Entretiens sur l’histoire
— Antiquité et Moyen Âge —
Par M. J. Zeller52.
Voué par goût et par prédilection à l’histoire avant même de se lier par la profession, M. Zeller est aujourd’hui un de nos maîtres les plus consciencieux, les plus sensés, les plus instruits. Français, mais d’origine allemande, élevé à Paris dans nos collèges et s’étant allé fortifier au-delà du Rhin, il a de bonne heure uni les deux esprits, celui de la recherche approfondie et de la science, celui de l’exposition nette, claire et précise. On serait embarrassé de le rapporter à l’une des écoles qui ont régné depuis quarante ans, et de le ranger sous l’un des drapeaux, même les plus modernes ; il n’imite pas, il ne porte la livrée de personne ; il profite du bon librement, partout où il le trouve. Ce qu’il est, il l’est devenu tout seul. Professeur pendant quatre années à Strasbourg, puis quatre autres années à Aix, du temps de Prevost-Paradol et de Weiss, il a, dans cette vie laborieuse de province, amassé des provisions de savoir qu’il accroît journellement et qu’il distribue désormais avec bon sens, gravité, justesse, avec un talent très-remarquable d’ordonnance et de composition, aux fortes générations d’élèves qu’il est chargé d’enseigner, les élèves de l’École normale et ceux de l’École polytechnique. Mais, il y a un peu plus d’une année, d’autres élèves, et d’une tout autre origine, lui sont venus et ont réclamé le docte office de sa parole. Une princesse qui aime l’histoire, comme il sied à qui appartient de si près à la race historique la plus glorieuse, a désiré avoir chez elle un cours instructif, agréable, sérieux et familier, auquel une dizaine d’auditeurs seraient admis, et M. Zeller, avec son bon et droit esprit, a résolu le problème assez délicat d’être court, substantiel toutefois et complet, de ne se perdre ni dans le détail ni non plus dans les généralités, de resserrer les faits, d’en composer un tissu intéressant, et de choisir chaque fois un ordre d’événements et d’actions personnifié dans une ou deux principales figures, un ensemble qui eût un sens et qui fût un tableau. C’est ce cours oral, nullement écrit d’abord, improvisé et très-médité, qu’il a rédigé depuis et qu’il offre aujourd’hui au public, en le plaçant sous les auspices de Celle à qui il a dû de l’entreprendre. Cette année même, le cours se continue et portera sur les temps modernes à dater du xv° siècle : celui de l’hiver dernier embrassait toute l’Antiquité et la barbarie jusqu’à la reconstitution de la société et au Moyen-Age inclusivement. M. Zeller, en l’intitulant Entretiens, a été plus modeste qu’exact, car il n’y a pas eu d’entretiens à proprement parler : chaque leçon était un seul discours du professeur, et les deux volumes ne sont autre chose qu’un recueil de ces discours au nombre de vingt sur l’histoire ancienne et celle du Moyen-Age.
On craint toujours, par un titre présomptueux, de rappeler Bossuet pour ce célèbre Discours sur l’Histoire universelle, et l’on a raison si l’on songe à la grandeur du talent déployé et à l’élévation du monument. Que l’on me permette cependant de ne pas fuir l’illustre souvenir et de l’aborder même de front, résolument : sans prétendre établir aucun rapprochement en effet, il y a lieu de se rendre compte de la différence des temps, de celle des points de vue, et d’apprécier de nouveau et en tout respect, mais aussi en pleine connaissance de cause, la plus mémorable des œuvres qu’a laissées Bossuet après ses Oraisons funèbres. M. Zeller n’a rien à craindre : la vérité, la justesse, le bon esprit et le bon langage tiennent toujours leur place, et le génie qui les domine, qui les surpasse, qui les menace par moments, ne saurait les écraser.
Ce fameux Discours de Bossuet, qui fut composé (du moins la première partie) pour l’éducation du Dauphin, mais qui ne fut publié qu’en 1681, après le mariage du prince, s’adressait, dans la pensée du grand évêque, bien plus à la postérité qu’à son indolent et inattentif élève. On peut dire que Bossuet médita de tout temps cet ouvrage, pour lequel il amassait bien des réflexions et des pensées dès les années de son séjour à Metz, lorsqu’il avait sous les yeux le spectacle des Juifs nombreux en ce pays, et qu’il conférait avec les plus savants de leurs rabbins. Le titre complet de l’ouvrage, et qui en exprime l’idée, est celui-ci : Discours sur l’Histoire universelle à Monseigneur le Dauphin, pour expliquer la suite de la Religion et les changements des Empires. Première partie depuis le Commencement du Monde jusqu’à l’Empire de Charlemagne. Cette première partie seule a paru ; et elle-même se compose de trois parties inégales et fort différentes, qu’il importe de bien distinguer pour avoir l’intelligence du monument inachevé et plus grand encore par le dessein que par l’art.
Au début, après quelques réflexions générales sur l’utilité de l’histoire, sur ce
« qu’il est honteux non-seulement à un prince, mais à tout honnête homme,
d’ignorer le genre humain »
et les changements mémorables du monde dans le
passé, Bossuet établit qu’indépendamment des histoires particulières, celle des Hébreux,
la Grecque et la Romaine, l’histoire de France, il n’y a rien de plus nécessaire, pour ne
pas confondre ces histoires et en bien saisir les rapports, que de se représenter
distinctement, mais en raccourci, toute la suite des siècles. Cette suite va devenir l’idée essentielle de Bossuet : suite, ordre, dessein,
unité providentielle, le contraire du hasard, c’est son point de vue constant, régulier,
comme inévitable, et en quelque sorte la loi impérieuse de son esprit. Il compare d’abord
l’utilité de cette histoire universelle à celle d’une carte générale, d’une mappemonde.
« J’embrasserai comme dans un tableau raccourci l’image entière du peuple
romain »
, disait Florus au début de son Abrégé de l’histoire
romaine. Bossuet, lui, embrasse dans son cadre tout l’univers ancien, connu de
son temps, et selon la science de son époque. Son sujet, dans sa simplicité même, est
double : il s’agit de présenter et de fixer dans la mémoire deux suites, celle de la Religion et celle des Empires :
« Et comme la Religion et le Gouvernement politique sont les deux points sur lesquels roulent les choses humaines, voir ce qui regarde ces choses renfermé dans un abrégé et en découvrir par ce moyen tout l’ordre et toute la suite, c’est comprendre dans sa pensée tout ce qu’il y a de grand parmi les hommes et tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de l’univers. »
Jamais prétention plus haute ne fut plus magnifiquement et plus simplement exprimée : c’est celle, ni plus ni moins, d’un vicaire de Dieu dans l’histoire. Comme on est homme pourtant, on a besoin de moyens artificiels et de méthode. Pour aider la mémoire dans un résumé universel, il faut avoir des temps marqués, des époques ou moments d’arrêt, des stations élevées qui servent de point de repère. Ces époques, telles que la critique incomplète d’alors les admettait ou les suggérait, seront pour l’histoire ancienne au nombre de douze : Adam, Noé, Abraham, Moïse, la prise de
Troie, Salomon, Romulus, Cyrus, Scipion, Jésus-Christ, Constantin et Charlemagne. Bossuet
a exécuté ce premier plan : il s’est arrêté à l’avénement de Charlemagne qu’il considère
comme le terme de l’ancien Empire romain et l’établissement d’un nouvel Empire. Dans la
première partie de son livre, Bossuet s’est proposé de parcourir les diverses époques
indiquées, et d’offrir la série des faits, leur assemblage dans chaque époque, leur
synchronisme. La seconde partie du livre est entièrement consacrée à reprendre et à
interpréter les faits « qui nous font entendre la durée perpétuelle de la
Religion »
; la suite du peuple de Dieu, avec l’accomplissement des prophéties
démontré : c’est le gros du livre, une interprétation purement religieuse de l’histoire.
La troisième partie enfin, qui revient sur la plupart des grands faits humains, sera
principalement politique. Cette division annoncée, l’auteur entame incontinent sa première
partie, la série et le déroulement des faits à dater de la Création.
De cette partie-là, si j’avais à parler de mon propre chef et à dire ce qu’il m’en semble, je serais un peu embarrassé, je l’avoue. On n’y a que la succession des temps et la concordance des faits, rien de plus. L’auteur s’est attaché à faire des principaux faits de l’histoire ancienne, fortement et nûment rapprochés, une contexture si étroite qu’il n’y a place dans l’intervalle pour aucune réflexion, et si unie qu’il ne se permet d’y broder aucun ornement, aucune fleur. Si cette première partie était tout l’ouvrage, il y aurait certes un regret à exprimer pour une sévérité si grande et si rigoureusement observée. C’est aride, sec, austère et nu, en admettant que ce soit exact ; il ne peut y avoir que ce dernier mérite. Ce n’est, je le répète, qu’une concaténation et une juxtaposition de faits. Quelques petits mots de discussion technique ont été ajoutés dans les éditions postérieures à la première. Mais rien de brillant ; pas une réflexion, ou à peine ; jamais un trait qui orne. Bossuet les dédaigne et ne s’y amuse pas ; il attend les deux autres parties pour y mettre ses pensées tout entières. On essayerait vainement de détacher quelques passages, et c’est peut-être un éloge. On y distingue un bel endroit sur les subtilités de cette Grèce curieuse, et sur cette autre philosophie toute pratique, mâle et frugale, des Romains, et qui les rendit maîtres du monde. Il y a, par-ci par-là, des négligences ou des rudesses de narration (au moins dans l’édition première). L’auteur semble éviter les développements qui s’offrent d’eux-mêmes et qui le tentent ; il est maigre sur Cicéron ; sur César, il est la sécheresse même, pas un portrait. Les lettrés qui se rappellent ce que dit Florus sur César, vainqueur à Munda, ou Velléius sur Cicéron, sont frappés de la différence. C’est que le but aussi est différent. Tous ces grands noms, en effet, tous ces grands événements du monde romain, du monde oriental ancien, à cette époque de crise, tout cela n’est pour Bossuet qu’une préparation, une belle et sévère avenue d’un aspect auguste, qui aboutit à la naissance de Jésus-Christ. On sait cette énumération grandiose des victoires et conquêtes d’Auguste, qui se termine par ces simples mots :
« … Les Indes recherchent son alliance ; ses armes se font sentir aux Rhètes ou Grisons… ; la Pannonie le reconnaît ; la Germanie le redoute, et le Weser reçoit ses lois : victorieux par mer et par terre, il ferme le temple de Janus : tout l’univers vit en paix sous sa puissance, et Jésus-Christ vient au monde. »
Ici Bossuet arrive à sa région propre : on dirait qu’il va prendre l’essor, ou du moins l’aile s’entr’ouvre et se fait sentir ; mais il se réserve ; il attendra, pour se déployer, la seconde partie.
Malgré tout et dussé-je trahir mon côté profane, mon côté faible, il m’est impossible, à parler franc, d’admirer autant qu’on le fait cette sécheresse extrême de la première partie du Discours sur l’Histoire universelle ; elle serait un vrai défaut, si cette première partie était capitale et le fonds même du Discours. Mais ce n’en est que l’exorde ou la narration ; ce n’est que le piédestal du monument ou le soubassement, pour ainsi dire. C’est la seconde partie qui est la principale et qui fait le corps de l’ouvrage ; c’est celle-là seule qui, avec la troisième, offre de véritables et grandes beautés.
Que si l’on prenait, en effet, le genre de littérature auquel se rapporte cette première
partie en la détachant et en l’isolant, en ne la considérant qu’à titre d’abrégé
chronologique ou de résumé et en la comparant à quelques-uns des ouvrages qu’on range
communément sous ce titre, on la trouverait inférieure à quelques égards. Un écrivain qui
n’est pas un maître, mais qui est au moins un connaisseur en matière d’abrégé
chronologique, le président Hénault, a écrit un mémoire où il passe en revue les
principaux auteurs qui y ont excellé. Il commence par y définir ingénieusement « ce
genre d’écrire, où l’espace, dit-il, est si court, où la moindre négligence est un
crime, où rien d’essentiel ne doit échapper, où ce qui n’est pas nécessaire est un vice,
et où il faut encore essayer de plaire au milieu de la sévérité du laconisme et des
entraves de la précision. »
Il veut que l’abréviateur ne soit pas dispensé de
recourir aux originaux, aux titres, aux chartes, pas plus que l’historien ; qu’il soit un
garant sérieux. Il énumère et apprécie successivement Justin, Florus,
Eutrope, Sulpice Sévère, Aurélius Victor ; mais il s’arrête surtout sur Velléius
Paterculus qui est son auteur favori. Pour moi, si j’avais eu à donner un avis en telle
matière, j’aurais peut-être incliné pour Florus, Florus écrivain élégant et ingénieux,
dont l’ouvrage est moins une narration d’histoire qu’un morceau oratoire et un panégyrique
du peuple romain, mais qui y porte de la nouveauté, une vue déjà moderne et un
commencement de philosophie de l’histoire. Montesquieu, on le sait, faisait grand cas de
Florus pour l’avoir beaucoup rencontré au sujet des Romains, et il avait retenu plus d’un
trait de lui, grâce à cette forme épigrammatique et brillante que lui-même il
affectionnait53. Velléius, dans son Abrégé de
l’histoire grecque et romaine, a également des beautés, et même assez développées et
originales. Le président Hénault, qui avait dans l’esprit l’idéal de l’abrégé
chronologique, se déclare ouvertement pour lui, et ne peut se défendre à son sujet d’une
sorte d’enthousiasme. Il le propose comme le modèle inimitable des abrégés : « Cet
écrivain, dit-il, que je ne me lasse point de lire ; que, par pressentiment, j’ai admiré
toute ma vie ; qui réunit tous les genres ; qui est historien, quoique abréviateur ;
qui, dans le plus petit espace, nous a conservé un grand nombre d’anecdotes qu’on ne
trouve point ailleurs ; qui défend son lecteur de l’ennui d’un abrégé par des réflexions
courtes, qui sont comme le corollaire de chaque événement ; dont les portraits
nécessaires pour l’intelligence des faits sont tous en ornement ; enfin l’écrivain le
plus agréable que l’on puisse lire… »
, cet écrivain sans pareil n’est autre pour
lui que Velléius. Voilà, ce me semble, un éloge. Velléius le justifie à nos yeux, ne
fût-ce que par un endroit qui nous touche et qui mérite d’être signalé comme un exemple
d’une vue déjà toute moderne. Il s’agit des belles-lettres : Velléius, à un moment, se met
à en discourir, car il ne s’interdit pas les digressions, et c’est une de ses formes
ordinaires de dire : « Nequeo temperare mihi… Je ne puis
m’empêcher, je ne puis me contenir… »
Il vient de parler des colonies romaines
établies sous la République, et, passant à un tout autre sujet, il s’adresse à lui-même
une question :
Pourquoi y a-t-il pour les choses de l’esprit des époques et comme des saisons exclusivement favorables, où tout se rassemble et se groupe, et passé lesquelles on ne retrouve plus le même goût ? Pourquoi, chez les Grecs en peu d’années, Eschyle, Sophocle et Euripide, comme animés d’un même souffle divin, donnent-ils coup sur coup l’éclat et la perfection à la tragédie ? Pourquoi Cratinus, Aristophane et Eupolis, pourquoi Ménandre, Philémon et Diphile ont-ils l’air de s’entendre pour donner en si peu de temps la perfection soit à l’ancienne, soit à la nouvelle comédie ? A quoi tiennent ces veines, ces courants heureux et rapides, trop vite épuisés ? Pourquoi chez les Romains le même phénomène se reproduit-il ? pourquoi toute l’éloquence semble-t-elle s’être rassemblée vers le temps et aux alentours de Cicéron, toute la poésie au siècle d’Auguste ? En s’adressant une telle question, il a le sentiment ou l’instinct des lois en histoire. C’est ainsi qu’au début du siècle de Louis XIV on a vu les chefs-d’œuvre en chaque genre renfermés et comme parqués ou enclos dans le cercle étroit de quelques années54. Velléius se demande encore pourquoi, après les chefs-d’œuvre produits, et même quand on les admire, on s’en écarte ; pourquoi il y a l’âge des Sénèque et, j’allais dire, des Chateaubriand. Il cherche une explication ; il la donne insuffisante, incomplète ; mais c’est un curieux que ce Velléius, et en ceci un curieux déjà à la Bacon. — Le passage où il déplore la mort de Cicéron est des plus remarquables aussi et d’une véritable éloquence.
Mais de telles effusions, de telles digressions ne convenaient point à Bossuet, ni à son plan, ni à son esprit. Il n’est point, par goût, littéraire ni profane. Il n’est point de ces voyageurs qui, allant de Paris à Jérusalem, s’oublient et passent le meilleur de leur temps à Sparte ou à Athènes. C’est un prophète qui ramasse sous son regard l’histoire de tous les peuples : il a impuissance ou dédain d’être fleuri. S’il n’était qu’un abréviateur, s’il n’avait prétendu que faire un abrégé chronologique, il se trouverait inférieur peut-être dans le détail à ces deux élégants écrivains que j’ai cités : mais il a voulu bien autre chose, il a un bien autre but.
Des hommes du XVIIIe siècle eux-mêmes l’ont compris : d’Alembert, Daunou. Celui-ci qui, dans ses Cours, avait eu à repasser sur les mêmes canevas, qui savait la difficulté de la tâche, et que la sobriété n’effraye pas, est même allé jusqu’à louer cette première partie à l’égal des deux autres : en quoi il me paraît excéder un peu la mesure de ce qui est dû. Quoi qu’il en soit, voici le passage qui rend on ne saurait mieux l’admiration traditionnelle :
« L’Histoire universelle de Bossuet parut en 1684. Les dates y sont empruntées d’Usserius, et assurément elles n’ont pas toute l’exactitude possible ; mais c’est un chef-d’œuvre dont la première partie offre un tableau chronologique des événements mémorables depuis la Création jusqu’à Charlemagne. Je ne connais point de récit plus rapide, ni d’abrégé plus animé. On n’a jamais établi entre des notions historiques un enchaînement plus étroit et plus naturel. Tous les faits sont à la fois présents à la mémoire de Bossuet : il n’en cherche aucun ; il sait, il possède tous les détails de son livre avant de commencer à l’écrire. Tant de liaison règne entre ses idées, que toujours l’une éveille l’autre, et que cette multitude d’origines, de catastrophes et de noms célèbres semble se disposer dans le seul ordre qui lui convienne. J’avoue que j’admire cette première partie au moins autant que les deux autres. »
Cette première partie ainsi expliquée, et les grands événements de l’histoire ancienne
étant une fois distribués chronologiquement et par époques, de manière à venir se ranger,
pour ainsi dire, « chacun sous son étendard,) » on est préparé et l’on n’a plus qu’à
entrer avec Bossuet, le grand généralissime, dans ce qui fait l’objet principal et le vrai
dessein du livre, à savoir les considérations sur la suite du peuple de Dieu, et sur celle
des grands empires. « Ces deux choses roulent ensemble dans ce grand mouvement des
siècles où elles ont, pour ainsi dire, un même cours »
; mais pour les bien
entendre, il est mieux de les détacher, de séparer la partie sacrée de la partie
politique. Celle-ci étant réservée pour la fin, on aura donc, avant tout, la suite du
peuple de Dieu et de la religion, le peuple juif à tous les moments de son existence, tant
qu’il fut le peuple choisi et préféré entre tous, et depuis même qu’il est le peuple
rejeté et réprouvé ; la vocation divine longtemps fixée et circonscrite en lui, puis
étendue plus tard et transférée à l’immensité des Gentils. Les Juifs deviennent ainsi le
centre et comme la clef de voûte du Discours. Cette seconde partie va être toute une
explication historique, théorique, théologique et morale, du Christianisme : c’est le
point de vue chrétien élevé sous lequel Bossuet concevait et ordonnait l’histoire. Elle
n’avait tout son sens pour lui que par cette vue-là. C’est une vision divine perpétuelle,
qu’il développe et révèle à son lecteur.
La suite du peuple de Dieu, comprenons bien toute la force de ces mots dans la langue de Bossuet ; suite, c’est-à-dire enchaînement étroit, dont pas un anneau n’est laissé flottant ni au hasard, un seul et même spectacle dès l’origine, sous des aspects et à des états différents : le Judaïsme n’est que le Christianisme antérieur et expectant. Jésus-Christ attendu ou donné, voilà le tronc de l’arbre ; la religion toujours uniforme ou plutôt identique dès le commencement ; toujours le même Dieu. L’idée que la religion nous donne de son objet, c’est-à-dire du premier être, est le principe d’où le reste va découler : le Dieu des Hébreux et des Chrétiens n’a rien de commun avec les autres idées imparfaites et insuffisantes, quand elles ne sont pas monstrueuses, que le reste du monde s’était faites de la divinité. Créateur pur, il est infiniment supérieur au Dieu des philosophes, premier moteur et simple ordonnateur du monde, et qui avait trouvé une matière toute faite : le Dieu de nos pères et celui de Bossuet a tout fait, la matière et la forme, l’ordre et le fond : il ne lui en a coûté qu’un mot. Et reprenant de nouveau l’histoire de la Création et des époques primitives, tous ces récits dont Moïse est censé avoir recueilli les traditions, Bossuet nous montre le grand Ouvrier à l’œuvre, tantôt bienfaisant et clément, tantôt terrible et jaloux, toujours efficace, présent, vigilant, vivant : on n’en saurait prendre nulle part une idée plus forte, celle d’un Dieu qui tient le monde à chaque instant dans sa main, qui ne lui laisse pas le temps de s’engourdir, qui est toujours prêt à recommencer la création, à la retoucher, à secouer son monde. Il ne se peut de pages plus frappantes dans cet ordre de croyance, de paroles plus étonnantes et plus souveraines dans leur affirmation que celles par lesquelles Bossuet nous exprime et nous figure comme il l’entend le Dieu de Moïse, qui est le Dieu de Polyeucte, le Dieu d’Athalie, le Dieu d’Eslher, tel que l’ont défini dans leur émulation pieuse ces génies de poètes religieux ; mais la définition de Bossuet reste la plus marquante et la plus haute. Oh ! que ce n’est pas là un de ces Dieux abstraits et froids, de ces Dieux lointains comme les philosophes plus ou moins cartésiens en imaginent ! Avec Bossuet on a affaire à un Dieu précis, le seul qui compte.
Dans cette revue toute morale et nullement critique qu’il fait des Écritures, Bossuet revient avec ampleur sur ce qu’il avait déjà dit dans la première partie. Il s’arrête sur Abraham et sur cette alliance mystique de l’Éternel avec le patriarche, père et tige de tous les croyants. Mais c’est à Moïse et à la loi écrite qu’il en faut venir, à ce degré de révélation de plus, et Bossuet y insiste de toute sa puissance et de toute sa hauteur. Jamais Moïse n’a été conçu ni montré plus grand que chez Bossuet, jamais plus prophète, jamais plus poète : Moïse, de tous les mortels celui à qui il a été donné de voir Dieu de plus près. Le Moïse de Michel-Ange est au moins égalé par celui de Bossuet. Ceux qui ont le plus étudié et le mieux pénétré le caractère des poésies sacrées et des cantiques des Hébreux, les Lowth, les Herder, n’ont rien dit que Bossuet n’ait exprimé avant eux d’une parole pleine et sommaire.
Avec Moïse on a la Loi. Il était temps : la tradition orale était devenue insuffisante ;
le désordre était partout. On sait la parole célèbre : « Tout était Dieu, excepté
Dieu même. »
Israël avait presque perdu ses titres ; Moïse les lui a rendus. Il
lui retrace son histoire et ses origines ; il lui donne par écrit la Loi, cette loi qui
était la perfection avant Jésus-Christ, la perfection provisoire, non la perfection
dernière. Moïse promet et prédit un prophète semblable à lui et en qui les fidèles
reconnaissent Jésus-Christ ; Moïse, vu dans la perspective où Bossuet concentre
l’histoire, est le plus grand des hommes d’avant Jésus-Christ, comme, de l’autre côté de
Jésus Christ, de ce côté-ci, on a saint Paul. Bossuet les a admirablement compris tous
deux dans son sens d’orthodoxie et les a célébrés de la plume ou de la parole, comme nul
autre que lui ne l’a su faire. Moïse n’est pas seulement un homme, un personnage réel,
c’est une figure : en même temps qu’il prédit le Christ et le Messie, il le reproduit par
avance dans quelques-unes de ses souffrances, de ses stations et de ses agonies
douloureuses. Il goûta, lui aussi, les opprobres dans sa fuite précipitée de l’Égypte et
dans son exil de quarante ans dans le désert ; il but, à sa manière, le calice pendant les
fréquentes révoltes de son peuple ; il eut un avant-goût des choses de Jésus-Christ, même
par l’amertume. Cette architecture du Discours sur L’Histoire
universelle, à la bien prendre, est admirable en son genre : il y a deux sommets
dans ce Discours ; l’un de ces sommets est Moïse, l’autre plus élevé est Jésus-Christ.
Quand je parle d’art, je sais bien qu’il y a dans cette seconde partie des endroits où
certaines idées mystiques, symboliques ou morales, sont trop développées ; il y aura plus
d’une fois redondance ; il y aura des moments où Bossuet s’oubliera, s’étendra un peu trop
au point de vue de la composition, où il reviendra sur ce qu’il a dit déjà, et sinon
l’intelligence, du moins la satisfaction du lecteur en pourra souffrir. Bossuet était trop
vivement croyant pour sacrifier à l’art.
Il est croyant (puisque j’ai touché ce mot) d’une façon bien remarquable, et que j’ose dire singulière chez un aussi grand esprit et chez un génie de cet ordre ; il l’est, ce me semble, sans avoir eu aucune peine pour cela, sans avoir jamais, à aucun temps, admis ni connu le doute. Je conçois au Moyen-Age de grandes intelligences, de celles qui sont surtout de grands talents, je les conçois comme n’ayant jamais dépassé ni essayé de franchir le cercle rigoureux que la foi traçait autour d’elles : mais je ne comprends plus pareille chose au XVIIe siècle. Que je prenne Pascal, que je prenne Fénelon, je les trouve chrétiens, et des plus sincères assurément ; mais ils se sont fait ou ils ont dû se faire, un jour ou l’autre, les objections ; ils en ont triomphé, l’un avec éclat et violence et comme un lutteur, l’autre avec plus de douceur et d’insinuation, et par la tendresse. Bossuet, à aucun jour, ne paraît s’être posé à lui-même les questions, — la question essentielle et première. Élevé dès l’enfance à l’ombre du sanctuaire, il n’a grandi que pour en être l’honneur et le défenseur, sans hésiter et sans s’écarter jamais. Il n’a pas plus douté, à aucune heure de sa vie, des fondements de la foi que celui qu’on appelait le grand Arnauld, mais qui n’était pas vraiment grand par l’étendue de l’esprit. Lui, au contraire, il présente ce spectacle unique d’un croyant solide, affermi dès l’enfance, inébranlable, imperturbable, embrassant la diversité des points de vue, la masse des arguments, mais ne s’étendant en tous sens et ne prolongeant ses vues que pour tout réduire et ramener à l’unité première dont il ne se départit jamais. Les objections, les critiques sur l’authenticité de certains textes, sur leur altération et leur mélange, sur le degré d’inspiration qu’il y fallait raisonnablement chercher, sur ce qui est de Moïse, par exemple, et ce qui n’est certainement pas de Moïse, s’élevaient déjà autour de lui ; il n’en tenait compte ; il n’admettait un moment la discussion que pour la fermer presque aussitôt et d’autorité. Il brusquait les solutions, tranchait les nœuds, coupait court aux difficultés et allait son grand chemin.
Sur de son fait, confiant à la tradition, ce vaste esprit, qui atteignait à tout par le talent et par l’éloquence, ne se laissait affecter ni entamer dans sa sécurité et sa candeur par aucun des doutes qui atteignent les plus grands ou les plus sages. C’est un phénomène.
Nous continuerons notre analyse, et nous reviendrons ensuite à la véritable histoire, à celle que Bossuet admettait sans doute, et qu’il traitait, quand il le voulait, de main de maître, mais qu’il rejetait au second plan.