(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. (Suite et fin.) »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. (Suite et fin.) »

Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813),
par le baron Bignon.
(Suite et fin.)

Le comte de Senfft resta ministre de Saxe à Paris jusqu’en 1810. Il nous a donné dans ses Mémoires un aperçu neuf, mais trop abrégé, trop à demi-mot et plutôt fait pour irriter la curiosité que pour la satisfaire, sur les intrigues mi-galantes, mi-politiques, qui animèrent singulièrement l’hiver de 1808-1809. Si l’on excepte les relations officielles, il vivait d’ailleurs dans le courant de société le plus opposé à l’Empire, et dans quelques-uns de ces salons de Paris où le maître de l’Europe ne régna jamais. La mort du comte de Bose, ministre des Relations extérieures en Saxe, survenue au commencement de septembre 1809, décida son rappel, et il fut désigné pour le remplacer. Il n’avait que trente-six ans, âge alors inouï en Saxe pour un poste, si éminent. Il put rêver à cette heure un grand rôle, et il espéra, un moment, pouvoir prendre sur le vieux et digne monarque un ascendant qui ne fut accordé à personne, et que déjouait une force d’inertie et de routine, la plus sourde de toutes. Le voyage inopiné du roi de Saxe à Paris, dans l’hiver de 1809, ne fit que retarder son entrée en fonction. Ce séjour du digne monarque avec les légers embarras, avec les étonnements et les surprises qui l’accidentèrent, nous est raconté par M. de Senfft d’une manière agréable et fine. Il suivit de près son maître et se mit en route pour Dresde le 5 février 1810 :

« Il quittait, après un séjour de près de quatre ans, nous dit-il, cette France, pays privilégié du Ciel, à tant de titres, où la civilisation, plus ancienne et plus complète qu’ailleurs, a donné aux lois de l’honneur et de la probité cette fixité d’axiomes qui, sans les faire peut-être observer davantage, ne laisse en problème ni en discussion rien de ce qui appartient aux bases des rapports sociaux et du commerce des hommes entre eux ; pays où le langage a une valeur mieux déterminée, où tous les ressorts de la vie sociale ont un jeu lus aisé, ce qui en fait, non comme ailleurs un combat, mais une source de jouissance. »

J’aime de temps en temps ces définitions de la France par un étranger ; elles sont un peu solennelles sans doute et ne sont pas assurément celles que nous trouverions nous-mêmes ; nous vivons trop près de nous et trop avec nous pour nous voir sous cet aspect ; le jugement d’un étranger homme d’esprit, qui prend son point de vue du dehors, nous rafraîchit et nous renouvelle à nos propres yeux : cela nous oblige à rentrer en nous-mêmes et nous fait dire après un instant de réflexion : « Sommes-nous donc ainsi ? »

M. de Senfft, devenu le ministre dirigeant les relations extérieures de son pays, s’il n’obtint pas tout le crédit qu’il avait rêvé, avait la confiance de son maître, et les affaires du grand-duché de Varsovie étaient plus particulièrement remises à ses soins. Les Saxons envisageaient d’un mauvais œil ce grand-duché érigé par Napoléon, et ils se montraient jaloux de tout ce que leur roi croyait devoir faire de ce côté : toute attention et faveur accordée aux Polonais était considérée comme un larcin fait à eux-mêmes. L’Europe, en ces années 1810-1811, offrait le spectacle le plus majestueux, le mieux ordonné, le plus imposant, mais le plus menteur. À la surface tout était soumis en Allemagne ; tout reconnaissait la domination suprême du vainqueur de Wagram et de l’arbitre de la Confédération du Rhin ; les rois, les princes s’inclinaient et courbaient la tête : le peuples restaient frémissants. Je ne sais rien de plus significatif à cet égard qu’une lettre du roi de Westphalie Jérôme, à son frère, écrite à la date du 5 décembre 1811, et qui exprime, qui résume la situation vraie, telle qu’elle se dessinait aux yeux d’un frère dévoué de l’Empereur, placé au cœur même de la difficulté, au centre du péril :

« Sire, écrivait le roi Jérôme, établi dans une position qui me rend la sentinelle avancée de la France, porté par inclination et par devoir à surveiller tout ce qui peut donner atteinte aux intérêts de Votre Majesté, je pense qu’il est convenable et nécessaire que je l’informe avec franchise de tout ce que j’aperçois autour de moi. Je juge les événements avec calme, j’envisage les dangers sans les craindre ; mais je dois dire la vérité à Votre Majesté, et je désire qu’elle ait assez de confiance en moi pour s’en rapporter à ma manière de voir. J’ignore, Sire, sous quels traits vos généraux et vos agents vous peignent la situation des esprits en Allemagne. S’ils parlent à Votre Majesté de soumission, de tranquillité et de faiblesse, ils s’abusent et la trompent. La fermentation est au plus haut degré, les plus folles espérances sont entretenues et caressées avec enthousiasme ; on se propose l’exemple de l’Espagne, et si la guerre vient à éclater, toutes les contrées situées entre le Rhin et l’Oder seront le foyer d’une vaste et active insurrection… »

Il faut lire toute cette lettre dans les Mémoires mêmes où elle est produite39. — M. Bignon, envoyé à Varsovie dès les premiers mois de 1811, n’était pas en mesure de tenir un pareil langage, eût-il observé les choses du même œil. Il ne fit d’ailleurs que traverser l’Allemagne du centre, et, en arrivant à Varsovie, il se trouva transporté sur une terre qui tressaillait de joie au nom de France, et au sein d’une nation qui n’attendait que le signal pour se dévouer tout entière à la cause de Napoléon, inséparable alors de la sienne. M. Bignon vit, en passant à Dresde, M. de Senfft, s’entendit avec lui sur l’état des affaires dans le grand-duché, et en reçut des informations utiles. Il se loue de lui dans ses Souvenirs ; il se croyait mieux avec ce ministre qu’il ne l’était en réalité, et il suffit pour cela de voir en quels termes peu favorables M. de Senfft s’est exprimé sur son compte. Tout différait entre eux et, sous les politesses de forme, tendait à faire glace au fond : origines, sphères d’idées, tour et qualité d’esprit, ton et habitudes morales, politique enfin. M. de Senfft désirait in petto un rétablissement complet de la Pologne, mais sans le concours de la France, par un soulèvement spontané des anciennes provinces polonaises, à la faveur de la guerre que la Russie soutenait alors contre les Turcs, avec je ne sais quels efforts combinés de l’Autriche, de la Suède, d’une partie de l’Allemagne du centre, et avec l’assentiment de l’Angleterre, — tout un rêve : il dut contenir de telles pensées dans son for le plus intérieur, et les quelques Polonais auxquels il crut pouvoir s’en ouvrir en confidence, n’étaient pas en position d’y aider. Vague et chimérique dans ses plans et ses velléités personnelles, il jugeait cependant avec vérité de l’état de l’esprit public en Allemagne, surtout à la suite du dernier décret dit de Trianon, qui portait à l’extrême l’application du blocus continental, et il pronostiquait exactement comme le roi Jérôme, quoique en vertu de désirs et de sentiments tout opposés :

« Le système continental, introduit en Allemagne, y marqua, disait-il, une époque décisive pour l’esprit public de cette contrée. Tous les intérêts particuliers se trouvant blessés au vif en même temps que le sentiment national, la France ne compta plus dès lors un seul partisan sincère en Allemagne, et il ne lui resta que ceux dont des avantages individuels achetaient la complaisance, ou dont l’esprit était subjugué par la crainte. Tous les autres individus de toutes les classes rongeaient impatiemment le frein qui les retenait, et n’attendaient que l’occasion de secouer le joug. L’opinion prit alors ce caractère énergique qui la rend maîtresse des événements ; et c’est ainsi que le grand mouvement qui a abattu la puissance gigantesque créée par la Révolution, loin de démentir l’esprit primitif de celle-ci et le génie du siècle, n’a fait que déployer le principe fondamental de l’une et de l’autre, sous de plus nobles auspices et dans une direction plus heureuse. »

Quand il écrivait ainsi, M. de Senfft était encore libéral, et il avait foi encore en l’avenir des peuples. — Mêlant des idées mystiques et des pensées de l’ordre providentiel à ses observations d’homme politique, il voyait, l’année suivante (1812) et lors de la gigantesque expédition entreprise pour refouler la Russie, il voyait, disait-il, dans « cette réunion monstrueuse » de toutes les puissances de l’Europe entraînées malgré elles dans une sphère d’attraction irrésistible et marchant en contradiction avec leurs propres intérêts à une guerre où elles n’avaient rien tant à redouter que le triomphe, « un caractère d’immoralité et de superbe, qui semblait appeler cette puissance vengeresse nommée par les Grecs du nom de Némésis » et dont le spectre apparaît, par intervalles, dans l’histoire comme le ministre des « jugements divins. » Il lisait après l’événement, dans l’excès même des instruments et des forces déployées, une cause finale providentielle en vue d’un résultat désiré et prévu : car telle grandeur d’élévation, telle profondeur de ruine. « L’immensité des moyens, des efforts et des pertes que révéla cette expédition porta au comble, pensait-il, l’effet tragique de la guerre : il fallait que la pitié et l’épouvante coulassent à pleins bords. » Nous avons là l’expression fidèle, l’écho direct de la pensée allemande en 1813.

Un tel homme d’État, s’inspirant de considérations de cet ordre, ne pouvait sympathiser, on le conçoit, avec M. Bignon, esprit net, positif, français de race, bonapartiste de sentiment, agent exact et fidèle, d’un esprit classique et orné, mais qui ne se perdait pas à découvrir de ces doubles et triples horizons. Aussi M. de Senfft a-t-il parlé de lui avec un dédain injuste et peu déguisé :

« M. de Serra (le précédent envoyé de France à Varsovie) y fut remplacé, dit-il, par M. Bignon, avocat de Rouen, ancien protégé de M. de Talleyrand et qui avait été l’instrument de l’expulsion de l’Électeur de Hesse à Cassel, et des exactions de la guerre de 1807 à Berlin ; puis envoyé à la Cour de Bade, il avait fait des vers pour la princesse Stéphanie. Il ne manquait pas de quelque talent ni de connaissances ; mais, avec un caractère vulgaire et sans principes, il avait une fatuité et une insolence qui allaient mal au pays où sa nouvelle destination l’appelait. Aussi n’y eut-il aucun ami, et outre le scandale d’un divorce (qu’il avait causé)…, ses faits et gestes s’y bornèrent à diriger l’espionnage de tout ce qui se passait en Russie, dans le sens qu’il croyait convenir le mieux aux idées de l’Empereur et du duc de Bassano, mais faisant en même temps germer de plus en plus dans les cœurs polonais la défiance et le mécontentement contre Ja France. M. de Senfft, qui venait de perdre sa belle — mère, ne le vit lors de son passage à Dresde en avril 1811 que dans quelques conférences d’affaires. Le retrouvant dans l’automne à Varsovie, il le tint de même à distance, et jamais il ne s’établit entre eux aucun rapport de confiance. »

Remarquez que ce reproche, adressé ici à M. Bignon, d’espionner et de surveiller les démarches de la Russie, se rapporte précisément aux ordres qu’il avait reçus, et l’on s’en prenait à l’objet même de ses instructions, qui était d’éclairer son gouvernement sur les intrigues russes en Pologne aux approches d’une campagne. Il suivait droit sa ligne. Loin de nier l’espèce de police à laquelle il se livrait, il en explique à merveille et avec esprit les difficultés dans un pays si vaste et chez un peuple à imagination vive, doué à ce degré de la faculté d’illusion :

« L’établissement et la direction d’une agence assez nombreuse d’observation militaire formait alors, nous dit-il, l’une de mes plus laborieuses attributions. Dans ce travail d’exploration j’avais à surmonter de nombreuses difficultés, dont la principale tenait au caractère même de la nation polonaise. Il n’est pas de pays où l’on ait plus de peine à circonscrire l’essor des esprits dans la réalité. Vainement, fatigué de rapports vagues sur l’existence de tel ou tel corps de troupes, je voulais parvenir à en connaître la composition ; vainement j’exigeais des indications de localités, de régiments, de bataillons ou de compagnies : en me répondait par des masses, et on dédaignait les modestes détails qui m’étaient précisément nécessaires. Il n’était pas jusqu’à l’observateur du dernier degré qui, au lieu de me donner la simple note de ce qu’il avait vu de ses propres yeux, ne fît un roman d’armée russe à sa façon. Les hommes bien élevés, les grands propriétaires, les généraux mémo, n’étaient pas exempts de cette disposition. À peine quelques-uns de ces derniers faisaient-ils exception, et l’un d’eux me disait à ce propos : « Nous ne voyons jamais un arbre, parce que nous voyons toujours une forêt. » J’eus bien de la peine à ramener au degré de précision nécessaire ces renseignements, qui semblaient toujours avoir été pris à l’aide d’un microscope. »

On ne saurait mieux dire. Mais ce n’était pas la politique seule qui séparait M. Bignon de M. de Senfft. Quand on connaît ce dernier, il est clair que, pour encourir de sa part une telle sentence réprobative, il fallait que M. Bignon eût prodigieusement déplu à Mme de Senfft : une galanterie publique, une liaison avec divorce qu’il affichait avec éclat dans ce temps même et à laquelle il vient d’être fait allusion, n’y nuisit pas.

M. Bignon, dans ses Souvenirs, a un avantage sur M. de Senfft dont il ne prévoyait pas les sévérités : il le réfute de la manière la plus propre à faire impression sur des lecteurs impartiaux ; il parle avec justice, et dans une parfaite mesure, de celui qui en a manqué à son égard :

« M. de Sentit, dit-il, était en 1811 et est resté jusqu’à la fin de 1812 zélé partisan du système français (on le croyait, et il paraissait tel sans l’être au fond). C’était, d’ailleurs, un homme d’un caractère doux, de formes très aimables. Nos relations furent des plus satisfaisantes, jusqu’au jour où, entraîné par une exaltation patriotique que les rois ont punie depuis comme un crime, après l’avoir encouragée comme une vertu, il crut devoir abandonner son maître fidèle à la France, pour se dévouer à ce qu’on nommait alors la patrie allemande. »

Dans les diverses occasions où il put l’observer de près, M. Bignon ne lui trouve qu’un coin de partialité dont, à son insu, dit-il, il n’était pas le maître : c’était quand Mme de Senfft était intéressée dans une question. Il se loue d’ailleurs des « relations agréables », des « communications franches » établies entre M. de Senfft et lui. Lorsqu’en 1813 et à l’ouverture de la campagne, M. de Senfft, après avoir essayé de détacher son roi de la France et de le rallier à la politique de M. de Metternich, échoue et quitte le service de son maître pour entrer bientôt à celui de l’Autriche, M. Bignon écrit :

« Le roi (de Saxe), dont la loyauté devait être un jour si cruellement punie, avait résisté à toutes les insinuations de nos adversaires ; on n’avait séduit que son ministre. Aussi, peu de jours après, l’intrigue fut démasquée, et M. de Senfft, fait pour une destinée plus honorable, alla se perdre dans cette lie de transfuges qui entourait les souverains alliés, réduit à y jouer un personnage dont il ne tarda pas à rougir. Je le plaignis dès lors, parce que j’avais apprécié en lui les plus louables sentiments ; mais je le plaignis bien plus encore deux ans après. Combien son âme dut être tourmentée en voyant le vénérable roi de Saxe dépouillé de la moitié de ses États par ces mêmes monarques pour lesquels il l’avait abandonné ! »

M. Bignon, en se tenant à des points de vue moins élevés que M. de Senfft, trébuche de moins haut, ne tergiverse pas et garde sur lui, en ce qui est des jugements personnels posthumes, la supériorité du moins de la modération et du ton. Il est, au reste, entre deux feux pour cette mission de Varsovie ; il n’échappe aux dédains de M. de Senfft que pour tomber sous les épigrammes acérées de l’abbé de Pradt qui ne les lui épargne pas. Cet abbé, bizarrement célèbre, et qui s’était intitulé lui-même dans un de ses accès de flagornerie « l’aumônier du dieu Mars », avait été chargé, sous le titre d’ambassadeur, de prendre en main le mouvement de la nation polonaise au moment où la guerre contre la Russie se décida. Cette ambassade lui fut signifiée (c’est son mot) durant le séjour de Napoléon à Dresde, en mai 1812. Il allait succéder à M. Bignon, mais avec un titre et des pouvoirs tout autrement considérables. La période d’observation était close : l’heure de l’action avait sonné. On s’étonne, quand on a vu l’abbé de Pradt dans son entier développement, et à travers ses frasques diverses, comment il put être choisi pour une telle mission de haute confiance et d’entière latitude, dans l’esprit de laquelle il n’entra jamais40. Il s’agissait de pousser en Pologne, et dans le duché et dans toutes les anciennes provinces devenues russes, au soulèvement national universel, d’organiser « une Vendée polonaise », de s’associer, en le dirigeant habilement, à ce mouvement résurrectionnel d’une race si naturellement électrisée. La Diète convoquée devait s’ouvrir à Varsovie vers la mi-juin ; un comité spécial ferait un rapport sur les malheurs et les espérances de la patrie. Ce rapport devait être européen et polonais, mais dirigé entièrement contre la Russie, sans récriminations inutiles contre la Prusse et l’Autriche. La Confédération de Pologne proclamée, organisée à Varsovie, formerait de là des comités, autant de foyers d’action dans les divers palatinats. Tel était le programme. La main de l’ambassadeur ne devait pas se laisser apercevoir dans ce mouvement national, « mais il devait tout voir, tout savoir, tout diriger, tout animer. » Un archevêque, un haut dignitaire de l’Église avait paru plus fait qu’un autre pour assister et pousser à cette œuvre militante dans un pays catholique, et comme devant aussi, par son caractère, moins prêter qu’un autre à tout conflit. La verve du belliqueux abbé, dont il avait prodigué les étincelles aux Tuileries, à Fontainebleau, à Bayonne, en tous lieux, devait passer dans tout son être et dans ses actions.

Mais parler et agir sont deux. Il n’était plus là sur son terrain qui était proprement le parquet des salons. La Diète s’ouvrit le 26 juin. Tout d’abord l’abbé de Pradt était intervenu d’une manière indiscrète et intempestive. Mécontent du rapport que devait prononcer le comte Matuchewitz au nom de la commission qui proposait la Confédération de Pologne, il l’avait refait de sa main. « Ce rapport, nous dit M. de Senfft peu suspect de sévérité envers l’abbé de Pradt, était l’ouvrage de M. l’archevêque de Malines qui y avait mis beaucoup de déclamation et de faux brillant. M. de Senfft regretta de voir ce rapport substitué à un travail préparé pour cet objet par M. Matuchewitz et rempli de pensées solides et de traits d’une véritable éloquence. » Napoléon, en lisant ce discours, en reçut tout à fait la même impression : ce qui avait paru plus éloquent à quelques-uns et surtout à son auteur, il le trouva mauvais. L’Empereur estima « qu’une Adresse faite à Posen par un vieux Polonais, écrite en mauvais style, mais en style évidemment polonais, aurait été meilleure. » M. de Bassano le manda en propres termes, et sous sa dictée, à l’abbé de Pradt. Quoi qu’il en soit, l’effet de cette séance d’ouverture fut grand ; la proclamation des mots sacrés et chéris qui déclaraient l’ancienne patrie existante et revivante, enleva tous les cœurs. « Les dames, écrivait une plume bien informée41, qui se trouvaient en grand nombre à cette séance mémorable, ont pris sur-le-champ la cocarde bleu et rouge et, le soir, ont paru en habit à la polonaise avec ces deux couleurs. Toute la ville était illuminée, et le peuple était au comble de l’enthousiasme. Dans les rues, on apercevait de nombreux transparents aux armes réunies du grand-duché et de la Lithuanie. » Tant d’espérances furent vite déjouées, déconcertées, et tout s’abîma bientôt dans l’immense catastrophe. Une meilleure tête que l’abbé de Pradt eût été insuffisante à conjurer les événements qui se précipitèrent. Mais il n’est pas moins vrai que l’abbé prit au rebours toute sa mission, tant qu’elle fut possible et réalisable ; l’écrit apologétique et agressif qu’il publia, en 1815, sous le titre d’Histoire de l’Ambassade dans le Grand-Duché de Varsovie, prouve et dépose contre son auteur même. Cet écrit, d’ailleurs très piquant, un vrai pamphlet des plus spirituels, où la satire est allée chercher tant de fois ses armes, réunit et cumule toutes les inconvenances. L’abbé de Pradt s’y vante presque d’avoir fait échouer toute l’entreprise de Napoléon ; il se plaît, dès les premières lignes, à répéter un mot qu’il prête à l’Empereur : « Un homme de moins, et j’étais le maître du monde. » Et il ajoute : « Cet homme, c’était moi. » Oh ! le fat ! Jamais vanité d’homme d’esprit fut-elle plus risible ? C’est la mouche du coche à l’envers : elle se pique d’avoir fait verser le char. Il trouve moyen de médire, dans cet écrit publié en pleine réaction et dicté par un ardent dépit, de tous ceux avec qui il était précédemment en rapports officiels et en relations déférentes, mais qui sont tous les vaincus, les déchus du jour, et quelques-uns même proscrits. C’était jouer de malheur que de donner ainsi dans l’à-propos et de choisir si bien et à bout portant ses points de mire. Il insulte indignement Napoléon tombé, qu’il avait flatté, au vu et su de tous, jusqu’au cynisme. Il n’épargne ni le roi Jérôme qui, durant son passage à Varsovie, s’était renfermé dans son rôle de général en chef d’un des corps de la grande armée, et s’était abstenu soigneusement, avec une intention marquée, de tout ce qui aurait pu blesser le roi de Saxe, souverain du pays, ou gêner l’ambassadeur extraordinaire de l’Empereur, — il n’épargne ni le maréchal Davout, ce grand militaire et qui eut en face de l’ennemi, dans les moments les plus difficiles, de si belles inspirations couronnées par la victoire, ni Vandamme, alors persécuté, ni le duc de Bassano, dépouillé de tous ses pouvoirs et honneurs, ni personne…, ni M. Bignon, son prédécesseur immédiat. Il se sert, avec une indécence naïve, de la correspondance politique de M. Bignon lui-même, correspondance qu’il n’avait dû de feuilleter et de connaître qu’à sa position d’ambassadeur et de successeur, pour le dénigrer et le caricaturer ainsi :

« J’avais pour prédécesseur à Varsovie M. Bignon. Le duc de Bassano me l’annonça à Dresde comme une merveille. Quel fut mon étonnement quand, au lieu de la gravité, de la décence, du soin de l’honneur national, de celui de l’entretien de la bienveillance mutuelle entre les deux nations, qui me paraissaient devoir composer l’ensemble de la manière d’être et des occupations d’un ministre de France, je trouvai un petit monsieur, uniquement occupé de petits vers, de petites femmes, de petits caquets, et qui, dans les petits rébus dont se composaient ses petites dépêches, disait familièrement au duc, en parlant de la certitude d’un éclat entre la France et la Russie : « La Russie amorcera si souvent, couchera en joue la France si souvent, que la France sera forcée de faire feu… » Brunet n’aurait pas mieux dit… Toute sa correspondance est sur ce ton, et présente un mélange fatigant d’affaires traitées avec la prétention au bel esprit du plus bas étage. »

C’est ainsi que le prélat diplomate abuse d’un dépôt pour attaquer celui qui le lui a confié ; il le drape à la Figaro, et il ose parler de gravité et de décence ! M. Bignon, en se justifiant en bonne partie des inculpations de l’abbé de Pradt, n’a jamais mieux répondu que par ce mot qui qualifie et marque l’ensemble du procédé : « Quand le caractère d’un homme s’est décelé par de certains traits, il n’est plus possible de compter pour rien son jugement. » Ce mot mérite de rester définitivement attaché à tout portrait de l’abbé de Pradt. Et je me permettrai d’ajouter : Un pamphlet tel que celui de l’Ambassade de Varsovie peut signaler un écrivain, il coule moralement l’homme.

Un Français, un ancien ecclésiastique, d’abord attaché au maréchal Davout et qui se trouvait à cette époque à Varsovie, l’abbé Gley, en prenant spontanément la défense de M. Bignon, a donné les plus curieux détails, et les plus circonstanciés, sur les ladreries, mesquineries et lésineries avérées de cet archevêque ambassadeur qui ne savait faire que de belles phrases, s’endormir au Conseil et dans toutes les cérémonies, et qui ne voulut jamais qu’on prît la peine d’approprier sa chapelle pour y entendre une seule fois la messe42.

Singulier mélange, en effet, que cet abbé de Pradt, instruit de tant de choses et qui croyait s’entendre à toutes ; homme d’Église qui l’était si peu, qui savait à fond la théologie, et qui avait à apprendre son catéchisme ; publiciste fécond, fertile en idées, en vues politiques d’avenir, ayant par moments des airs de prophète ; écrivain né des circonstances, romantique et pittoresque s’il en fut ; le roi des brochuriers, toujours le nez au vent, à l’affût de l’à-propos dans les deux mondes, le premier à fulminer contre tout congrès de la vieille Europe ou à préconiser les jeunes républiques à la Bolivar ; alliant bien des feux follets à de vraies lumières ; d’un talent qui n’allait jamais jusqu’au livre, mais qui avait partout des pages ; habile à rendre le jeu des scènes dans les tragi-comédies historiques où il avait assisté, à reproduire l’accent et la physionomie des acteurs, les entretiens rapides, originaux, à saisir au vol les paroles animées sans les amortir, à en trouver lui-même, à créer des alliances de mots qui couraient désormais le monde et qui ne se perdaient plus ; et avec cela oublieux, inconséquent, disparate, et semblant par moments sans mémoire ; sans tact certainement et sans goût ; orateur de salon, jaseur infatigable, abusant de sa verve jusqu’à l’ennui ; s’emparant des gens et ne les lâchant plus, les endoctrinant sur ce qu’ils savaient le mieux ; homme à entreprendre Ouvrard sur les finances, Jomini sur la stratégie, tenant tout un soir, chez Mme de Staël, le duc de Wellington sur la tactique militaire et la lui enseignant ; dérogeant à tout instant à sa dignité, à son caractère ecclésiastique, avec lequel la plupart de ses défauts ou, si l’on aime mieux, de ses qualités se trouvaient dans un désaccord criant ; un vrai Mirabeau-Scapin, pour parler comme lui, un archevêque Turpin et Turlupin.

Il m’est arrivé, une fois, de passer une soirée avec l’abbé de Pradt ; il était à dîner chez un financier opulent qui avait des propriétés en Auvergne et qui était son voisin de terre. Je vins de bonne heure ; le dîner n’était pas terminé encore ; j’y assistai en partie. L’archevêque, à la place d’honneur, parlait, pérorait sans tarir, buvait sec et mangeait gras (c’était un vendredi). Après le dîner, on le mit sur Mirabeau ; Victor Hugo venait précisément de publier sa brochure, et M. de Pradt partit de là pour caractériser à sa manière le grand tribun. Il était dans cet état où on l’a vu plus d’une fois, même en public, et qui est recommandé aux poètes pour mieux pindariser, l’état d’un homme qui est lancé plus que de raison après dîner. Je le vois encore avec sa petite taille, sa tête portée en arrière, son geste pétulant, cette figure dont on a dit « qu’elle ressemblait à celle du péché mortel vieilli. » J’eus beau faire, je n’avais encore rien rabattu en moi, à cette époque, des hauts dégoûts et des dédains superbes de la jeunesse ; on l’entourait, on faisait cercle, on l’appelait Monseigneur à tour de bras : pour moi, je ne pus parvenir à rattacher à la figure du personnage rien qui ressemblât à de la considération et à du respect. Plus tard, je l’ai lu, j’ai été plus juste ; j’apprécie surtout son livre des Quatre Concordats. Mais quand on a vu l’homme, on ne peut se faire pourtant à l’idée que ç’ait été là un archevêque pour de bon : il avait gardé de la Révolution quelque chose de déclassé, de défroqué et de mal renfroqué. Que vous dirai-je ? il y avait de l’arlequin dans cet archevêque : c’était un prélat à la housarde.