Marie-Thérèse et Marie-Antoinette.
Leur correspondance publiée
par M. le
chevalier Alfred d’Arneth et à ce propos de la guerre de 1778
(Suite et fin.)
L’impartialité nous oblige à dire que tous les conseils de Marie-Thérèse à sa fille n’étaient pas également bons ; nous distinguerons entre ceux qu’elle lui donnait sur son métier de reine, conseils sages, utiles, excellents à suivre en tout point, et ceux que la politique particulière de l’Autriche lui dictait : ces derniers conseils, soupçonnés du public, étaient parfois périlleux pour Marie-Antoinette, tendaient à la rendre impopulaire et à justifier le reproche qu’on lui faisait généralement, de sacrifier l’intérêt de la France à celui de l’Autriche.
Marie-Thérèse, par malheur, n’était plus seule à gouverner ; elle s’était donné pour associé et coadjuteur dans la souveraineté son fils l’empereur Joseph II, et si elle, au bout de son rôle, fatiguée des luttes, attentive au bonheur des peuples, occupée de l’établissement de ses nombreux enfants, n’aspirait plus qu’à maintenir les alliances et à éviter les chocs, lui, le jeune césar était ambitieux, dévoré d’activité, avide d’entreprises et ne redoutant pas les aventures. On le vit bien, lorsqu’à la nouvelle de la mort inopinée de l’Électeur de Bavière, décédé sans héritier direct en décembre 1777, l’Autriche, sous prétexte de droits particuliers qu’elle revendiquait et qui n’étaient connus que d’elle, se mit en possession militairement des deux tiers du pays. L’Électeur palatin à qui revenait régulièrement la succession se trouvait évincé du coup, et l’Autriche était même parvenue d’abord à lui arracher son consentement. C’est alors que Frédéric avertissant à temps le duc des Deux-Ponts, héritier présomptif après l’Électeur palatin, et qui lui-même était près de céder, saisit le beau rôle, l’occasion propice qui s’offrait à lui, de prendre en main la cause des princes lésés, de soutenir les stipulations formelles, les articles du traité de Westphalie, qui réglaient ou confirmaient cette succession de Bavière, et de faire respecter les immunités, les libertés et les droits du Corps germanique. Il devenait ainsi le conservateur à main armée et le champion du droit public en Allemagne. C’était le premier grand acte par lequel il traçait à la Prusse son rôle futur et posait sa prépondérance, son hégémonie rivale en face de l’Autriche. L’habile et prudent monarque ne s’engagea point cependant à la légère dans une querelle où il ne lui convenait d’entrer qu’à la condition d’être le plus fort. Il dut, avant tout, sonder la France, alliée de l’Autriche, pour s’assurer qu’elle n’épousait point la politique de Vienne ; et, de son côté, Marie-Thérèse, changeant un moment de rôle auprès de sa fille et passant du ton de mentor à celui de solliciteuse, essaya par elle de peser sur les déterminations de Louis XVI.
Pour qui ne lirait que ces lettres de Marie-Thérèse à sa fille, il semblerait en ressortir clair comme le jour que le roi de Prusse, « ce mauvais voisin », ainsi qu’elle l’appelle, a tous les torts dans cette affaire de la succession bavaroise, qu’il se conduit en despote et en astucieux politique qui n’aspire qu’à semer la zizanie en Europe et à tout brouiller pour pêcher en eau trouble. L’impression qu’on reçoit est bien différente et précisément contraire, quand on examine les faits en eux-mêmes ; et sans vouloir faire du grand Frédéric un prince le moins du monde désintéressé, on voit que le véritable envahisseur, le seul usurpateur ici, c’est Joseph II. Marie-Thérèse n’était pas sans le savoir autant et mieux que personne ; elle n’avait consenti qu’avec répugnance à ces démarches violentes et précipitées de son fils ; elle sentait bien que cette affaire n’avait pas été assez liée ni concertée avec les alliés ; qu’une nouvelle guerre de Sept Ans eu pouvait sortir, et que l’Autriche n’y était point préparée. Elle avait, dès le commencement, consigné ses craintes et prédictions par écrit, et si elle avait été libre, elle aurait eu certainement une politique bien différente de celle de son fils. Mais, en écrivant à Marie-Antoinette, elle dissimule presque entièrement cette différence d’esprit et de vues, et elle la réduit à n’être, à un moment, qu’une altercation légère qui portait moins sur le fond de l’affaire que sur la forme ou les moyens, tandis que la dissidence était radicale et profonde. Dès que la politique est en jeu, on n’est plus sincère, fût-on Marie-Thérèse écrivant à sa fille.
Au début, Marie-Thérèse, qui ne s’abusait pas, fait semblant de croire les choses plus faciles qu’elles ne le sont du côté de la France. Les ministres de Louis XVI, M. de Vergennes, M. de Maurepas lui-même, qui n’était pas si à mépriser qu’on l’a fait, sentaient à merveille que la France n’avait nul intérêt à favoriser l’ambition de Joseph II, encore moins à l’appuyer efficacement contre ce Frédéric qu’on avait eu le tort autrefois d’abandonner et qui avait grandi sans nous et malgré nous. On était engagé, d’ailleurs, dans un vaste conflit maritime contre l’Angleterre ; le moment eût été bien mal choisi pour s’en aller tenter croisade au-delà du Rhin. Aussi Marie-Antoinette a beau faire et vouloir, pour la première fois, se mêler de politique, on élude, on ne le prend pas au sérieux avec elle ; on ne lui répond pas comme elle le désirerait et comme Marie-Thérèse le demande. L’impératrice, de prime abord, a fait appel avec énergie à tous les sentiments de sa fille :
« Le 1er février 1778.
« Madame ma chère fille, la maladie de Mercy (l’ambassadeur) ne pouvait venir plus mal à propos ; c’est dans ce moment-ci où j’ai besoin de toute son activité et de tous vos sentiments pour moi, votre maison et patrie, et je compte entièrement que vous l’aiderez dans les représentations différentes qu’il sera peut-être obligé de vous faire sur différents objets majeurs, sur les insinuations qu’on fera de toutes parts de nos dangereuses vues, surtout de la part du roi de Prusse qui n’est pas délicat sur ses assertions, et qui souhaite depuis longtemps de se rapprocher de la France, sachant très bien que nous deux ne pouvons exister ensemble : cela ferait un changement dans notre alliance, ce qui me donnerait la mort, vous aimant si tendrement. »
Quelques-unes de ces lettres sonnent véritablement l’alarme, et chaque ligne est comme palpitante de l’émotion qui l’a dictée :
« Vienne, le 19 février 1778.
« Madame ma chère fille, c’est à cinq heures du matin et bien à la hâte, le courrier étant à ma porte, que je vous écris. Je n’étais pas prévenue de son départ, et on le presse pour obvier aux plus noires et malicieuses insinuations du roi de Prusse : espérant, si le roi est au fait, qu’il ne se laissera pas entraîner par des méchants, comptant sur sa justice et sa tendresse pour sa chère petite femme. Je n’entre dans aucun détail ; l’empereur et Mercy s’en sont chargés ; mais je n’ai qu’à ajouter que peut-être jamais il n’y a eu une occasion plus importante à tenir fermement ensemble et que le système en dépend. Jugez combien j’en suis affectée ; l’intérêt de nos deux maisons, mais surtout celui de nos États et de l’Europe même en dépend : qu’on ne se précipite en rien et qu’on tâche de gagner du temps pour éviter l’éclat d’une guerre, qui, une fois commencée, pourra durer et avoir des suites malheureuses pour nous tous. Jugez de ma peine en particulier : l’empereur et votre frère (Maximilien) et le prince Albert (beau-frère) y seraient les premiers acteurs : l’idée seule me fait presque succomber, mais je ne saurais l’empêcher, et si je n’y succombe, mes jours seraient pires que la mort. Je vous embrasse. »
À cette date, le Cabinet de Versailles avait déjà cru devoir faire un premier pas, mais dans un sens bien plutôt de neutralité que d’alliance. Une note avait été envoyée de Versailles, dès le 5 février, à tous les Cabinets de l’Europe, par laquelle le roi déclarait n’avoir eu aucune connaissance de la convention particulière conclue entre la Cour de Vienne et l’Électeur palatin, et n’y avoir pris aucune part. Cette sorte de désaveu était significatif, venant d’un allié ; c’était le contraire de ce que demandait Marie-Thérèse. Il ne semble pas qu’elle en eût soupçon encore, lorsqu’elle écrivait le 14 mars 1778 :
« Madame ma chère fille, le courrier nous est revenu hier du 2, et nous a un peu rassurés sur les intentions du roi. Dans notre situation critique, je suis fâchée d’alarmer à si juste titre votre tendresse, mais l’occasion est pressante. Mercy est chargé de parler clair et de demander conseil e(secours. Si les hostilités sont une fois commencées, il sera bien plus difficile de concilier les choses. Vous connaissez notre adversaire, qui tâche à frapper de grands coups au commencement : jugez de ma situation, y ayant des fils bien chers. Toute ma constance m’abandonne à ce souvenir… »
Elle semble avoir eu vent de la note désapprobative, et des effets qu’elle a produits, lorsqu’elle écrit le 6 avril :
« Je vous suis tendrement obligée de l’intérêt que vous prenez à ma situation. Jamais occasion n’a été plus importante, et sans entraîner ou exposer les convenances de la France, le roi peut nous être du plus grand secours, en marquant avec fermeté l’amitié qu’il nous porte et à notre alliance. Malheureusement les propos tenus par plusieurs ministres du roi dans les Cours ont fait croire le contraire. »
Dans de telles conjonctures, Marie-Antoinette, on le conçoit, ne réussit à rien tirer de bien net des ministres qui sont et doivent être plus Français qu’elle, et qui ne se décident point sur des impressions et d’après des convenances de famille :
« Pour le roi personnellement, il est bien attaché à l’alliance, et autant que je puisse le désirer ; mais, pour un moment aussi intéressant, je n’ai pas cru devoir me borner à en parler au roi : j’ai vu MM. de Maurepas et de Vergennes ; ils m’ont fort bien répondu sur l’alliance et m’y paraissent véritablement attachés ; mais ils ont tant de peur d’une guerre de terre, que quand je les ai poussés jusqu’au point où le roi de Prusse aurait commencé les hostilités, je n’en ai pu avoir de réponse bien nette. (25 mars 1778.) »
Novice qu’elle est dans ces sortes d’affaires, elle ne démêle pas très distinctement les motifs qui font agir nos ministres et les intérêts véritables qu’elle aurait dû comprendre comme eux, ce qui lui aurait permis d’agir de concert vers le seul résultat possible. Entraîner la France dans une guerre avec la Prusse eût été d’une politique insensée : la médiation était le seul rôle qui nous convînt. Marie-Antoinette ne parle en tout ceci que d’après Marie-Thérèse, sans élever ni admettre aucune objection, et l’on peut dire que, cette fois, c’est en obéissant trop docilement à son illustre mère qu’elle manque à faire son métier de reine :
« Après avoir causé avec Mercy sur le mauvais état des affaires, j’ai fait venir MM. de Maurepas et de Vergennes ; je leur ai parlé un peu fortement, et je crois leur avoir fait impression, surtout au dernier. Je n’ai pas été trop contente des raisonnements de ces messieurs qui ne cherchent qu’à biaiser et à y accoutumer le roi. Je compte leur parler encore, peut-être même on présence du roi. Il est cruel dans une affaire aussi importante d’avoir affaire à des gens qui ne sont pas vrais. (19 avril 1778.) »
Marie-Antoinette ne peut guère se faire d’illusion sur l’efficacité de ses remontrances ; les ministres ne lui disent pas tout, et ils font bien. Elle trouve chez eux une résistance sourde et telle qu’en pouvaient opposer à une jeune reine inexpérimentée et vive de sages et réservés politiques. Elle a connaissance, à la fin, de cette note du 5 février qui avait établi dès l’origine la situation et la conduite de la France65. Toutes ses instances pour la faire rétracter sont vaines, et, on ne lui concède un peu que sur le tour et le style des dépêches :
« Versailles, le 5 mai 1778.
« Madame ma très chère mère, j’avais été véritablement outrée de cette dépèche si malhonnête qu’on a cachée à Mercy, et que nous n’avons pu prévoir ni parer. J’en ai témoigné mon mécontentement aussitôt que je l’ai su. Il est inouï le talent qu’ont les ministres d’ici pour noyer les affaires dans un déluge de mots ! Néanmoins, d’après tout ce que m’avait dit Mercy, et les réflexions que je ne puis m’empêcher de faire à chaque instant sur l’affaire la plus importante de ma vie, je les ai tant pressés qu’ils ont été obligés de changer un peu de ton. Ils sont assez convenus de leur tort pour cette vilaine dépêche. Le roi m’a montré celle qui est partie, il y a huit jours. Je n’entends pas assez les affaires pour en juger ; mais Mercy, qui ne me paraît pas trop content du fond, l’est beaucoup plus du style et de la tournure de celle-ci. »
Ah ! c’eût été assurément trop exiger, c’eût été trop demander à une jeune reine de
vingt-trois ans, mais, enfin, les suppositions ne sont pas défendues, et je veux me
figurer, un moment, une jeune princesse comme il s’en est vu sur le trône en divers temps
et en ce même xviiie
siècle, une tête politique déjà
capable sous des traits charmants : à ces cris d’alarme, à cet appel parti de Vienne,
Marie-Antoinette, si elle eût été cette princesse égale de tout point à sa situation, eût
répondu avec une pleine sympathie filiale sans doute, mais dans un sentiment français non
moins vif et en reine qui sent aussi le poids de sa couronne. Elle eût évoqué l’affaire,
s’en fût emparée par l’intelligence comme par le cœur, l’eût comprise dans le fond et dans
la forme ; elle eût écouté les raisons des ministres de Louis XVI, y eût ajouté l’autorité
de sa raison propre ; elle eût épargné à un roi faible ses tiraillements et son embarras,
elle eût épousé sa politique sans abjurer la voix du sang : au lieu d’être un simple écho
et de répéter sa leçon de Vienne, elle aurait eu sa façon de voir, un avis à elle, et
indiquant toute la première la voie moyenne à suivre, la seule possible, renvoyant à
Marie-Thérèse quelques-unes des objections que l’impératrice avait faites à Joseph II,
elle eût réjoui Marie-Thérèse elle-même, et celle-ci, reconnaissant jusque dans les
demi-résistances de sa fille ses propres pensées, sa propre sagesse, se fût écriée avec
orgueil : « Elle est deux fois ma fille et mon sang ! »
Mais c’est trop, je
l’ai dit ; ne demandons pas l’impossible.
Cependant la guerre était déclarée ; en Bohême, quatre puissantes armées ennemies étaient
en présence et en mouvement. On a, par Frédéric, le récit exact de cette guerre bizarre
qui se passa presque toute en menaces, en marches pénibles, en escarmouches, sans rien de
décisif. Il semble que ces vieux rivaux de la guerre de Sept Ans, Frédéric, le prince
Henri, Laudon, Lascy, se retrouvant en face les uns des autres, aient craint de tenter de
nouveau la fortune et de remettre leur glorieux renom au hasard d’une grande mêlée. Après
quinze ans de paix, il est permis à de vieux guerriers, qui se sont mesurés dans des
luttes de géants, d’y regarder à deux fois et de ne plus se sentir le même élan ni la même
vigueur. Le prince Henri pouvait, à un moment, tomber sur l’ennemi, « pour peu
qu’il l’eût voulu » :
il ne le fit pas.
Personne, pas même le grand Frédéric, n’avait repris ses bottes de la guerre de Sept Ans : il ne s’agissait plus de risquer le tout pour le tout. On sait que Marie-Thérèse, plus émue que personne (et elle en avait le droit), prit sur elle alors d’ouvrir une négociation particulière avec le roi de Prusse (juillet 1778) ; la négociation manqua : Joseph II fut très irrité quand il sut la tentative de sa mère. Il devait sentir toutefois, malgré ses ardeurs de conquérant, qu’il n’était pas du tout général. Il avait peine à se résigner à cette conviction ; et, plus imprudent que les vrais guerriers, il désira jusqu’à la fin que tout se décidât par la voie des armes. On comprend très bien, en lisant les lettres de Marie-Thérèse à sa fille, comment elle fut amenée à cette démarche pacifique auprès de Frédéric, et aussi combien de telles avances durent coûter à la noble fille des Habsbourg. Elle détestait Frédéric de tout son cœur : ici la femme se confondait intimement avec la souveraine ; elle le considérait comme le mal en personne, un hérétique, un esprit diabolique et pervers. Frédéric avait divulgué une correspondance secrète que Joseph II avait entamée avec lui à la veille des hostilités pour gagner du temps, et dans laquelle tous deux, sous forme courtoise, avaient fait assaut d’ironie :
« Le roi (de Prusse) se vante de temps en temps d’être très bien avec vos ministres, écrivait Marie-Thérèse à sa fille (17 mai 1778) ; il prétend même leur avoir communiqué la correspondance secrète entre l’empereur et lui. C’est encore un trait de sa façon… Vous voyez par là quel compte on peut faire sur lui et sa parole. La France l’a éprouvé en bien des occasions, et aucun prince en Europe ria échappé à ses perfidies : et c’est celui qui veut s’ériger en dictateur et protecteur de toute l’Allemagne ! et tous les grands princes ne tiennent pas ensemble pour empêcher un malheur pareil qui tombera un peu plus tôt ou plus tard sur tous ! Depuis trente-sept ans il fait le malheur de l’Europe par son despotisme, violences, etc. En bannissant tous les principes de droiture et vérités reconnues, il se joue de tout traité et alliance. Nous, qui sommes les plus exposés, on nous laisse ; nous nous tirerons peut-être encore cette fois-ci,, tant bien que mal ; mais je ne parle pas seulement pour l’Autriche ; c’est la cause de tous les princes. L’avenir n’est pas riant. Je ne vivrai plus, mais mes chers enfants et petits-enfants, notre sainte religion, nos bons peuples, ne s’en ressentiront que trop. Nous nous ressentons déjà d’un despotisme qui n’agit que selon ses convenances, sans principes et avec force. Si on lui laisse gagner du terrain, quelle perspective pour ceux qui nous remplaceront ! Cela ira toujours en augmentant. »
C’est à ceux qui s’occupent des affaires présentes de l’Allemagne et du conflit persistant entre Berlin et Vienne de juger jusqu’à quel point les craintes de Marie-Thérèse étaient fondées et se sont vérifiées. La Prusse, à travers toutes ses vicissitudes, n’a fait que grandir en effet.
Marie-Thérèse, dans ses lettres à sa fille, a toujours soin de dissimuler le jeune parti
autrichien ardent, et de présenter une Autriche à son image, ayant les mêmes intérêts que
la France, les mêmes inclinations, les mêmes ennemis naturels, bien différente en cela de
la Prusse et de la Russie, qu’elle confond volontiers dans une « réprobation
commune »
:
« Qu’on ne se flatte pas sur cette dernière, dit-elle en parlant de la Russie et de l’impératrice Catherine ; elle suit les mêmes maximes que le roi (de Prusse), et le successeur (Paul Ier) est plus Prussien que ne l’était son soi-disant père (Pierre III), et que ne l’est sa mère qui en est un peu revenue, mais jamais assez pour rien espérer contre le roi de Prusse, pas même des démonstrations : très-généreuse en belles paroles qui ne disent rien, ou, selon la foi grecque : Græca fides. Voilà les deux puissances qu’on veut substituer à nous, bons et honnêtes Allemands.
« … Il serait bien malheureux que le repos de l’Europe dépendît de deux puissances si connues dans leurs maximes et principes, même en gouvernant leurs propres sujets ; et notre sainte religion recevrait le dernier coup, et les mœurs et la bonne foi devraient alors se chercher chez les barbares. »
Elle fait un léger mea culpa sur l’affaire de la Pologne, sur ce
partage où l’Autriche s’est laissé induire (le mot est d’elle), en se
liant avec ces deux mêmes puissances qu’elle qualifie si durement ; elle a l’air d’en
avoir du regret ; et l’on entrevoit pourtant, par quelques-unes de ses paroles, que si
pareille chose était à recommencer, et si l’Autriche, abandonnée d’ailleurs, n’avait point
d’autre ressource qu’une telle alliance, elle pourrait encore la renouer sans trop
d’effort et jouer le même jeu, en se remettant à hurler avec les loups : « Car je
dois avouer qu’à la longue nous devrions, pour notre propre sûreté ou pour
avoir aussi une part au gâteau, nous mettre de la partie. »
La femme
ambitieuse laisse ici passer le bout de l’oreille. Une pointe de menace perce encore.
C’est le seul endroit dans toute cette Correspondance. Décidément, l’âge est venu, et il a opéré un changement dans ce cœur altier : la mère en alarmes l’a emporté sur la souveraine ; elle a fléchi :
« Schœnbrunn le 6 août 1778
« Madame ma chère fille, Mercy est chargé de vous informer de ma cruelle situation, comme souveraine et comme mère. Voulant sauver mes États de la plus cruelle dévastation, je dois, coûte que coûte, chercher à me tirer de cette guerre, et, comme mère, j’ai trois fils qui ne courent pas seulement les plus grands dangers, mais doivent succomber par les terribles fatigues, n’étant pas accoutumés à ce genre de vie. En faisant à cette heure la paix, je m’attire non seulement le blâme d’une grande pusillanimité, mais je rends le roi (de Prusse) toujours plus grand, et le remède devrait être prompt. J’avoue ( ?) : la tête me tourne, et mon cœur est depuis longtemps déjà entièrement anéanti. »
Pour l’aider à sortir de sa détresse, elle implore de Louis XVI non des secours réels (elle sent bien l’impossibilité), mais de simples démonstrations de troupes, des ostentations, comme elle dit ; elle ne les obtient pas.
Elle n’est pas très-sincère ensuite, lorsqu’elle se félicite presque que sa négociation avec Frédéric ait manqué ; elle fait contre mauvaise fortune bon cœur. Ce mélange et ce conflit de sentiments contraires se peint à nu dans ses lettres ; nous assistons au flux et reflux de son âme :
« Vous n’avez que trop bien deviné que la négociation échouerait. Je l’avoue, je m’en flattais un peu, surtout proposant de rendre la Bavière à l’Électeur… Vous serez informée par Mercy du détail et de nos dispositions ultérieures ; en attendant, la Bohême est saccagée le plus cruellement, et à la fin, si la jonction se fait des deux armées, cela viendra à une bataille qui décidera, et rendra tant de milliers de personnes malheureuses, et peut-être nous-mêmes dans notre famille… Cette perspective est cruelle, et j’aurais tenté l’impossible pour la pouvoir décliner ; car, je vous l’avoue, le pas que j’ai fait vis-à-vis de ce cruel ennemi m’a bien coûté. Ma chère fille ! il ne s’agit plus de jalousie entre nos deux monarchies, il s’agit de se tenir bien étroitement liés, et qu’aucun ne puisse espérer de nous pouvoir séparer. Le sang nous lie si heureusement ; mon beau-fils et mon petit-fils en France66 sont ce que Léopold et ses enfants et ceux de Naples me sont. Nos intérêts (si on veut exterminer, je me sers de ce mot, car il faut le vouloir et ne pas négliger, d’écraser les anciens préjugés entre nos États et nations) — sont les mêmes, tant par rapport à notre sainte religion qui a bien besoin qu’on se tienne unis, que par rapport à nos intérêts. (23 août 1778.) »
C’est dans cette lettre qu’elle confesse qu’il y a « un peu d’humeur » entre elle et son
fils, à cause de cette négociation pacifique qu’elle avait pris sur elle d’entamer. Il y
avait plus que de l’humeur : il y avait des deux parts deux lignes très-différentes de
conduite, deux courants de sentiments opposés. Elle avait un désir extrême et exclusif
pour la paix. Elle blâmait la légèreté et l’imprudence de Joseph II qui avait suscité
toute cette tempête, et son ministre Kaunitz ne cachait point à M. de Breteuil, notre
ambassadeur à Vienne, l’abattement de l’impératrice et son découragement que lui-même
partageait : M. de Breteuil en a consigné l’expression dans ses dépêches. Au-dehors elle
affectait un front calme : « On peut être triste, disait-elle, mais jamais abattu ;
notre cruel ennemi en jouirait trop. »
Dans l’intimité, elle gémissait et
versait des larmes. Aidez-nous « d’une manière quelconque. »
c’était à quoi se réduisait la prière qu’on adressait alors
à la France.
Si Marie-Antoinette avait pu faire prévaloir, dès le début, les vœux et les sollicitations politiques de sa mère, c’est pour le coup qu’elle se fût vraiment compromise en France devant l’opinion, laquelle, par raison ou par mode, était toute en faveur de Frédéric ; mais, la campagne militaire en Bohême n’ayant abouti à aucun résultat décisif, on rentra de part et d’autre dans la voie des négociations, et dès lors, en effet, la France, prise pour médiatrice avec la Russie, put intervenir utilement dans la paix dite de Teschen, et couvrir le plus honorablement possible le pas en arrière de l’Autriche. M. de Breteuil s’attira par ses bons offices au congrès un redoublement de reconnaissance de la part de Marie-Thérèse. La paix fut signée le 13 mai 1779, jour même de la naissance de l’impératrice-reine.
Satisfaite, en définitive, de l’assistance diplomatique de la France, Marie-Thérèse termine cet épisode de la Correspondance par un vœu tout maternel sur le resserrement de l’alliance (1er juillet 1779) :
« J’aime mieux paraître importune que de manquer à vous recommander d’être bien sur vos gardes. Qu’on ne prête point l’oreille à ces insinuations (de la Prusse et de la Russie) ; au commencement, tout est plus facile qu’après coup. Malheureusement, les anciens préjugés dans nos deux nations ne sont pas encore si effacés que je le souhaiterais, et on voit souvent encore revenir les anciennes préventions contre lesquelles il n’y a que notre constance et amitié qui, à la longue, triomphera pour le bien de nos maisons, peuples et sainte religion. Ce sont des objets bien grands et chers, pour ne rien négliger à les consolider et éterniser. »
On sait la suite. Et faites maintenant, profonds politiques, des plans d’avenir, des projets lointains ! Ô vanité des prévisions et des espérances !
Frédéric se plut, en toute occasion, à faire honneur de cette paix de Teschen à l’esprit de modération et d’équité de l’impératrice. L’opposition de ton et de procédé entre elle et lui est aussi complète que possible. Elle, elle le hait ; elle n’a jamais assez de traits d’aigreur et de rancune contre ce voisin de malheur ; elle le marque à chaque page de cette Correspondance. On ne trouverait, au contraire, dans les lettres de Frédéric écrites dans le même temps, que des louanges pour la grandeur d’âme et l’humanité de l’impératrice. C’est là une supériorité virile qu’il garde sur elle. On a beau faire, on a beau être le roi Marie-Thérèse, on reste femme par un coin.
Les plus belles pages qu’on ait sur Marie-Thérèse sont encore celles de ce roi-historien. On a remarqué que les oraisons funèbres prononcées en France sur cette princesse, sans excepter celle de l’abbé de Boismont, ont été au-dessous du médiocre ; mais la grande et véritable oraison funèbre, la haute portraiture héroïque, c’est Frédéric qui l’a tracée, lorsque, dans son Histoire de la guerre de Sept Ans, il a représenté cette jeune souveraine, au lendemain de la perte de la Silésie, outrée et cherchant à se venger, s’appliquant à relever les forces et l’ascendant de son empire. Il faut rappeler de telles pages, moins connues chez nous qu’elles ne devraient l’être :
« Le roi, nous dit Frédéric parlant de lui-même, avait dans la personne de l’impératrice-reine une ennemie ambitieuse et vindicative, d’autant plus dangereuse qu’elle était femme, entêtée de ses opinions et implacable.
« Cela était si vrai, que dès lors l’impératrice-reine préparait dans le silence du cabinet les grands projets qui éclatèrent dans la suite. Cette femme superbe, dévorée d’ambition, voulait aller à la gloire par tous les chemins ; elle mit dans ses finances un ordre inconnu à ses ancêtres, et non seulement répara par de bons arrangements ce qu’elle avait perdu par les provinces cédées au roi de Prusse et au roi de Sardaigne, mais elle augmenta encore considérablement ses revenus. Le comte Haugwitz devint contrôleur général de ses finances ; sous son administration, les revenus de l’impératrice montèrent à trente-six millions de florins ou vingt-quatre millions d’écus. L’empereur ‘Charles VI, son père, possesseur du royaume de Naples, de la Servie et de la Silé-sie, n’en avait pas eu autant. L’empereur son époux, qui n’osait se mêler des affaires du gouvernement, se jeta dans celles du négoce… »
Suivent quelques détails piquants et caustiques sur François Ier, cet époux tant adoré d’elle et si subordonné, qui, lui laissant tout l’honneur et toute la gloire de l’empire, s’était fait l’intendant, le fermier général, le banquier de la Cour, homme de négoce jusqu’à fournir au besoin en temps de guerre le fourrage et la farine aux ennemis eux-mêmes pour en tirer de l’argent ; puis reprenant le ton grave et sévère, Frédéric continue :
« L’impératrice avait senti dans les guerres précédentes la nécessité de mieux discipliner son armée ; elle choisit des généraux laborieux, et capables d’introduire la discipline dans ses troupes ; de vieux officiers, peu propres aux emplois qu’ils occupaient, furent renvoyés avec ces pensions, et remplacés par de jeunes gens de condition pleins d’ardeur et d’amour pour le métier de la guerre. On formait toutes les années des camps dans les provinces, où les troupes étaient exercées par des commissaires-inspecteurs instruits et formés aux grandes manœuvres de la guerre ; l’impératrice se rendit elle-même à différentes reprises dans les camps de Prague et d’Olmütz, pour animer les troupes par sa présence et par ses libéralités- : elle savait faire valoir mieux qu’aucun prince ces distinctions flatteuses dont leurs serviteurs font tant de cas ; elle récompensait les officiers qui lui étaient recommandés par ses généraux, et elle excitait partout l’émulation, les talents et le désir de lui plaire. En même temps se formait une école d’artillerie sous la direction du prince de Lichtenstein ; il porta ce corps à six bataillons, et l’usage des canons à cet abus inouï auquel il est parvenu de nos jours ; par zèle pour l’impératrice, il y dépensa au-delà de cent mille écus de son propre bien. Enfin, pour ne rien négliger de ce qui pouvait avoir rapport au militaire, l’impératrice fonda près de Vienne un collège où la jeune noblesse était instruite dans tous les arts qui ont rapport à la guerre ; elle attira d’habiles professeurs de géométrie, de fortification, de géographie et d’histoire, qui formèrent des sujets capables, ce qui devint une pépinière d’officiers pour son armée. Par tous ces soins, le militaire acquit dans ce pays un degré (le perfection où il n’était jamais parvenu sous les empereurs de la maison d’Autriche, et une femme exécuta des desseins dignes d’un grand homme. »
Ainsi parlait de sa noble et fière rivale le vieil athlète endurci. En 1777, ces temps
héroïques étaient loin ; Marie-Thérèse, entière par l’esprit et par l’âme, n’était plus la
même par l’ardeur et par le caractère. Elle avait soixante ans et bien des infirmités de
l’âge ; une religion extrême lui donnait des scrupules ; des vertus et des sollicitudes de
famille attendrissaient et amollissaient sa politique. Elle se sentait mère de huit
enfants, et le dernier, Maximilien, faible et débile, devait être aussitôt mis hors de
combat par les fatigues de cette campagne de 1778. Les années avaient apporta à
Marie-Thérèse un énorme embonpoint qui enchaînait son activité. On voit dans une lettre à
sa fille, que celle-ci lui ayant demandé la mesure d’un de ses petits doigts pour une
bague, elle répond : « Je vous envoie la mesure désirée du troisième doigt, et du
petit, par un officier qui les remettra à Mercy ; vous serez étonnée de la mesure de mon
doigt, et elle est « bien juste. »
Le corps n’est pas ainsi chargé sans que
l’esprit se ressente quelque peu du poids. Enfin, elle ne pouvait se dissimuler, comme
elle le confessa un jour à M. de Breteui), qu’à côté de son fils elle ne régnait plus et
ne pouvait plus régner que de nom. Elle n’aspirait qu’au repos et à la paix.
Les tourments que lui causa cette guerre de 1778, et les inquiétudes qui se prolongèrent plus d’une année, durent hâter sa fin, La dernière lettre de Marie-Thérèse à sa fille est du 3 novembre 1780 : elle mourait le 29 du même mois, à l’âge de soixante-trois ans, heureuse de n’avoir pas plus longtemps vécu67.