Catinat (suite et fin.)
I. Fin de la guerre du Piémont. — Lenteurs. — L’Homme expliqué par Tessé.
« Dans cette guerre je ne puis avoir que des joies bien courtes »
,
écrivait Catinat à son frère trois semaines après La Marsaille. La victoire en effet, si
complète qu’elle fût, n’eut au point de vue stratégique aucun grand résultat ; on ne put
ni rien entreprendre sur Turin, ni faire le siège de Coni, malgré le désir et l’ordre
exprès de Louis XIV, ni même prendre ses quartiers d’hiver dans le Piémont. Il ne semble
pas qu’on doive en faire aucun reproche à Catinat : il exposa et fit goûter toutes ses
raisons à Chamlay, qui vint sur les lieux pour en juger par lui-même. Il paraît bien que
le manque de munitions, de vivres, de mulets, était porté sur cette frontière à un degré
qu’on a peine à se figurer. Un général comme Catinat qui veut qu’il y ait discipline
dans ses troupes, qu’on ne pille pas l’habitant, qu’on ne mange pas le pays ennemi, et
qui a de ces perpétuels scrupules de probité et d’humanité, est toujours dans l’embarras
des subsistances et devient naturellement l’homme des objections. Ses vertus mêmes
bridaient son talent. Catinat, qui rappelle Saint-Cyr, était le contraire de ces grands
maréchaux de guerre, comme on en a vu, que rien n’arrête ni n’embarrasse, mais qui sont
le fléau des populations. Il écrivait au roi, en lui adressant un mémoire sur les
besoins de son armée (8 décembre 1693) :
« Je connais parfaitement, Sire, la conséquence des dépenses ; mais il vaudrait mieux qu’elles fussent diminuées sur le nombre des troupes et que celles que l’on a fussent servies de leurs besoins essentiels et nécessaires… J’importune Sa Majesté dans ce mémoire de grands et petits détails, parce qu’il n’y en a aucun d’indifférent sur cette frontière, où les choses les plus nécessaires manquent tout d’un coup, pour lesquelles on n’a presque pas d’attention ailleurs. L’on commence à penser les grandes choses à la guerre, mais pour les secrets de l’exécution, il faut en revenir à de grands détails, même à des choses qui mériteraient presque être traitées de minuties… »
La fin de l’année 1693 avait été signalée en France par une crise d’argent, une disette
et une misère extrêmes. Tessé écrivait à Barbezieux, à la fin de janvier 1694 :
« L’important, c’est de cacher sur cette frontière l’indigence d’argent ; il y
a six mois que nous vivons d’emprunt. »
Cet état de pénurie se prolongea ; au
mois de mai suivant il y avait tout à craindre du manque de payement des troupes ; dans
une apostille de lettre au ministre. Tessé se risquait à glisser ces mots
significatifs :
« Il n’y a aucun bon serviteur du roi qui ne doive tout craindre du non-payement des troupes assemblées, et c’est tromper Sa Majesté que de ne lui pas faire connaître à quelle extrémité ce désordre peut aller, et nous y sommes actuellement. »
Catinat, témoin de cette misère et de ce dénuement dont son armée et lui étaient victimes, s’abstenait délicatement d’insister auprès de M. de Pontchartrain pour le payement d’une gratification qui lui avait été accordée. Il souffrait et l’on souffrait autour de lui d’être hors d’état de rien entreprendre et de ne pouvoir renouveler la leçon de La Marsaille :
« Au nom de Dieu, écrivait Tessé le 30 juin 1694. que le roi se détermine à prendre la vaisselle d’argent de cent hommes qui la lui enverront de bon cœur, et ayons une fok dans la vie de quoi donner les étrivières à tous ces gens-là. Je vous avoue que je ne me consolerai jamais de voir tout ce que je vois, faute de crédit. »
Voilà ce qu’il ne faut jamais oublier quand on juge Catinat sur ces dernières campagnes de Piémont en 1694, 1695. Ajoutons que si, au point de vue militaire et immédiat, la victoire de La Marsaille ne parut guère rien changer à l’état général des affaires, l’effet moral fut produit. Cette bataille perdue, le duc de Savoie avait reçu sa leçon, et la paix était virtuellement conquise ; mais il fallut bien des façons encore et des manèges qui durèrent plus de deux ans. Cependant on peut dire que cette victoire fut capitale en ce qu’elle substitua dans l’esprit du duc de Savoie l’idée de paix à l’idée de guerre, et que la paix avec lui amena le démembrement de la ligue et, par suite, la pacification générale de Ryswick.
Il n’est pas moins vrai que Catinat, aux prises avec les difficultés de chaque jour, et sentant aussi les négociations engagées, se retrancha beaucoup plus que Louis XIV n’aurait voulu dans la défensive. Louis XIV n’eût pas été fâché qu’il infligeât ou parût prêt à infliger une troisième et dernière correction aux artifices et fourberies du duc ; cela eût donné le coup de pouce à ses lenteurs toutes calculées. Il n’en fut rien. Mais l’histoire de ce qui se passa en Piémont depuis la fin de l’année 1693 jusqu’à la signature du traité, dans l’été de 1696, appartient moins encore à la biographie de Catinat qu’à celle de Tessé : c’est sur ce dernier que le principal de l’affaire semble rouler désormais, et la diplomatie prime la guerre. Autant les lettres de Tessé racontant ses visites clandestines à Turin, ses conversations avec le duc et avec son ministre, sont gaies, vives, amusantes, cachant le sérieux sous le badin85, autant la correspondance de Catinat qui prêche misère, qui ne parle que vivres, rations, farines, mulets, caissons et charrettes, est sèche, ingrate, toute spéciale et monotone. Louis XIV, malgré son amitié pour Catinat, avait fini par être un peu ennuyé de cette disposition rétive, raisonneuse, de cette résistance continuelle ; et un jour Barbezieux, écrivant au maréchal, crut devoir lui en toucher un mot (22 décembre 1694) :
« Par toutes les lettres que le roi reçoit de vous, il lui paraît que vous faites beaucoup de difficultés sur l’entrée de l’armée de Sa Majesté en Italie, et elle estime par tout ce que vous lui mettez devant les yeux sur cela, que votre goût n’est point de faire une guerre offensive. Rien n’est cependant plus du sien, et Sa Majesté est persuadée qu’il convient tout à fait à son service, de faire entrer son armée en Piémont la campagne prochaine… Vous devez avoir reçu une lettre de Sa Majesté par laquelle elle vous marque que, voulant absolument que son armée entre en Piémont la campagne prochaine, elle ne vous rendra en aucune façon responsable des événements de la campagne, et c’est ce qu’elle m’a encore ordonné de vous confirmer… Comme je crois que vous voulez bien me compter au nombre de vos amis, j’ai cru ne pouvoir vous donner une plus grande marque que j’en suis que de vous avertir pour vous seul, s’il vous plaît, que Sa Majesté est persuadée que, si votre goût n’était point aheurté à une guerre défensive, il ne se trouverait peut-être pas tant de difficultés à en faire une offensive cette année : ainsi, quoique je ne sois pas capable de vous donner des conseils, cependant je crois devoir vous donner celui de renouveler de soins et d’attentions pour essayer de rendre facile, par l’avancement de la voiture (du voiturage) des farines, une chose que le roi désire aussi ardemment. »
Catinat répondait en remerciant Barbezieux de cet avis amical, et il protestait que la défensive n’était point chez lui un parti pris et que son goût n’était point aheurté à ce genre de guerre ; qu’elle lui tenait, au contraire, l’esprit dans une continuelle inquiétude dont il aimerait mieux se décharger en agissant ; il ajoutait :
« Le roi me demande des mémoires sur les dispositions de l’offensive : je ne puis que me donner l’honneur de les lui envoyer aussi détaillés qu’il m’est possible avec les difficultés qui se rencontrent dans leur exécution, afin qu’il lui plaise de donner ses ordres pour les surmonter. »
Louis XIV se rendait en dernier ressort aux raisons et démonstrations de Catinat ; mais il se formait de lui peu à peu une idée qui n’était plus aussi avantageuse qu’auparavant, ni aussi brillante. Il avait touché, en quelque sorte, les bornes de son mérite.
Vers l’automne de 1695, le roi voyant que le duc de Savoie le lanternait toujours et qu’or, ne concluait pas, voulut décidément être en mesure d’agir la campagne suivante ; et Tessé, qu’il fit interroger sur cet article et sur le point précis où gisait la difficulté, répondait avec sa finesse habituelle, et à la fois avec tout le respect qu’il devait et qu’il portait en effet à Catinat ; — c’est un dernier jour ouvert, et selon moi définitif, sur l’esprit et le moral du très brave, mais très prudent maréchal :
« Je vais parler franchement, écrivait donc Tessé (16 septembre 1695), puisque le roi l’ordonne. Le tempérament des hommes est quasi ineffaçable : celui de M. le maréchal de Catinat, fier l’épée à la main, est pétri de précaution et de tous les talents qui tendent à l’épargne. Il aime le roi et l’État ; il sent que l’un et l’autre sont chargés d’une guerre qui ne peut se soutenir partout avec supériorité. Celle de Flandre est à la vue du roi, celle d’Allemagne est de même ; l’une et l’autre intéressent sa gloire particulière, de sorte que nous regardons ici que nos besoins ne peuvent être regardés que comme les troisièmes ; car, à l’égard de la Catalogne, j’espère que cette guerre va reprendre son train de défensive… Je dis donc que ne nous regardant ici qu’après les besoins de Flandre et d’Allemagne, M. le maréchal de Catinat est prévenu que soit en qualité de troupes, soit en nombre, le roi ne nous fournira que les troisièmes. Or, nous avons affaire ici à tout ce que l’Empereur a de meilleures et de plus vieilles troupes. Ce que je dis pour la nature des troupes, je le dis pour l’argent, pour les vivres, pour les voitures, et pour tout ce qui regarde la dépense : on ne peut pas ôter de la tète de M. le maréchal de Catinat que le roi et l’État ne seront pas en état de la fournir, de sorte que l’amas de toutes ces difficultés le prévient qu’il n’y a rien de bon dans la suite de cette guerre-ci que de l’entretenir sur le pied de l’épargne, d’où dérive la défensive. M. le maréchal de Catinat craint toujours qu’il ne se trouve en nécessité de marchander, pour ainsi dire, avec le roi, sur le plus ou sur le moins, et que ne voulant pas décider avec Sa Majesté en lui disant : Il me faut tant de bataillons et tant d’escadrons, Sa Majesté ne décide de son côté et ne retranche despotiquement. Je vous avoue que tout cela ne tente pas un général à hasarder l’honneur des armes du roi, et que, pour peu que l’on soit naturellement précautionné, les réflexions et difficultés viennent en foule. »
Catinat n’avait plus Louvois ; il se méfiait de Versailles ; il commençait, à tout ce
qu’on proposait d’un peu hardi, par se mettre en garde et par faire toutes les
difficultés « que la prévoyance et la pratique de l’algèbre lui pouvaient fournir. »
Après cela, il était autant et plus que personne en état, comme disait Tessé, de
« faire le possible »
; car il n’était pas de la race de ceux qui font
l’impossible. Telle est l’idée juste et nullement malveillante que donne de lui Tessé,
qui n’est pas un jaloux ni un rival de guerre.
À la fin, pressé par tous les bouts, après avoir bien marchandé et chicané, le duc de Savoie capitula ; il remercia ses alliés espagnols et allemands, leur fit des adieux un peu ironiques en leur souhaitant de bons quartiers d’hiver, mais hors d’Italie, et se tourna du côté de la France. Catinat put écrire au roi, le 22 juillet 1696 :
« L’échange des otages va se faire aujourd’hui… C’est une grande affaire que d’avoir l’épine de cette guerre ici hors du pied, et je suis persuadé que ceux qui en parleront autrement et qui en contrôleront les conditions, c’est qu’ils ne la connaissent pas. »
Il y a peu de militaires qui, pour tout chant de triomphe, à la fin d’une guerre où ils
ont acquis de la gloire, se félicitent et félicitent leur pays d’avoir « une
épine hors du pied »
. C’est çe qu’on appelle du bon sens.
II. Seconde guerre d’Italie. — Disgraces. — Grandeur d’âme. — Campagne d’Alsace.
Le duc de Savoie avait fait son arrangement ; la ligue était fort malade, mais la paix générale n’était pas conclue encore. Louis XIV jugea à propos de ne pas laisser Catinat inutile, et, au retour d’Italie, il lui donna le commandement d’une armée sur la Lys. Catinat fit le siège d’Ath, qu’il prit le 5 juin 1697 ; la défense en avait été médiocre. Puis on signa la paix, et Catinat ne reparaît sur la scène qu’au commencement de la guerre de la Succession, en 1701. Ce qu’il fit dans ces trois années de repos ? on aimerait à le savoir ; les ombrages seuls de Saint-Gratien pourraient nous le dire.
Le roi le chargea de nouveau, en 1701, du commandement de l’armée d’Italie, pour lequel
il était naturellement désigné par sa connaissance du pays et par ses succès dans la
guerre précédente. Ce commandement devait être compliqué : il s’agissait pour Catinat de
se concerter avec le prince de Vaudemont, général pour le roi d’Espagne notre allié, et
de plus d’être ainsi que lui sous les ordres du duc de Savoie notre allié également,
lorsque ce prince serait arrivé à l’année. Louis XIV, en annonçant au prince de
Vaudemont la nomination de Catinat, disait de lui : « C’est un homme sage que son
expérience et son mérite ont élevé à la place où il est, et dont vous aurez autant de
sujet d’être content que vous l’avez été jusqu’à présent du comte de Tessé. ».
L’adversaire était le prince Eugène, généralisme des troupes de l’Empereur, que sa
campagne contre les Turcs venait de rendre célèbre et qui marchait à pas rapides dans la
grande carrière. Inaugurant dès le début une guerre nouvelle, Eugène entra en Italie par
Trente, passa l’Adige à Carpi, pénétra dans le Bressan, déjoua partout Catinat et le
rejeta derrière l’Oglio. Ce fut l’affaire de deux mois.
Ici tout change, tout a changé, et nous n’aurions plus à enregistrer que des mécomptes et des revers. Catinat, gêné d’abord par ses instructions, plus gêné encore par son allure naturelle et par le fond de son tempérament, se montre plus que jamais le général embarrassé qu’on a précédemment entrevu ; il tâtonne, il est incertain ; il ne connaît pas bien cet échiquier nouveau, étendu, qui n’est plus celui du Piémont et des frontières ; toujours en retard de coup d’œil sur l’ennemi, à force de prévision éparse et inquiète il n’a nulle invention, tandis que celui qu’il a en face de lui en est rempli et abonde en conceptions hardies et neuves. Catinat a trouvé son maître ; c’est un bon général qui a affaire à un grand capitaine. La méthode qui veut être en règle se sent déroutée devant le génie.
Il faut tout dire : Catinat, à son âge et avec ses habitudes d’esprit, était peu propre à recommencer une telle guerre. Les hommes en général, même les meilleurs, n’ont qu’un temps, soit par le ressort même de leur nature, soit par le concours et le rapport bien ajusté des circonstances. Heureux ceux qui meurent ou qui se retirent à propos et qui ne passent point la mesure ! les contemporains et l’histoire, adoratrice elle-même du succès, leur accordent souvent plus qu’il n’est juste et au-delà de ce qu’ils ont mérité. Dans le cas particulier et présent, on s’explique parfaitement le temps d’arrêt pour Catinat, tel que nous l’avons étudié et vu, et comment il se trouvait un peu au-dessous de la tâche nouvelle. Cette disposition à ne jamais agir qu’après avoir tout considéré mène à ne plus agir du tout en vieillissant. La volonté chez la plupart des hommes est sujette à se rouiller avant l’intelligence, et celle-ci me demeurant des plus nettes et des plus lucides. La vieillesse est l’âge de la paresse, de la lenteur, des délais indéfinis, des irrésolutions. Un homme naturellement indéterminé le devient bien plus encore avec les ans. À force de vouloir prendre garde à tout, Catinat ne se décidait plus à rien. On dira, à un moment, qu’il avait baissé ; il le donnera à entendre lui-même dans sa méfiance et son esprit de mortification ; ce n’était pas exact : son esprit n’avait pas baissé, mais son initiative, lente de tout temps, s’était ralentie encore.
À tous les embarras dont le principe était en lui, il faut en ajouter un des plus singuliers et pour le moins égal : le duc de Savoie avait changé de parti ; il était en sa qualité de prince souverain le général en chef de toute l’armée, quand il y était présent ; mais il faisait toujours le même métier, un métier double ; il n’y allait pas franchement ; il s’entendait sous main avec le parti contraire et dénonçait, dit-on, nos mouvements à l’ennemi, bien que résolu dans le même temps de se battre en brave dans nos rangs et à notre tête. Catinat s’en aperçut ou s’en douta ; le soupçon seul, une fois entré dans son esprit, devait achever de le déconcerter et le rejeter à l’excès du côté de la prudence. Le mécontentement de Louis XIV fut des plus vils en apprenant les disgrâces de son armée d’Italie et les fâcheuses conséquences de toutes ces marches en arrière de Catinat ; il en était informé, à n’en pas douter, par des lettres de Tessé, qui servait dans cette armée, et que nous retrouvons avec tout son entrain habituel et son pittoresque de langage. Tessé écrivait à M. de Chamillard, du camp de Vavre sur l’Adda, le 7 août 1701 :
« Il faut, je crois, cacher au roi la désolation de Milan. Tout y fuit, personne n’y croit être en sûreté : ceux qui sont à la campagne s’y réfugient, et ceux qui sont dans la ville se réfugient à la campagne. La noblesse, le sénat, les femmes, tout déloge depuis que l’armée du roi a repassé l’Oglio… Je n’ai jamais cru, conçu ni compris que, la défense du Milanais étant l’objet principal, ce fût le défendre que de repasser l’Oglio. Pour moi, je deviens fou par tout ce que je vois ; M. de Vaudemont fait pitié, et nous nous consolons comme de bons serviteurs qui vont aux expédients et qui les cherchent. Il y a quelque chose d’invisible, et un enchantement perpétuel et impénétrable qui conduit cette machine… Encore une fois je deviens fou, mais mon état ne fait rien au roi… »
Je suis forcé de supprimer les détails et les raisons à l’appui. — Et dans une autre lettre du 10 août, Tessé indiquant les mouvements en sens divers et les incertitudes multipliées de Catinat, allait jusqu’à dire :
« Le pauvre Pleneuf [le munitionnaire] fait au-delà de l’imagination ; mais les ordres changent trois fois dans un jour ; encore si le bon maréchal voulait se faire servir ou se laisser servir, patience ! mais il a ses opiniâtretés, et dans le moment qu’il parle de remarcher aux ennemis, il songe à repasser l’Adda et dit qu’il n’y a que cela à faire… Au bout du compte, le roi doit être informé qu’il n’y a en vérité plus, comme l’on dit, personne au logis, et que sa pauvre tête s’échauffe, s’embarrasse et puis qu’il n’en sort rien. »
En rabattant de ces vivacités d’esprit et de plume tout ce qu’on voudra, il reste bien démontré, quand on a lu les pièces, que Louis XIV avait raison d’être peu satisfait ; son armée d’Italie avait perdu confiance en son général et n’était plus conduite :
« Je vous avais mandé, écrivait-il à cette même date à Catinat, que vous aviez affaire à un jeune prince entreprenant : il s’est engagé contre les règles de la guerre ; vous voulez les suivre et vous le laissez faire tout ce qu’il veut. »
Ce n’est pas d’avoir remplacé Catinat, c’est de l’avoir remplacé par Villeroy qu’on peut blâmer Louis XIV. La substitution fut brusque, et Villeroy tomba à l’armée d’Italie presque aussitôt que la nouvelle. Catinat, dès ce moment se relève ; en voyant arriver son successeur, il va regagner dans un autre ordre, par sa grandeur d’âme, au-delà de ce qu’il a perdu en renommée militaire ; il accepte l’infériorité, il se soumet sans réserve au désagrément amer, et n’a qu’un désir, contribuer encore au succès des affaires, à leur rétablissement, et payer de ses conseils si on l’écoute, ou, en tout cas, de sa personne. Cependant à la première nouvelle de l’événement, ses amis de Paris s’agitaient, s’émouvaient avec plus de délicatesse et de susceptibilité qu’il n’en avait lui-même ; ils conféraient entre eux sur la conduite la plus convenable qu’il aurait à tenir et lui dépêchaient courrier sur courrier pour lui faire part de leurs avis et du résultat de leurs délibérations. Catinat les calmait de son mieux, et aurait voulu leur inspirer quelque chose de son abnégation. On a d’admirables lettres de lui à ce sujet, adressées à son frère, non plus son cher Croisilles (il était mort depuis peu, et la douleur de cette perte s’ajoutait aux autres douleurs), mais à son frère aîné, conseiller d’honneur au Parlement ; il lui disait :
« Au camp d’Antignate, le 22 août 1701.
« J’ai reçu, mon très cher frère, votre lettre du 12, par laquelle vous m’informez de tout ce qui se débite contre moi sur les affaires d’Italie. J’y ai fait de mon mieux ; les événements en sont désagréables ; il faudrait bien des pages d’écriture pour montrer comment ces disgrâces sont arrivées, les motifs qui y ont donné occasion, et comment les fautes y ont été commises. Je ne vous en dirai pas davantage là-dessus. Je suis bien persuadé de la part sensible que vous prenez à mon état présent. L’on n’est pas toujours heureux à la guerre ; c’est un métier où la fortune met beaucoup du sien. Ce qui me donne le plus grand déplaisir dans ces tristes conjonctures, c’est que j’en connais les grandes conséquences pour les affaires générales de l’État ; la perte de mes biens me laisserait plus de force à m’en consoler. J’ai reçu avant-hier une lettre du roi et une autre de M. de Chamillart, par laquelle le départ de M. le maréchal de Villeroy m’est mandé. Cela ne m’a pas fait de peine, et je suis disposé de la meilleure foi du monde et du fond de mon cœur de joindre mes soins, mes peines et les connaissances que je puis avoir, pour contribuer au rétablissement de la gloire et de la réputation des armes du roi. J’aime mon maître et ma patrie. Je suis frappé de cet objet au milieu de ma disgrâce, et de la mauvaise satisfaction que le roi a de mes services pendant cette campagne ; j’y vois reluire quelques égards de sa bonté pour ne me pas abattre ; je ressens cela comme je dois. Adieu, mon cher frère ; c’est vous en dire assez sur ce sujet triste. »
Il écrivait encore à son frère le lendemain 23, après avoir vu le nouveau général arrivé de la veille au soir :
« Je vous ai déjà écrit, par l’ordinaire, sur l’arrivée de M. le maréchal de Villeroy ; je vous répéterai que je m’y mettrai jusqu’au cou pour contribuer au rétablissement de la réputation des armées des deux couronnes en Italie. Mon cœur et mon imagination ne sont point blessés en aucune manière de la gloire que le maréchal de Villeroy pourra y acquérir, tant parce que je le crois un honnête homme et de mes amis, que parce qu’elle est inséparable du bien et de l’utilité du service. Je crois que bien des gens seraient surpris s’ils connaissaient jusqu’où va mon intérieur sur ce sujet ; j’ai bien fait des réflexions en ma vie sur les révolutions qui peuvent arriver aux hommes, et particulièrement à ceux qui sont honorés d’être en place ; j’y ai trouvé quelque appui et quelque consolation dans l’étourdissement où ce coup m’a mis. Je me recueillerai et me soutiendrai de toutes mes forces pour rendre mes services utiles dans les opérations de guerre auxquelles on se prépare, et je n’oublierai rien pour effacer la mauvaise satisfaction que Sa Majesté a témoignée de mes services pendant cette campagne. Je vous expose, mon très cher frère, avec sincérité de cœur, les sentiments dans lesquels je suis, non sans bien des réflexions sur le passé et l’avenir de ce qui me regarde. »
Et il terminait en s’appliquant cette parole de l’Écriture : « Deus
dédit, Deus abstulit… Dieu me l’a donné, Dieu me l’a ôté : que son saint nom
soit béni ! ».
Admirables sentiments qu’il justifia par toute sa conduite ! Je ne sais rien de plus beau en tout Marc-Aurèle. Dans ce dévouement même, il ne mit aucune affectation et ne voulut point y donner une couleur de sacrifice. Il ne se posa point en victime. Il fit demander au roi que, tout en restant à l’armée pour la fin de cette campagne, il lui fût permis de se retirer après, et il en donna les raisons suivantes, ne craignant point de fournir lui-même des motifs d’excuses et presque des armes à la sévérité dont il était l’objet :
« Je ne suis.plus jeune, écrivait-il à Chamillart (28 août), je suis près d’entrer dans ma soixante-quatrième année. Les machines les mieux composées ont leur déclin : je ne dis point que la mienne ait été de cette nature ; mais, quelle qu’elle ait été, je suis assez homme de réflexion pour y reconnaître de la diminution et du dépérissement. Nous ne finirions jamais si la vigueur de l’esprit et du corps était égale dans tous les âges : joignez à cela que j’ai une infirmité qui ne laisse pas de me rendre dures et pénibles les grandes fatigues à cheval. »
Il continua donc de servir, en évitant tout air de plainte. Il assista à l’affaire de Chiari (1er septembre), où Villeroy fut battu à son tour par le prince Eugène : il s’y exposa avec son intrépidité habituelle, et, on peut le croire, avec un certain désir d’en finir. Il continuait d’ailleurs de conférer et de s’entendre en tout avec les généraux et vivait sur le meilleur pied avec eux. Le 13 novembre, dans une marche près d’Urago, l’ennemi ayant fait mine d’attaquer, Catinat, qui avait mis pied à terre pour regarder plus commodément avec une lunette, fut blessé à l’avant-bras gauche d’un coup de carabine qui lui déchira ensuite son justaucorps au-dessous de la mamelle ; la balle ne fit que traverser les chairs. Louis XIV lui écrivit une lettre d’intérêt sur cette blessure. L’hiver approchait ; Catinat, sa dette au devoir payée, quitta peu après l’armée et revint en France.
La campagne suivante ne fut pas plus heureuse pour lui ni plus flatteuse. Louis XIV,
par manière de réparation, lui donna, dès le 2 mars 1702, le commandement de l’armée du
Rhin. Catinat y porta le même esprit de réserve et de circonspection qui avait fini par
ressembler à de l’abstention pure. C’est à n’y pas croire si l’on n’a lu les pièces et
preuves mêmes. Il ne propose rien pour secourir Landau menacé, puis investi ; il ne voit
partout que des difficultés, des impossibilités d’agir. Sa prévoyance est devenue de
plus en plus sombre ; il engendre les craintes et n’est occupé qu’à se précautionner en
cas d’insuccès. C’est un général résigné. Les stimulants de la Cour n’y font rien.
Villars au contraire, qu’on lui donne pour lieutenant, a des idées en nombre et suggère
toutes sortes de moyens. C’est un peu comme le prince Eugène, dont l’astre monte chaque
jour et éclate à tous les yeux : l’astre de Villars se lève, celui de Catinat baisse, et
il est déjà couché. On s’explique peu de voir un général de cette réputation être
témoin, sans rien tenter pour s’y opposer, de la prise de Landau (9 septembre) ; il est
témoin encore plus passivement, dans la seconde moitié de la campagne, témoin tout à
fait effacé et comme annulé de la victoire de Friedlingen (14 octobre) remportée par
Villars, et où le vainqueur est acclamé maréchal par ses soldats sur le champ de
bataille. Dès lors la présence de Catinat à l’armée d’Allemagne est un hors-d’œuvre : il
en a assez ; il n’aspire plus qu’à l’ombre de ses bois et à la retraite ; il donne à ses
troupes pour dernier mot d’ordre trop différé le vœu du sage : « Paris et
Saint-Gratien. ».
Bien des points de cette dernière partie de la vie de Catinat en ce qui concerne ses rapports exacts avec la Cour, avec Mme de Maintenon, avec le ministre Chamillart, restent à éclaircir ; car il ne conviendrait pas de prendre à la lettre les dires de Saint-Simon. Nous laissons à ceux qui ont plus de loisir que nous le soin de démêler le vrai du faux, là où un véritable esprit de critique n’a point encore passé.
Soyons seulement avertis que, dès ce moment et pour les dernières années du règne de Louis XIV, Catinat, sans le vouloir, était un peu devenu un nom d’opposition. Le vertueux Catinat sacrifié par Chamillart ou à Chamillart était un thème des mécontents ; on l’entrevoit par les Mémoires de La Fare, on fait plus que de l’entrevoir par Saint-Simon. On sait aussi par Bayle une partie des propos qui coururent dans le public, en France et hors de France, au sujet de la disgrâce de Catinat. Les deux lettres de lui qu’on a lues précédemment, adressées à son frère, ne restèrent pas secrètes ; des copies circulèrent ; elles furent imprimées. Une des curiosités de Bayle était de savoir si ces lettres étaient bien authentiques ; il en écrivit à son correspondant de Paris, l’avocat Matthieu Marais : on lui répondit que la famille les désavouait ; mais ce désaveu tout verbal ne prouvait qu’une seule chose : c’est que la famille n’entendait pas être responsable ni complice de l’impression. Bayle, dans sa Réponse aux questions d’un Provincial (1703), a tout un chapitre là-dessus ; son doute n’existait qu’avant d’avoir lu les lettres ; dès qu’il les a vues, il n’hésite pas à exprimer son sentiment ; les faussaires n’ont pas de ces accents-là :
« J’y trouvai, dit-il, tant de caractères d’ingénuité et la nature si parlante, qu’il me sembla qu’un imposteur n’aurait jamais pu déguiser si heureusement son artifice. Je ne voyais point le cui bono de la supposition. Il n’y a rien de satirique dans ces deux lettres : on n’y médit de personne ni directement, ni indirectement. Ainsi l’imposteur n’aurait eu rien qui le payât de sa peine… »
À cette date, dans le public, on s’occupait donc beaucoup de Catinat, et l’on commentait sa conduite et celle que la Cour avait tenue envers lui. On était dans une de ces dispositions bien connues où l’opinion a besoin d’apprendre quelque injustice du pouvoir et où elle s’en empare avidement, tout heureuse de l’exagérer.
III. Années de retraite. — Simplicité. — Jugements et témoignages.
Il y aurait maintenant à suivre Catinat dans cette retraite de Saint-Gratien si souvent
célébrée, et où il aimait tant à réfléchir et à se taire. On possède peu de détails
originaux et de renseignements écrits sur ces dix années de sa fin : la tradition
presque seule a parlé. Il est toujours délicat de prétendre analyser cette voix publique
que l’antique poète en son temps appelait la voix divine. Rendons-nous compte cependant.
L’admiration presque excessive et légendaire qu’on a pour le Catinat final est fondée
sur cette idée qui, pour être vulgaire, n’en est pas plus fausse, que d’ordinaire
« les honneurs changent les mœurs. ».
Il n’en fut rien pour Catinat :
bon esprit, de tout temps ennemi de l’ostentation, simple par goût, contenu et ramené au
juste sentiment de lui-même, et à un sentiment moins que juste peut-être, depuis ses
disgrâces, poussant la modestie jusqu’à l’humilité, il fut après ce qu’il était devant.
Les pauvres gens savent gré au-delà de tout de cette bonté, de cet esprit d’égalité dans
un supérieur et un homme célèbre, à plus forte raison dans un guerrier. Il se promenait
sans épée ; il était mis comme un bonhomme ; il jouait avec les enfants, il parlait au
premier venu. Il cultivait lui-même un espalier qu’il avait planté, et là-dessus on se
montait l’imagination, et l’on faisait des vers qu’insérait le Mercure
galant ; l’un rimait une idylle ou des stances, Gacon faisait une ode, et
Rousseau ripostait par l’épigramme ?
Ô Catinat, quelle voix enrhuméeDe te chanter ose usurper l’emploi ?…
Catinat n’allait plus à la Cour, et le moins possible à Paris. Compris en 1705 dans la nomination qui, de tous les maréchaux de France, faisait des chevaliers de l’Ordre, il remercia humblement le roi dans un entretien particulier, et s’excusa sur ce qu’il n’aurait pu, sans supercherie, faire ses preuves de noblesse ; ce refus d’un homme revenu de tout, et d’un ami de la vérité, fut plus applaudi au dehors qu’il n’aurait voulu. Les malheurs de la France l’affligeaient, et, pour mieux en prendre sa part, il ne réclamait plus ses pensions et traitements. On le consultait quelquefois encore, et il n’était nullement boudeur. Dès qu’il s’agissait du Piémont et de la frontière d’Italie, le souvenir de ses anciens succès, de son expérience et de sa spécialité en pareil sujet, ramenait à lui ; on lui demandait des mémoires détaillés, et il se faisait un plaisir de les donner. Ce côté de Catinat général consultant, a été mis en pleine lumière depuis la publication de Mémoires militaires sur la guerre de la Succession (années 1707, 1708, 1709). Il ne faudrait donc pas se figurer Catinat plus méconnu et plus mal avec le ministre qu’il ne l’a réellement été ; on a dû beaucoup grossir les choses. Mme de Coulanges, qui voyait de près et qui savait les nuances, nous a montré Catinat au commencement de sa retraite sous le jour le plus agréable et le plus vrai. Elle écrivait d’Ormesson, le 7 juillet 1703, à Mme de Grignan ; — elle vient de parler de MM. de Boufflers et de Villars :
« Mais, madame, je m’amuse à vous parler des maréchaux de France employés, et je ne vous dis rien de celui [Catinat] dont le loisir et la sagesse sont au-dessus de tout ce que l’on en peut dire ; il me paraît avoir bien de l’esprit, une modestie charmante ; il ne me parle jamais de lui, et c’est par là qu’il me fait souvenir du maréchal de Choiseul ; tout cela me fait trouver bien partagée à Ormesson : c’est un parfait philosophe, et philosophe chrétien ; enfin, si j’avais eu un voisin à choisir, ne pouvant m’approcher de Grignon, j’aurais choisi celui-là… »
De son côté, Fénelon, en décembre 1708, énumérant toutes les qualités nécessaires à un général qui eût commandé une armée sous le duc de Bourgogne et qui, en même temps, lui eût servi de mentor, écrivait au duc de Chevreuse :
« Il faudrait qu’au lieu de M. de Vendôme, qui n’est capable que de le déshonorer et de hasarder la France, on lui donnât un homme sage et ferme, qui commandât sous lui, qui méritât sa confiance, qui le soulageât, qui l’instruisît, qui lui fît honneur de tout ce qui réussirait, qui ne rejetât jamais sur lui aucun fâcheux événement, et qui rétablît la réputation de nos armes. Cet homme, où est-il ? Ce serait M. de Catinat s’il se portait bien ; mais ce n’est ni M. de Villars, ni la plupart des autres que nous connaissons. »
Voilà l’idée vraie et juste de Catinat, qui nous est donnée par les plus fins connaisseurs en mérite et en vertu. Saint-Simon enfin, le grand peintre, — et aussi grand par là qu’il est hasardé en ses anecdotes, — a achevé de le fixer au vif dans la mémoire, quand il a dit à l’occasion de sa mort (22 février 1712) :
« J’ai si souvent parlé du maréchal Catinat, de sa vertu, de sa sagesse, de sa modestie, de son désintéressement, de la supériorité si rare de ses sentiments, de ses grandes parties de capitaine, qu’il ne me reste plus à dire que sa mort dans un âge très-avancé [74 ans], sans avoir été marié, ni avoir acquis aucunes richesses, dans sa petite maison de Saint-Gratien, près Saint-Denis, où il s’était retiré, d’où il ne sortait plus depuis quelques années, et où il ne voulait presque plus recevoir personne. Il y rappela par sa simplicité, par sa frugalité par le mépris du monde, par la paix de son âme et l’uniformité de sa conduite, le souvenir de ces grands hommes qui, après les triomphes les mieux mérités, retournaient tranquillement à leur charrue, toujours amoureux de leur patrie, et peu sensibles à l’ingratitude de Rome qu’ils avaient si bien servie. Catinat mit sa philosophie à profit par une grande piété. Il avait de l’esprit, un grand sens, une réflexion mûre ; il n’oublia jamais le peu qu’il était. Ses habits, ses équipages, ses meubles, sa maison, tout était de la dernière simplicité ; son air l’était aussi, et tout son maintien. Il était grand, brun, maigre, un air pensif et assez lent, assez bas, de beaux yeux et fort spirituels. Il déplorait les fautes signalées qu’il voyait se succéder sans cesse, l’extinction suivie de toute émulation, le luxe, le vide, l’ignorance, la confusion des états, l’inquisition mise à la place de la police ; il voyait tous les signes de destruction, et il disait qu’il n’y avait qu’un comble très-dangereux de désordre qui pût enfin rappeler l’ordre dans ce royaume. »
Le corps de Catinat, enterré en l’église de Saint-Gratien, y reposa en paix jusqu’en 1793. À cette date, l’on ouvrit le cercueil pour enlever le plomb ; mais les gens du lieu, toujours pleins de vénération pour les restes illustres, les remirent religieusement dans la tombe. Saint-Gratien a gardé le culte de Catinat. De nos jours, il y a quelques années, le 25 juin 1860, le corps du vertueux maréchal fut exhumé et déposé dans un sarcophage qui se voit dans la nouvelle église du pays. Les pierres et marbres, dont les inscriptions sont à peine mutilées, ont été replacés avec piété et avec goût ; on y retrouve intacte l’élégante et ingénieuse épitaphe latine du Père Sanadon. Le jour de cette translation à Ja fois solennelle et modeste, une oraison funèbre de Catinat a été prononcée par M. Coquereau, et je crois que ç’a été la première, Catinat n’ayant jamais reçu pareil hommage en son temps. Ceux qui l’ont entendu, ont gardé le meilleur souvenir de cet Éloge véridique et approprié au sujet ; des allusions à nos récentes victoires d’Italie fournirent d’heureux mouvements à l’orateur. Toute cette cérémonie et les soins donnés à la tombe nouvelle ont été suggérés, inspirés et surveillés par l’esprit et le cœur d’une princesse bien digne de posséder le domaine historique de Saint-Gratien, et qui, aimant de prédilection sans doute les grandeurs et les beautés de l’art et tout ce qui fait le charme de la vie, met encore au-dessus le patriotisme, l’esprit de vérité, la droiture et les honnêtes gens.
Les années n’ôteront rien à Catinat, et il est arrivé à la consécration dans son genre. Il est plus qu’un homme, qu’un simple individu, c’est un caractère et un type. Il est le chef, presque le père et le patron de toute une famille militaire. Quand on est un guerrier brave, simple, modeste, dévoué, tout au devoir, sans jactance, quand on arrive et quand on avance par son seul mérite, quand on garde et qu’on observe un esprit de modération et d’équité dans un métier de violence, c’est qu’on a les yeux sur Catinat ; on prend de loin Catinat pour exemple et pour modèle. Toutes les fois qu’une vertu morale éclate dans les camps, un désintéressement parfait, une abnégation simple — et, par exemple, ce qu’on a vu de nos jours, un général en chef remplacé et servant avec dévouement, avec joie, sous son successeur ; — toutes les fois que le guerrier, heureux ou malheureux, pensera plus à son pays qu’à lui-même et qu’il s’oubliera en servant, on dit et l’on dira par une appellation bien méritée et toute française : C’est du Catinat 86.