La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens.
par M. Le Play, conseiller d’État.
(Suite et fin.)
J’ai dit que le second ouvrage de M. Le Play était contenu dans le premier : il en est
sorti à la parole et sur le désir du plus méditatif et du plus philanthrope des
souverains. M. Le Play, averti par lui et sentant qu’on ne pouvait de soi-même chercher et
trouver dans bon grand in-folio les mille inductions éparses qui résultaient de cet
ensemble d’observations particulières, a pris le soin de résumer les idées, d’élever les
points de vue, de grouper et de serrer les comparaisons, de les développer en même temps
et de les mettre dans leur vrai jour, d’en tirer les conclusions plus ou moins pratiques,
plus ou moins immédiates, mais toutes fondées sur une connaissance exacte des sociétés et
des peuples. Dans une suite de chapitres ou de livres traitant de la religion, de la propriété, de la famille, du
travail, de l’association, des rapports
privés et du gouvernement, il a parcouru et approfondi tous les
aspects, les modes de combinaison et les ordres de sentiments et de faits sous lesquels se
présentent les sociétés modernes, et il a proposé en détail dans chaque ordre son plan
raisonné de réforme. Habitué comme je le suis et enclin par nature à étudier surtout les
individus, et ainsi fait moi-même que la forme des esprits et le caractère des auteurs me
préoccupent encore plus que le but des ouvrages, je l’ai défini et appelé tout d’abord,
après avoir lu de lui quelques chapitres : « un Bonald rajeuni, progressif et
scientifique. »
Mais de telles désignations sommaires ne signifient rien que
pour ceux qui savent déjà tout ce qu’on y met.
I.
La grande différence entre les réformes proposées par M. Le Play et celles des autres philosophes politiques, lors même qu’ils ont l’air de se rapprocher, consiste dans le point de départ, dans la méthode et aussi dans l’inspiration. M. de Bonald, par exemple, que je viens de nommer, était un esprit éminent et ingénieux, mais absolu, qui, vivement frappé de tout ce que la Révolution avait supprimé de fondamental et de vital en détruisant l’ancien régime, désirait un retour en arrière, et qui, la Restauration venue, aurait voulu voir rétablir purement et simplement, et par des moyens d’autorité directe, tout ce qu’on pouvait ramener de cet ancien régime à moitié ressuscité. Appartenant à la vieille race de gentilshommes ruraux que n’avaient pas atteints la corruption de Cour et l’élégance des vices inhérents à Versailles ou même nés bien auparavant à Fontainebleau et à Chambord dès le règne de François Ier, il déplorait la perte d’un état de choses, où la grande propriété, la famille, la religion, les mœurs étaient garanties ; il avait l’imagination et le souvenir remplis des tableaux d’une vie simple, régulière, patriarcale, frugale, antique, et il demandait au Pouvoir royal restauré de rétablir de son plein gré et de toute sa force ce qu’il avait laissé perdre par sa faute, ce qu’il avait compromis et entraîné avec lui dans une ruine commune. Ses écrits fourniraient les plus belles et les plus précieuses maximes en ce sens et à ce sujet :
« Que s’est-il donc passé dans la société, qu’on ne puisse plus faire aller qu’à force de bras une machine démontée qui allait autrefois toute seule, sans bruit et sans effort ? » —
« Le bon sens ou les habitudes d’un peuple d’agriculteurs sont bien plus près des plus hautes et des plus saines notions de la politique que tout l’esprit des oisifs de nos cités, quelles que soient leurs connaissances dans les arts et les sciences physiques. » —
« Les grandes propriétés sont les véritables greniers d’abondance des nations civilisées, comme les grandes richesses des Corps en sont le trésor. »
Il ne cesse d’insister sur les inconvénients du partage égal et forcé entre les enfants, établi par la Révolution et consacré par le Code civil :
« Partout, dit-il, où le droit de primogéniture, respecté dans les temps les plus anciens et des peuples les plus sages, a été aboli, il a fallu y revenir d’une manière ou d’une autre, parce qu’il n’y a pas de famille propriétaire de terres qui puisse subsister avec l’égalité absolue de partage à chaque génération, égalité de partage qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, détruit tout établissement agricole et ne produit à la fin qu’une égalité de misère. »
Il trace un idéal d’ancienne famille stable et puissante, qui rappelle un âge d’or disparu :
« S’il y avait, dit-il, dans les campagnes et dans chaque village une famille à qui une fortune considérable, relativement à celle de ses voisins, assurât une existence indépendante de spéculations et de salaires, et cette sorte de considération dont l’ancienneté et l’étendue de propriétés territoriales jouissent toujours auprès des habitants des campagnes ; une famille qui eût à la fois de la dignité dans son extérieur, et dans la vie privée beaucoup de modestie et de simplicité ; qui, soumise aux lois sévères de l’honneur, donna l’exemple de toutes les vertus ou de toutes les décences ; qui joignît aux dépenses nécessaires de son état et à une consommation indispensable, qui est déjà un avantage pour le peuple, cette bienfaisance journalière, qui, dans les campagnes, est une nécessité, si elle n’est pas une vertu ; une famille enfin qui fût uniquement occupée des devoirs de la vie publique ou exclusivement disponible pour le service de l’État, pense-t-on qu’il ne résultât pas de grands avantages, pour la morale et le bien-être des peuples, de cette institution, qui, sous une forme ou sous une autre, a longtemps existé en Europe, maintenue par les mœurs, et à qui il n’a manqué que d’être réglée par des lois ? »
Considérant la famille comme l’élément social par excellence, il se lamentait de voir tout ce qui diminuait l’autorité du chef et qui témoignait du relâchement des liens. Faisant allusion au tutoiement universel décrété et imposé sous la Terreur, il disait :
« Le tutoiement depuis s’est retranché dans la famille ; et après avoir tutoyé tout le monde, on ne tutoie plus que ses père et mère. Cet usage met toute la maison à l’aise : il dispense les parents d’autorité, et les enfants de respect. »
Toutes ces pensées dont on voit l’originalité morose et dans lesquelles il entrait une part de vérité, avaient l’inconvénient toutefois de ne comprendre qu’un seul côté de la question, le côté qui regarde le passé, de ne tenir aucun compte des changements survenus, de l’émancipation des intelligences, du libre développement de l’individu, des progrès des villes, de ceux de l’industrie, des rapports multipliés avec l’étranger. C’était moins là, en effet, proposer un remède qu’opposer une résistance et porter un défi à la société moderne. De telles idées, en un mot, à ce degré de crudité et de réaction, tendaient à ramener violemment cette société vers un état à jamais détruit et de toutes parts dépassé ; et, si l’on n’y parvenait pas, elles n’allaient à rien moins qu’à faire jeter, comme on dit, le manche après la cognée, à faire désespérer de tout, du présent et de l’avenir. Elles n’avaient de valeur que comme protestation.
M. de Bonald était chez nous le plus éminent, mais n’était peut-être pas le plus
exagéré des esprits qui réagissaient dans cette voie. Ceux qui ont lu les dernières
Lettres de Lamennais publiées par M. Forgues, ont dû être frappés d’une phrase qui
revient souvent sous la plume de l’illustre agitateur catholique, avant qu’il fût devenu
un agitateur démocrate en sens inverse : « Avez-vous lu
Rubichon »
écrit-il à plusieurs reprises à son correspondant, le
marquis de Coriolis. — ; « Vous a-t-on envoyé le dernier ouvrage de Rubichon ? Si
vous ne l’avez pas lu, lisez-le vite… Il faut absolument le lire : c’est une des
choses les plus remarquables qu’on ait publiées depuis longtemps ; des faits
extrêmement curieux et presque tout à fait ignorés, des réflexions profondes et
piquantes, un esprit original, voilà ce qui s’y trouve… Il serait à désirer que ce
livre fût très répandu ; je n’en connais point de plus propre à dissiper une foule de
préjugés très dangereux. »
Et plus loin (car cela lui tient au cœur) :
« Vous ne m’avez pas dit si vous avez lu l’admirable livre de Rubichon sur
l’Influence du Clergé dans les Sociétés modernes. »
(Juillet
1829.)
Le livre, si admirable au gré de Lamennais, manqua, hélas ! sa destinée et son but.
L’appel du grand tribun catholique fut peu entendu. On a besoin d’expliquer aujourd’hui
quel était ce M. Rubichon si peu connu même de son temps, et dont Lamennais goûtait si
fort le tour d’esprit et les hardiesses : c’était un défenseur de l’ancien régime, mais
un défenseur si absolu, si pur et si radical, que M. de Bonald semblait pâle auprès de
lui. Il avait d’ailleurs des vues, des idées originales et bien des termes de
comparaison, ayant habité l’Angleterre, visité l’Espagne, le Portugal ; il connaissait
même l’étranger beaucoup mieux que la France, d’où il avait émigré et où il semblait
craindre de remettre les pieds depuis que la Charte en avait empoisonné l’air et le sol.
Dans son observation des contrées étrangères où ses affaires l’avaient conduit, il avait
porté ses préventions et des idées préconçues. On ne saurait lui refuser toutefois un
sentiment très-vif de la civilisation antérieure, propre aux vieux siècles catholiques ;
il a de fortes pages là-dessus. Son malheur était d’avoir contracté, en quelque sorte,
l’hydrophobie de tout ce qui était moderne. Pour lui toutes les libertés nouvelles se
ressemblaient, c’est-à-dire équivalaient à des tyrannies. Il faisait remonter très-haut
la déchéance et la dégradation de l’ancien ordre social ; il voyait déjà Louis XI
rendant des édits contre les droits de primogéniture ou de substitution. Les effets en
furent lents, il est vrai, et deux siècles se passèrent avant qu’on se ressentît et
qu’on s’aperçût des résultats : « Mais alors arriva le Génie du
mal, Richelieu ; il commença l’application de ces édits, application
malheureusement continuée par Louis XIV. Les Parlements, magistrature bourgeoise,
renchérirent sur les vices de cette législation, et jusqu’à l’époque de 1789, elle
déchira la France en lambeaux. »
Il va sans dire que je répète telles quelles,
sans les endosser le moins du monde, les assertions historiques surprenantes de ce
bizarre esprit30. L’année 1745 était
particulièrement fatale à ses yeux : le chancelier d’Aguesseau, cette année-là, avait
fait rendre un édit par lequel le Clergé ne pouvait plus acquérir de biens-fonds. Cet
édit paraissait à M. Rubichon avoir été tout plein de conséquences funestes. Dans sa
théorie, il attribuait aux. immenses biens du Clergé une efficacité particulière pour la
prospérité des sociétés et la guérison ou l’adoucissement des plaies inévitables. On ne
saurait s’imaginer, en parcourant aujourd’hui ces écrits oubliés31, tout ce qu’on y rencontre de vues
rétrospectives perçantes, et d’aveuglement aussi et d’aheurtement du côté de l’avenir.
Sa préconisation absolue de l’ancien régime, en ce qui est de l’état des populations
rurales, peut se résumer en ces termes ;
« Dans le cas de maladie, de vieillesse ou d’incendie, le presbytère, l’abbaye ou le château voisin devenaient la ressource naturelle de la victime de ces calamités. Les populations s’accroissaient lentement ; les enfants, à la mort d’un père, n’allaient pas, comme aujourd’hui, démantibuler sa ferme pour en partager les terres entre eux ; au contraire, ils la renforçaient ; les cadets se servaient des forces acquises pour défricher, à leur profit, les landes voisines. Jusqu’à une époque que je fixerai vers l’an 1750, l’aisance du peuple français avait toujours augmenté, c’est-à-dire que la quantité des subsistances s’accroissait plus que celle des habitants, et que, pour le même travail, ils en obtenaient tous les jours une ration plus forte… »
Paris, l’énorme capitale qui s’est accrue successivement de tant de richesses et aussi
recrutée de tant de cupidités et de misères, cette cité-tête-monde et gouffre que nous
définissait admirablement hier M. le baron Haussmann qui a si bien qualité pour
cela32, était, on
le conçoit, l’épouvante et le cauchemar de ce M. Rubichon, le plus rétrograde des
économistes gens d’esprit. Il dit quelque part, en parlant des députés qui arrivent bons
et sains de leurs provinces, et que l’esprit de Paris a si vite gâtés : « Si la
province envoyait des Catons, Paris en ferait des Catilinas. »
L’expression
est forte, mais l’idée n’est pas absolument fausse. Ce qui devient comique, c’est que
Paris lui semblait, au point de vue du Gouvernement, un tel embarras et un tel fléau,
qu’il ne trouvait rien de mieux à conseiller à un monarque qui veut agir librement et en
dehors d’une sphère d’influences délétères, que d’abandonner Paris, « l’égout de
l’Europe »
, à sa destinée de cloaque et de Babel, et de transférer le siège de
l’empire à Bourges. La raison qu’il en donne est que « Bourges est bien l’endroit
le plus triste, le plus monotone et le plus ennuyeux du royaume »
, et que le
roi, ne devant être suivi que des gens graves de sa Cour, se trouvera là en parfaite
harmonie avec les lieux : dans ce séjour d’ennui choisi tout exprès, il pourra se livrer
sans distraction et sans partage à l’œuvre immense de réparation qui pèse sur ses
bras :
« Milton, ajoute-t-il, si médiocre dans les écrits qu’il a faits pendant qu’il jouissait de la vue, devint sublime et fit son Paradis perdu, dès que, devenu aveugle, il ne fut plus distrait de ses inspirations et de ses méditations. Bourges est le centre du royaume, partie de la France si rançonnée, si opprimée, qu’on s’y croirait dans les déserts de l’Amérique : là, le roi peut fonder un nouvel État ; il n’y sera pas gêné par les intérêts de la petite culture, ni même par ceux de la grande, le pays étant à peu près inculte à trente et quarante lieues de distance. »
L’Escurial avec sa tristesse et son désert suffirait à peine à M. Rubichon pour y cantonner un roi de son choix : l’exemple de Milton qu’il allègue est à faire trembler ; on crève, dit-on, les yeux au rossignol pour qu’il chante mieux : il serait homme à vouloir son monarque aveugle pour le rendre plus réfléchi et plus perspicace.
J’ai tenu à montrer l’excès dans ce système de restauration pure du passé, dont M. de Bonald nous représente le sommet le plus éminent et le plus imposant, mais dont M. Rubichon nous marque le degré le plus hardiment rétrograde. Avec de tels hommes, pas plus avec celui qui rendait ses oracles d’un ton chagrin, négatif et répulsif, qu’avec celui qui nous lançait à la tête ses anathèmes à l’état de singularités et de boutades, il n’y avait moyen de s’entendre ; la guerre continuait ; les passions s’entretenaient par contraste et se réchauffaient : c’était une contre-révolution de toutes pièces qu’eux et leurs amis nous proposaient, ce n’était pas une réforme véritable. Aussi la société avait pris le parti de leur tourner le dos et ne les écoutait plus.
II.
M. Le Play est d’une génération toute nouvelle ; il est l’homme de la société moderne par excellence, nourri de sa vie, élevé dans son progrès, dans ses sciences et dans leurs applications, de la lignée des fils de Monge et de Berthollet ; et, s’il a conçu la pensée d’une réforme, ce n’est qu’à la suite de l’expérience et en combinant les voies et moyens qu’il propose avec toutes les forces vives de la civilisation actuelle, sans prétendre en étouffer ni en refouler le développement. Toutefois il a vu des plaies, il les a sondées, il a cru découvrir des dangers pour l’avenir et, à certains égards, des principes de décadence, si l’on n’y avisait et si l’on n’y portait remède ; et non seulement en bon citoyen il pousse un cri d’alarme, non seulement il avertit, mais en savant, en homme pratique, muni de toutes les lumières de son temps et de tous les matériaux particuliers qu’il a rassemblés, au fait de tous les ingrédients et les mobiles sociaux, sachant tous les rouages et tous les ressorts, il propose des moyens précis de se corriger et de s’arrêter à temps.
Lui aussi, il rend justice au passé, à l’ancien ordre social disparu : il croit que ce
sont les derniers règnes seulement et les vices de Cour, avant tout, qui ont tué
l’ancienne monarchie ; il regrette que les passions, excitées et portées au dernier
paroxysme par les abus et les scandales dont la tête de l’ancien régime donnait
l’exemple, aient amené l’explosion finale et rendu la rupture aussi complète avec
l’ancienne tradition, avec l’ancienne nationalité française. Les historiens de nos jours
qui ont tout fait pour renouer le fil de cette tradition, pour triompher des préjugés
révolutionnaires et des haines étroites, pour rendre justice, par-delà Louis XIV, à ce
que renfermaient de bon les âges antérieurs et notamment le Moyen-Age, obtiennent ses
sympathies et ses éloges. Dans des matières aussi complexes, il y a danger toujours
qu’on ne voie qu’un point et qu’on se presse de conclure du particulier au général.
M. Le Play n’a rien négligé pour se faire une idée étendue et juste. Afin de mieux se
rendre compte des restes de l’esprit ancien, subsistant au cœur d’anciennes provinces,
il est allé jusqu’à acheter successivement de grandes propriétés rurales dans des
contrées où il savait ne point devoir résider longtemps, à cette seule fin de se mettre
en commerce plus intime avec l’esprit des populations. Ce mot de La Fontaine : Notre ennemi, c’est notre maître, mot terrible et décisif s’il était
réversible sur tout l’ancien régime de la France, lui a paru un cri particulier à la
Champagne, et qui s’expliquait, selon lui, par les circonstances propres à cette
province. Ailleurs il a cru voir, au contraire, que l’affection du sujet au maître, du
vassal au seigneur, leur solidarité mutuelle, amenaient un autre mot d’ordre. Le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays, ce beau vers d’un poète du
Moyen-Age lui a paru avoir dû se réaliser et avoir trouvé son écho en bien des provinces
de notre France. Il cite, à ce sujet, M. Léopold Delisle pour l’état des terres et le
rapport des classes en Normandie ; il aurait pu citer également, en portant son regard à
l’autre extrémité du royaume et vers le Midi, M. A. Germain pour ses beaux travaux sur
la Commune de Montpellier33. À la ville, comme aux
champs, il y avait place pour bien des libertés locales et réelles dans les interstices
de l’immense réseau d’alors. De cette justice rendue à de belles et bonnes parties du
Moyen-Age, M. Le Play est loin de conclure, à la façon des publicistes
ultra-conservateurs, que le régime de privilège détruit en 1789 doive être préféré à
celui du droit commun inauguré depuis lors, et qu’il puisse avoir des chances de se
relever : tous les champions, d’ailleurs, de cet ancien régime, tous « ces
demeurants d’un autre âge »
sont tombés l’un après l’autre et ont
définitivement disparu ; aucun parti, à l’heure qu’il est, n’avoue ni ne défend plus
leur programme. Pour lui, il est des premiers à reconnaître et il se fait fort d’établir
que « la solution des problèmes sociaux se trouvera désormais de moins en moins
dans les institutions qui maintiennent systématiquement l’inégalité entre les hommes,
et qu’il faut la chercher de plus en plus dans les sentiments et les intérêts qui
créent entre toutes les classes l'harmonie encore plus que
l'égalité. »
C’est cette harmonie sociale, dont
l’histoire, découvre des exemples dans le passé sous le règne d’un autre principe, qu’il
voudrait voir renaître et se former aujourd’hui autour du principe nouveau et fécond de
la liberté. Notre condition, si préférable à celle de nos pères par tant de douceurs et
de garanties acquises, est moins bonne pourtant sur un point : nos luttes sont plus
intestines.
« Assurément, dit M. Le Plav. l’antagonisme social n’est point un fait nouveau, spécial à notre temps : les discordes civiles avaient même autrefois un caractère de violence qu’elles n’offrent guère aujourd’hui. Mais il y a, entre les deux époques, cette différence essentielle que, dans l’ancien régime, chaque patron allait au combat soutenu par ses ouvriers ou ses domestiques, tandis que maintenant il les rencontre armés devant lui. Autrefois, après la lutte, on trouvait dans l’atelier et dans la maison la paix et un repos réparateur : aujourd’hui la lutte est dans la maison même ; elle continue d’une manière sourde, lorsqu’elle n’éclate pas ouvertement ; elle mine donc incessamment la société en détruisant toute chance de bonheur domestique. »
La Révolution française, en s’attaquant aux désordres des règnes antérieurs et, du même
coup, à tout l’ordre ancien, a dû faire appel à la passion plus encore qu’à la vérité.
Aujourd’hui les abus que l’on combattait alors ont en partie disparu : les passions et
surtout « les erreurs que la passion a propagées »
subsistent encore. Il
s’agit, selon M. Le Play, de purger le corps social de ces restes de levain irritant. Il
s’agit de renoncer à quelques-unes des idées qui, mises en avant dans la lutte,
n’étaient que des armes de guerre.
III.
Une des réformes qu’il propose avec le plus d’insistance et d’énergie, c’est de changer la loi des successions et de rendre au père de famille l’entière liberté testamentaire, moyennant laquelle celui-ci pourrait instituer un principal héritier chargé de continuer son œuvre. La famille, prise au sens le plus sérieux et le plus large, constitue pour M. Le Play la véritable unité sociale ; or, cette unité, dans l’état présent, est faible, instable, précaire et caduque : les fortunes, par suite du partage égal forcé, se brisent à chaque génération ; les plus grandes créations d’existence sociale, après deux ou trois transmissions successives, tendent à se fondre et à rentrer dans la masse : c’est à recommencer toujours. Que d’autres en félicitent l’ordre actuel et y voient un puissant motif d’encouragement et un stimulant plus prompt pour l’ambition de tout homme nouveau et de tout prolétaire qui aspire à s’élever et à devenir créateur à son tour : lui, il ne peut voir dans cette incessante mobilité qu’une cause d’affaiblissement pour les mœurs, pour la fécondité des mariages, pour les bonnes traditions domestiques, pour la meilleure culture des terres, pour l’exercice des influences bienfaisantes. Il ne propose pas, comme les réacteurs du temps de la restauration, de rétablir le droit d’aînesse, droit forcé et qui s’applique aveuglément ; il ne demande que de laisser au père de famille la liberté de tester, comme cela se pratique aux États-Unis. Il estime que, cette liberté lui étant donnée, le père de famille, dans la plupart des cas, choisira pour son associé, pour son continuateur après lui, le plus capable de ses fils : les autres enfants auraient des dots pour s’établir au dehors, ou on leur constituerait des pécules, s’ils consentaient à rester au foyer et dans la dépendance de la famille-mère, de la famille-souche : c’est de ce nom qu’il la désigne.
Cette conception de la famille-souche, cette reconstitution naturelle des grandes maisons sur une base moderne, qui est le noyau, le pivot, la pierre angulaire de la réforme proposée par M. Le Play, excitera bien des discussions et sera fort contredite. Il faut convenir qu’elle choque au premier abord toutes nos idées d’égalité. J’entends d’ici s’élever de toutes parts les objections. Quoi ! vous ne voulez pas du droit d’aînesse aveugle, vous voulez introduire un droit d’aînesse éclairé et libre, une capacité au choix ! Mais vous n’obtiendrez, dans bien des cas, qu’un droit de favoritisme et de caprice !
« Eh ! quoi ! s’écriait Mirabeau dans cet admirable discours que M. de Talleyrand vint lire à l’Assemblée nationale l’après-midi même du jour où le grand orateur avait rendu le dernier soupir ; eh quoi ! n’est-ce pas assez pour la société des caprices et des passions des vivants ? nous faut-il encore subir leurs caprices, leurs passions, quand ils ne sont plus ? N’est-ce pas assez que la société soit actuellement chargée de toutes les conséquences résultant du despotisme testamentaire depuis un temps immémorial jusqu’à ce jour ? faut-il que nous lui préparions encore tout ce que les testateurs futurs peuvent y ajouter de maux par leurs dernières volontés, trop souvent bizarres, dénaturées même ? N’avons-nous pas vu une foule de ces testaments où respiraient tantôt l’orgueil, tantôt la vengeance, ici un injuste éloignement, là une prédilection aveugle ? La loi casse les testaments appelés ab irato ; mais tous ces testaments qu’on pourrait appeler a decepto, a moroso, ab imbecilli, a delirante, a superbo, la loi ne les casse point, ne peut les casser. Combien de ces actes, signifiés aux vivants par les morts, où la folie semble le disputer à la passion ; où le testateur fait de telles dispositions de sa fortune, qu’il n’eût osé de son vivant en faire confidence à personne ; des dispositions telles, en un mot, qu’il a eu besoin, pour se les permettre, de se détacher entièrement de sa mémoire, et de penser que le tombeau serait son abri contre le ridicule et les reproches ! »
Un tonnerre d’applaudissements éclata à ce beau moment, à ce magnifique mouvement du discours : nous sommes encore nous-mêmes sous le coup de ces applaudissements. On dira que Mirabeau, il est vrai, était payé pour ne pas se fier à la justice des pères et pour compter sur leur tyrannie et leur délire ; mais où est-il ailleurs ce modèle de père de famille que l’antique Rome connaissait et subissait avec crainte, et jusqu’à la hache inclusivement ; que l’état patriarcal nous montre de loin dans sa candeur et sa blancheur plusieurs fois séculaire ; que la vénération du Moyen-Age avait retrouvé peut-être ; où est-il présentement, dans la familiarité et dans la facilité de nos mœurs, dans la promiscuité de nos habitudes ? Aujourd’hui que personne ne veut être vieillard, que personne ne l’est et que l’on fait le fringant à 70 ans, est-il encore de tels pères ? Que la vieillesse commence par prendre ouvertement ses quartiers d’hiver et par se constituer vieillesse, et l’on verra après.
D’autres font un autre genre d’objections qui couperait l’idée à sa racine, et ils
disent : Quand vous accorderiez la liberté de tester au père de famille, l’égalité est
si bien passée dans nos mœurs, dans notre manière de voir et de sentir, que l’immense
majorité des pères n’en userait que dans le sens du droit établi et dans l’esprit de la
loi actuelle ; et rien ne serait changé. M. Le Play nous apprend dans une note curieuse
que, s’entretenant avec M. de Tocqueville de cette idée dont l’illustre écrivain
reconnaissait la portée et peut-être la justesse, celui-ci lui parut convaincu en même
temps « qu’un écrivain, aujourd’hui, tenterait vainement de réagir contre les
idées fausses qui minent notre société, et qu’il n’aboutirait, en voulant montrer la
vérité, qu’à se compromettre et à se discréditer devant l’opinion publique34. »
Honneur à M. Le Play pour avoir eu le courage de fronder une opinion si généralement reçue et pour avoir arboré toute sa pensée ! Il ne se discréditera point pour cela. Il sera discuté, contredit, appuyé peut-être, et nul ne l’en considérera moins de ce qu’il aura tenté de relever parmi nous la statue du Respect.
IV.
S’il se rapproche des publicistes de l’ancienne école et des admirateurs de la vieille
société par son désir de voir se fonder des maisons durables, M. Le Play s’en sépare
nettement par sa manière d’entendre les rapports du Clergé avec l’État, par ses idées en
matière de presse, par tant de vues neuves qui prouvent à quel point il se confie en la
vertu et la fécondité du principe moderne, tout favorable à l’initiative individuelle.
Sa façon d’entendre la tolérance me paraît surtout supérieure et digne d’être méditée.
L’intolérance, en effet, selon sa remarque, est un défaut français par excellence ; nous
sommes prompts, nous sommes vifs et exclusifs ; nous portons notre prévention du moment
dans toutes nos idées ; nous passons vite de la parole à l’acte35. Notre avenir politique, comme
nation, est sans doute lié et subordonné à l’apprentissage pratique que nous ferons,
tous, de la tolérance, cette vertu la plus contraire à notre défaut. M. Le Play
s’applique à la définir comme on ne l’avait pas fait encore, et il en détermine
excellemment les conditions véritables. La tolérance n’est point l’indifférence à ses
yeux, et elle en diffère essentiellement. L’indifférence est propre aux esprits blasés,
aux régimes usés, et elle amène avec elle à sa suite la décadence et la ruine. La
tolérance, telle qu’elle convient à un régime jeune et vivant, est une vertu des plus
vigilantes, des plus actives et des plus viriles. Pour rester impassible en présence
d’une contradiction ardente, éloquente parfois, qui s’attaque à vos convictions les plus
chères et à ce que vous croyez la vérité, il faut plus de force et de constance encore
que pour rester froid devant les injures ; et cette constance ne s’acquiert que
moyennant un grand fonds de vigueur et de foi en la vérité même. Pour être véritablement
un homme du régime moderne, pour résister à l’idée et au premier mouvement qui porte (si
on en a le pouvoir) à l’emploi de la force, pour réprimer l’attaque et faire taire
l’adversaire, il faut avoir en soi une conviction bien ferme de la fécondité du régime
moderne : il faut être bien sûr aussi qu’on a en soi et de son côté un principe plus
énergique et supérieur à opposer à de telles attaques, et être bien déterminé à
l’employer à armes égales, pour ainsi dire, afin de triompher non seulement en fait,
mais dans l’opinion de tous. « C’est dans cette impassibilité
devant le mal, unie à un esprit ardent de prosélytisme, que consiste
essentiellement la tolérance. »
— Oh ! la belle tolérance, et d’une espèce
toute nouvelle, que celle qui a sa source non dans le mépris de tout, mais dans la foi
profonde à quelque chose !
Cette grande qualité sociale, ainsi composée et combinée de deux contraires, quand on a le bonheur de l’avoir conquise et de la bien pratiquer, donne à la concurrence des esprits et au jeu des forces libres toute leur activité et toute leur vie, en conjurant les dangers qui naissent du refoulement et de la compression :
« Elle permet, il est vrai, la propagation du mal, mais elle donne à celle du bien une force incomparable. Peut-être même la tolérance n’est-elle jamais plus utile que lorsqu’elle autorise un talent supérieur à propager l’erreur et le vice : l’amour du bien et le sentiment du salut public excitent alors les cœurs généreux à faire effort sur eux-mêmes et à s’élever à la même hauteur pour faire prévaloir la vérité et la vertu. Rien n’est plus propre à tremper fortement des intelligences qui, privées de cette excitation salutaire, se fussent amollies dans le repos et la sécurité ! Assurément il n’y a qu’un petit nombre d’hommes qui puissent grandir ainsi par la lutte de la vérité contre l’erreur ; mais tous s’élèvent dans l’ordre moral, à la vue des exemples de tolérance donnés par les classes dirigeantes, en s’habituant à résister à la tentation de persécuter leurs semblables. Et l’on ne saurait concevoir pour les âmes un exercice plus salutaire que l’effort à faire pour triompher de l’orgueil et de l’esprit de domination, qui n’ont jamais été plus redoutables que quand ils ont pu se fonder sur la défense des grands intérêts sociaux. »
On n’arrive pas du premier jour à ce degré de conviction et de vertu. « La
liberté de discussion (c’est toujours M. Le Play qui parle) dresse les hommes à la
tolérance dans toute société où la paix publique est fermement maintenue par
l’autorité : la même liberté fait souvent naître des attaques et des haines qui
peuvent compromettre cette paix publique. »
Mais si l’on n’essaye pas l’on
n’apprend pas. « Les individus s’exercent à la tolérance, comme les enfants à la
marche, par l’effort de chaque jour et en s’exposant d’abord à tomber. »
Je ne sais pas de plus belle page de moralité sociale à méditer, qu’on soit prêtre ou fidèle, ministre ou dépositaire du pouvoir à quelque degré, juge, militaire, — car les militaires eux-mêmes devraient s’accoutumer à être discutés dans ce futur régime, et M. de Turenne en personne, s’il revenait, n’échapperait point à la critique. Et le lettré donc, et le poète, il devrait aussi prendre exemple sur les plus élevés et rabattre beaucoup de son irritabilité proverbiale pour apprendre à supporter ce qui le chatouille ou qui le blesse. Mais savez-vous que ce sont là des vertus qu’on nous demande ! N’oublions pas que, dans ce plan d’avenir qu’il décrit, M. Le Play nous parle d’une société déjà rassurée et en voie de stabilité, où il y aurait des points fixes dans les mœurs, de puissantes familles donnant le ton et faisant contre-poids aux corrompus ou aux brouillons par une série d’honnêtes gens de père en fils.
On n’analyse pas un livre aussi nourri et aussi dense ; j’en ai seulement indiqué l’esprit. Il faudrait le prendre chapitre par chapitre et entrer en discussion avec l’auteur. Sur deux ou trois points plus généraux et historiques, il y aurait intérêt à le faire, même à notre point de vue de littérateur, et je ne réponds pas que je ne serai point tenté d’y revenir.
Les sceptiques ont beau jeu, et les pessimistes aussi ; ils peuvent élever bien des
objections et arguer de l’inutilité de pareils efforts, de l’impuissance de semblables
remèdes palliatifs, quand une fois un principe dominant s’est emparé de la société : il
semble alors qu’il faille que ce principe sorte tous ses effets et se produise, bon gré,
mal gré, jusqu’au bout ; on ne le déjoue pas. M. Le Play, qui sait qu’il faut un degré
d’optimisme pour l’action et qui s’est voué de cœur et d’esprit à l’apostolat du bien,
ne s’en tient pas à ces vues générales et négatives. Je rappellerai encore une pensée de
M. de Bonald : « Il y a des hommes qui par leurs sentiments appartiennent au
temps passé, et par leurs pensées à l’avenir : ceux-là trouvent difficilement leur
place dans le présent. »
Lui, il a voulu faire mentir le mot et montrer qu’il
appartient au présent36.