(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Méditations sur l’essence de la religion chrétienne, par M. Guizot. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Méditations sur l’essence de la religion chrétienne, par M. Guizot. »

Méditations sur l’essence de la religion chrétienne,
par M. Guizot17.

I.

M. Guizot, dans le calme et la dignité de sa retraite, continue de régler sur tous les points les affaires de sa pensée et de sa conscience. Cet esprit ferme, qui n’a jamais connu la défaillance et que l’âge a respecté dans l’intégrité de sa nature, ne peut supporter l’idée que sa ligne morale, politique, historique, religieuse, reste entamée et rompue sans qu’il y ait de sa part réponse et riposte, réparation à la brèche ou même une dernière sortie vigoureuse. En même temps qu’il vaque à l’achèvement de ses Mémoires, à son apologie politique et à la défense de la cause moyenne et restreinte qu’il a si éloquemment soutenue, il revient sur les points essentiels de son dogme en religion, en morale, et les voyant ébranlés par des attaques nouvelles, multipliées, audacieuses ou masquées, ouvertes ou sourdes, il y remet la main pour en raffermir l’idée et la certitude dans les esprits. Il monte aujourd’hui dans la chaire évangélique comme autrefois il montait à la tribune, et devant les centres chrétiens, vacillants et troublés, que peuvent inquiéter en effet des menaces ou des promesses de tant de sortes, il pose de nouveau les principes, écarte d’un geste les difficultés inutiles, les tranche, indique les points de ralliement sûrs, les phares uniques et les seuls lumineux ; il résume, il récapitule, il coupe court aux idées vagues, aux illusions dites positives, aux aspirations vers tout avenir qui n’est pas le sien, et, selon une expression heureuse18, il dit à la critique et à la science, comme autrefois à la démocratie et à la Révolution : « Tu iras jusque-là, tu n’iras pas plus loin. » Ses contradicteurs, cette fois, ne s’appellent plus Thiers, Berryer, Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, Garnier-Pagès, Billault, Émile de Girardin : ce sont les Darwin, les Littré, les Renan, les Scherer, etc. Il les combat, il les réfute ; il évoque contre eux, de même qu’il le faisait contre les précédents adversaires, et sous une forme à peine différente, le péril de la ruine sociale, le spectre du néant, de l’athéisme, son incompatibilité profonde avec l’esprit humain, avec la société humaine, l’abîme de l’irresponsabilité morale où tomberaient les âmes… ; en un mot, la fin du monde civilisé, tel qu’il a été conçu jusqu’ici et qu’il a existé depuis la première cité et le premier autel.

Les chapitres principaux de ce livre, qui n’est qu’une première partie, roulent sur les problèmes naturels, c’est-à-dire sur les questions inévitables et troublantes que se posent à eux-mêmes les hommes, à la différence des autres animaux ; questions instinctives, opiniâtres, toujours renaissantes, qu’on ne saurait éluder ni supprimer : la négation n’en est pas possible, quoique l’école positiviste, du moins une certaine branche de cette école, la proclame et l’établisse au point de départ et qu’elle interdise à l’esprit de vaquer inutilement de ce côté. À ces questions de première nécessité, la religion chrétienne a des réponses, les meilleures réponses, les plus nettes, et M. Guizot se prononce décisivement en faveur de celles-ci : « Pour moi, dit-il, arrivé au terme d’une longue vie pleine de travail, de réflexions et d’épreuves, d’épreuves dans la pensée comme dans l’action, je demeure convaincu que les dogmes chrétiens sont les légitimes et efficaces solutions des problèmes religieux naturels que l’homme porte en lui-même, et auxquels il ne saurait échapper. »

L’auteur, ou plutôt le penseur chrétien, ne s’arrête point, dans les Méditations qu’il nous offre aujourd’hui, à ce qui divise entre eux les chrétiens des diverses communions ; il ne s’attache en ce moment qu’aux dogmes fondamentaux dont la suite exacte et l’enchaînement satisfait aux doutes qui agitent l’âme humaine, dès qu’elle se recueille et s’interroge à la manière de Pascal. Et d’abord : comment l’Homme est-il venu sur la terre, et d’où ? Les savants cherchent, observent, conçoivent, conjecturent, induisent ; le chrétien tranche, et, en vertu du livre révélé, il répond que Dieu un jour a créé la terre, et puis l’homme. La création du monde et de l’homme, voilà la réponse chrétienne, et non pas l’éternité du monde, c’est-à-dire sa formation et ensuite sa transformation (une première matière étant donnée) en vertu de lois naturelles, éternellement existantes, constantes même dans leur infinie progression et ne dérivant que de soi. S’emparant des doutes de la science, des incertitudes qui semblent la partager encore, se donnant pour auxiliaires les illustres naturalistes qui, soit par conviction, soit par prudence, ont biaisé ou qui même ont nié absolument la réalité et la possibilité de la transformation des espèces, M. Guizot triomphe et dégage le dogme de la création de toutes les difficultés et les obscurités dont on voudrait l’environner : ce premier miracle lui paraît plus simple, plus clair que tant d’essais d’explications encore confuses et incompréhensibles ; il l’élève au-dessus de toute attaque, dit-il, à sa hauteur propre et isolée ; il le voit jaillir comme une cime rayonnante du sein des vapeurs mêmes et des nuages bibliques, et il en fait le sommet culminant de sa théologie et de sa foi.

Ce point donné, tous les autres suivent, pour peu qu’on soit logique et conséquent. Il est bien clair que Dieu, ayant créé la terre et l’homme tout exprès, et l’un pour l’autre, n’a point dû laisser ce dernier à l’aventure ni dans l’embarras. « Le Dieu qui crée est aussi le Dieu qui conserve », le Dieu qui surveille, le Dieu qui guide. Voltaire, avec son Dieu qui crée l’homme et le laisse faire ensuite comme le plus méchant des singes, exposé d’ailleurs à tous les hasards et à tous les fléaux, Voltaire est inconséquent, et son déisme ne porte sur rien. Il devait aller au moins jusqu’à Jean-Jacques, sinon rétrograder jusqu’à Diderot. Qui dit Dieu créateur, en effet, dit père, et par conséquent un Dieu qu’on prie. La prière une fois admise et reconnue pour efficace et légitime, la religion existe : Dieu et l’homme sont unis par un lien. Mais la nature, avec ses lois établies, cède-t-elle quelquefois devant la prière ? déroge-t-elle, par exception, à sa régularité ? le peut-elle en vertu d’une soudaine retouche, et sous la main même qui l’avait primordialement réglée ?… Vous êtes bien curieux, ô homme ; ayez foi et confiance ! c’est l’affaire de Dieu d’arranger tout cela ; sr les lois de la nature ne sont que sa volonté permanente et comme son souffle infus et continuel, il saura bien tout concilier, tout infléchir, s’il le faut, sans rien briser, tout faire arriver à bon port comme le plus habile des pilotes ; car il est à la fois le pilote et le constructeur du navire, et le maître des vents et celui des flots : il a tout prévu.

Je ne suivrai pas M. Guizot dans sa déduction entière des dogmes, mais on la voit d’ici. Il a besoin de la chute et du péché originel, pour expliquer le mauvais instinct de l’homme, son penchant obstiné à la désobéissance, et aussi le vague sentiment, le souvenir comme héréditaire d’un premier âge antérieur d’innocence et de félicité. Ici il y a un pont plus mince, plus long, plus suspendu, à franchir ; on est entouré d’abîmes, pour peu qu’on regarde à droite ou à gauche (liberté, fatalité, prédestination, prescience divine, responsabilité humaine) ; le pont tremble sous vos pieds ; mais enfin il est jeté, il est franchi ; M. Guizot l’a traversé d’un pas rapide et résolu. Ce grand pas fait, le reste découle : à la chute il faut une réparation. Jésus-Christ est annoncé, il est attendu : il paraît que Le Dieu selon la Bible se complète, se corrige, s’attendrit, s’abaisse, s’humanise, se civilise, si j’ose dire, se met à la portée de tous les hommes et de toutes les races par le Dieu selon l’Évangile.

La religion professée dans ce livre par M. Guizot est simple : elle ne heurte aucune des communions chrétiennes, elle s’accommode de toutes ; elle s’en passe aussi jusqu’à un certain point. C’est le christianisme de Channing, de Chalmers, sans aucune marque calviniste expresse : il a réduit le christianisme à ses éléments les plus simples, les plus essentiels ; mais il lui garde expressément son caractère divin, surnaturel ; il le laisse entouré et glorifié des prophéties, prises au vrai sens, et des miracles ; il ne souffre aucune amphibologie sur la personne même du Christ, il voit en lui l’homme-Dieu et ne permet point qu’à cette nature divine on substitue, à aucun degré, le plus sage, le plus saint, et fût-ce même le plus divin des hommes. Le socinianisme, sous sa forme moderne la plus mystique, ne l’abuse pas. On n’a droit à, ses yeux de se dire chrétien qu’à bon escient. M. Guizot, n’aurait qu’un pas de plus à faire, et il rejoindrait exactement un des plus respectables et des plus savants prélats de l’Église française, j’aurais dit autrefois de l’Église gallicane, M. Maret, évêque de Sura, dans le discours qu’il a prononcé à Notre-Dame en juin dernier sur L’Antichristianisme 19. M. Maret pense comme M. Guizot que, si l’on refuse au christianisme sa sanction miraculeuse, sa divinité, c’est-à-dire sa sincérité même et sa loyauté originelle, de telles négations vont plus loin encore et s’attaquent à autre chose qu’à Jésus-Christ en personne ; elles mettent en question tout l’édifice moral du monde dès le commencement : « Elles ne peuvent se concilier, dit-il, avec le gouvernement d’une Providence sage et bonne qui n’a pu permettre que la plus sublime sagesse fût révélée au monde dans la folie la plus méprisable, et la plus haute perfection dans la fourberie la plus repoussante. Il faut donc nier la Providence, il faut nier Dieu lui-même », qui n’aurait pu vouloir duper l’homme à ce point. Mais ce même genre de raisonnement (remarquez-le), pour peu qu’on le presse, ne mène pas seulement au christianisme, il mène au catholicisme tout droit, au moins durant bon nombre de siècles. Il ne peut y avoir eu un tel quiproquo dans l’établissement du christianisme, et je dirai également, du catholicisme, sa forme unique, sa forme organique et manifeste avant et durant tout le Moyen-Age et encore depuis, sans faire injure à la Providence elle-même qui aurait tendu là un singulier piège et préparé un leurre magnifique à l’esprit humain, à la piété confiante des fidèles. La méthode de raisonner, d’ailleurs, du savant prélat et celle de M. Guizot se rapprochent fort et tendent à se confondre. C’est surtout dans le tableau de ce que deviendrait la société dénuée de religion et livrée en proie aux doctrines contraires, que l’orateur sacré puise ses principaux arguments. M. Guizot procède de même. Il a en lui certainement un principe de foi ; il a sucé dès l’enfance une croyance, il ne s’en est jamais complètement sevré ou guéri ; il y revient avec bonheur, et il aime, comme Royer-Collard, à rentrer plus strictement dans l’ordre et dans la règle en vieillissant. Il se souvient, après tout, qu’il est de li race des justes. Je crois voir encore (et de ceux qui ont eu l’honneur de la voir une seule fois, quel est celui qui peut l’avoir oubliée ?) sa vénérable mère dans cette mise antique et simple, avec cette physionomie forte et profonde, tendrement austère, qui me rappelait celle des mères de Port-Royal, et telle qu’à défaut d’un Philippe de Champagne, un peintre des plus délicats nous l’a rendue ; cette mère du temps des Cévennes, à laquelle il resta jusqu’à la fin le fils le plus déférent et le plus soumis, celle à laquelle, adolescent, il avait adressé une admirable lettre à l’époque de sa première communion dans la Suisse française20 ; je la crois voir encore en ce salon du ministre où elle ne faisait que passer, et où elle représentait la foi, la simplicité, les vertus subsistantes de la persécution et du désert : M. Guizot a recueilli et reconquis, on le sent, toute cette piété filiale et maternelle avec les années ; mais de plus, et en dehors du sentiment pur, sa raison et sa prudence interviennent à tout instant pour compléter son principe de foi, pour l’appuyer et le corroborer par de puissantes considérations politiques et sociales :

« Y a-t-on bien pensé ? s’écrie-t-il ; se figure-t-on ce que deviendraient l’homme, les hommes, l’âme humaine et les sociétés humaines, si la religion y était effectivement abolie, si la foi religieuse en disparaissait réellement ? Je ne veux pas me répandre en complaintes morales et en pressentiments sinistres ; mais je n’hésite pas à affirmer qu’il n’y a point d’imagination qui puisse se représenter avec une vérité suffisante ce qui arriverait en nous et autour de nous si la place qu’y tiennent les croyances chrétiennes se trouvait tout à coup vide, et leur empire anéanti. Personne ne saurait dire à quel degré d’abaissement et de dérèglement tomberait l’humanité. C’est pourtant là ce qui serait, si toute foi au surnaturel s’éteignait dans les âmes, si les hommes n’avaient plus, dans l’ordre surnaturel, ni confiance ni espérance…

« L’histoire naturelle, dit-il encore, est toute la science des époques matérialistes et, pour le dire en passant, c’est là que nous en sommes. Mais le matérialisme n’est pas le dernier mot du genre humain. Corrompue et affaiblie, la société s’écroule dans d’immenses catastrophes ; la herse de fer des révolutions brise les hommes comme les mottes d’un champ ; dans les sillons sanglants germent des générations nouvelles ; l’âme éplorée croit de nouveau, etc… »

En présence de semblables pronostics, dans la bouche d’hommes aussi respectés, toute discussion devient difficile ou, pour mieux dire, elle est impossible ; et, pour concilier à mon tour ma sincérité avec les convenances, je ne trouve rien de mieux que de venir montrer, ne serait-ce que comme preuve à l’appui de la thèse de M. Guizot, le portrait d’un philosophe pur, d’un savant et d’un critique de bonne foi qui ne recule devant aucun problème, devant aucune solution, devant aucune absence de solution. Le portrait ne sera ni flatté ni noirci : je tâcherai seulement qu’il soit fidèle, et qu’il exprime la parfaite idée de l’esprit critique en ces matières, tel que je le conçois.

II.

Et d’abord ce philosophe, cet investigateur des grands problèmes vit seul, sans famille, sans enfants, dans une chambre ou deux, à un étage supérieur où les bruits de la rue n’arrivent pas ; il habite assez près des toits, comme le philosophe de La Bruyère.

Chimiste ou astronome, ou critique polyglotte, aimant à se poser toutes les questions, il agite surtout celle qui est la principale aujourd’hui et sur laquelle l’effort des esprits élevés est le plus grand, la question des origines. D’où l’homme, d’où la planète, d’où ce système solaire tout entier, qui est le nôtre, sort-il et vient-il, et comment les choses se sont-elles formées ? Par quel mouvement continué durant des milliers et des millions de siècles un fragment, un tourbillon de la substance universelle est-il devenu le commencement de ce que nous voyons ? Pourquoi le premier noyau, qui impliquait et enfermait déjà tous les germes à venir ? Comment les eaux, les mers et cette vie immense qui y flotte, plus aveugle, plus sourde, plus disséminée qu’ailleurs ? Pourquoi l’herbe un jour ? Pourquoi et comment l’animal terrestre, l’habitant des airs, la faune première ? Pourquoi l’homme, ou une première succession de races diverses, variées, graduées, déjà humaines ?

Et lorsque après une période, une série de périodes incommensurables, l’homme paraît, quel était cet homme d’abord ? Combien misérable, combien désarmé ! et par quelle suite laborieuse et lente d’inventions, de hasards heureux, d’industrie et de luttes, par quelles horribles scènes d’entre-mangeries et de massacres, il a dû commencer à se frayer la route, à déblayer et à marquer sa place sur cette terre humide encore et à peine habitable, dont il sera un jour le roi ! Ô mes parents pauvres de ces tout premiers temps du monde, de ces âges sans nom et si obscurément prolongés, je ne rougis pas de vous ! On en est sorti enfin : les cités commencent ; on invente la justice ; les premiers législateurs font parler les dieux. Des races choisies s’entretiennent, se cultivent, se dessinent hardiment, héroïquement, sous le soleil.

Le savant étudie tout ; il cherche ; il recueille les moindres vestiges, ceux que procurent de temps en temps des fouilles heureuses, des trouvailles fortuites, et qui pouvaient aussi bien ne pas se rencontrer. Sa pensée va plus loin, mais il ne s’y livre point avec trop de promptitude, il ne s’y obstine pas : il sait que rien n’est sûr, qu’indépendamment de la rareté de ces débris qui peuvent sembler les témoins d’un des états du monde disparus, sa pensée à lui-même est un instrument bien imparfait, qu’il lui suffirait d’un sens de plus ou de moins, ou du moindre degré changé dans la perspicacité de l’un des cinq sens, pour que tout lui parût sous un jour tout autre. Il ne se hâte donc point de conclure ; et ce qui l’intéresse si fort, ce qui est son histoire, celle de ses semblables, le secret de son existence et de la leur, et de toute sa destinée, il se résigne à ne le conjecturer que modestement, sans rien affirmer d’absolu aux autres, sans rien s’affirmer à lui-même.

Pour sa peine, vous l’appelez sceptique : ne croyez pas l’humilier. Qui dit sceptique ne dit pas qui doute, mais qui examine. Il examine tout et n’est disposé à trancher sur rien. Jamais il ne tirera la barre après lui.

Ses recherches les plus profondes, les plus heureuses, ses découvertes même, s’il en fait, il sait que c’est si peu de chose ; que d’autres avant lui ont cherché et découvert, et que de loin tout cela fait à peine un anneau distinct dans la chaîne, si courte pourtant, et d’hier seulement renouée, des connaissances humaines. Ce qu’il ambitionnerait le plus de connaître, il ne le saura jamais ; d’autres le sauront après lui, et ceux-ci, à leur tour, ambitionneront un terme plus éloigné qu’ils n’atteindront pas. Tant qu’il y aura des hommes sur la terre, on cherchera ainsi toujours, et le dernier mot, reculant sans cesse, ne se trouvera jamais.

Mais savez-vous bien que ce n’est pas là un état agréable ? me dira-t-on. — Et qui vous a dit que ce fût un état agréable ? Aussi vous ai-je prévenu que mon savant vit seul ; il n’a pas d’enfants autour de lui qui l’interrogent et auxquels il faut faire une réponse à tout, une réponse quelconque, car ils en veulent une ; il n’a pas à parler non plus à ces hommes réunis qui sont plus ou moins comme des enfants ; il cause avec quelques amis, avec des chercheurs comme lui ; ils se communiquent leurs doutes, leurs espérances hardies, leurs ambitions droites et sobres, leurs joies austères : il n’y a jamais place pour le sourire.

Mais au moral c’est bien pis, si vous le prenez par ce côté du sentiment. En étudiant et en voyant de près la nature, le savant a reconnu que la destruction est perpétuellement la loi et la condition de la vie, de sa croissance et de son progrès ; les uns sont invariablement sacrifiés aux autres, sans quoi les autres ne prospèrent pas ; la vie s’étage et s’édifie ainsi sur la mort même et sur de larges assises d’hécatombes ; le faible est mangé par le fort : et cette dure nécessité se retrouve partout, dans l’histoire comme dans la nature ; on la masque tant qu’on peut ; mais regardez bien, elle dure encore. Et pour les individus aujourd’hui, et sous nos yeux, journellement, que voyons-nous ? La société, en se perfectionnant, s’est faite protectrice, et elle a entouré de plus de soins et de plus de garanties la vie des hommes : la nature reste dure et implacable. Cet homme charmant et instruit, cette jeune fille aimable et belle, comme si une divinité jalouse les choisissait entre tous, sont impitoyablement frappés. Pourquoi l’un, au bras de sa jeune épouse, reçoit-il dans une promenade, en un jour de joie innocente, cette pierre à la tempe, ce coup de fronde aveugle qui le renverse et le laisse privé de sentiment ? Pourquoi l’autre porte-t-elle dans sa poitrine ce gravier rongeur qui va croître, mûrir, se détacher comme le plus régulier des fruits, et l’enlever à toutes les affections qui l’entourent et aux plus doux des devoirs ? Pourquoi ? À cette vue, le sage, tel que je le dépeins, demeure attristé, non étonné, et ne sait point de réponse. Ne lui en demandez pas ; il rougirait de se payer et de vous payer de ce qui n’est pour lui que sons et vains mots. Ah ! si la personne atteinte d’un mal lent et mortel lui est particulièrement chère, il suit la mort dans ses progrès, il la voit venir à coup sûr, fatale, irrémédiable ; il sait le néant des illusions, des espérances ; il ne manque cependant à aucun des soins, à aucune des sollicitudes, tout en sachant et en se prédisant presque à heure fixe, et montre en main, le terme funèbre que tous ses soins ne reculeront pas.

Dans ses relations au dehors et pendant les intervalles de la science pure, il ne se contente pas de ne faire tort à personne ; s’il le peut, il fait le bien. Cherche-t-il la reconnaissance ? l’attend-il ? Ne sait-il pas aussi la loi des cœurs ? Quelques-uns sont une exception heureuse ; on les distingue, on les compte, la plupart, ni bons ni mauvais, à la merci des impressions, ont un premier mouvement naturel ; mais le temps, les années, les circonstances et les intérêts qui changent et s’éloignent, les changent aussi. Il y a des raisons et des excuses pour toutes les vicissitudes et les inconstances du sentiment.

Je n’ai pas fini : tout homme, par cela même qu’il vit, a une secrète horreur de l’anéantissement total ; on se donne le change comme on peut ; on veut au moins lutter contre l’oubli, laisser un souvenir, un nom. Le sage et le savant, tel que je le conçois, sait, hélas ! trop bien que c’est là une dernière forme trompeuse, un dernier mirage que s’offre à elle-même et que projette devant elle l’imagination des hommes. Chaque être (et je parle des élus et des plus favorisés), dans cette série immense, innombrable, où il n’est qu’un atome de plus, a eu son jour, son heure d’éclosion brillante, son printemps sacré ; après quoi vient le déclin, et l’ombre et la nuit. Ceux qui se flattent de vivre dans l’histoire sont la plupart le jouet d’une sorte d’illusion subtile : à quelques siècles de distance, et quelquefois dès le lendemain, les noms mêmes, les grands noms réputés le plus immortels, ne signifient plus l’être d’autrefois, tel qu’il a réellement été, mais bien ce que le font à leur gré les fantaisies ou les intérêts bruyants des générations successives. À part un très petit nombre, la presque totalité des noms, un moment célèbres, est vouée vite à un véritable oubli. Au lieu de vainqueurs qui courent le flambeau à la main, je ne vois que des naufragés qui se succèdent ; quelques-uns, en nageant, portent et soutiennent le plus loin qu’ils peuvent les survivants du précédent naufrage ; mais eux-mêmes, après un certain temps d’effort, ils s’engloutissent et disparaissent avec leur fardeau.

Ce qu’on appelle instinct et qui semble à d’autres d’une portée infaillible ne trompe pas mon sage ; il y applique son analyse ; il en démêle le principe et le jeu ; il s’en rend compte d’après les lois de l’optique morale. Il sait que le cœur humain est un labyrinthe ainsi fait, et avec un écho si bien ménagé, qu’une seule et même voix peut se faire à elle-même la demande et la réponse. Il tient donc ces réponses pour de simples reflets de désirs, des répercussions et des réflexions du même au même, qui ne prouvent autre chose que le foyer intérieur d’où elles sont parties, et qui peuvent rester stériles comme tant de désirs.

Il est enclin à penser qu’il en est de l’humanité en masse comme de bien des hommes en particulier : elle voudrait bien se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Mais ce n’est pas une raison pour lui d’aller directement l’humilier et l’offenser ; il convient d’être poli avec les hommes. Et puis il est bon d’aspirer à monter toujours plutôt qu’à descendre, pourvu que celui qui prêche aux autres l’élévation et le sursum corda commence par prêcher d’exemple.
  Pour lui, prêcher n’est pas son fait. Il est bien plutôt occupé à rompre l’arrangement artificiel et les antithèses spécieuses qu’engendre la parole, pour se remettre sans cesse en présence de la vérité des objets et de la réalité nue. Soigneux d’échapper aux apparences trompeuses, il sait que le talent de la parole crée plus de choses encore qu’il n’en exprime. Le mot simule l’idée, et, s’il est brillant, il lui prête la vie. L’antique mythologie s’est peuplée tout entière de ces simulacres. Hier ce n’était qu’une métaphore, le lendemain c’était devenu une divinité. La piperie en ce genre n’a point cessé autant qu’on le croirait. Dans ce que nous lisons chaque matin, combien de fois la parole donne un corps à ce qui n’en a pas !

Le sage et le critique qui a d’avance purgé son esprit de toutes les idoles et de tous les fantômes se dit à lui-même et ces choses-là et beaucoup d’autres, et il ne continue pas moins, chaque jour et à chaque instant, de servir à sa manière l’avancement de l’espèce, d’étudier, de chercher le vrai, le vrai seul, de s’y tenir sans le forcer, sans l’exagérer, sans y ajouter, et en laissant subsister, à côté des points acquis, tous les vides et toutes les lacunes qu’il n’a pu combler. Aussi le répéterai-je encore, il vit pour le mieux en dehors des liens, exempt et affranchi de ce qu’entraînent à leur suite les relations de famille, les devoirs de société, les convenances publiques et oratoires : dès qu’on entre dans cet ordre mixte, le point de vue change ; il y a lieu de payer tribut, plus ou moins, au décorum de l’humanité, à ses désirs, à ses préjugés et à ses conventions honorables, aux bienfaits immédiats et à l’utilité pratique qui en découlent. Caton défendait à César de se montrer épicurien en plein Sénat. « L’impiété, a dit Rivarol, est la plus grande des indiscrétions. » L’humanité n’est pas un philosophe ; la majorité des hommes ne supporte pas le doute, l’incertitude ; il leur faut des solutions, et qu’elles soient encourageantes, consolantes, salutaires ; il leur faut des réponses à tout prix : à défaut de celles des savants, ils en demanderaient plutôt aux oracles. Le genre humain, depuis qu’il est sorti des forêts, n’a plus envie de loger en plein vent ni de dormir à la belle étoile : aucune demeure ne lui semble assez magnifique pour lui.

Au contraire, l’intérieur de l’esprit et de la pensée de mon savant me paraît fort ressembler à l’intérieur de sa chambre. Cette chambre est mal meublée, ou plutôt très inégalement meublée. Pour la décrire, je voudrais posséder le burin d’un Albert Durer et rendre l’allégorie sensible aux yeux. À côté d’un fourneau à demi éteint où une expérience s’est faite et a réussi, un autre brûle inutilement, et l’expérience qui a manqué vingt fois manquera toujours. Un pauvre animal écorché atteste une curiosité physiologique qu’on a satisfaite ; des taches de sang souillent encore le plancher. Des livres, des sphères, sont entassés pêle-mêle, non loin d’un télescope braqué sur un espace de ciel assez vaste qui brille d’un froid d’hiver au-dessus des cheminées et des toits. Un manuscrit arabe ou sanscrit ouvert sur une table annonce d’érudites recherches inachevées. C’est presque le cabinet d’un docteur Faust, s’il n’y avait plus de méthode dans l’esprit du maître, sans trace aucune de diablerie. Mais ce qui frappe au premier coup d’œil et ce dont ce laboratoire est l’emblème, c’est qu’à côté d’une chose sue il en est une autre ignorée encore et indéchiffrée, c’est le manque de complet, un effort multiple, incessant, une étude sans trêve et sans terme, et où la vie se consumera. Le lit est d’un Spartiate ; l’oreiller n’est pas du tout ce doux oreiller du doute sur lequel Montaigne berçait son Que sais-je ? il est au moins à moitié rembourré d’épines. Nous avons affaire à l’un de ces esprits qui dorment peu et qui, dans leurs veilles comme dans leurs songes, se passent d’être amusés et consolés.

Et voilà comment, à l’aide d’un assez grand tour je reviens à M. Guizot et me trouve d’accord en un sens avec lui. Quand on est meublé comme mon savant et mon critique, on n’invite pas les autres à venir chez soi ; on n’y laisse monter que les rares amis et les adeptes ; on n’aura rien, de bien longtemps, à offrir aux foules, aux auditoires, aux diverses sortes de publics. On n’a pas de bonnes nouvelles, comme ils l’entendent, à leur annoncer : on poursuit solitairement des vérités hautes, mais imparfaites, dont le prix n’est qu’en soi et à l’usage du très petit nombre. On est le premier à savoir que les transformations du monde moral lui-même, comme celles du monde physique, ne se font qu’avec une extrême lenteur et moyennant des milliers de siècles ; qu’il serait téméraire de les devancer, et que rien qu’à vouloir les trop présager à l’avance et les prédire on risquerait d’amener des soulèvements anticipés et des explosions partielles. Mon savant n’a donc rien de menaçant, ni d’engageant, ni de contagieux ; il est même, pour peu qu’on le veuille, une preuve vivante à l’appui de l’insuffisance et des misères morales de la science. Je le livre aux. croyants plus heureux que lui dans tout son incomplet et sa nudité.

Mais, indépendamment de toute preuve, ce que j’admire surtout dans ce dernier volume de M. Guizot, c’est l’individualité de l’homme persistante, et qui s’applique à tout ce qu’il touche. Cet esprit vigoureux et net aime l’ordre en tout, il le veut, il le fait ; il désire l’accommoder avec une certaine liberté sans doute, mais avec une liberté limitée. Il est protestant ; il reste tel, mais il ne concède pas aux protestants une latitude indéfinie. Tout protestant est pape, une bible à la main. Oui, sans doute, mais à la condition que dans la Bible il n’ira pas au-delà d’une certaine interprétation. Pour être chrétien aux yeux de M. Guizot, et pour rester membre de son Église, il faut admettre et respecter un certain symbole dont les premiers articles sont révélation, miracles, divinité du Christ. Il n’est ni pour la grande Église catholique hiérarchique, ni pour l’émancipation absolue et l’Église libre universelle, de même qu’en politique il n’était ni pour la forme monarchique ou aristocratique pure, ni pour la liberté démocratique et le suffrage universel. Sa communion, les jours même où il l’étend le plus, a sa barrière infranchissable et reste fermée d’un côté. De ce côté, il se tient debout comme une sentinelle vigilante, et il déclare que, si vous outre-passez, il y a abîme. Quelques-uns le voudraient plus large, moins arrêté ; mais il est conséquent avec lui-même, avec toute sa vie ; il est consistant. Quelles que soient les questions qu’il traite, il leur impose et leur imprime la forme de son esprit. Dans ce qu’il nous offre comme une solution générale, je reconnais et j’étudie avant tout l’empreinte personnelle distincte : là où il prétend me donner une philosophie, une théologie, je vois un homme, l’homme d’État, l’historien encore, et son portrait, en achevant de se graver dans mon esprit, n’obtient et n’entraîne rien de plus sûr ni de plus sincère que mon respect 21.