(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. »

Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813),
par le baron Bignon37.

J’ai voulu attendre que la question polonaise ne fût pas une question politique tout actuelle et toute brûlante, pour parler de ce volume ; car je n’en veux parler qu’historiquement et en ne sortant pas du cercle des souvenirs. M. Bignon était un diplomate distingué, qui a eu l’honneur d’obtenir une ligne dans le testament de Napoléon. Il a été loué dignement par M. Mignet. J’ajouterai même qu’il a eu en 1830, quand il fut membre du Gouvernement et du Cabinet, l’avantage d’avoir, à un moment, M. Nisard pour secrétaire : ce qui lui a valu un fin et judicieux appréciateur de plus.

Il a par lui-même une valeur d’écrivain et du mérite littéraire. Après avoir rempli différentes missions et même exercé de pleins pouvoirs d’administrateur financier dans les pays conquis, il fut envoyé à Varsovie en qualité de résident français au commencement de 1811. Le titre était modeste ; la fonction était délicate. Napoléon en reconstituant le grand-duché de Varsovie après la paix de Tilsitt (1807), et en l’accroissant considérablement après celle de Vienne (1809), semblait encore n’avoir fait qu’un essai et n’avoir pris qu’une demi-mesure. Il avait donné la nouvelle couronne ducale au roi de Saxe, le plus proche voisin, prince aimé et vénéré, mais qui n’était pas tout à fait un roi de Pologne : ce roi, il semblait que l’Empereur refit pu donner directement de sa main, s’il ne voulait se déclarer tel lui-même et céder au cri national. Le vœu des Polonais était connu et avait maintes fois retenti assez haut. Napoléon ici hésita, eut des égards pour l’Europe, pour l’empereur Alexandre, alors son ami et son allié intime, celui qui, en 1808, disait au roi de Saxe à Erfurt « qu’il se sentait meilleur après chaque conversation avec l’Empereur Napoléon, et qu’une heure d’entretien avec ce grand homme l’enrichissait plus que dix années d’expérience. » Mais, depuis cette époque, les dispositions de la Russie et de son souverain avaient bien changé ; les exigences de Napoléon au sujet du blocus continental, l’intérêt qu’avait Saint-Pétersbourg à ne pas s’y prêter, les griefs et les passions de sa Cour et de son peuple, avaient influé sur l’esprit mobile d’Alexandre et l’avaient désenchanté peu à peu et finalement aliéné de son grand ami. En 1811, les symptômes de rupture prochaine s’annonçaient et devenaient de jour en jour plus menaçants. On s’observait d’une rive du Bug à l’autre. M. Bignon, en étant envoyé au poste de Varsovie, devenait, comme on le lui dit en partant, « la sentinelle avancée de l’Empire. »

Sa mission essentielle était toute en ce sens d’observation, et c’est ainsi qu’il la comprit et qu’il la remplit :

« J’étais arrivé, dit-il, avec des instructions écrites qui portaient principalement sur des questions d’ordre civil, comme la liquidation des créances respectives du duché et de la France, et une désignation de domaines pour en composer la valeur que l’Empereur s’était réservée lors des cessions autrichiennes. Mais, dans des circonstances devenues tout à coup si graves, cette partie contentieuse de ma mission devenait tout à fait secondaire. L’accélération des travaux des places fortes, l’observation des mouvements de troupes russes, furent dès lors constamment recommandées à mes soins. Le duché de Varsovie appartenait entièrement au système de la France ; il était son avant-garde du côté de la Russie ; ses moyens, son armée, devenaient nôtres par la force des choses ; et, s’il ne se suffisait pas à lui-même, il nous fallait y suppléer. »

Il nous expose l’état du gouvernement, à cette date, dans le grand-duché, et il nous en décrit le personnel en parfaite connaissance de cause. Le roi de Saxe n’avait voulu établir de vice-roi, ni en titre ni de fait ; il n’avait délégué le pouvoir à personne et s’en était réservé la plénitude, « précisément parce qu’il ne voulait l’exercer qu’avec mesure. » Il en résultait bien des lenteurs et des embarras. Le président du conseil des ministres à Varsovie, le comte Stanislas Potocki, l’un des plus grands seigneurs de la Pologne et des plus considérés, n’avait cependant qu’une ombre d’autorité, et il ne trouvait pas dans la trempe de son caractère de quoi suppléer à l’insuffisance de ses pouvoirs. Le plus populaire des ministres était le prince Joseph Poniatowski, la fleur des héros, qui joignait au titre de commandant en chef de l’armée le portefeuille de la guerre :

« Son éloge, nous dit M. Bignon, n’est plus à faire en France. Ce fut le Bayard de l’Empire, mais placé à une hauteur où il put donner encore de plus beaux exemples, faire de plus grands sacrifices. Étranger à tout calcul personnel ; désintéressé, au point de dédaigner un trône auquel il aurait pu prétendre ; aimant avant tout sa patrie et l’aimant pour elle-même, n’aspirant qu’à l’affranchir sans avoir le désir de la gouverner, et prêt à acclamer roi de Pologne tout homme dont l’exaltation eût été le gage d’une restauration durable, tel était Poniatowski. Son caractère offrait la réunion des sentiments les plus généreux et des qualités les plus aimables. »

Un troisième ministre important et à physionomie prononcée, qui ne jouissait à Varsovie ni d’une considération sans nuage comme Potocki, ni de la faveur populaire comme le prince Joseph, et dont le crédit avait son point d’appui à Dresde, était le ministre de la justice, comte Lubienski. — Mais je n’ai garde de m’aller enfoncer dans ce monde polonais si compliqué et si peu aisé à démêler de loin ; je n’ai qu’à caractériser la ligne de M. Bignon. Le roi de Saxe auprès de qui se traitaient toutes les affaires de Pologne, avait alors pour ministre des Affaires étrangères, et auquel il accordait une confiance presque exclusive pour les affaires du duché, le comte de Senfft, personnage distingué, nature d’élite, que nous avons à faire connaître.

  Cela est d’autant plus facile aujourd’hui que les Mémoires du comte de Senfft ont récemment paru rédigés en français et publiés à Leipsick38. M. de Senfft, à qui Lamennais adressait quantité de lettres, publiées également dans ces dernières années, était familier avec la France où il avait assez longtemps résidé en qualité de ministre de Saxe ; il est, avec M. Bignon et avec l’abbé de Pradt, un des trois acteurs et témoins le plus à écouter et à consulter sur Varsovie en 1812.

Mais M. de Senfft est un de ces hommes qu’on ne peut bien connaître sans connaître aussi sa femme ; car il lui était entièrement attaché, dévoué et même jusqu’à un certain point soumis ; il l’était parce qu’il appréciait en elle les plus hautes vertus, les plus tendres délicatesses ; il avait pour elle un vrai culte comme on en aurait pour une femme qu’on n’aurait adorée qu’à distance, comme pour une Laure ou une Béatrix. C’est à elle que, dès l’année 1814, dans un intervalle d’inaction et de retraite, au bord du lac de Constance, il adressait les Mémoires que nous lisons avec cette touchante dédicace :

« À LOUISE.

« Ô vous, compagne de ma vie, dont l’amitié est mon plus cher trésor, qui avez embelli tous les bons moments de mon existence et partagé toutes mes peines ; vous, dont l’esprit éminent a entretenu l’activité de mon âme, et dont l’imagination riche et brillante a souvent fait éclore mes idées ; à qui je dois enfin la meilleure partie de mon être, recevez l’hommage de ces Souvenirs dont le récit fut entrepris par votre désir. Cette occupation a charmé un séjour rempli d’amertume, que j’aurais vivement souhaité pouvoir adoucir pour vous. Vous ne retrouverez dans ces Mémoires que les principaux événements de notre vie commune : vous y verrez des erreurs que vous m’avez pardonnées, des mécomptes que vous avez prévus, et si votre nom ne s’y rencontre que rarement, vous savez qu’en écrivant les lignes qui suivent, votre pensée n’a pu me quitter un seul instant. »

J’avoue que dans les Mémoires qui nous sont donnés, je ne vois pas trace d’erreurs dans le sens où on le pourrait supposer, dans le sens malin et français ; je n’y vois que des mécomptes. Peut-être certains passages ont-ils été supprimés. — M. de Senfft était donc, à proprement parler, l’un de ces hommes qu’Horace et Virgile eussent qualifié d’uxorius, un mari ayant un faible pour sa femme. Elle était de son nom Mlle de Werthern, nièce du fameux baron de Stein, le ministre des vengeances prussiennes et l’ennemi de la France. M. de Senfft n’avait que trente-deux ans lorsqu’il fut nommé ministre plénipotentiaire de l’Électeur de Saxe à Paris, en février 1806. D’un caractère doux, réservé, de manières aimables, parfaitement honnête homme, il n’était pas le partisan du système français, lorsqu’il fut envoyé chez nous pour la première fois par un prince, bientôt roi, qui allait devenir l’ami sincère de Napoléon. Le premier accueil qu’il reçut de notre ministre des Affaires étrangères, M. de Talleyrand, fut assez peu engageant. Ce ministre, si maître dans l’art de la société, « et qui en a su si bien user, tantôt pour imposer à ceux qu’on voulait détruire, et pour les déconcerter, tantôt pour attirer à lui ceux dont on voulait se servir », le reçut assez froidement. Il ne lui parla dans leur première conversation que de son prédécesseur, M. de Bnnau, « homme d’honneur, disait-il, qui avait possédé l’estime et la bienveillance de l’Empereur. » M. de Senfft eut de la peine à pénétrer chez Mme de Talleyrand, « dont la froide sottise n’invitait pas à y retourner. » C’est ainsi qu’on parle de certaines personnes quand on écrit à l’étranger et qu’on est véridique. Cependant cette glace fondit du côté de M. de Talleyrand, qui eut occasion d’apprécier le mari et la femme depuis sa sortie du ministère après la paix de Tilsitt. M. et Mme de Senfft, en effet, « — cette dernière toujours portée par l’impulsion de son cœur du côté de la moins bonne fortune d’où tant d’autres sont tentés de se retirer, — se rapprochèrent davantage alors du prince de Talleyrand à qui ce mouvement n’échappa point, et avec lequel leurs relations n’ont plus jamais varié dans les retours de faveur et de disgrâce qu’il a éprouves dans la suite. La grâce de son esprit et le charme de son commerce ont toujours conservé pour eux le même attrait. »

Ces Mémoires sont écrits à la troisième personne et je dois en avertir, car je les cite textuellement en ayant l’air de les analyser. Pendant la guerre de Prusse (1806) dans laquelle l’Électeur de Saxe avait commis la faute de se laisser entraîner malgré les avis certains transmis par M. de Senfft, celui-ci se conduisit jusqu’au bout avec tact et prudence ; il ne quitta point son poste, même après Iéna et en apprenant la défaite des armées dont le corps saxon faisait partie ; il attendit à Paris de nouveaux ordres, et on lui en sut gré dans sa Cour et ailleurs. Sur ces entrefaites, une révolution de Cabinet ayant eu lieu à Dresde dans le sens français, et le ministre des Affaires étrangères, premier patron et protecteur de M. de Senfft, le comte de Loss, ayant été forcé de donner sa démission, son premier mouvement, à lui, fut de donner aussi la sienne et de se retirer d’un poste où il aurait, dorénavant, à servir un système opposé à celui qu’il avait, jusque-là, professé par conviction. Il proposa à Mme de Senfft d’aller vivre aux bords du lac de Genève « dans une retraite que leur imagination avait souvent rêvée. » Des circonstances de famille les détournèrent alors de cette détermination qu’ils ont bien des fois regretté, dit-il, de ne pas avoir suivie.

On le voit déjà, ce pourra être un diplomate prudent, sage et intègre que M. de Senfft, c’est aussi un homme d’État un peu incertain, un peu indécis, et à la fois délicat et sentimental. Dans le cas présent il va se trouver engagé à continuer de représenter à Paris un souverain qui aura une autre inclination et inspiration politique que la sienne ; il va passer, même à Dresde et dans son pays, pour un partisan du système français, sans l’être pour cela devenu, et en ayant au cœur une politique toute différente. Fidèle et circonspect, par devoir comme par nécessité, il réprimera son penchant et le tiendra secret jusqu’à ce qu’il croie le moment venu pour la Saxe de suivre une autre ligne et de repasser dans un autre camp : il aura l’air alors de changer de drapeau quoiqu’il n’ait réellement pas changé de sentiments ni de manière de voir. Les apparences seront contre lui. Il aura nécessairement à souffrir des interprétations diverses données à sa conduite, des fausses appréciations répandues dans le public, et il sentira qu’il a besoin d’apologie. Ces Mémoires sont destinés à en tenir lieu. Il convient de se reporter à ce point de vue en les lisant. N’oublions pas non plus qu’ils furent écrits en 1814 et au plus fort de l’hostilité européenne contre le colosse déchu.

La liberté entière que s’accorde M. de Senfft, dans l’idée qu’ils resteront longtemps secrets, nous ouvre des jours sur bien des intrigues. Appelé au printemps de cette année 1807 à rejoindre la partie du Corps diplomatique de Paris qui avait suivi le quartier général de Napoléon, il nous dit un mot des moyens et des ressorts qui furent mis en jeu auprès du ministre des Affaires étrangères, M. de Talleyrand. Parlant de M. de Gagera, ministre du duc de Nassau :

« Il avait été, dit-il, l’un des signataires de l’acte de la Confédération rhénane et se trouvait mêlé à toutes les intrigues d’alors. Ne manquant ni d’idées ni d’une certaine hardiesse qui fait souvent réussir dans une position subalterne, il avait acquis du crédit auprès de M. de Talleyrand qui se servait de lui pour ses affaires d’argent avec les princes d’Allemagne. Ce fut par ce moyen que les princes de Schvvarzbourg, de Waldeck, de Lippe et de Reuss, obtinrent à Varsovie leur admission à la Confédération du Rhin. L’Empereur a dit depuis qu’il avait été trompé à leur égard, que s’il avait su ce qui en était, jamais il n’aurait consenti à leur accession. Il faut dire ici que M. de Talleyrand, tout en profitant de sa position pour augmenter sa fortune par des moyens quelquefois peu délicats, ne s’est jamais laissé engager, même par les motifs d’intérêt les plus puissants, à favoriser des plans qu’il pouvait regarder comme destructeurs pour le repos de l’Europe. C’était lui sans doute qui avait le plus fait dans le principe pour l’asservissement de l’Allemagne, et ayant préparé par une politique artificieuse l’immense prépondérance de la France sur le continent, il s’était ôté lui-même les moyens d’arrêter l’ambition insatiable de celui qui gouvernait… Néanmoins, au risque même de déplaire au maître, il s’opposa toujours aux projets qui, au milieu de la paix, tendaient à engager la France dans de nouvelles guerres interminables. C’est par ce motif qu’il refusa constamment son appui aux intérêts de la nationalité polonaise. Une somme de quatre millions de florins, offerte à Varsovie par les Magnats pour obtenir son suffrage en faveur du rétablissement de leur pays, leur fut restituée après être restée déposée pendant plusieurs jours entre les mains du baron de Dalberg. Considérée sous ce point de vue, sa retraite du ministère après la paix de Tilsitt fut très-honorable. »

Il résulte de cette page à demi discrète d’un ami qu’on peut dire de M. de Talleyrand, comme de Mirabeau, que s’il se laissa parfois acheter, ce n’était que dans une certaine mesure et non au-delà, dans la direction seulement de son opinion et non au profit de l’opinion opposée, et que son bon sens resta incorruptible dans les grandes affaires. Une vénalité tempérée par de la modération et de la sagesse, une part faite à la corruption à laquelle on trace d’avance ses limites et que l’on subordonne à des intérêts supérieurs, on m’assure que c’est bien le vrai sur M. de Talleyrand ; M. de Senfft, qui est de cet avis, ne veut voir là qu’une simple tache, et il estime que M. de Talleyrand n’en gardera pas moins, pour de certaines résistances, « sa place glorieuse dans l’histoire. » Cela est possible ; mais c’est bien le cas de dire qu’il y a deux morales.

M. de Talleyrand, qui était alors à Varsovie et qui voulait écarter de son voisinage le foyer du commérage diplomatique, avait envoyé les ministres étrangers l’attendre à Berlin où il avait bien le dessein de ne point aller. Le général Clarke, en sa qualité de gouverneur général de Berlin et de la Marche de Brandebourg, fut chargé de faire les honneurs de la ville au Corps diplomatique, et M. de Senfft, qui se lia alors avec le futur duc de Feltre, lui rend toute justice en ces termes :

« Le général Clarke, qui a marqué dans la diplomatie par sa mission à Florence et par sa négociation avec les lords Yarmouth et Lauderdale en 1806, a été certainement l’un des hommes les plus intègres du Gouvernement impérial de France. Avec du goût, de l’esprit et les formes de la meilleure compagnie, il aimait à faire remarquer l’ancienneté de la famille irlandaise dont il descend. Il était sujet aux accès d’une humeur bourrue, mais jamais malfaisante. Il avait des connaissances et de l’aptitude au travail ; mais il manquait quelquefois de ce calme d’une tète froide qui ne se laisse point accabler sous le poids des affaires, et son âme n’était pas de la trempe qu’il aurait fallu pour soutenir toujours les mouvements nobles et justes de son cœur contre les volontés absolues de son maître. M. de Senfft fut avec lui à Berlin, et depuis à Paris, sur un pied d’amitié et de confiance, auquel il dut, en 1809, la satisfaction de soustraire le fils aîné de Mmc la duchesse d’Esclignac, fait prisonnier en Espagne, à la rigueur des lois portées contre les Français pris les armes à la main. »

On peut le remarquer, les parfaites liaisons de M. de Senfft à cette époque ne furent jamais qu’avec ceux qui, tout en servant alors la politique de Napoléon, avaient des restes d’ancien régime ou des avant-goûts et des prédispositions de régime futur différent. Le régime impérial pur n’avait pas un ami ni un témoin favorable en lui.

C’est vers ce temps que le roi de Saxe, devenu grand-duc de Varsovie, crut devoir envoyer à Paris une députation de trois sénateurs du duché, pour présenter à l’Empereur l’expression renouvelée de sa reconnaissance et de celle de la nation polonaise. M. de Senfft se décida, en cette occasion, à mettre sa maison sur un plus grand pied que par le passé et à représenter, à proprement parler, ce qu’il n’avait pas fait encore. Il professait alors une grande sympathie pour la cause polonaise ; même après les déceptions survenues et jusqu’en 1814, il faisait acte toujours de foi et d’espérance en elle. Mais une note de date postérieure, qu’il a pris soin d’ajouter, nous apprend que cette noble cause s’était entièrement dénaturée, à ses yeux, depuis 1831, par l’introduction de l’élément révolutionnaire. Lui-même, avec les années, il avait changé, et devenu depuis 1815 diplomate au service de l’Autriche, conservateur du vieil ordre européen, il voyait les choses d’un tout autre point de vue que dans sa jeunesse. — Les détails, d’ailleurs, qu’il nous donne sur la réception de la députation polonaise par l’Empereur le 24 janvier 1808, sont piquants et d’une familiarité d’expression à laquelle je renvoie.

Les questions d’étiquette trouvent moyen de se glisser au milieu des grandes affaires. M. de Senfft se plaint en deux endroits, soit du grand maréchal du palais, Duroc, soit du premier chambellan, M. de Rémusat, pour de légers oublis ou des atteintes aux droits et prétentions de Mme de Senfft comme femme de ministre étranger. Je n’y ferais pas trop d’attention si je ne remarquais dans les Souvenirs de M. Bignon qu’une pareille question de cérémonial et d’étiquette fut soulevée par M. de Senfft pour sa femme, pendant le séjour du roi de Saxe à Varsovie en 1811. Mme de Senfft, je l’ai dit, était le côté tendre, délicat, élevé, mais aussi le côté faible de l’homme excellent.

Appelé à Bayonne à la fin d’avril 1808 et invité à y rester pendant tout le séjour qu’y fit Napoléon, M. de Senfft assiste au drame espagnol qui s’y joue ; il fait des portraits plus ou moins ressemblants des principaux personnages qu’il a sous les yeux. Il y rencontre notamment l’abbé de Pradt, le futur archevêque de Malines, alors évêque de Poitiers, chargé d’un rôle dans la pièce, et qui avait pour mission d’endoctriner le chanoine Escoïquiz, précepteur de Ferdinand vii et possédant la confiance de son royal élève. L’idée que le ministre saxon s’est formée et qu’il veut nous donner du spirituel et pétulant abbé est faite pour surprendre un peu et paraîtra assurément exagérée. On a besoin de se rappeler que cela est écrit en 1814, sous le feu des réactions politiques, et aussi avant les incartades bruyantes qui décelèrent bientôt tous les défauts, toutes, les inconsistances de l’abbé de Pradt. Écoutons pourtant ; nous allons avoir affaire à l’abbé à Varsovie, où il remplacera M. Bignon, et où il se retrouvera en rapports étroits avec M. de Senfft :

« Il réussit dans cette commission (de gagner aux vues du Cabinet français le chanoine Escoïquiz), et ce fut, depuis, son titre à la faveur. M. de Pradt servait le tyran pour s’élever, mais il l’abhorrait ainsi que la tyrannie à laquelle il aurait peut-être su résister, s’il était jamais parvenu dans le ministère à la place éminente à laquelle il aspirait. Son ambition était d’une trempe au-dessus du commun et s’élevait vers la vraie gloire qui était son idole. Il a failli sans doute, puisqu’il n’est pas permis de commettre le mal, même en vue du bien ; mais au moins ses fautes eurent-elles des motifs élevés. La politique était sa passion ; il avait publié, à différentes époques, des ouvrages qui en traitaient. Trop épris peut-être de quelques idées brillantes qui, n’étant point appuyées sur des bases assez solides pour entrer dans les plans des cabinets, ne méritaient que le nom de projets, et manquant en général de fixité dans ses principes, ses conceptions portaient néanmoins l’empreinte du génie. Une grande richesse d’imagination, une logique serrée et toujours éblouissante, plus de force et de facilité que de correction dans la diction, une conversation entraînante, des manières à la fois distinguées et insinuantes, tels étaient les moyens sur lesquels s’appuyaient ses espérances et son ambition. M. de Pradt eût pu atteindre son but avec un peu plus de modération et de prudence dans ses discours, et sous un règne moins contraire aux gens d’Église et moins porté à choisir pour les places les plus élevées des instruments aveuglément soumis. »

Nous ne saurions admettre un tel portrait flatté du spirituel et loquace abbé, nous qui vivons depuis assez longtemps pour l’avoir rencontré, à notre tour, et pour l’avoir entendu dans sa vieillesse. Mais il est curieux d’entrevoir l’intérieur des coulisses d’alors : l’abbé de Pradt, évidemment, causait beaucoup avec M. de Senfft, et pendant ce séjour même de Bayonne où il servait la politique de Napoléon, il la dénigrait et parlait contre dans le tête-à-tête ; l’ancien émigré, l’ancien constituant, le futur auteur de l’Ambassade de Varsovie, reparaissaient ou se révélaient en lui, et bouillonnaient, pétillaient, s’entrechoquaient pêle-mêle dans les apartés où il laissait son masque de courtisan.

Au retour de ce séjour de Bayonne, qui n’avait pas duré moins de deux mois et demi, l’attention fut bientôt partagée et attirée par les graves diversions qui se présageaient du côté du Rhin. Le Moniteur, en publiant l’année suivante le Message au Sénat concernant la guerre d’Autriche, rapporta parmi les pièces à l’appui la conversation de l’Empereur avec l’ambassadeur de Vienne, M. de Metternich, qui avait eu lieu à l’audience diplomatique de Saint-Cloud, le 15 août 1808. M. de Senfft qui n’était séparé ce jour-là de M. de Metternich que par l’amiral Verhuel et M. de Dreyer, ministre de Danemark, ne perdit pas une parole de l’Empereur et très peu des réponses de son interlocuteur « qui eut le mérite peu commun, dit-il, de conserver dans cette importante et brusque occasion tout le sang-froid, l’aplomb et la mesure de l’homme d’État consommé. » Tous les ministres étrangers présents à cette scène s’empressèrent naturellement d’en rendre compte à leurs Cours. La dépêche de M. de Senfft, « expédiée par la poste », fut sujette à être remarquée ; c’est lui qui le dit ou qui l’insinue ; peut-être aussi, ajoute-t-il, se rappela-t-on comment il avait été placé ce jour-là pour bien entendre et pour tout retenir. Quoi qu’il en soit, quand on crut devoir publier un précis de cet entretien, M. de Champagny s’adressa particulièrement à lui pour lui demander communication de son Rapport. M. de Senfft veut bien convenir que dans l’entretien mémorable tel qu’il fut publié, si l’on s’écarta plus d’une fois des paroles originales qu’il avait transmises, on resta assez en accord avec la vérité pour le fond.

Une lettre interceptée du baron de Stein, alors ministre dirigeant de Prusse, vint découvrir et déceler avant l’heure les haines nationales qui déjà fermentaient et s’accumulaient partout en Allemagne. M. de Senfft, dont la femme, je l’ai dit, était nièce du baron de Stein, crut devoir intercéder en faveur de la famille au sujet du séquestre des biens ; il ne réussit point dans sa demande, mais l’Empereur à qui il avait directement écrit ne lui en sut aucun mauvais gré. Quelque temps après, ayant eu affaire, pour une sœur compromise du baron de Stein, à Fouché, ministre de la police, il eut à se louer de lui. Fouché, on le sait, quand le mal ne servait à rien, ne le faisait pas ; il était « bon diable », comme le disait de lui l’Empereur ; il aimait à rendre service par facilité de caractère, et aussi parce qu’on né sait jamais ce qui peut arriver. M. de Senfft y fut pris, et il trace à cette occasion de Fouché un portrait qui est encore plus flatté en son genre que celui de l’abbé de Pradt :

« … M. de Senfft courut aussitôt chez le ministre de la police : c’était alors M. le duc d’Otrante, le fameux Fouché, dont cette circonstance le rapprocha pour la première fois. Le nom de Fouché, autrefois révolutionnaire furieux (il disait de lui-même qu’il avait eu la fièvre dans ces temps-là), était devenu, sous le règne de Napoléon, celui d’un homme d’État et de génie. Esprit supérieur et courageux, il a su, seul de ses collègues, se montrer toujours au-dessus de ses fonctions et même de la faveur. M. de Talleyrand, qui était tout aussi supérieur par les lumières, ne le fût pas toujours autant par le caractère. Le duc d’Otrante reconnut que, dans la branche du gouvernement qui lui était commise, la plus grande faute est de faire un mal qui n’est pas nécessaire à la sûreté de l’État ; et ce grand principe, appliqué dans toute son étendue sous un règne despotique, toutes les fois que la volonté absolue de l’Empereur, à laquelle il a souvent osé opposer de la résistance, n’est pas intervenue d’une manière directe, ce principe a rendu son administration bienfaisante pour la France et l’a fait chérir particulièrement des classes les plus exposées à la persécution. »

N’oublions pas encore une fois que cela est écrit en 1814 et avant le rôle de Fouché en 1815, rôle que les honnêtes gens d’aucun parti ne sauraient, je pense, envisager sans dégoût.

Pendant que M. de Senfft, à la veille de l’éclatant démenti de l’histoire, se montre ainsi à nous un peu la dupe des confidences de Fouché qui, évidemment (comme l’abbé de Pradt, et avec plus de malice), était entré dans ses vues, avait médit du pouvoir qu’il servait et ne s’était pas fait faute de gémir sur les folies du maître, il m’a paru curieux de citer une lettre de Napoléon adressée, vers ce temps, à son ministre de la police, et qui, dans sa sévérité encore indulgente, va droit au défaut de l’homme, rabat fort de cette haute idée trop complaisante et remet à son vrai point ce prétendu génie du duc d’Otrante, un génie avant tout d’ingérence audacieuse et d’intrigue. C’est bien de lui qu’on peut dire, par une image tout à fait au niveau de son caractère, qu’il avait un pied dans tous les souliers.

À M. FOUCHÉ,
Ministre de la Police générale, à Paris.

« Monsieur Fouché, je reçois votre lettre du 9 juillet. Je ne conçois plus rien à votre tête. Est-ce qu’il fait trop chaud cette année à Paris ? Je mande à l’archichancelier de m’expliquer tous ces logogriphes. Tout ce que j’en vois est bien pitoyable : c’est encore pis que les scènes de l’automne passé. Soyez donc ministre de la police ; réprimez les brouillons et ne le soyez pas. Tranquillisez l’opinion au lieu d’y jeter des brandons de discorde. Soyez le supérieur et non le rival de vos subordonnés. En deux mots, ne me donnez pas, à vous seul, autant d’occupation que toute la police de l’Empire. Imitez tous vos collègues qui m’aident au lieu de me fatiguer, et qui font marcher le gouvernement, bien loin de le gêner de leurs passions privées. »

Fouché était, par essence et par nature, le plus grand ourdisseur de trames ; il jetait ses filets et accrochait ses fils partout où il pouvait, et quand on lui avait crevé sa toile sur un point, il ne se décourageait pas, il recommençait aussitôt. Il l’a trop prouvé.

J’ai encore quelque chemin à faire avant de rencontrer et de rejoindre sur le même terrain de Varsovie et à leur point de contact M. de Senfft, M. Bignon et l’abbé de Pradt. Dans les jugements réciproques et contradictoires qu’ils porteront les uns sur les autres, nous verrons encore mieux se dessiner leur ligne et leur caractère.