Essai de critique naturelle, par M. Émile Deschanel11.
Je ne suis pas de ceux qui crient à la décadence, mais je crois fort aux transformations, et toute transformation amène l’avènement d’une forme nouvelle au détriment d’une autre. Je me figure quelquefois, à mes jours de réflexion sombre et de découragement, que je suis, — que nous tous, écrivains de profession et à la fois écrivains de scrupule et d’inquiétude, nous sommes les artistes d’un art qui s’en va. Je m’explique bien vite : l’art dont nous sommes ne s’en va pas, si vous le voulez ; mais il se généralise et il s’étend de plus en plus et à un tel degré, ce me semble, qu’il s’efface déjà à vue d’œil et que ce sera de moins en moins une distinction d’y exceller. Entendons-nous bien encore : je crois qu’en France on sera toujours sensible au bien dire, à un tour vif, sémillant, spirituel, à une manière fine et piquante de présenter les choses ; on sait et l’on saura assurément toujours la distinguer. Mais il n’en est pas moins vrai qu’écrire pour être lu du public est de moins en moins une rareté et une marque à part, que tout le monde aujourd’hui est sujet à se faire imprimer plus d’une fois dans sa vie, et que le maniement du langage dans ses emplois les plus divers n’a plus rien de mystérieux. La rhétorique est éventée ; on s’en passe. Bien parler a été de tout temps un don assez généralement dispensé aux hommes, et les orateurs, chez aucun peuple ni à aucune époque, n’ont jamais manqué : écrire était chose plus réservée, plus redoutée et jugée vraiment difficile. Le passage du style parlé au style écrit était réputé des plus délicats et des plus périlleux. Les plus habiles même croyaient devoir s’y apprêter à l’avance, et, sans être un M. de Buffon, on n’y venait pas sans quelque toilette, au moins une toilette d’esprit. Ces distinctions ont cessé ou tendent de plus en plus à disparaître. L’improvisation en tout genre est à l’ordre du jour. On écrit volontiers comme on parle, comme on est présentement affecté ou comme on s’exprime dans l’habitude, et je ne dis pas qu’on ait absolument tort. Il y a eu un temps, non encore très éloigné, où lorsqu’il y avait pour le Gouvernement, par exemple, à écrire quelque pièce publique et d’apparat, on cherchait ce qu’on appelait une belle plume ; où l’on recourait à un Pellisson, à un Fontenelle, à un Fontanes, pour mettre en belles phrases une instruction, un manifeste politique, pour rédiger un rapport. Mais on a fini, un peu tard, par découvrir que celui qui parle le mieux d’une chose est encore celui qui la sait le mieux, qui en a fait l’étude de toute sa vie et qui y habite, pour ainsi dire. Cela est vrai, depuis le souverain qui, lorsqu’il est fait pour l’être, parle des matières d’État avec élévation, avec dignité et simplicité, jusqu’à l’homme spécial et plein de son sujet qui, pour peu qu’il soit à la fois homme d’esprit, se trouve être son meilleur truchement à lui-même. Il nous faut en prendre décidément notre parti, écrivains et gens de lettres : tout homme d’esprit qui est d’une profession, s’il a à s’en expliquer devant le public, surpasse d’emblée les lettrés, même par l’expression ; il a des termes plus propres et tirés des entrailles mêmes du sujet. Qui parlera mieux de la navigation qu’un homme de mer, et de l’expédition de Cochinchine que l’officier de vaisseau qui en était ? S’agit-il de l’acclimatation, s’agit-il de l’agriculture et de l’élève des bestiaux, s’agit-il des haras, lisez ce qu’en écrivent journellement dans leurs rapports les administrateurs intelligents et entendus qui possèdent leur sujet ; pour moi, s’il m’arrive parfois de jeter les yeux sur ces comptes rendus, je l’avoue, ils m’attachent, ils piquent mon attention, même d’écrivain ; ils enrichissent mon vocabulaire et ma langue en même temps qu’ils m’instruisent. Un littérateur qui croirait devoir arrondir et émousser les termes serait ridicule et arriéré de deux siècles. Cette vue de bon sens supprime bien des choses. Les virtuoses de la parole et de la plume ont vu leur domaine se rétrécir d’autant, et aussi les plus habiles, les plus avisés d’entre eux n’ont rien trouvé de mieux, pour ne pas se laisser tout à fait dépouiller et amoindrir, que de se mettre en campagne à leur tour, de s’emparer de toutes ces langues spéciales, techniques et plus ou moins pittoresques, que s’interdisait autrefois le beau langage, de s’en servir hardiment, avec industrie et curiosité, se promettant bien d’ailleurs d’y répandre un vernis et un éclat que les spéciaux n’atteignent ni ne cherchent. Malgré ces heureux ravitaillements, il est bien clair qu’auprès de la plupart, en cette société moderne, l’école du style, soit académique, soit non académique, perd en crédit, en importance, qu’on l’apprécie moins et qu’on s’en passe ; qu’à voir tant de gens se jeter à l’eau d’abord et apprendre ensuite d’eux-mêmes à nager, on en estime moins les préceptes de la natation, et qu’un moment viendra où (je le répète), sans être pourtant insensible à un certain tour et à un certain éclat d’expression, on ira surtout aux faits, aux idées, aux notions que portera le bien dire ou le style.
Pour les arts de la musique et de la peinture qui, au contraire, vont gagnant chaque jour en honneur, il n’en est pas ainsi : une éducation et une organisation toutes spéciales sont à la fois indispensables pour y réussir. Il est vrai qu’on s’en dispense trop souvent pour les juger ; toutefois, en voyant un tableau, en entendant un beau morceau, tout le monde ne se croit pas capable plus ou moins d’en faire un pareil. On n’est pas de plain-pied avec l’artiste. Il y a encore des initiés et des profanes ; il y a les secrets de l’atelier ou du Conservatoire, et en voyant, en écoutant l’œuvre dont il ne comprend pas la formation et dont il n’a pas à son usage la langue ou les instruments, le public subit un premier émerveillement qui se confond souvent avec l’admiration et qui aide dans tous les cas à l’estime.
Les œuvres et productions de l’esprit, quand elles n’éclatent point au théâtre par de grandes et vivantes créations, quand elles se tiennent plus près de la pensée et dans les régions intermédiaires, sont d’une appréciation infiniment plus discrète et plus voilée, plus incertaine et plus douteuse aussi dans ses nuances, et elles exigent, pour être senties convenablement, des esprits plus avertis de longue main et plus préparés. Il y faut tant de préparation en effet, que je me dis quelquefois qu’au milieu de cette vie pressée, affairée, bourrée de travaux et d’études, où chacun en a assez de sa veine à suivre et de sa pointe à pousser, ceux même qui sont du même métier et du même bord n’auront pas toujours le temps, l’espace, la liberté et l’élasticité d’impressions nécessaires pour être justes envers leurs devanciers. Les générations sont vite remplacées par d’autres, et il y a des choses exquises qui se comprennent moins, qui ne se comprennent plus de même à quelques années d’intervalle. J’en veux donner ici un exemple, rapporté à bonne fin, et je reprendrai ensuite le fil de mon raisonnement.
Il y a vingt-cinq ans environ, il mourait dans le canton de Vaud un homme du premier mérite comme intelligence religieuse, philosophique et littéraire, et aussi comme talent et grâce de parole, dans la conversation surtout. C’était un pasteur du nom de Manuel, qui, dans sa jeunesse, avait habité Francfort, et qui possédait son Allemagne comme d’autres possèdent leur Paris. Il en parlait admirablement et de manière à la faire revivre tout entière sous les yeux avec tout son monde de théologiens, de professeurs, d’érudits et de poètes. Mais M. Manuel ne connaissait pas moins la France, sans y être pourtant jamais venu. Jeune, il avait entrevu Mme de Staël ; il avait vu, dans son séjour à Francfort, nos voyageurs philosophes qui allaient à la recherche d’idées à travers l’Allemagne12 ; il lisait tous les livres imprimés ici, et, dans les tout derniers temps de sa vie, il en lut un de M. Villemain.
Il faut savoir que M. Manuel, dans un certain sens, avait dissipé sa vie et qu’il était
loin d’avoir réalisé tout son mérite. Je ne l’ai jamais entendu dans la chaire sacrée ; il
avait dû y être fort remarquable. « Je compose mes sermons, disait-il, Shakespeare
dans une main et ma Bible dans l’autre. »
Il ne prêchait plus que rarement quand
je l’ai connu ; mais il causait à ravir et d’une manière supérieure. Ç’avait même été son
écueil et son faible. Doué d’ailleurs des talents littéraires les plus éminents, il n’en
avait tiré nul parti, n’avait entrepris aucun ouvrage, avait projeté toujours et s’était
répandu, et véritablement épuisé, comme un Coleridge ou un Diderot chrétien l’eût pu
faire, dans les charmes et les fatigues d’une conversation multiple qu’on lui demandait
sans cesse et à laquelle il ne savait pas résister. Or, en mourant, en redevenant de plus
en plus un chrétien fidèle et contrit à ses dernières heures, en offrant à Dieu le
sacrifice de tout, il eut pourtant un dernier regret, une tentation suprême, et cette
tentation, comme il l’appelait en effet, est d’un ordre trop élevé et trop épuré, d’une
qualité trop subtile, elle fait trop d’honneur et à lui et à notre littérature en
particulier, pour ne pas être connue et racontée, si singulière qu’elle nous puisse
paraître. Un des dignes amis, témoins de ses derniers instants, écrivait à un autre ami
peu de jours après sa mort :
« Je ne sais si vous avez connaissance d’un fait bien remarquable qui a empreint d’un sceau de douleur l’un des derniers jours que Manuel a passés en ce monde. Je lui avais envoyé sur sa demande les deux volumes que M. Villemain a publiés l’année dernière (les volumes contenant le Tableau du XVIIIe siècle) ; il les dévora, et cette lecture fit sur lui un effet extraordinaire. Cette excellente littérature de M. Villemain excita en lui jusqu’à l’exaltation tout ce qu’il avait d’inclination littéraire ; il eut au plus haut degré le sentiment de sa vocation en ce genre ; il eut comme une vision de tout l’avenir qui lui était réservé s’il eût cultivé exclusivement les Lettres ; il lut page à page toute cette histoire de travaux, d’émotions, de succès, d’influence, qui aurait pu être la sienne aussi, et que son dévouement à des devoirs religieux avait tout entière annulée ; il vit à la fois tout ce qu’il avait sacrifié, et fut tenté (car c’est bien ainsi qu’il voyait la chose) d’un amer et indicible regret. Deux nuits entières il lutta, les mains jointes, contre cette vision ; elle disparut enfin et le laissa meurtri, brisé, mais saintement humilié et persuadé qu’il avait choisi la bonne part13. »
Voilà des miracles de la littérature exquise, de celle qui ne brille que par l’étendue et la rapidité des aperçus, la justesse heureuse des touches, les ménagements et le choix des couleurs et du langage. Se renouvelleront-ils dans l’avenir, ces miracles de la littérature polie ? Combien y aura-t-il dorénavant de ces âmes, comme celle de M. Manuel, cultivées, attendries tout exprès et juste à point pour rester à ce degré sensibles aux qualités non voyantes, non perçantes, non fulgurantes, à ce qui effleure et à ce qui n’enfonce pas ?
Mon histoire dite, je recommence à raisonner, ou plutôt mon raisonnement est tout fait : chacun fera de lui-même la réponse. La température morale n’est plus la même ; le climat des esprits est en train de changer. D’où je conclus que, puisqu’il en est ainsi, et que la littérature critique (car il s’agit d’elle surtout) se trouve en présence d’un monde nouveau et d’un public qui n’est plus dans les conditions d’autrefois, qui n’est plus un cercle d’amateurs studieux, vibrant aux impressions les plus fines et les plus fugitives ; puisqu’elle-même serait bien embarrassée à ressaisir cette légèreté et cette grâce fondues dans la magie unique du talent, il y a nécessité pour elle de se renouveler d’ailleurs, de se fortifier par d’autres côtés plus sûrs, de ceindre courageusement ses reins comme pour une suite de marches fermes et laborieuses. Plusieurs écrivains, de ceux qui sont chaque jour sur la brèche, ont donc senti le besoin de varier et d’accroître leurs moyens, de perfectionner leurs instruments et, si j’osais dire, leur outillage, afin de pouvoir lutter avec les autres arts rivaux et pour satisfaire à cette exigence de plus en plus positive des lecteurs qui veulent en tout des résultats. De là l’idée qui est graduellement venue de ne plus s’en tenir exclusivement à ce qu’on appelait la critique du goût, de creuser plus avant qu’on n’avait fait encore dans le sens de la critique historique, et aussi d’y joindre tout ce que pourrait fournir d’éléments ou d’inductions la critique dite naturelle ou physiologique.
Que ce dernier mot n’effraye pas : que l’on n’aille pas crier tout d’abord au matérialisme, comme je l’ai entendu d’un certain côté. Il n’y a pas lieu à une pareille accusation, si la méthode est bien comprise et si elle est employée comme elle doit l’être ; car, quelque soin qu’on mette à pénétrer ou à expliquer le sens des œuvres, leurs origines, leurs racines, à étudier le caractère des talents et à démontrer les liens par où ils se rattachent à leurs parents et à leurs alentours, il y aura toujours une certaine partie inexpliquée, inexplicable, celle en quoi consiste le don individuel du génie ; et bien que ce génie évidemment n’opère point en l’air ni dans le vide, qu’il soit et qu’il doive être dans un rapport exact avec les conditions de tout genre au sein desquelles il se meut et se déploie, on aura toujours une place très-suffisante (et il n’en faut pas une bien grande pour cela) où loger ce principal ressort, ce moteur inconnu, le centre et le foyer de l’inspiration supérieure ou de la volonté, la monade inexprimable.
Cette objection écartée, qu’y a-t-il de plus légitime que de profiter des notions qu’on a sous la main pour sortir définitivement d’une certaine admiration trop textuelle à la fois et trop abstraite, et pour ne pas se contenter même d’une certaine description générale d’un siècle et d’une époque, mais pour serrer de plus près, — d’aussi près que possible, — l’analyse des caractères d’auteurs aussi bien que celle des productions ? Il y a soixante ans qu’en France on a commencé d’entrer dans cette voie par le livre de Mme de Staël sur la Littérature ; on a fait un pas de plus sous la Restauration, depuis 1824 surtout et la création du Globe, qui n’a pas été sans influence sur les belles leçons de M. Villemain dans les années qui ont suivi : aujourd’hui on essaye de faire un pas de plus et, toutes les fois qu’on le peut, d’interroger directement, d’examiner l’individu-talent dans son éducation, dans sa culture, dans sa vie, dans ses origines.
Je citerai, parmi les écrivains qui ont marqué dans cette voie, chacun à sa manière et selon son procédé, M. Michelet, M. Renan, M. Taine, M. Eugène Véron (par des articles récents de la Revue de l’Instruction publique)… ; j’y suis moi-même entré depuis bien des années, et en affichant si peu d’intention systématique que beaucoup de mes lecteurs ou de mes critiques ont supposé que j’allais purement au hasard et selon ma fantaisie. Aujourd’hui nous rencontrons dans cette même direction M. Deschanel, un esprit sincère, autrefois professeur distingué de rhétorique, qui, dans un livre ingénieux, plein de faits et de remarques, vient réclamer cette transformation de l’ancienne rhétorique en histoire et en observation naturelle. Avant d’en parler et de revenir sur la question soulevée, je dirai cependant quelques mots de M. Deschanel et de ses précédents écrits.
II.
M. Deschanel a quarante-cinq ans. Parisien, élève de
Louis-le-Grand, puis de l’École normale, il rentra dans ces deux maisons presque
aussitôt comme professeur : — professeur de rhétorique dans l’une, maître de conférences
dans l’autre. Il n’avait guère que vingt-cinq ou vingt-six ans et paraissait aussi jeune
que ses élèves. Un jour, après une distribution de prix du Concours général, dînant chez
le ministre de l’Instruction publique, il se trouva placé à côté de M. Rossi, qui le
prit pour un des lauréats et qui, voulant lui faire une politesse lui dit ;
« N’est-ce pas vous, Monsieur, qui avez remporté aujourd’hui le prix
d’honneur ? »
— « Non, Monsieur, répondit en souriant le professeur
imberbe, c’est un de mes élèves qui l’a remporté, et moi je dois avoir l’honneur de
parler demain après vous à la distribution des prix du collège Charlemagne. »
(Avant de revenir à Louis-le-Grand, il avait passé en effet une année à faire la
rhétorique à Charlemagne.) — Comme maître de conférences à l’École normale, M. Deschanel
suppléait en partie M. Havet pour l’histoire de la Littérature grecque ; M. Havet, un
des maîtres accomplis, un des esprits les plus nets et les plus fermes de ce temps, a eu
et a gardé sur lui une grande influence. Jeune, ardent, en ces saisons ferventes de 1845
à 1850, dans cette serre chaude de l’École normale où il avait pour directeurs
M. Dubois, de l’ancien Globe, et M. Vacherot, et des collègues tels que
MM. Havet, Saisset, etc., M. Deschanel, tout en enseignant, se développait lui-même avec
impétuosité et vigueur ; il ne se contenait pas au-dedans et se répandait au-dehors. Il
écrivait dès ce temps-là dans la Revue indépendante, dans la Revue
des Deux Mondes, le National, la Liberté de penser… Vers, prose, littérature,
philosophie, il s’essayait en tous sens, et plus d’un de ses collègues de la vieille
roche s’effrayait des nouveautés d’aperçus ou de sujets qu’il introduisait dans
l’enseignement normal. M. Gibon, ce fort et dur latiniste, en frémissait, me dit-on, de
colère et d’effroi. M. Dubois, averti, était plus indulgent au jeune maître et sentait
que, dans le métal nouveau qu’on forgeait, il fallait combiner et mélanger les
éléments.
Cependant des événements imprévus, des orages étaient venus modifier profondément le régime général de la société, et deux courants d’idées s’entre-choquèrent. M. Deschanel était trop lancé pour ne pas être atteint. Un article inséré par lui dans la Liberté de penser compromit et perdit du coup sa situation universitaire. S’il n’avait pas observé lui-même toutes les précautions et les convenances, observa-t-on à son égard toutes les formes et les procédés qui garantissent ? Quelque imprudence, et témérité de plume méritait-elle ce brusque et absolu brisement de toute une carrière ? L’Éclectisme, dans la personne de son chef, fut pour beaucoup dans cet acte de rigueur extrême ; il y mit du zèle. Mais je passe outre, n’ayant point ici à discuter ni à juger.
Nous retrouvons M. Deschanel en Belgique, laborieux, courageux, faisant des cours publics, des conférences, et publiant de petits livres fort agréables et fort lus. Je le louerai sans réserve sur un point : blessé et frappé dans le combat, il s’en est relevé sans rancune apparente, sans amertume. Je conçois les colères des vaincus, je les excuse et je les respecte et je sais tel collègue de M. Deschanel, et un homme de beaucoup de mérite, qui, dans une situation plus ou moins analogue à la sienne, est resté sombre, triste dans sa critique, amer aux personnes, souvent injuste et sujet aux préventions, appliqué à éviter certains noms et à en chercher d’autres, affecté d’une sorte de préoccupation constante en écrivant. Je ne m’en étonne pas14, mais je n’en apprécie que mieux l’humeur ouverte et plus sereine, l’inaltérable bienveillance, le travail littéraire tout désintéressé, et presque riant dans ses choix, du jeune réfugié de 1852. M. Deschanel inaugura à Bruxelles et poursuivit dans les principales villes de la Belgique de libres conférences où les femmes étaient admises, et dans lesquelles il traitait des sujets de littérature sérieuse ou aimable. De professeur universitaire devenu professeur libre, il s’est trouvé avoir un talent et un goût tout particuliers pour ce genre d’enseignement rapide et de propagande. Autrefois, du temps de l’Empire romain, il y avait des rhéteurs ou sophistes qui couraient les provinces et les villes, et dont quelques-uns, par leurs tours de force et leur dextérité de parole, obtenaient de prodigieux succès. M. Deschanel n’est pas un sophiste, c’est un missionnaire littéraire, άπόστολος. Il ne dit que ce qu’il croit vrai et ce qu’il pense. Sans doute, à ce métier de prêcheur un peu nomade, il faut quelque condescendance parfois, quelque concession au goût du jour et à Celui des lieux où l’on passe ; mais ce n’est point pourtant le cas des sophistes de l’Empire romain qui, eux, traitaient de purs thèmes de rhétorique et faisaient des déclamations, soutenant au besoin le pour et le contre, prêts à plaider, par exemple, devant les Troyens, et pour leur complaire, que l’antique Ilion n’avait jamais été prise par les Grecs, sauf à plaider la thèse contraire devant les Argiens. Ici la nourriture est solide et saine. Ce sont de bonnes et utiles notices qu’on distribue ; on peut chercher dans les divers volumes publiés par M. Deschanel et y lire un très bon chapitre sur Molière, une suite de chapitres sur Christophe Colomb, une belle page sur Voltaire. Voilà ce qu’il prêche, ce qu’il distribue à ses auditeurs, des fragments d’histoire, des biographies de grands hommes. Il a une méthode à lui, une habitude de citations et de textes dont il ne se sépare jamais. C’est un excellent vulgarisateur, sans prétention, et qui se plaît à parler moins en son nom qu’avec l’esprit et les paroles des autres. Ses livres peuvent donner idée de son enseignement. Il a des débuts heureux, de jolis lieux communs, des amas, comme on disait autrefois, des enfilades de citations qui, bien choisies, font comme un chapelet qu’on égrène. On sent le professeur de rhétorique qui a eu de bons cahiers et qui, même émancipé et licencié, s’en sert agréablement. Il aime les voyages ; il en a l’entrain et comme l’essor. Tous les ans, au mois de mai, il part avec le printemps et s’en va conférer en Belgique et jusqu’en Hollande. Puis, l’hiver, il continue ici, et durant six mois, du 15 novembre au 15 mai, il défraye les cours de la rue de la Paix. Voilà quatre ans (la cinquième année va commencer) qu’il y parle à poste fixe tous les mercredis durant la saison. On peut dire que, plus que personne, il a porté le poids de cet établissement libre et l’a soutenu de tout son effort.
Des divers ouvrages que M. Deschanel a publiés pendant son séjour en Belgique, ce qui est resté très-amusant à parcourir, c’est cette suite de jolies anthologies dans la collection Hetzel : les Courtisanes grecques ; — l’Histoire de la Conversation ; — le Bien qu’on a dit des Femmes ; — le Mal qu’on a dit des Femmes ; — le Bien qu’on a dit de l’Amour ; — le Mal qu’on a dit de l’Amour ; — le Bien et le Mal qu’on a dits des Enfants. Tous ces petits livres sont fort gentiment faits. L’ancien professeur de littérature grecque a trouvé, à tout moment, l’occasion d’utiliser et de monnayer la connaissance exacte qu’il a de l’Antiquité. On peut remarquer, comme un fait moral assez naturel et digne de la race d’Adam, que le Mal qu’on a dit des Femmes a eu jusqu’à six éditions à 3,000 exemplaires, tandis que le Bien qu’on a dit d’elles n’en a eu que quatre à grand-peine. Un bon juge me signale comme une suite de pages charmantes le début du Bien et du Mal qu’on a dits des Enfants. En voici quelques passages, quelques versets ou couplets, c’est bien le mot ; l’auteur, tout récemment alors époux et père, y chantait ses délices nouvelles et ses joies :
« Si vous n’avez pas d’enfants, ayez-en d’abord ; ensuite vous lirez la première partie de ce livre.Si vous avez un enfant, ne la lisez que quand il dormira.Tant qu’il sera éveillé et près de vous, regardez-le. Ses yeux vous en diront plus que ces pages, dans lesquelles cependant j’ai recueilli pour vous la fleur de l'âme des plus doux génies.Le visage de votre enfant ! spectacle d’un intérêt inépuisable !… Vos yeux ne peuvent se détacher des siens. Le charme, loin de diminuer, va toujours croissant. Chaque jour développe en lui de nouvelles grâces.Aussi chaque jour, désormais, et chaque semaine, et chaque mois, et chaque année, sont-ils les bienvenus.On compte le temps d’une autre manière qu’auparavant. Toutes ces heures et toutes ces années, vous ne voyez plus qu’elles vous font vieillir, vous voyez qu’elles le font grandir.D’ailleurs, vous ne vieillissez plus ; au contraire, vous rajeunissez. L’enfant vous ôte les années qu’il prend.Toutes les tristesses de votre cœur se dissipent à ses regards, comme les neiges au soleil. Votre âme se fond à son sourire.Ses yeux, brillants de gaieté, — la gaieté de vivre, — éclairent autour de vous toutes choses, même une chambre d’exil.Lorsque l'enfant rit, le ciel rit : tout est sérénité, lumière, joie. On devient calme, on devient fort, on devient bon, on devient inébranlable dans la justice, on devient plein de bienveillance et d’amour.
Le regard de l’enfant guérit toutes vos plaies.Les petites mains de l’enfant soulèvent le poids sous lequel votre cœur était accablé. Elles l’emportent, sans le savoir, en se jouant. Une seule de leurs mignonnes caresses apaise la sourde blessure.Lorsque vous portez votre enfant, — doux fardeau qui vous rend léger ! — il met ses petits bras autour de vous ; c’est lui qui vous porte.Il vous enlève dans les espaces bleus de l’espérance, au-dessus des nuages, au-dessus des douleurs.Enfant ! source de consolation, de joie, de vie ! On lui donne la naissance, et il vous la rend ; car il fait renaître votre âme de ses cendres, de ses débris…Il la ranime, il la recrée, il la transporte… Avec ses petits cris d’oiseau joyeux, il semble lui donner des ailes.Profond mystère, féconde joie, réciprocité de la vie : le fils régénère le père et la mère, il les crée à son tour !
Les autres bonheurs passent vite ; les moins fugitifs s’usent avec le temps et se déflorent par l’habitude. Celui-là seul se développe sans cesse et fleurit toujours.Dès le matin, l’enfant s’éveille, comme l’oiseau, sitôt que le jour luit. Lorsqu’on vous l’apporte sur votre lit, c’est la joie qu’on vous apporte.Lui, coquettement, se laisse adorer : il reçoit toutes les caresses et en rend très peu. Cela lui est dû, il le sait. Qu’avez-vous à regretter là ? Vous fûtes adoré ainsi, et vous fîtes de même. Chacun à son tour.
Lorsque l’enfant s’est endormi au sein et se réveille ivre de lait, lorsqu’il ouvre les yeux en souriant, tiède et moite dans le coin du bras qui lui sert de nid, rose de la chaleur maternelle, et rose surtout d’une joue, de la joue qui touchait le sein, comme la pêche du côté du soleil, ah ! dites, vous qui l’avez vu, quelle est la pêche, quelle est la rose, quel est le fruit, quelle est la fleur qui ne lui cède pas en beauté ?
Dire qu’il existe sous le ciel des gens qui s’adonnent avec passion à l’horticulture, qui aiment les fleurs jusqu’à la manie, et qui n’aiment point les enfants ! — les enfants, ces fleurs douées d’intelligence, ces fleurs dont le parfum s’appelle amour !
L’enfant est notre seconde innocence, notre vita nuova ! »
Il faut, même quand on est célibataire, opposer ces images riantes comme contrepartie aux Enfants terribles. La vérité est sans doute entre les deux : ni anges ni démons. Mais M. Deschanel, en célébrant, selon le goût du siècle, qui en cela va un peu loin, l’amour et l’adoration des parents pour les enfants, insiste avec raison sur une idée des plus vraies : c’est une bonne habitude morale d’avoir près de soi quelqu’un qu’on aime mieux que soi.
L’auteur ou compilateur de ce joli petit livre ne saurait être un matérialiste bien dangereux : aussi ne l’est-il pas.
III.
Dans son livre de la méthode physiologique ou naturelle appliquée à la critique littéraire, M. Deschanel prétend simplement que dans toute œuvre d’écrivain, dans toute production un peu considérable, il y a lieu d’étudier et de noter les influences du sang, de la parenté, de la famille, de la race, du sol, du climat. Dans cet énoncé général, la proposition paraît si simple qu’on se demande peut-être ce qu’elle a de nouveau. Il y a longtemps qu’on a remarqué que Montaigne et Montesquieu sont Gascons, et que La Fontaine est Champenois. Ce qui est nouveau, c’est lorsqu’on le peut, et autant qu’on le peut, de démêler attentivement ces diverses influences, d’en relever la trace ou d’en suivre les reflets à travers les œuvres, et d’y joindre toutes les indications puisées dans la vie, dans la destinée, dans le caractère, l’humeur, la complexion et le tempérament de l’écrivain. De même que La Bruyère a peint des caractères moraux qui font type, on arriverait ainsi à tracer quantité de portraits-caractères des grands écrivains, à reconnaître leur diversité, leur parenté, leurs signes éminemment distinctifs, à former des groupes, à répandre enfin dans cette infinie variété de la biographie littéraire quelque chose de la vue lumineuse et de l’ordre qui préside à la distribution des familles naturelles en botanique et en zoographie. Le livre de M. Deschanel aidera à cette œuvre dont l’idée est toute moderne ; il s’est plu à rassembler dans son volume les exemples les plus saillants à l’appui de sa thèse, en même temps que les témoignages et les textes qui la favorisent. Il a peut-être, dans ses citations, sacrifié un peu à l’agrément et à la variété ; et je dirais que la précision y perd, si l’on était dans un livre de science pure. Mais c’est de littérature après tout qu’il s’agit, et M. Deschanel a voulu exciter et agiter des idées plus encore que tirer des conclusions rigoureuses.
Il a rencontré des contradictions de deux sortes. On lui a opposé, d’une part, qu’il disait des choses trop évidentes et qui étaient tout accordées, et de l’autre, qu’il en demandait d’impossibles, en croyant pouvoir saisir et dérober le secret du génie, et en voulant suppléer au sens indéfinissable du goût. Je suis à table, je goûte d’un mets, je goûte un fruit : faut-il donc tant de façons pour dire : Cela est bon, cela est mauvais ? Et l’on a cité des exemples sensibles et les mieux choisis prouvant l’inutilité de tant de recherches pour jouir et pour goûter.
À cela je réponds, car la thèse de M. Deschanel est en grande partie la mienne : prétendre qu’un lecteur ne doit être, à l’égard des livres anciens ou nouveaux, que comme le convive pour le fruit qu’on lui offre et qu’il trouve bon ou mauvais, qu’il savoure ou qu’il rejette sans en connaître la nature ni la provenance, c’est trop nous traiter en gens paresseux et délicats. Sans être précisément le jardinier en même temps que le convive, il est bon d’avoir, au sujet du fruit qu’on goûte, le plus de notions possible, surtout si l’on a charge bientôt soi-même de le servir et de le présenter aux autres. En. un mot, le goût seul ne suffit plus désormais, et il est bon qu’il y ait la connaissance et l’intelligence des choses.
J’accepte les exemples qu’on m’offre : Paul et Virginie, Manon Lescaut, l’Imitation. Est-ce que vous croyez que la connaissance de la vie, des voyages, des romans en Pologne, des chimères et des rêves de Bernardin de Saint-Pierre, est inutile à l’intelligence complète de son pur chef-d’œuvre, et à son explication satisfaisante sur tous les points ? Je ne le savoure pas moins, je ne l’en savoure que mieux, quand je me rends compte de sa composition à jamais heureuse. J’ai vu l’abeille au travail ; son miel ne m’en est pas moins doux, et il m’en paraît plus savant. — Est-ce que la vie errante, entraînée, fragile, nécessiteuse, besogneuse, peu digne et cependant toujours pardonnée, de l’abbé Prévost, ne me dispose pas à mieux sentir son passionné chef-d’œuvre et à l’absoudre même, si quelque scrupule me venait par endroits en le lisant ? — Quant à l’Imitation, je l’ai beaucoup lue et goûtée, mais il ne nuirait nullement à mon amour pour cet admirable petit livre de savoir quand, comment il est né, dans quelle cellule, sous quelle lampe du soir ou quelle étoile du malin. Il renferme des obscurités, des énigmes pour moi dans plusieurs de ses parties, et ce n’est qu’à celles où le cœur suffit pour tout entendre que je m’adresse et que je reviens sans cesse.
Mais il y a autre chose que ces charmants petits livres et que ces élixirs de perfection. Je nie que pour les grandes œuvres du passé, Homère, Dante, Shakespeare, je nie absolument qu’on les puisse bien comprendre, et par conséquent bien goûter, sans des études fort longues et où la méthode a sa grande part. Voyez, rappelez-vous ce qui est arrivé. Les faits parlent, et l’histoire littéraire est là. À mesure qu’on s’est éloigné d’Homère, on l’a pris tout à faux ; on a vu chez lui un auteur, un homme qui a composé un poème d’après un plan régulier, et là-dessus on s’est mis à raisonner, à inventer des beautés qui n’en sont pas, des explications subtiles dont on a fait des lois. Sans doute les très belles et touchantes parties, les endroits pathétiques et pleins de larmes, les adieux d’Hector et d’Andromaque, les douleurs de Priam, étaient sentis ; mais tout ce qui tenait aux mœurs, à la sauvagerie d’alors, à la naïveté et à la crudité des passions et du langage, échappait ou s’éludait grâce aux commentateurs ou traducteurs, et se défigurait vraiment à travers l’admiration des Eustathe et des Dacier.
Pour Dante, c’est plus voisin de nous et plus frappant encore ; il a fallu le déchiffrer, l’épeler livre à livre ; on s’en tenait d’abord à l’Enfer. Ce n’est que lorsqu’on a pénétré le Moyen-Age, sa philosophie, sa théologie, sa dialectique, son idéal amoureux ; ce n’est que lorsqu’on a aussi connu à fond la vie politique et poétique de Dante, qu’on a marché d’un pas plus sûr à travers les cercles et tout le labyrinthe du mystérieux poème, et qu’on a conquis, pour ainsi dire, l’admiration. Les Fauriel, les Ozanam et tant d’antres vaillants pionniers y ont sué sang et eau sous nos yeux et ont dû y mettre la hache et la cognée pour nous frayer la route jusqu’à ce divin Paradis. — Et Shakespeare donc, est-ce qu’il n’en a pas été ainsi, et par combien de phases ou de degrés n’a-t-on pas eu à passer à son égard ? Est-ce que cela a nui à la pleine intelligence de son génie, de mieux connaître toute la littérature et le théâtre de son temps, ce mélange de subtilités et de violences, et de pouvoir le comparer avec les autres auteurs de cette forte couvée dramatique dont il est l’aigle et le roi ? Si je parlais à des Anglais je dirais : Est-ce que, pour le sentiment et la dégustation parfaite de Shakespeare, Charles Lamb n’est pas en progrès sur Pope — Eh ! encore une fois, sans doute, il est certaines beautés naturelles, simples, éternelles, de ces grands peintres du cœur humain, qui ont été senties de tout temps ; mais, dans les intervalles et pour l’ensemble de l’œuvre, que de restrictions, que de méprises, que de blâmes ou d’admirations à côté, avant que la critique historique fût venue pour éclairer les époques, les mœurs, le procédé de composition et de formation, tout le fond et les alentours de la société au sein de laquelle se produisirent ces grands monuments littéraires !
Vous me direz, et je le sais, je l’accorderai aussi, qu’on a abusé bientôt, qu’on a exagéré et outré, qu’on a raffiné dans un autre sens. La critique littéraire ne saurait devenir une science toute positive ; elle restera un art, et un art très délicat dans la main de ceux qui sauront s’en servir ; mais cet art profitera et a déjà profité de toutes les inductions de la science et de toutes les acquisitions de l’histoire.
Oh ! qu’on voit bien, dirai-je à mon tour au spirituel Horace de Lagardie — car c’est bien un peu à lui que je pense en ce moment15, — qu’on voit bien, en vous lisant, Monsieur, que vous êtes une femme d’esprit, mais aussi que vous n’êtes des nôtres que par le piquant, la vivacité et le tour, par bien des qualités qu’on vous envie, et que vous n’en avez pas été de tout temps ! vous n’avez pas assisté à nos tâtonnements et à nos luttes ; vous n’avez pas vu, pour ne parler que d’une branche, les progrès de la notice littéraire, son enfance, ses essais timides, son bégaiement, sa lente croissance. Il fut un temps où la Notice de Suard sur La Rochefoucauld était le chef-d’œuvre et le nec ultra du genre. Je n’en médis pas et ne déprécie rien, mais on a bien fait de ne pas se tenir à ce goût-là si vite contenté, si promptement dégoûté.
Je maintiens donc, avec quelques-uns de mes confrères d’aujourd’hui, qu’il y a de certaines règles pour faire le siège d’un écrivain et de tout personnage célèbre ; s’il est mieux de les dissimuler et d’en dérober aux yeux l’appareil, il est bon toujours et essentiel de les suivre, Nous avons vu, dans la personne de M. Villemain, le goût même à l’œuvre sur Cromwell, sur Milton. A-t-il tout dit, a-t-il pénétré jusqu’aux entrailles ? Le goût seul ne dispense pas des méthodes armées et précises. Et pourtant je sens la force ou plutôt l’agrément des raisons qu’on m’oppose ; je le sens si bien, que je suis tenté parfois de m’y associer et de pousser aussi mon léger soupir ; tout en marchant vers l’avenir, je suis tout prêt cependant, pour peu que j’y songe, à faire, moi aussi, ma dernière complainte au passé en m’écriant :
Où est-il le temps où, quand on lisait un livre, eût-on été soi-même un auteur et un homme du métier, on n’y mettait pas tant de raisonnements et de façons ; où l’impression de la lecture venait doucement vous prendre et vous saisir, comme au spectacle la pièce qu’on joue prend et intéresse l’amateur commodément assis dans sa stalle ; où on lisait Anciens et Modernes couché sur son lit de repos comme Horace pendant la canicule, ou étendu sur son sofa comme Gray, en se disant qu’on avait mieux que les joies du Paradis ou de l’Olympe ; le temps où l’on se promenait à l’ombre en lisant, comme ce respectable Hollandais qui ne concevait pas, disait-il, de plus grand bonheur ici-bas à l’âge de cinquante ans que de marcher lentement dans une belle campagne, un livre à la main, et en le fermant quelquefois, sans passion, sans désir, tout à la réflexion de la pensée ; le temps où, comme le Liseur de Meissonier, dans sa chambre solitaire, une après-midi de dimanche, près de la fenêtre ouverte qu’encadre le chèvrefeuille, on lisait un livre unique et chéri ? Heureux âge, où est-il ? et que rien n’y ressemble moins que d’être toujours sur les épines comme aujourd’hui en lisant, que de prendre garde à chaque pas, de se questionner sans cesse, de se demander si c’est le bon texte, s’il n’y a pas altération, si l’auteur qu’on goûte n’a pas pris cela ailleurs, s’il a copié la réalité ou s’il a inventé, s’il est bien original et comment, s’il a été fidèle à sa nature, à sa race… et mille autres questions qui gâtent le plaisir, engendrent le doute, vous font gratter votre front, vous obligent à monter à votre bibliothèque, à grimper aux plus hauts rayons, à remuer tous vos livres, à consulter, à compulser, à redevenir un travailleur et un ouvrier enfin, au lieu d’un voluptueux et d’un délicat qui respirait l’esprit des choses et n’en prenait que ce qu’il en faut pour s’y délecter et s’y complaire ! Épicurisme du goût, à jamais perdu, je le crains, interdit désormais du moins à tout critique, religion dernière de ceux même qui n’avaient plus que celle-là, dernier honneur et dernière vertu des Hamilton et des Pétrone, comme je te comprends, comme je te regrette, même en te combattant, même en t’abjurant16 !