Notre critique et la leur
La critique n’existe point en France, à cette heure du xixe siècle. Des critiques, il y en a, sans doute, — et peut-être y en a-t-il trop, — mais de la critique, dans le pur et noble sens du mot, on en cherche en vain ; il n’y en a pas. Nous dirons pourquoi tout à l’heure ; mais nous commençons par l’affirmer, sans craindre qu’on le nie ou qu’on le conteste : la critique vraie, — sympathique et sévère, — qui s’adresse au public de tous les lieux et de tous les temps, et non plus au petit public du carrefour ou du quart d’heure ; la critique, ce symbole d’ordre universel, est complètement étrangère à notre temps de mœurs lâches et d’individualités mesquines. Qu’on prenne les journaux et les livres, — et les livres, au train dont nous allons, ne seront bientôt plus que des journaux accumulés, si de fortes œuvres de méditation et d’haleine ne viennent pas les arracher à la juste indifférence qu’ils inspirent, — qu’on prenne les journaux et les livres et qu’on cherche dans les uns et dans les autres cette critique nécessaire à la vie des littératures, et l’on verra si la notion même n’en périclite pas !
La preuve d’un tel fait n’est qu’une question de statistique. Les journaux qui règnent à Paris, et qui prétendent donner le mot d’ordre à tous les autres journaux de France sur ce qu’ils appellent les progrès de l’esprit humain, ne sont pas très nombreux. On peut les compter. Ils sont plus confus par leurs idées que par leur nombre, qui ne monte guères qu’à une dizaine, en comptant parmi eux deux revues ayant, comme on dit, pignon sur rue, et dont la place se voit au soleil. Le reste, feuilles éphémères, qui naissent un jour pour mourir l’autre, menu fretin de l’anarchie intellectuelle qui nous ronge, littérature d’étudiants qui n’étudient pas, appartient « à la sainte Bohème »
, comme dit Théodore de Banville. Cela ne se voit pas, quoique cela se sente, semblable aux insectes imperceptibles dont on ne soupçonne l’existence que quand le mal qu’ils font obscurément est accompli !
Eh bien, pour commencer par les revues, qui restent plus longtemps que les autres journaux sous l’œil du public et dont la gravité et les développements touchent au livre, la Revue des Deux Mondes et la Revue Contemporaine, ces deux solitaires, nous offrent-elles le modèle et l’exemple de la critique que nous cherchons ? Ce sont des recueils littéraires dont on peut apprécier diversement les mérites ; mais la critique est-elle entrée pour quelque chose dans le but de leur institution ? Toutes les deux ne furent-elles pas fondées dans des intérêts et dans des vues fort différents de ceux-là qui nous préoccupent aujourd’hui ?… La Revue des Deux Mondes, la plus ancienne en date, qui a été pendant vingt-cinq ans la porte cochère de tous les genres d’écrivains, depuis madame Sand jusqu’à Cousin, et depuis Cousin jusqu’à Veuillot, la Revue des Deux Mondes, ce tourne-bride du monde tout entier, dans lequel il s’est trouvé des gens de talent, mais avec d’autres, a vécu dans les grasses et tranquilles conditions d’un établissement d’hospitalité littéraire et de philosophique impartialité.
Elle n’était pas, elle ne pouvait pas être un journal de critique, c’est-à-dire de direction et d’enseignement ; car la première nécessité de l’enseignement, c’est l’unité dans la doctrine et l’autorité qui ressort toujours de cette unité fermement maintenue. Or, l’unité de la Revue des Deux Mondes, c’est l’unité du bric-à-brac. La Revue des Deux Mondes emmagasinait les choses les plus contrastantes et les plus disparates. C’est un bazar excessivement varié, où l’on trouve de tout, même de la politique de rechange dans cette chronique qui, pour ne pas mentir à son nom, a suivi les ondulations des ministères pendant dix-huit ans ! Il y avait là et il y a toujours des voyages dans le nord ou le sud de l’Amérique, des dissertations sur les nègres, des recherches sur les sources du Nil, de l’astronomie et des nouvelles. Il y eut aussi du succès, et ce fut ce succès immobilisé, passé à l’état de pagode, qui donna à la Revue Contemporaine l’envie naturelle d’exister et de s’établir sur un plan qui avait si bien réussi. Il faut donc le dire, la Revue Contemporaine n’a pas d’autre raison d’être que la Revue des Deux Mondes ; aussi lui répercute-t-elle son image avec la plus exacte fidélité. Toutes les deux sont identiques de fond, de forme et de travaux. Rien ne les sépare, que la Seine. La Revue Contemporaine est la Revue des Deux Mondes de la rive droite. La Revue des Deux Mondes est la Revue Contemporaine de la rive gauche. Quand on a dit cela, on a tout dit, et l’univers est renseigné !
Mais la critique ?… où la voyons-nous dans ces revues où passent les uns après les autres des gens d’esprit, des gens de science, des gens d’infiniment d’agrément, qui viennent tous déballer leurs petites curiosités devant le public, lequel se plaît à ces différents déballages ? La critique, la critique qui dise d’où elle vient et où elle va, la critique qui se réclame d’un principe moral plus haut qu’elle, il n’y a pas plus de cette critique-là à la Revue des Deux Mondes, veuve de Gustave Planche, qu’à la Revue Contemporaine, qui n’a plus besoin de se chercher un Gustave Planche puisque la Revue des Deux Mondes a perdu le sien. Or, même du temps de Gustave Planche, la Revue des Deux Mondes n’avait pas de critique. Elle avait un critique, comme chaque journal a le sien. Certes ! ce n’est pas la fonction qui manque au titulaire ; c’est plus souvent ce titulaire qui manque à la fonction. Gustave Planche aurait pu, si Dieu l’avait permis, être un homme d’esprit, comme Janin par exemple ; mais il ne l’était pas. C’était un bon sens très guindé dans une tête excessivement aride, un homme né podagre du cerveau, travaillé par une infécondité infiniment douloureuse, moins heureux tout le temps qu’il vécut que le lion de Milton, auquel il ne ressemblait pas, lequel finit par tirer sa croupe du chaos ; car il ne put jamais, lui, se dépêtrer des embarras obstinés de sa pensée, du vague des mots et du vide des choses au fond desquels il est mort plongé.
En effet, l’esthétique de Gustave Planche, qui l’a sue ?… Où a-t-elle nettement rayonné ? Lui, le doctrinaire de la critique, quelle fut sa doctrine ? en avait-il une ? à quelle loi supérieure remontait-il pour reconnaître toujours, à coup sûr, la beauté dégradée de ce monde, cet art puisqu’il a parlé des choses de l’art encore plus que des choses littéraires — qui se rêve dans le cerveau grec, mais qui se sent dans le cœur chrétien ?… Voyageur à travers les musées et les ateliers, il venait raconter ses impressions de voyage à la Revue des Deux Mondes, comme d’autres y revenaient du Groenland ou de Nubie raconter les leurs. Individualité pédante, qui n’a que l’empirisme de la science, qui raconte ses impressions comme si c’était la règle suprême de la beauté, et qui les raconte sans légèreté, sans bonhomie et sans grâce ! Lessing avorté, qui n’eût pas pensé une ligne du Nathan ni écrit une page du Laocoon, qui domina, non ! mais tracassa la littérature de son temps, en raison de son infirmité même.
Potens quia infirmior !
II
Tel, en deux mots, fut Gustave Planche. C’était un critique, — un des maçons de cette Babel qu’on appelle la critique en France, — mais il n’avait pas de critique au fond, pas plus que la revue magazine à laquelle il appartenait, pas plus que les autres journaux d’une époque qui, si elle continue, sera tristement remarquable dans l’histoire par l’indigence des doctrines générales et des principes absolus.
Construits autrement que les deux revues sosies l’une de l’autre dont nous venons de parler, les journaux sont-ils l’expression de la critique comme nous la concevons, impersonnelle et autoritaire, qui n’est ni d’un parti, ni d’une coterie, ni d’une boutique ?… S’élèvent-ils, dans leur jugement des choses littéraires, au-dessus des impressions plus ou moins piquantes de quelque individualité qui chante son air comme sur un théâtre, et qui s’en va, en faisant gros dos, quand l’air est chanté ?…
Est-ce de la critique, par exemple, que le feuilleton de Janin ? Car il n’y a guère qu’un feuilletoniste en France, et, il faut bien le dire, c’est Janin. Les autres, très nombreux, gens d’esprit, de talent, — et il y en a même peut-être un ou deux qui ont plus de talent que Janin, — ont été engendrés et mis au monde par ce Brahma bramant du feuilleton. Les uns sont sortis de son bonnet de nuit et les autres de ses pantoufles. Mais qu’importe leur voie de transport dans ce monde ? Ils lui appartiennent. Ils sont sortis de lui. Comme lui, ils mettent tous leur orgueil et leur gloire à refaire le premier feuilleton qu’il écrivit il y a trente ans. Or, ce feuilleton est-il de la critique ?… Est-il autre chose qu’une causerie ? — et une causerie, hélas ! à ventre trop déboutonné, sur tous les sujets qu’il lui plaît de frôler ? Est-il autre chose qu’un brillant qui badine au doigt d’une main familière et potelée ? Ah ! il s’agit bien de théâtre pour Janin ! Il s’agit de vous faire un petit conte, et il vous le fait, ce petit conte, et vous le trouvez si joli, si facile, — trop facile, — si gai parfois, — et la gaîté est un terrain où toutes les portées se rencontrent ! — que vous vous en déclarez satisfait, mais que vous n’avez, au lieu d’un jugement délibéré et déterminé sur une œuvre, que le contrecoup d’une sensation.
Le succès de Janin, individuel comme son époque, a tenté toutes les individualités d’esprit qui sont les moutons de Dindenaut en France. Elles ne se sont pas demandé si elles avaient, pour réussir comme lui, les qualités spontanées ou imitées de Janin, lequel a l’art de débrailler Diderot, si débraillé déjà, et de mettre du petit pot à la pâleur anglaise de Sterne, — cette belle pâleur qui crache du sang ! — et aussitôt toutes, voletant, se culbutant, comme les alouettes de La Fontaine, elles ont voulu dire aussi leur petit conte, et elles l’ont dit. Elles le disent toujours ; elles ne disent que cela. C’est à faire dormir debout que tous ces contes, et malheureusement nous ne dormons pas ! Le feuilleton n’est donc plus aujourd’hui qu’une ribambelle de vieilles histoires, imitées de Janin, — quand il n’est pas un daguerréotype d’après Théophile Gautier. En effet, pour être juste, Gautier est le seul des critiques actuels de théâtre qui ne ressorte pas directement de Janin, et qui ait, à côté de la sienne, son école. Seulement, cette école ne fait pas plus de critique que l’autre ; elle ne cherche qu’une occasion de décrire, comme l’autre une occasion de raconter.
III
Mais le feuilleton n’est pas toute la critique. À côté du théâtre, il y a les livres, les livres, dont le meilleur fait moins de bruit que la plus mauvaise de toutes les pièces, car c’est encore un des caractères de ce temps contre lesquels nous voulons réagir que la gloire facile du théâtre, que cette préoccupation des spectacles qui matérialisent tous, plus ou moins, la pensée des peuples.
Eh bien, dans cette spécialité des journaux qu’on appelle le compte rendu littéraire, le mal est plus grand qu’au feuilleton même ! Au feuilleton, nous l’avons déjà dit, la critique n’est pas. Ici, elle n’est pas davantage. De plus, nous avons l’anarchie. L’examen littéraire se partageant entre plusieurs plumes, dans ce cantonnement mobile de la Variété qui devrait être une forteresse et qui n’est qu’une place publique, nous avons, sur le talent des mêmes hommes et la tendance et la portée des mêmes ouvrages, les appréciations les plus contradictoires. Où l’un a blâmé, l’autre a admiré. C’est le sic et non perpétuel, mais l’Abélard, c’est le journal, auquel on retranche sa dignité !
Parmi les critiques qui se font ainsi palinodie les uns aux autres, il y en a, les uns d’un talent qui promet, les autres d’un talent qui donne ; mais ce qu’ils promettent ou ce qu’ils tiennent n’est certainement jamais de la critique comme nous l’entendons.
Sainte-Beuve, par exemple, qui donne depuis si longtemps et qui n’a pas tout donné, car il recommence tous les jours le miracle des roses littéraires, Sainte-Beuve, d’une morbidesse de touche exquise, et qui serait le plus profond des critiques si son talent, comme le coton filé trop fin, ne cassait pas en entrant dans la profondeur, n’a point de critique, avec les qualités les plus sensibles du critique, parce qu’il n’a point de doctrine. On le résume en deux mots : Anecdotes et détails !
Pontmartin, à son tour, qui se croit, entre amis, un Sainte-Beuve chrétien, — qui est bien chrétien, mais qui n’est pas Sainte-Beuve, — aurait, lui, en sa qualité de chrétien, une doctrine… s’il savait fermement s’en servir. Oui ! Pontmartin, lequel est un mixte négatif, qui n’est pas tout à fait Gustave Planche et qui n’est pas tout à fait Janin, composé de deux choses qui sont deux reflets : un peu de rose qui n’est qu’une nuance, et beaucoup de gris qui est à peine une couleur, aurait cependant, dans l’appréciation des œuvres littéraires et de leur moralité, le bénéfice des idées chrétiennes et la facile supériorité qu’elles donnent à tous les genres d’esprit, si les partis et les relations, la politique et la politesse, n’infirmaient jusqu’à sa raison. Pontmartin a résolu le problème de Jean-Paul. Il fait tenir tout son esprit sur une carte de visite. C’est trop peu. La critique a besoin de plus de largeur, Pontmartin est de son époque. Dans les journaux, ne sait-on pas de reste que les relations de la vie l’emportent sur les intérêts de la vérité ? Les poignées de main y étouffent la conscience. Hélas ! nous portons tous plus ou moins la chaîne de quelque indigne camaraderie ; mais nous devons savoir la briser lorsque nous prétendons à l’honneur de rendre la justice littéraire. Malheureusement, nous ne la brisons pas toujours, et c’est ainsi que, les défaillances du caractère s’ajoutant au scepticisme de l’esprit, la critique non seulement n’existe pas, du fait même de ceux qui l’exercent, mais elle devient impossible.
IV
Sera-t-elle possible en nos mains, à nous ?… Voilà la question que nous n’agitons pas aujourd’hui… Le Réveil est fondé pour y répondre, et il y répondra. Est-ce une présomption par trop forte, de la part de quelques esprits qui aiment la vérité, que de vouloir la dire à tout le monde sur les choses de la littérature, délaissées depuis longtemps parce que l’esprit de vérité ne les anime plus ? Nous voulons la dire simplement, nettement, distinctement, sans brusquerie et sans tapage.
Nous ne sommes ni les raffinés ni les bravaches de la vérité Nous ne voudrions même pas être ses bourrus bienfaisants. Mais enfin nous ne nous fondons pas aujourd’hui pour faire des madrigaux aux imbéciles et de très humbles baise mains à l’erreur. Nous n’ignorons pas que toute critique littéraire, pour être digne de ce nom, doit traverser l’œuvre et aller jusqu’à l’homme. Nous sommes résignés à aller jusque-là.
Chateaubriand disait un jour : « Pour que la France soit gouvernée, il suffit de quatre hommes et d’un caporal dans chaque localité. »
Ce sont ces quatre hommes et ce caporal que nous voulons donner à la littérature.
Nous nous efforcerons de la faire rentrer dans sa double tradition morale et historique. La littérature d’une nation renferme toutes ses idées religieuses et politiques, quoiqu’elle ne prenne pas de brevet pour les exposer. Que l’on sache donc ce que nous sommes ! Ce sera bientôt dit.
En religion, nous tenons pour l’Église ; en politique, pour la monarchie ; en littérature, pour la grande tradition du siècle de Louis XIV. Unité et autorité ! Nous ne répudions aucun de nos héritages, et ne faisons de guerre qu’aux bâtards. Et encore nous ne faisons pas la guerre : nous faisons des dénombrements et des discernements, voilà tout. Nous n’avons pas assez servi, puisque nous naissons, pour mériter des armoiries ; mais, si notre critique se choisissait un symbole, elle prendrait la balance, le glaive et la croix.