaux historiques pour en faire partie. Dans les séances préparatoires, et lorsqu’on discutait la pensée qui devait présider à l’édification du monument, il émit l’idée, qui fut écartée au début, de substituer le plan d’une classification raisonnée à celui, qu’on adopta, d’une chronologie pure et simple. M. Armand Lefebvre avait une forme d’esprit essentiellement tournée à la considération des causes et des effets, à la suite et à l’enchaînement des questions.
Frappé au mois de juin 1862, à l’âge de soixante-deux ans, d’un accident soudain qui le saisit et le paralysa dans toute la force de la pensée, il ne se releva pas, assista deux années durant à sa lente destruction, et succomba le 1er septembre 1864, avant d’avoir pu terminer l’Histoire des Cabinets de l’Europe, « cette œuvre, tourment et bonheur à la fois de sa vie. »
Je dis tourment, et on va le comprendre. Qu’on se figure en effet quelle dut être la situation morale d’un écrivain modeste, mais consciencieux et savant autant que ferme et convaincu, qui était avec prudence de l’école de Montesquieu, qui méditait longtemps ses matières avant d’en offrir un tableau suivi, concentré, définitif, quel dut être son désappointement cruel et son mécompte, lorsque la grande Histoire du Consulat et de l’Empire de M. Thiers fut annoncée et vint, en quelque sorte, déboucher, défiler comme une grande armée, à dater de 1845, et pendant près de vingt ans occuper le devant de la scène, envahir et posséder l’attention publique : lui, l’historien diplomatique, qui avait puisé aux mêmes sources, qui en avait par endroits creusé plus avant quelques-unes, qui y avait réfléchi bien longtemps avant d’oser en tirer les inductions, les conséquences essentielles, mais qui, une fois les résultats obtenus, y tenait comme à un ensemble de vérités, il se trouvait du coup distancé, effacé, jeté de côté avec son noyau de forces. Que faire ? Il avait publié, dès avril 1838, dans la Revue des Deux Mondes un grand morceau de son travail, qui comprenait l’histoire politique des Cours de l’Europe, depuis la paix de Vienne (1809) jusqu’à la guerre de Russie (1812) ; il s’était hâté de détacher ce travail pour ne pas se laisser devancer par M. Bignon qui, dans les IXe et Xe volumes de son Histoire de France sous Napoléon, devait traiter du même sujet ; il avait voulu prendre date. Mais, si l’on prenait date avec M. Bignon, on ne le prenait pas avec M. Thiers qui, dans ses développements étendus et lucides, non-seulement riche des documents des Affaires étrangères, mais muni de la lecture des lettres mêmes de Napoléon, se portait en conquérant dans ce vaste sujet, y traitant tour à tour et indifféremment de l’administration, de la diplomatie, de la guerre, et promenant sur tous les points une intelligence ondoyante et diverse qui ne se laissait point gêner ni retarder par une trop grande exigence d’unité logique. Or, M. Armand Lefebvre avait cette forme d’esprit exigeante ; il était un peu comme Tocqueville, et, sans avoir comme lui le style qui grave, il avait la pensée qui pénètre et qui creuse ; il pesait longtemps avant de conclure, il concentrait plus qu’il ne déployait ; et, dans la conversation même, si mes souvenirs sont bien fidèles, son œil pétillant et vif, son sourire fin, laissaient deviner plus encore que sa parole n’en disait ; son geste fréquent, moins décisif que consultatif, et qui semblait s’adresser à sa propre pensée, exprimait cette habitude de réflexion et comme de dialogue intérieur. Son Napoléon, tel qu’il l’avait conçu et qu’il l’avait vérifié par une longue étude, était d’un seul jet, et le Consulat, l’Empire, envisagés par lui dans leur continuité, offraient moins de déviations et d’écarts qu’on n’en suppose d’ordinaire. Pour faire prévaloir cette vue, il n’était pas temps ; la masse de documents, d’analyses et d’exposés versés par M. Thiers, et si heureusement distribués par lui, pouvait, d’un moment à l’autre, déjouer les explications ou les rendre inutiles : il fallait attendre et laisser passer le vaste flot triomphant. M. Armand Lefebvre le comprit ; il ne visa point à une concurrence impossible avec l’historien national et populaire ; seulement, par provision, pour sauvegarder son droit et réserver l’originalité de ses vues, il se hâta de publier les trois volumes qu’il avait tout prêts, et qui parurent de 1845 à 1847 ; ces volumes comprenaient les événements politiques et diplomatiques accomplis depuis 1800 jusque dans l’été de 1808, c’est-à-dire depuis les premiers jours du Consulat jusqu’au drame espagnol de Bayonne. Puis, en janvier et février 1857, au moment où M. Thiers approchait de l’année 1813 et y atteignait, il donna dans la Revue des Deux Mondes deux morceaux achevés sur le soulèvement de l’Allemagne après la guerre de Russie et sur le Congrès de Prague. Il faisait comme un général habile et prudent qui, se sentant coupé ou débordé par des forces supérieures et hors d’état pour le moment de tenir campagne, occupe les points essentiels, quelques places fortes, et abandonne le reste du pays, sauf à rejoindre plus tard ses garnisons et à rétablir ses communications dès qu’il le pourra. Tous ces morceaux, se rejoignant en effet aujourd’hui, composent une Histoire à peu près complète : la tâche de son digne fils, nous le dirons, devra être de la parfaire entièrement et de la corroborer un jour.
Mais, on le conçoit, et même chez un esprit que les succès littéraires ne préoccupaient point, même pour le seul penseur, il y eut, il dut y avoir des tristesses intimes et profondes, de grandes défaillances morales, de voir ainsi l’œuvre de sa vie compromise et découronnée, de se sentir arriver au public tout haché et morcelé, lui qui précisément avait la conception une et entière ; d’assister au développement et au plein succès d’une autre vue que la sienne, et que naturellement il estimait moins exacte et moins vraie, sur cette grande époque et sur l’homme étonnant qui la personnifie. Ce qu’il faut ajouter aussitôt et ce que m’attestent des confidents de ses plus secrètes pensées, c’est que les déceptions, si vives qu’elles aient dû être, n’ont jamais fait entrer l’amertume dans cette nature aussi élevée que modeste, dans cette âme où la distinction s’unissait à la bonté.
Il me reste à donner l’idée la plus nette que je pourrai de sa manière de comprendre le Consulat, l’Empire et Napoléon.