Exploration du Sahara
Les Touareg du Nord,
par M. Henri Duveyrier22.
L’instinct des voyages dut être l’un des plus anciens de l’homme. Aller en avant, marcher devant soi à travers la terre habitable était un désir à la fois et une nécessité. Au retour du printemps, dès que la terre ne suffisait plus à ceux qui en vivaient, dès que la famille humaine devenait trop nombreuse, un essaim de jeunesse prenait son essor et s’envolait à la découverte, à l’aventure, vers des pays ou le soleil s’annonçait plus beau. L’instinct de la patrie qui enchaîne l’homme au sol natal et l’instinct du départ ou de la migration alternaient et se balançaient inégalement selon les peuples et les races. Encore aujourd’hui, on distingue au premier abord les peuples qui aiment à voyager de ceux qui se plaisent chez eux sans avoir le besoin d’en sortir. La facilité pourtant a fini par tenter tout le monde ; mais même dans ce déplacement agité et cette locomotion universelle qui se prononce à certaines saisons, on distinguerait aisément les promeneurs des voyageurs. Et puis, parmi ceux même qui méritent ce dernier nom par l’étendue du cercle qu’ils embrassent, il y a encore voyageurs et voyageurs. La plus noble forme que revêt la vocation des voyages est assurément celle qui réunit l’instinct et la science, qui pousse des hommes jeunes à aller chercher, loin des douceurs aisées de la patrie, les fatigues, les périls de tout genre, non uniquement pour changer et pour voir, et pour raconter ensuite au courant de la plume ce qu’ils ont vu en touristes et en amateurs, mais pour étudier, pour connaître à fond des contrées et des civilisations lointaines, pour les décrire avec rigueur, pour accroître ainsi sur quelques points nouveaux et compléter l’histoire de la planète que nous habitons. M. Henri Duveyrier semble avoir reçu de la nature ce don, ce besoin impérieux qu’une éducation spéciale a perfectionné. Fils d’un père explorateur hardi dans la région des idées et l’un de ceux qui méritent le plus de compter dans le mouvement intellectuel de notre époque, il a dirigé de bonne heure son activité sur un champ plus positif et plus défini. A dix-neuf ans, il méditait un voyage vers ces contrées centrales de l’Afrique qui n’ont encore été explorées que rarement et par quelques voyageurs, la plupart victimes de leur curiosité intrépide et savante. A cet effet il combina son plan d’une façon particulière, et, profitant de notre situation en Algérie, il entreprit d’attaquer la difficulté par un point qui était à notre portée et qui cependant pouvait donner accès, moyennant détour, sur les endroits les moins connus et jusqu’au cœur même du continent africain.
I.
La nature semble avoir voulu dérober de tout temps l’intérieur même de ce continent
torride aux recherches et aux atteintes des Européens et des hommes du Nord, en séparant
la côte nord et la lisière cultivable qui borde la Méditerranée des régions du centre
par un vaste désert et une mer de sable, ce qu’on appelle le Sahara. Sahara en arabe
signifie terre dure. Le Sahara se compose, en effet, d’un double
élément et offre deux formes caractéristiques : « d’un côté, d’immenses plateaux
dénudés, où la roche, continuellement balayée par les vents, n’est recouverte de terre
végétale que dans les parties abritées ; d’un autre côté, d’immenses bas-fonds,
envahis par les sables, de manière à faire disparaître le sol primitif, et dans
lesquels s’amoncellent, en véritables montagnes, des dunes de cent mètres et plus de
hauteur. »
Ce sont ces dunes, et les bas-fonds ramifiés dans les intervalles,
qu’a d’abord à traverser le voyageur dans toute la zone qui sépare la chaîne atlantique
des massifs de l’intérieur : première difficulté.
M. H. Duveyrier, en se consacrant à une vie de voyage et d’exploration africaine, a procédé graduellement et s’y est pris avec méthode. Il avait commencé par tâter le désert à sa lisière et sur des points différents. Parti de la province de Constantine en 1859, il tenta une reconnaissance aventureuse, une pointe sur El-Goléa, à cent lieues au sud de Laghouat, dans une ville où aucun autre Européen n’avait encore pénétré. Malgré les lettres de recommandation dont il était muni de la part des chefs arabes de notre domination, il y fut très mal accueilli ; l’hospitalité lui fut refusée, avec accompagnement de menaces qui auraient été suivies d’exécution, s’il n’avait promptement battu en retraite. Il passa le reste de l’année 1859 à diverses reconnaissances dans les parties du Sahara dépendant des provinces d’Alger et de Constantine ; il effleurait son sujet et s’aguerrissait en même temps. Les six premiers mois de 1860 furent employés par lui à explorer le Sahara tunisien ; il était muni des meilleures recommandations du bey ; il fut toléré partout, mais ne fut bien accueilli nulle part, et il revint bientôt à Biskra préparer le voyage décisif qu’il avait en vue.
Son but, c’était de pénétrer jusqu’à deux cents lieues environ au sud de la province de
Tripoli, jusqu’au massif de montagnes habitées par une population nomade, les Touâreg,
débris de l’ancienne nation berbère, qui se divisent eux-mêmes en quatre confédérations
et occupent un vaste espace montueux, un immense quadrilatère, confinant, vers l’est, au
Fezzan ou pays des antiques Garamantes, extremi Garamantes ; au midi,
au Soudan ; à l’ouest, à des sables et des déserts inhospitaliers qui s’étendent au nord
du Niger. Ce pâté de montagnes est partagé en deux par une arête ou une suite d’arêtes
et offre deux versants. Les Touâreg du Nord, comprenant deux confédérations, habitent
sans lieu fixe le versant septentrional, l’ensemble de montagnes, de plateaux et de
vallées qui s’étendent et s’échelonnent jusqu’à l’endroit où se fait le partage des
eaux. Les eaux qui coulent vers le nord de l’Afrique et vers la Méditerranée, sans y
arriver pour cela, et celles qui, d’autre part, coulent sur les versants opposés et vont
rejoindre le Niger, séparent, à leur source, les Touâreg du Nord d’avec ceux du Midi. Ce
sont les premiers seulement que M. H. Duveyrier avait, en vue et avec qui il devait
s’efforcer de nouer des relations politiques et commerciales dans l’intérêt de notre
colonie algérienne. Les Touâreg du Sud, appartenant à l’Afrique centrale, ont été
l’objet il y a quelques années, d’une exploration attentive de la part du docteur Barth,
de Berlin, que notre jeune homme appelle « son savant ami et
protecteur »
, et dont il s’attache à suivre la trace et les méthodes dans sa
courageuse entreprise23.
C’est aussi, avec les progrès amenés par le temps, c’est la méthode de Volney, en son beau Voyage de Syrie et d’Égypte, que je retrouve appliquée dans l’ouvrage de M. H. Duveyrier. Son livre n’est point un Journal suivi, ce qui serait plus intéressant à coup sûr pour le vulgaire des lecteurs ; mais il a dû procéder autrement, en raison du but plus sérieux qu’il se propose. La géographie physique des lieux parcourus, la géologie, la météorologie, les productions minérales, la flore, si l’on ose parler ainsi, la faune, sont la matière d’autant de chapitres et de tableaux ; puis l’on passe au moral des peuples qui se meuvent dans ce cadre inflexible et sous ce climat impérieux : les centres commerciaux, les centres religieux, puis les mœurs des Touareg en particulier, leurs origines probables, leur histoire (si histoire il y a), leur constitution, leur vie politique et intérieure, tout vient par ordre et en son lieu. Non, ce jeune homme de dix-neuf ans, qui n’en a pas encore vingt-cinq aujourd’hui, et qui après un voyage de près de trois années et l’interruption d’une maladie des plus graves, a pu rédiger un livre de cette précision et de cette maturité, n’est pas un simple curieux intrépide, c’est un voyageur pris au sens le plus élevé du mot, qui joint à toutes les qualités physiques et morales qu’une telle vocation suppose toutes les armes et la provision de la science la plus avancée et la plus exacte. C’est ainsi qu’en ont jugé, en France et à l’étranger, les sociétés savantes et les rapporteurs les plus compétents.
L’idée qu’il nous donne d’abord du Sahara, de cette vaste zone sablonneuse qu’il eut à traverser, devient très-nette, de vague qu’elle était. Ceux qui ont vécu dans les montagnes, au voisinage des glaciers, savent que chaque chose a son nom ; les habitants du pays ou, à leur défaut, les savants, ont tout observé, tout nommé. De même les Arabes du désert, les indigènes, ont donné un nom à chacune des formes, des circonstances ou des particularités de cette mer de sable. Il faut voir chez M. Duveyrier toute la richesse et la variété de ce vocabulaire descriptif. Chaque forme de dune a son appellation propre : celle qui est en pente douce, en dos d’âne, s’appelle autrement que la dune, véritable montagne, et qui atteint parfois les dimensions des montagnes ordinaires ; celle qu’on a comparée à la lame d’un sabre, et dont l’une des parois est verticale, à pic, ne se désigne pas comme celle qui a deux pentes normales. Les dépressions qui séparent les dunes ont également des noms pour marquer leurs principales variétés : le col étroit, oblong, resserré entre deux dunes ; la vallée plus large, et toujours ouverte dans la direction des vents régnants ; le couloir tournant et en labyrinthe ; le bassin, d’une certaine étendue ; le palier plus plat et uni en raison d’un mélange de sable et de plâtre cristallisé : tous ces creux et ces irrégularités de niveau ont autant de noms distincts :
« C’est dans ces bas-fonds comparés par les Arabes à un réseau de veines (erg, areg) que se trouvent les chemins et les puits sans lesquels les dunes seraient infranchissables.
« On aura une idée approximative de l’aspect général des dunes en se figurant une mer en courroux qu’un miracle aurait instantanément solidifiée. Les Gouv seraient les pointes de rochers montrant leurs têtes au milieu des eaux ; les Ghourd, les Zemla et les Sif, les vagues que les vents auraient soulevées et dressées au-dessus du niveau général ; les Theniya, les Ouâd, les Douriya, les Haoudh et les Sahan, les dépressions houleuses séparant les vagues.
« Mais quelle que soit la puissance de l’imagination de l’homme, elle ne peut pas plus se figurer l’émouvant spectacle du chaos des dunes que celui des mers de glace à leur dégel. Il faut avoir vu et, quand on a vu, renoncer à reproduire ses impressions. »
De ces dunes, les vraies montagnes, les Ghourd, ne sont de nature à
être gravies par aucun homme ni aucun animal ; tout au plus, en s’aidant de ses pieds et
de ses mains, peut-on monter la pente de quelque Zemla. — Et qu’on ne
se figure pas cette région sablonneuse variant à l’infini et subitement, au gré des
vents et des tempêtes ; elle est, jusqu’à un certain point, constante dans sa mobilité
même. Bien que les vents régnants déplacent continuellement les sables, les proportions
de ces changements sur les dunes ne sont point notables et appréciables à l’œil : il y
faut la vie d’un homme pour constater quelque différence sensible. « Cela se
comprend ; le vent opposé remet en place le lendemain le grain de sable déplacé la
veille. Cependant il est incontestable que les dunes marchent dans la direction des
vents alizés. »
—
« Il est plus facile, ajoute M. Duvevrier, de constater le déplacement continuel des sables sur le terre-plein du sol. En marche, par exemple, lorsque le vent souffle, un voyageur ne peut suivre la trace des pas de son compagnon, si ce dernier le devance de quelques mètres seulement. Comme le navire à la mer qui ne laisse de trace de son sillage que par les résidus de l’office surnageant à la surface des eaux, de même la caravane ne marque souvent son passage sur les sables que par les crottins de ses chameaux. »
En lisant cette description du Sahara, je me dis que si d’autres, tels que les Fromentin, les Théophile Gautier, en eussent mieux reproduit l’éclat, la couleur, la lumière, M. H. Duveyrier en a rendu parfaitement le dessin, et un dessin exact et sévère comme son objet. Il a donné l’anatomie du désert. Au moment d’y entrer, le cheik Othman, son protecteur et son grand ami, qui s’était chargé de le conduire chez les Touareg, lui fit quatre recommandations :
« 1° S’armer de beaucoup de patience et de résignation ; — 2° Ne pas intervenir dans les discussions des guides ou khebir, relativement à la marche de la route ; — 3° Faire provision de beaucoup d’eau ; — 4° Être libéral envers les guides, envers ses serviteurs et ses compagnons de voyage. »
Ces guides du Sahara sont des personnages respectés. De leur expérience dépend souvent le salut ou la perte d’une caravane ; ils exercent une sorte de sacerdoce.
Les oasis sont la ressource et la consolation du désert. Partout où l’on peut atteindre
l’eau et où le palmier peut croître, on a l’oasis. Le palmier dattier, disent les
Sahariens, doit, pour produire de bons fruits, « avoir la tête dans le feu et les
pieds dans l’eau. »
L’industrie des indigènes à trouver et à découvrir les
eaux cachées a été grande de tout temps : le besoin, comme toujours, a aidé à
l’invention. Autrefois les eaux qui descendaient du massif des montagnes, habitées
aujourd’hui par les Touareg du Nord, se réunissaient probablement pour former un fleuve
que les Anciens paraissent avoir eu en vue sous le nom de Gir ou Niger (qui n’a rien de commun avec l’autre Niger) et qui n’est plus
qu’un lit desséché. Les ouadi ou cours d’eau ne sont plus que
temporaires ; ce sont des torrents qui ne roulent que par accès. Quelques lacs, et des
lacs à crocodiles, restent de distance en distance témoins de l’état primitif et comme
des flaques oubliées d’un grand fleuve disparu. Déjà, du temps du roi Juba cité par
Pline, il était dit que « le grand fleuve de la Libye, indigné de couler à
travers des sables et des lieux immondes, se cachait l’espace de quelques
journées »
; il se dérobait dans les sables. Il y avait des pertes de ce
Niger, comme il y en a une du Rhône ; mais la perte, avec le temps, est devenue
définitive. Il en résulte cependant que le sable ayant bu l’eau, comme fait une éponge,
recèle des nappes souterraines et des courants cachés qui communiquent. Il ne s’agit que
de les atteindre, et partout où on le peut, il y a oasis. — Le Sahara, ainsi analysé et
défini, passe à l’état scientifique. Il cesse d’être purement et simplement la mer houleuse de sable de Pomponius Mêla, ou la peau de
panthère, à laquelle le comparait Strabon. Il faut lire tout ce chapitre chez
M. Duveyrier.
II.
Une de ses premières étapes et l’un de ses temps d’arrêt fut à Ghadamès, ville fort ancienne, au sud de la Tripolitaine, l’antique Cydamus, et dont l’emplacement fut déterminé de temps immémorial par la présence d’une source d’eau des plus abondantes, entre deux vastes déserts sablonneux, et sur la grande voie commerciale de la Méditerranée à la mystérieuse Nigritie. Ghadamès est une contemporaine de l’Égypte des Pharaons. Elle n’a cessé d’être habitée depuis. C’est un point commercial nécessaire. Les habitants, au nombre de sept mille environ, sans compter la population flottante, sont de race berbère, c’est-à-dire autochtone, et non arabe ; ils sont ainsi parents des Touareg, mais civilisés, assis et d’humeur citadine, tandis que les autres sont restés obstinément nomades :
« Comme les nomades Touâreg, les Ghadamésiens sont souvent sur les routes pour leurs affaires ; mais rencontre-t-on une ville, ces derniers saisissent, en vrais citadins, l’occasion qui leur est offerte d’aller chercher un abri sous un toit protecteur, tandis que les Touâreg semblent tenir à honneur de ne jamais accepter l’hospitalité dans l’enceinte d’une ville, dans l’intérieur d’une maison. On dirait qu’ils craignent de ne pas avoir assez d’air à respirer ou assez d’espace pour se mouvoir, s’ils interposent quelque obstacle entre eux et l’immensité du ciel et de la terre. »
Les marchands de Ghadamès commercent surtout avec le Soudan ; ils en tirent l’ivoire. Il est reconnu qu’un voyage au Soudan suffit à enrichir son homme ; on y gagne cent pour cent. Les chemins du désert, de ce côté, paraissent sûrs. Les caravanes ne se font faute de déposer sur leur passage, à ciel ouvert, des ballots, des charges de marchandises qu’elles retrouveront au retour. Quand un chameau vient à périr, comme il n’y en a pas de rechange, on laisse sa charge sur la route, avec la certitude de la retrouver intacte, fût-ce même après une année. Ce n’est pas à dire qu’il en soit ainsi de toutes les routes du désert ; même dans le Sahara, et parmi les populations qui le bordent, il y a coquins et honnêtes gens.
Ce fut à Rhât, l’ancienne Rapsa, un centre plus avancé, une autre ville berbère, indépendante encore des Touâreg, quoique sise au milieu de leurs campements et relevant de leur protectorat amical, ce fut là que le voyageur rencontra des difficultés presque menaçantes ; il ne put y pénétrer. Il était l’hôte de l’émir des Touâreg et campé avec lui sur le marché même de la ville, en dehors des murs. Dans ces limites il n’avait à redouter aucun danger ; mais l’intérieur lui fut interdit. Il se retrouvait en présence du fanatisme musulman, excité à son approche contre un chrétien et contre un Français.
M. Duveyrier entre ici dans un détail des plus intéressants au sujet des centres rivaux
d’influence qui se partagent ces peuples d’origine diverse, mais tous musulmans de
religion. De même qu’il y a chrétiens et chrétiens, il y a musulmans et musulmans, il en
est de zélés entre tous, de purement fanatiques, criant à la décadence de l’Islamisme,
jaloux d’y pourvoir et de raviver l’ancienne ferveur : ce seraient gens, chez nous, à
vouloir restaurer le Moyen-Age et l’Inquisition. Il en est d’autres, au contraire,
humains, tolérants, non exclusifs, je dirais presque philanthropes, et prêts à tendre la
main à une civilisation autre que la leur ; comme qui dirait des musulmans à la Cheverus
ou à la Fénelon. Deux confréries représentent cette double influence : l’une, celle des
Senoûsi, ainsi appelée du nom de leur fondateur Es-Senoûsi (mort en 1859), est notre
ennemie mortelle ; elle est fondée sur une pensée de protestation religieuse contre
toutes les concessions faites à la civilisation de l’Occident, contre toutes les
innovations introduites dans divers États de l’Orient par les derniers souverains, et
contré tout essai nouveau d’agrandissement ou d’action de la part des infidèles. Notre
conquête de l’Algérie lui a fourni une belle matière et un point de mire excitant. Aussi
cette confrérie s’étend-elle contre nous particulièrement en Afrique, et elle a un
puissant auxiliaire dans le désert : « c’est ce désert qu’Es-Senousi avait choisi
pour champ d’application de ses projets, et qu’il prétendait opposer comme un cordon
sanitaire à la contagion européenne. Pendant que d’autres fanatiques préparaient en
Asie les massacres de Djedda et de Damas, lui, il dressait le plan de la conquête du
Sahara africain par une propagande active ; il y fondait des Zaouiya, des couvents musulmans, échelonnés de manière que le dernier, le plus
isolé, le plus éloigné, pût encore servir de refuge in extremis aux
derniers éléments d’une foi déjà atteinte par l’indifférence. »
Pour fonder un
de ces centres, un de ces couvents armés contre nous, que fait-on ? On creuse des puits,
on plante des dattiers, on crée des oasis : la Zaouiya s’élève comme
par enchantement. En moins de quinze années, huit de ces centres de fanatisme ont été
créés ainsi et organisés contre nous en plein désert. Notre colonie de l’Algérie et la
Tunisie elle-même sont bordées et comme cernées à distance par des foyers de révolte, de
ravitaillement fanatique et de haine. Ces membres de la confrérie des Senoûsi, ces
janissaires de l’Islamisme, se dessinent nettement à nos yeux sous la plume du jeune
voyageur qui les a rencontrés partout sur son chemin comme ennemis. Le livre de
M. Duveyrier éclaire d’un jour tout nouveau cette hostilité ardente qui n’est pas près
de s’éteindre et qui, hier encore, par une vaste traînée d’insurrection, s’est assez
clairement révélée.
Mais il est une autre confrérie rivale, bienveillante, fondée depuis près d’un siècle
déjà, contre laquelle nous n’avons jamais eu à lutter, et qui, par une coïncidence
singulière, s’est trouvée plus d’une fois avoir les mêmes ennemis que nous. C’est elle
qu’Abd-el-Kader est allé froisser et offenser sans raison dans la personne d’un de ses
représentants les plus vénérés, en faisant le siège d’Aïn-Madhi, cette ville sainte à
l’ouest, de Laghouat, et que Fromentin nous a peinte. M. Duveyrier s’est appuyé sur
cette corporation amie ; le grand maître auquel il avait été recommandé crut avec raison
qu’il le protégerait mieux à distance par un signe visible émanant de lui ; il lui
conféra en conséquence le titre de frère et le revêtit du chapelet de
l’Ordre. « Ainsi, quoique chrétien, quoique Français, titre aggravant pour tous
ceux qui croient leur indépendance menacée, j’ai voyagé, nous dit M. Duveyrier, comme
frère de l’Ordre des Tedjadjna, et j’ai été accueilli comme tel par
tous ceux qui en font partie ou qui le respectent. »
Voilà une
franc-maçonnerie de première utilité et des plus louables.
Accueilli de plus et présenté par un des chefs des Touareg, M. Duveyrier a joui de l’hospitalité parmi ces nobles tribus de montagnards nomades, et il nous a décrit (en ce qui est de ceux du Nord) leurs mœurs, leurs usages, leur caractère et tout ce qui les concerne, de façon à laisser peu à désirer.
III.
Les Touareg sont une fraction d’un des plus anciens peuples de l’Afrique, antérieur aux
Arabes ; ils ont résisté longtemps à la religion de Mahomet. Leur nom Touareg signifie en arabe les délaissés ou abandonnés ; ils ne l’acceptent pas et se nomment de leur vrai nom les libres et indépendants. Les Berbères, dont ils font
partie, sont un très ancien peuple qui a éprouvé de grandes fluctuations et qui s’est vu
porté tantôt à l’ouest et au sud de l’Afrique, tantôt du sud au nord-est. Il fut un
temps où ils avaient fondé dans la partie centrale et occidentale du Sahara un grand
royaume ; ils en furent dépossédés et durent se retirer devant les Noirs. La filiation
des Touareg, certaine en gros et pour le corps de la nation, est d’ailleurs fort obscure
et fort mêlée dans le détail ; ne les interrogez pas de trop près sur leur généalogie :
un d’Hozier leur manque, et de l’aveu même des plus instruits d’entre eux : « Si
tu nous demandes, disent-ils, de mieux caractériser les origines de chaque tribu et de
distinguer les nobles des serfs, nous te répondrons que notre ensemble est mélangé et
entrelacé comme le tissu d’une tente dans lequel entre le poil du chameau avec la
laine du mouton : il faut être habile pour établir une distinction entre le poil et la
laine. »
Les Touâreg forment une confédération aristocratique. Il y a parmi eux des nobles, des tribus mixtes, des serfs, et même des esclaves noirs venus du Soudan. Les nobles sont seuls en possession des droits politiques dans la confédération, et seuls ils exercent le pouvoir dans chaque tribu. Exempts comme gentilshommes de toute occupation manuelle, ils sont assez occupés, d’ailleurs, à faire la police du territoire dans leur tribu, à assurer la sécurité des routes, à protéger les caravanes, à veiller sur l’ennemi, à le combattre au besoin et à se mettre à la tête des serfs :
« Aussi, nous dit M. Duveyrier, la vie des nobles est loin d’être inactive ; car, pour remplir les devoirs qui leur incombent, ils sont toujours par voies et par chemins, par monts et par vaux. L’espace que chacun d’eux parcourt dans une année dépasse tout ce que l’imagination la plus féconde peut supposer. Chez les Touâreg, une femme franchit à chameau 100 kilomètres pour aller à une soirée, et un homme sera quelquefois dans la nécessité de voyager vingt jours pour aller à un marché. L’immensité du désert dévore la vie des nobles. »
Figurez-vous une population de 50,000 âmes, plus ou moins, éparse sur une étendue deux fois grande environ comme la France.
Les marabouts, très respectés parmi eux, sont des nobles qui ont abdiqué tout rôle politique dans la gestion des affaires pour conquérir une plus grande autorité religieuse, et pour exercer une sorte de magistrature libre dans l’ordre de la justice et de l’instruction publique. Prêtres, juges, professeurs, ils représentent dans cette société élémentaire toute une force civile et morale d’autant plus puissante qu’elle est moins définie. À la différence des marabouts arabes qui attendent leurs clients à domicile, les marabouts des Touâreg, pour peu qu’ils veuillent exercer de l’influence sur leurs contribules ou concitoyens, sont obligés, comme des missionnaires, de se rendre partout où leur intervention est nécessaire. Il est tel marabout considérable qui est souvent forcé d’être, pendant des mois ou des années, absent de son couvent.
Parmi ces marabouts, il en est un, le cheik Othman, qui a été le protecteur particulier de M. Duveyrier, et qui s’est même laissé décider par lui à venir à Paris en 1862, accompagné de deux de ses disciples. Ce cheik Othman, ami et promoteur de la civilisation, l’un de ces hommes qui, à travers toutes les distances de races et de croyances, permettent de penser que les hommes sont frères ou qu’ils le deviendront, disait à ses disciples à sa sortie des Tuileries :
« Chacune des religions révélées peut élever la prétention d’être la meilleure : ainsi nous, musulmans, nous pouvons soutenir que le Coran est le complément de l’Évangile et de la Bible ; mais nous ne pouvons contester que Dieu ait réservé pour les chrétiens toutes les qualités physiques et morales avec lesquelles on fait les grands peuples et les grands gouvernements. »
M. Duveyrier a tracé de lui une vie abrégée et un beau portrait en ces termes :
« … Héritier de la réputation de ses ancêtres, Othman, dès son enfance, s’est fait remarquer par sa perspicacité. Jeune encore, à l’époque des grandes guerres du premier Empire français, il était à Ghadamès au milieu d’une réunion d’hommes graves, lorsqu’on apporta la nouvelle d’une reprise d’hostilités entre les chrétiens. « Tant mieux 1 dit un vieux marchand, puissent-ils s’entre-tuer jusqu’au dernier ! » — « Tant pis ! dit l’imberbe Othman, au grand étonnement de tous ; car, si les chrétiens se font la guerre, le commerce en souffrira. » — Le lendemain, une caravane, chargée de produits soudaniens, partait pour Tripoli et devait-en retour prendre des marchandises d’Europe. À Tripoli, la caravane ne trouva ni acheteur ni vendeur. On se souvient encore à Ghadamès de la prédiction du jeune Othman.
« De 1826 à 1827, arrive à Ghadamès un chrétien recommandé par le consul général d’Angleterre à Tripoli : c’est le major Alexandre Gordon Laing. Il veut se rendre à In-Salah et de là tenter d’arriver à Timbouktou. Mais In-Salah est encore plus inabordable aux chrétiens que Timbouktou. Qui l’y conduira ? Othman. Seul entre tous ses coreligionnaires, il a assez de crédit pour faire accepter un chrétien dans une ville où nul autre n’a pu pénétrer depuis. Pendant le voyage, Othman apprend quelques mots d’anglais que sa mémoire avait fidèlement conservés jusqu’en 1 862. À son retour de Timbouktou, le major Laing est assassiné. L’Angleterre et sa famille ont intérêt à retrouver ceux de ses papiers qui n’ont pas été détruits. Mais qui osera aller sur la trace d’assassins, s’intéresser aux notes d’un infidèle, victime du fanatisme musulman ? Encore Othman. Par ses soins, le consul général d’Angleterre à Tripoli recevra religieusement tout ce que des recherches de plusieurs années peuvent reconquérir sur la cupidité de barbares.
« Enfin, l’heure est venue où les Touâreg et les Français ont besoin de se connaître. Othman fait d’abord trois voyages en Algérie, et, entre chacun de ces trois voyages, il conduit des explorateurs français dans son pays ; enfin, pour couronner ses efforts, tendant à des ouvertures de relations, il vient en 1862 à Paris, ville où jamais un Targui n’avait mis les pieds… Homme d’une haute intelligence et d’un grand sens pratique, Othman a surtout remarqué en France ce qui contraste avec le désert : le nombre considérable des habitants, l’abondance des eaux, la richesse et la variété de la végétation, la rapidité et la sécurité des communications, enfin la généreuse hospitalité qu’il y a reçue. Au milieu de toutes les merveilles qui ont captivé son attention, il a choisi, pour les reporter dans son pays, les choses les plus utiles : une collection de médicaments, un choix de livres arabes sur la religion, le droit, l’histoire et la littérature, un assortiment d’outils de professions les plus ordinaires, et spécialement des instruments agricoles, des pelles et des pioches pour creuser des puits, et des poulies pour en tirer l’eau.
« Le cheik Othman n’a pas d’enfants. Son ambition, avant de mourir, après avoir accompli le pèlerinage de la Mecque, est de consacrer sa fortune à poursuivre l’œuvre commencée par son père : doter les routes de son pays de puits utiles aux voyageurs. »
Si l’on peut se figurer un moment qu’on soit Touâreg, on ambitionnerait d’être le cheik Othman, c’est-à-dire celui qui désire que les hommes, si séparés qu’ils soient, s’entendent pour le bien et se donnent la main. Salut donc, répéterons-nous avec M. Duveyrier, salut à l’ami des hommes, au bienfaiteur du désert !
IV.
La situation des femmes, chez les Touareg, est digne de toute attention ; elle n’est pas du tout celle des femmes arabes musulmanes et dénote des origines toutes différentes ou même contraires. La femme, chez les Touareg, représente le principe noble. La transmission du pouvoir n’a lieu ni d’après la loi musulmane, ni d’après la coutume générale des autres peuples, en ligne directe, du père au fils, mais par voie indirecte, du défunt au fils aîné de sa sœur aînée. On est plus sûr ainsi de transmettre une parcelle du vrai sang de la race ; on est plus à l’abri de toute infidélité, du côté des moins chastes Lucrèces. .
« L’enfant, chez les Touareg, suit le sang de sa mère : — le fils d’un père esclave ou serf et d’une femme noble est noble ; — le fils d’un père noble et d’une femme serve est serf ; — le fils d’un noble et d’une esclave est esclave. — C’est le ventre qui teint l’enfant, disent-ils dans leur langage primitif24. »
Dans la famille, la femme chez eux est pour le moins l’égale de l’homme. Presque toutes les femmes savent lire et écrire, dans une proportion plus grande que les hommes ; les jeunes filles reçoivent de l’éducation ; elles disposent de leur main, sauf des cas rares ; dans la communauté, les femmes gèrent leur fortune personnelle et ne contribuent aux dépenses qu’autant qu’elles le veulent. Elles s’occupent exclusivement des enfants qui, en fait et en droit, on vient de le voir, sont plus à elles qu’au mari, et elles dirigent leur éducation. Dans cet état civil des femmes, il est aisé de reconnaître des traces persistantes et des restes d’une civilisation tout autre que la musulmane. Il en résulte de vraies semences de vertu.
Les Touareg sont aussi appelés les voiles. L’usage du voile, soit du voile noir, soit du blanc, est, en effet, général chez eux, et ils ne le quittent jamais ni en voyage ni au repos, ni même pour manger, ni pour dormir. À Paris, on ne put obtenir du plus éclairé d’entre eux, le cheik Othman, qu’il se dévoilât devant le miroir d’un appareil pour livrer ses traits à la photographie. C’est chez eux préjugé de race encore plus que de religion.
Les Touâreg se teignent la figure, les bras et les mains avec de l’indigo en poudre ; aussi, quoique blancs de peau, ils paraissent bleus. Ils ne se lavent jamais ; s’ils ne font les ablutions prescrites par la religion qu’avec du sable ou un caillou. C’est un peu dur.
Les Touareg sont grands, maigres, secs, nerveux ; leurs muscles semblent des ressorts d’acier :
« Un des caractères physiques auxquels un Targui peut se reconnaître entre mille est l’attitude de sa démarche grave, lente, saccadée, à grandes enjambées, la tête haute, attitude qui rappelle un peu celle de l’autruche ou du chameau en marche, mais qui est due principalement au port habituel de la lance. »
Ils sont pauvres. Dans les années de sécheresse surtout, ils ont à peine de quoi se nourrir. Ces années de sécheresse sont fréquentes et continues. Quand M. Duveyrier arriva chez les Touâreg, il n’y avait pas moins de neuf ans qu’il n’avait plu, — sérieusement plu, — sur leur territoire ; on peut juger de l’aridité. Il est vrai qu’il suffit de quelques journées de pluie abondante (le voyageur en fut témoin) pour transformer de vastes espaces, nus la veille, en pacages de la plus belle verdure. C’est un changement à vue qui se fait comme par miracle. Mais les miracles sont rares. En les attendant, on a soif et l’on pâtit. Quand il n’y a plus de quoi subsister au logis, nobles et serfs, riches et pauvres, se serrent le ventre avec une ceinture et vont dans les champs disputer de maigres plantes aux troupeaux. On prendra idée de ce pays de famine lorsqu’on saura qu’ils ont trouvé moyen de faire un aliment de la graine de coloquinte. L’invasion des sauterelles, partout ailleurs si calamiteuse et redoutée comme un fléau, est considérée ici comme un bienfait et saluée comme une manne du ciel. Ils en vivent comme saint Jean-Baptiste au désert.
Les Arabes sont sobres ; mais relativement aux Touareg, ils paraissent de grands mangeurs et des Lucullus. Aussi, dans leurs luttes avec ces Arabes ennemis, les Touareg ont fait contre eux un chant de guerre qui exprime ce sentiment d’envie ou de mépris, naturel à des affamés contre des gens repus. Les hommes libres en veulent aux esclaves, les Grecs aux Perses, les Chrétiens du temps de Roland aux Sarrasins ; les manants du temps de la Jacquerie en veulent à mort aux chevaliers, les Puritains aux Cavaliers, les républicains de 93 aux rois et aux despotes : les Touareg qui meurent de faim et de soif en veulent aux Arabes qu’ils estiment gorgés et somptueux. Voici une Marseillaise qu’ils chantent en les allant combattre :
« Que Dieu maudisse ta mère, Matalla (nom d’un chef arabe), car le diable est en ton corps ! — Ces hommes, les Touareg, tu les prends pour des lâches ; — cependant ils savent voyager et même guerroyer ; — ils savent partir de bon matin et marcher le soir ; — ils savent surprendre dans son lit tel homme couché ; — surtout le riche qui dort au milieu de ses troupeaux agenouillés ; — celui qui a orgueilleusement étendu sa large tente ; — celui qui a déployé en leur entier et ses tapis et ses doux lainages ; — celui dont le ventre est plein de blé cuit avec de la viande, — et arrosé de beurre fondu et de lait chaud sortant du pis des chamelles ; — ils le clouent de leur lance, pointue comme une épine, — et lui se met à crier, jusqu’à ce que son âme s’envole. — Nous le laverons de son bien, sans même lui laisser d’eau ; — sa gourmande de femme (celle qui devant un bon mets fait lien, lien, lien, comme le cheval auquel on apporte sa musette pleine d’orge), ne pourra plus supporter son désespoir. » .
M. Duveyrier a très bien commenté ce chant sauvage, au point de vue littéraire. On y voit toutes les passions en jeu et les cupidités qui ressortent des privations mêmes ; chacun fait de la poésie avec les images qui hantent sa pensée : toutes ces jouissances inconnues des Touâreg, y compris celle de l’eau qu’eux-mêmes n’obtiennent qu’à de rares intervalles, ils les enlèveront avec joie et rage à leur ennemi.
J’ai à peine donné idée de ce volume intéressant. Pour M. H. Duveyrier, son premier voyage n’est qu’un prélude ; il médite, sa tâche de rédaction terminée, de pénétrer dans l’Afrique centrale, dans le Soudan, et même de visiter, s’il se peut, Tombouktou. Un seul Français jusqu’à présent y est allé, René Caillié, un intrépide marcheur, mais rien qu’un marcheur : il y faut un observateur véritable. Ne laissons pas aux Anglais et aux Allemands tout l’honneur de ces courageuses et savantes expéditions.