(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat (suite.) »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat (suite.) »

Catinat (suite.)

I. Campagnes pénibles, méritantes. — Critique et apologie. — Genre de talent.

Nous en sommes à la période ascendante de la gloire de Catinat et au plus beau moment de sa carrière militaire. Il a fait sa première campagne de Piémont, illustrée par la victoire de Staffarde. On est au commencement de l’année 1691, année des plus accidentées et des plus pénibles, mal inaugurée en janvier par la tentative manquée sur Veillane, relevée et signalée en mars-avril par la prompte et brillante conquête de Nice, qui se fit comme d’un revers de main, continuée et poursuivie en Piémont avec des succès divers et fort balancés. Louvois, qui devait mourir foudroyé le 16 juillet et manquer irréparablement à Louis XIV, à la France et à Catinat, avait conçu, au début de cette campagne (M. Camille Rousset nous l’a appris), une combinaison stratégique digne d’un grand capitaine : c’était de concerter une double invasion des troupes françaises en Piémont, Catinat y entrant de front par Pignerol et Suse, et une autre armée arrivant par la Savoie, pénétrant par le petit Saint-Bernard, la vallée d’Aoste, et prenant à revers et à dos l’armée ennemie pour venir rejoindre sur ses débris l’armée principale. Mais de telles combinaisons sans la volonté qui les surveille de près, et sans le bras qui les exécute, ne sont que des lueurs et restent à l’état d’idées pures ; Louvois, tout absolu qu’il était, dut bientôt céder aux objections. Catinat lui en fit beaucoup ; La Hoguette, le général chargé de l’autre partie de l’expédition, lui en fit encore plus, et s’étant engagé sans entrain dans un commencement d’exécution ou plutôt dans une simple reconnaissance du pays, il vint échouer faute de canon au fort de Bard. On se contenta donc, au lieu de préluder à la grande guerre et, par un coup d’essai immortel, de frayer la route à la campagne de Marengo, de faire une campagne dans le vieux style, le style ordinaire, selon la bonne méthode chicanière, savante, manœuvrière, pied à pied. On fit des sièges. Catinat prit en mai Veillane qu’on avait manquée en janvier ; il s’y exposa tellement de sa personne qu’il en reçut des réprimandes du roi, de Louvois, de sa famille ; il promit de se corriger, mais il n’y réussit qu’imparfaitement ; tout général en chef qu’il était, les jours d’action il aimait à être au feu. Il prit encore Carmagnole. On manqua en revanche Coni, dont l’entreprise avait été confiée par Catinat à un officier, M. de Bulonde, qui ne répondit point à ses vues et que Feuquières conseilla mal, et, assure-t-on, malignement. Ce fut un échec qui fit beaucoup parler et sur lequel il courut plus d’une version. La violente contrariété que ressentit Louvois à cette nouvelle fut peut-être de quelque chose dans sa mort. Catinat, en apprenant la perte soudaine de l’homme qui l’avait toujours apprécié, poussé, protégé et aimé jusque dans les rudesses et brusqueries qu’il ne ménageait à personne, écrivait à Barbezieux, son fils et son successeur (20 juillet) :

« Je suis dans une situation où je me fais de grandes violences pour ne me point laisser aller à la vive douleur que je ressens de la grande perte que vient de faire le roi, l’État, et moi de mon protecteur, dont l’affection m’a toujours cent fois plus touché que tous les biens qu’il pouvait me faire. »

Louvois de moins, tout changeait ; Catinat perdait un point d’appui solide et puissant ; il dut être porté à en devenir plus circonspect encore. Louis XIV, pris au dépourvu, envoyait Chamlay, un militaire de confiance, le meilleur officier d’état-major et l’homme des bureaux de la guerre, auprès de Catinat pour se renseigner, tout voir de ses yeux et lui rapporter une idée nette des choses. L’ennemi était en forces ; l’Électeur de Bavière, avec un corps considérable de troupes, ayant joint le duc de Savoie, Catinat n’eut plus qu’à se tenir sur la défensive, et il parut, dans le reste de cette campagne, « prendre continuellement la leçon de ses adversaires et ne régler ses mouvements que sur les leurs. » C’est ainsi, du moins, qu’en jugeaient les critiques sévères. Il ne put éviter que les alliés ne reprissent Carmagnole ; mais il déconcerta par de savantes manœuvres leur dessin sur Suse, les força à y renoncer et termina cette campagne en battant leur arrière-garde. Catinat, se jugeant lui-même, appréciant sa propre conduite durant cette année 1691, mérite bien pourtant d’être entendu, et ce qu’il dit là-dessus à son avantage est peut-être la meilleure définition de sa méthode de guerre et de son moral de général d’armée. Après la reprise de Carmagnole par les alliés, il écrivait à son frère Croisilles, du camp de Saluces, le 6 octobre 1691 :

« Je te répéterai que je n’ai nul lieu de me repentir de la conduite que j’ai tenue ; je n’en aurais pas d’autre si cela était à recommencer. Les affaires difficiles, et dont le succès a quelque chose ae fâcheux, laissent toujours beaucoup à raisonner, et la bonne conduite que l’on y tient est peu connue et peu pénétrée. Il faut que ce soit des gens du métier et qui suivent bien une affaire. »

Et dans le même temps :

« Notre campagne n’est pas brillante, mais je te réponds qu’elle a été difficile, et qu’il a fallu bien prévoir des choses pour qu’elle ne fût pas dangereuse, ou au moins d’être obligé de sortir bien plus tôt du Piémont. Les gens de bien, d’honneur, bons juges en pareil cas, et témoins de tout ce qui s’est passé, me feront peut-être plus d’honneur que je n’en mérite, par l’approbation qu’ils donneront à ma conduite. Ceux qui en jugeront malicieusement et superficiellement, n’étant touchés que des événements heureux, diront ce qu’ils voudront de quantité de choses mal arrangées et qui pourraient se détruire par maintes bonnes raisons et sans réplique. Je crois que M. de Feuquières pourra bien jouer des siennes et faire valoir des sentiments fondés sur des raisons bonnes pour ceux qui ne voient pas les choses… »

Je ne me fais pas juge entre Catinat et Feuquières, ce serait une grande impertinence ; je ne me fais point le défenseur de Feuquières, ce n’est point mon rôle, et il y aurait à ceci de l’impertinence encore et, qui plus est, de l’injustice ; mais enfin, pour voir le double côté de la question, pour l’envisager à sa juste hauteur et la dégager autant que possible des personnalités dont elle est restée masquée jusqu’à ce jour, qu’on veuille supposer un instant ceci : il y a dans l’armée de Catinat un militaire, incomplet dans la pratique, mais d’un génie élevé, qui a, dès 1690, l’instinct et le pressentiment des grandes opérations possibles sur cet admirable échiquier de la haute Italie ; ce militaire, à tout moment, conçoit ce qu’on pourrait faire et ce qu’on ne fait pas ; il blâme, il critique, il raille même, il hausse les épaules, il est ce qu’on appelle un coucheur, et ce qu’on appelait alors être incompatible : tel était Feuquières, qui à des vues supérieures joignait, il faut en convenir, une malignité particulière. Mais, spéculativement parlant, il n’avait pas si tort en jugeant comme il fit Catinat. Qu’a dit Napoléon sur le même sujet ? « L’Empereur, parlant de Catinat, disait l’avoir trouvé fort au-dessous de sa réputation, à l’inspection des lieux où il avait opéré en Italie et à la lecture de sa Correspondance avec Louvois. » Napoléon ne le trouvait nullement comparable à Vendôme ; il eût dit de Catinat, servant sous ses ordres, ce qu’il disait de Saint-Cyr : « Saint-Cyr, général très-prudent. »

Toute la manière de voir et d’agir de Catinat a été exposée au long par lui-même dans ses lettres confidentielles à son frère Croisilles ; il le fait dans une langue naïve et forte, un peu enveloppée, médiocrement polie, grosse de raisons, et qui sent son fonds d’esprit solide ; il faut en passer par là, si on veut le comprendre, et bien posséder son Catinat, nature originale et compliquée, un peu difficile à déchiffrer, et qui ne se laisse pas lire couramment :

« Si je t’entretenais au coin du feu de notre campagne, disait-il à ce frère qui était un autre lui-même (31 octobre 1691), j’aurais bien du plaisir à te faire toucher au doigt et à l’œil ma conduite et les prévoyances que j’ai eues sur ce qui pouvait arriver, et comme il a fallu charrier droit pour faire aller la campagne aussi loin qu’elle a été, sans exposer tout le gros des affaires. Il est vrai que les ennemis auraient pu faire des démarches qui l’auraient abrégée ; mais celles de notre armée ont pu contribuer à leur en ôter les vues. Enfin, pour te le faire court, les ennemis avaient une armée fraîche, entrée en campagne seulement les premiers jours d’août ; ils avaient trente escadrons de la plus vieille et meilleure cavalerie de l’Empereur, et douze des meilleures troupes de M. l’Électeur, et trois vieux régiments de dragons… Ils avaient assurément cent escadrons dans leur armée, cavalerie ou dragons, et quinze à seize mille hommes de pied. Cette armée connaissait son avantage et ne demandait qu’à combattre. Il n’y avait que nos démarches et le choix de nos postes qui pouvaient nous le faire éviter.

Nous n’avions dans notre armée que quarante-huit escadrons de cavalerie, dont seulement treize de vieux régiments. Le reste était tous nouveaux régiments, dont plusieurs étaient à demi ruinés, dix-neuf escadrons de dragons… Nous leur avons abandonné Carmagnole que l’on ne pouvait soutenir et que l’on voulait quitter. Les mesures ont été prises juste pour se défaire de la cavalerie que l’on ne pouvait plus faire subsister, et soutenir notre frontière avec l’infanterie. L’affaire qui vient d’arriver à Suse est un bon témoignage. Je ne sais quel jugement fera le public de cette campagne ; mais je t’assure qu’à la suivre de près, j’ai plus de mérite que de celle de l’année passée. La fortune en a décidé l’année passée, et, si j’ose le dire, la bonne conduite à celle-ci. Je crois que j’en recevrai plus de louanges chez nos ennemis que parmi nous ; car je sais bien tous les discours qu’ils tiennent là-dessus. Je te parle confidemment comme à mon frère, et tu crois bien que je ne m’étale pas de cette manière en public. M. de Saint-Sylvestre (l’un de ses généraux), qui est un bon cœur et de mes amis, me faisait encore, il n’y a que deux jours, le même reproche qu’il m’a fait plusieurs fois : que j’étais trop modeste et que je ne faisais pas assez valoir cette campagne et ce qui venait de se passer ; que j’en étais la dupe. Je lui ai répondu qu’il fallait se laisser juger ; que les campagnes heureuses sautaient aux yeux, que les autres demandaient trop de discours en public pour en faire connaître le mérite. Comme j’ai tenu le roi au courant de cette campagne et que j’ai pu en donner des idées à M. de Chamlav et de la nature de cette guerre, Sa Majesté me paraît très-contente de la conduite que j’ai tenue. Voilà bien t’entretenir. »

L’apologie est un peu longue ; je n’ai pas promis qu’elle serait élégante ; il manque un coup de rabot à cette façon d’écrire de Catinat ; mais on a l’homme, on a la forme d’esprit, on a les raisons. Ce sera presque toujours ainsi avec lui : il a besoin d’être écouté, et sur la fin on ne l’écoutera pas assez, et lui-même il ne prendra plus guère la peine de s’ouvrir et de s’expliquer. Mais on n’en est plus à deviner après cela quelles pouvaient être ses réponses aux critiques de Feuquières : si l’on prend la peine de chercher celles-ci dans les Mémoires de leur auteur, on aura sous les yeux les pièces du procès, et surtout (car c’est le seul point qui nous intéresse aujourd’hui) l’on verra nettement dans quelle catégorie de capitaines, dans quelle école et quelle famille d’hommes de guerre il convient de ranger Catinat.

Il était, du reste, alors dans sa meilleure veine, et sa prudence savait se relever au besoin d’actions de vigueur. C’est ainsi que la forteresse de Montmélian, seule place du duché de Savoie qui ne fût pas encore en notre pouvoir, lui parut une conquête possible malgré la saison avancée et la forte position qui était « hideuse pour un assiégeant » ; il s’en rendit maître le 21 décembre de cette année 1691 si remplie.

Les conséquences de la mort de Louvois se faisaient sentir : on n’embrassait plus tous les points de la circonférence à la fois. En 1692, l’attention qui se portait presque exclusivement à l’armée de Flandre et vers le siège de Namur fit négliger le Piémont. Louis XIV se refusa de ce côté aux dépenses nécessaires, et l’on se borna au statu quo comme si c’était possible. Catinat, qu’on avait laissé en sentinelle à la frontière durant tout l’hiver, ne reçut que plus tard les dernières instructions de Louis XIV écrites au pied levé et au moment même où le roi partait pour l’armée de Flandre (10 mai). Tout rempli des projets de conquête qu’on lui préparait sur ce prochain théâtre, le roi s’en remettait à Catinat de tout ce qui était à faire dans la guerre restreinte qu’il désirait à cette autre frontière. Il se résumait ainsi :

« Au surplus, je suis fort persuadé de votre application : que vous voyez tout et que vous prendrez tous les partis qui seront les plus avantageux pour le bien de mes affaires. Il vaut mieux hasarder que les ennemis fassent quelques petites courses dans mon pays ou dans la Savoie que d’abandonner les lieux les plus importants. »

Le dernier cas prévu arriva, et au-delà de ce qu’on supposait. Le duc de Savoie, sentant la faiblesse à laquelle était réduit l’adversaire, s’enhardit, passa à l’offensive et à l’invasion de notre territoire, pénétra jusqu’à Embrun qu’il assiégea, s’en rendit maître sur les derrières de Catinat, brûla le pays jusqu’à Gap, et il serait même descendu dans la plaine du Dauphiné sans la petite vérole qui le prit à Embrun et dont il fut fort mal. Catinat, asservi à ses ordres, ne s’en écarta en rien, garda ses postes et points importants de Pignerol, Suse, Nice et la Savoie, mais n’entreprit rien d’actif pour inquiéter le duc et l’obliger à lâcher prise dans sa pointe en France. Ce fut un léger affront pour nous que cette invasion, même interrompue et arrêtée sitôt par un accident. Il est difficile de ne pas être de l’avis de Feuquières dans la double critique qu’il fait de cette campagne, la première remontant à Louis XIV, la seconde s’adressant à Catinat qui se tint trop longtemps sur des hauteurs près de Pignerol et ne rayonna pas assez vivement. Il n’y a pas de système absolu ; la défensive n’est bonne qu’autant qu’elle peut se convertir, à un moment donné, en offensive rapide, et l’un des plus grands talents d’un général est de savoir saisir à point l’initiative, même dans une lutte de pure défense. Je répète les préceptes des maîtres. Catinat aurait eu sans doute à faire de bonnes réponses ; s’il n’avait pas la soudaineté, l’éclair et le coup de foudre, il avait le reste. Au mois de septembre 1692, à son camp d’Aspre, pendant la petite vérole du duc à Embrun, il se considérait dans une situation fort bonne pour être à portée de tout, et fort dangereuse pour les ennemis, s’ils faisaient un mouvement de plus en avant dans notre pays. Il écrivait de là à son frère, le 13 septembre :

« Je crois toujours de plus en plus que nos ennemis seront hors des États du roi dans la fin de ce mois et que le mal qu’ils nous auront fait aura plus de réputation que d’effet. L’on en tirera le profit que Sa Majesté connaîtra l’attention que mérite cette frontière et qu’il ne sera pas si aisément détourné de ce qui lui est proposé pour sa sûreté, par le sentiment de ceux qui ne la connaissent point, et qui ont pu lui faire concevoir là-dessus des facilités qui n’y sont point. »

Catinat ne croyait pas cette utilité réelle pour l’avenir trop payée d’un léger désagrément personnel. Voilà bien l’homme avec son principe d’abnégation.

Louis XIV, qui devait savoir mieux que personne à quoi s’en tenir, était content de Catinat et mettait cette fin de campagne au nombre de ses bons services. Ce fut (chose assez piquante) pendant cette suite de marches destinées à couper à l’ennemi les moyens de subsister et à l’obliger à la retraite, que les amis de Catinat en Cour, M. le Peletier, Mme de Noailles, songèrent à le marier et lui en firent des propositions, même des instances. Il était en belle passe et à la veille d’être maréchal de France ; en vieillissant il était devenu un parti. Ses amis, sa famille, désiraient qu’il fît souche et qu’il plantât sa race. Lui, il s’y refusa : il avait cinquante-cinq ans ; il était amoureux de sa liberté à laquelle un tel lien porterait une grande atteinte :

« Je me fais vieux, écrivait-il à Croisilles, et je me trouve même assez défiguré83. Ma foi ! mon ami, je crois qu’il faut que je continue à vivre comme j’ai vécu… Défais-moi des propositions de mariage et laisse-moi la liberté : j’appelle assurément liberté que d’être garçon.

 Toutes les considérations, disait-il encore, que l’on peut me représenter là-dessus me sont connues ; mais, en vérité, elles regardent plutôt les successeurs que les vivants. »

Il resta donc ce qu’il était, célibataire et philosophe, « génie libre et sans façon ». En tout, l’une des marques de son caractère et de son tempérament, c’est la continuité des mêmes mœurs, l’égalité, la constance.

II. Le bâton de Maréchal. — Joie, modestie. — Félicitations.

Au moment où la campagne de 1693 allait s’ouvrir, le roi fit une promotion de sept maréchaux de France, et Catinat y fut compris. Il était à son poste, à la frontière d’Italie : le roi lui écrivit de sa main, de Versailles, le 27 mars 1693 :

« Les services que vous me rendez me sont si utiles et agréables, que je crois ne pouvoir mieux vous le témoigner qu’en vous faisant maréchal de France. Vous pouvez en prendre la qualité et en recevoir les honneurs. Vous en prêterez le serment quand le bien de mes affaires vous permettra de vous rendre auprès de moi. ».

Catinat, tout ému, s’empressa de répondre :

« A Oulx, le 1er avril 1693.

« Votre Majesté a donné un témoignage de sa puissance et de sa bonté en me faisant maréchal de France ; c’est une élévation qui ne me fera que mieux connaître qui je suis, et d’où elle m’a tiré. Cette grâce si grande et si distinguée dont elle vient de m’honorer, donne une exemple qui doit élever les sentiments et le courage de tout ce qui a l’honneur de la servir. J’ai assurément reçu, Sire, cette nouvelle avec tout le trouble de joie qu’elle mérite, et je ne puis exprimer à Votre Majesté combien l’on est agité de sentiments d’obligation et de reconnaissance, quand on reçoit une pareille marque de l’honneur de son estime et de son affection. »

Le trouble de joie ! Catinat, en écrivant, avait de ces mots heureux et d’autant plus remarqués qu’ils ne lui sortaient pas en abondance. Il parlait du cœur plutôt que des lèvres. — Catinat ressentit en effet, avec un esprit d’humilité et un vrai trouble, ce « comble d’élévation » que le roi mettait dans sa famille ; sa correspondance avec son frère, à ce moment, est touchante et d’un naturel charmant. Les grâces du roi avaient alors un tel pouvoir de grandir, que le frère de Catinat, Croisilles, si tendrement lié avec lui dès l’enfance, n’osait plus le traiter par lettres sur le même pied qu’auparavant, et qu’il changea de ton aussitôt. Depuis que le roi appelait Catinat son cousin, Croisilles ne se permettait plus de tutoyer son illustre frère. Catinat s’en fâcha :

« Tes lettres cérémonieuses me chagrinent ; comme je les lis toujours de la vue, j’y mets le tu et le toi, à la place du vous ; de bonne foi je ne te ferai plus réponse si tu continues… Tu te moques de moi de penser à m’écrire autrement qu’à l’ordinaire. »

Catinat connut bientôt des circonstances particulièrement flatteuses pour lui dans cette nomination du roi, et il les apprit de l’intendant des vivres Bouchu, qui était l’homme de son armée. Bouchu se trouvait dans la chambre du roi au moment où Louis XIV, dans son cabinet, déclara les nouveaux maréchaux, et les personnes qui étaient dans la chambre, c’est-à-dire dans la pièce voisine, en eurent la première nouvelle : ce fut l’archevêque de Paris, M. de Harlay, qui, sortant du cabinet, le dit à Bouchu, et le pria de mander à Catinat cette circonstance que le roi, en lisant au Père de La Chaise et à lui archevêque la liste des sept nouveaux maréchaux, avait dit, en répétant le nom de Catinat : « C’est bien la vertu couronnée ! ». Catinat, répétant confidemment cet éloge à Croisilles, ajoutait, de peur de l’ébruiter : « Épargne, je te prie, cela à ma sœur Pucelle, et même à tout autre, c’est le plus sûr ». Mme Pucelle, la mère du célèbre abbé de ce nom, méritait-elle donc qu’on lui appliquât le mot de La Fontaine :

Rien ne pèse tant qu’un secret :
Le porter loin est difficile aux dames.

La lettre de Catinat au roi réussit fort par sa simplicité ; le roi dit qu’il la trouvait très bien. Catinat avait là-dessus une certaine inquiétude :

« Je l’ai faite si agité et avec tant de précipitation, écrivait-il à son frère, que je ne sais si tu la trouveras bien ; je te prie que le tout ne soit que pour toi. »

Et en apprenant l’approbation qu’elle avait reçue :

« Je l’écrivis dans l’enthousiasme ; quand elle fut partie, je la relus et je n’en avais pas trop bonne opinion, je te l’ai même mandé : c’est qu’il y a des occasions où il faut laisser parler la nature. Je crois que c’est l’approbation qu’elle mérite. »

Tout cela est d’une grande bonhomie et simplicité d’âme. Les embarras dont Catinat s’ouvre à son frère sur la manière de répondre aux compliments qui lui pleuvent en foule et de varier le thème selon les rangs et les convenances, font sourire et nous initient aux mœurs de cette digne et honnête bourgeoisie, non gâtée par les honneurs :

« Je suis accablé de réponses à faire à tous les compliments dont petits et grands m’honorent. Il y en a une infinité à me donner la vanité que tu m’inspires dans tes lettres ; mais, de bonne foi, cela ne me change point sur le jugement que je fais de moi-même, et je réfléchis combien aisément la fortune pouvait changer les événements qui m’ont procuré tant d’honneur, et toutes les raisons pour une affaire deviennent bien faibles contre me seule qui les fait manquer. Ne me vas-tu pas trouver bien moral pour un homme qui doit être enivré ? »

Dans la quantité de félicitations qu’il reçoit, il faut distinguer celles de l’abbé de Fénelon, non archevêque encore :

« Je viens de lui faire réponse à une lettre toute des plus obligeantes qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire, où ton nom est mêlé : il paraît bien qu’il t’aime ou pour mieux dire, qu’il te chérit. »

Croisilles, fort pieux et d’une piété tendre, était un des fils spirituels de Fénelon. On distingue aussi ce que Catinat dit de Vauban ; ce grand homme de bien dont on aime à unir le nom avec le sien l’avait félicité de l’honneur auquel il était promu, et Catinat l’en avait remercié en exprimant l’espérance d’une réciprocité prochaine. Vauban était un peu chagrin à cette heure ; il avait perdu Louvois, son grand appui ; il avait dit plus d’une fois à Catinat en l’entretenant à Pignerol quand il était allé visiter les positions de cette frontière : « Vous serez maréchal de France ; je vois bien que je ne le serai point et que l’on pense autrement sur moi. ». Catinat faisait tout pour le rassurer et lui ôter de ces ombrages. Vauban dut attendre dix années encore.

À côté des amis chagrins, des amis inattendus, des amis enthousiastes que vous fait tout grand bonheur, il y avait aussi les ulcérés et les irréconciliables. Catinat en fit l’épreuve en un ancien camarade du régiment des gardes, M. de Rubentel, excellent officier, mais qui ne pardonnait pas chez un autre une élévation à laquelle il s’était cru en état de prétendre. Catinat le connaissait bien ; à peine apprend-il sa nomination : « Ah ! pour le coup, écrit-il à son frère, je crois que me voilà bien achevé d’être brouillé avec Rubentel : après ce qui vient d’arriver, il n’y a plus de retour ; je l’ai trop offensé. ». Catinat ne s’est pas trompé ; il n’y a pas de retour de la part d’un jaloux : « Le parfait silence de M. de Rubentel, écrit-il quelques jours après, ne t’a point surpris ainsi que moi ; je suis bien sûr que ce sera très fort malgré lui s’il se trouve dans quelque endroit où tu seras. »

Cherchez vite si vous êtes curieux, lisez dans Saint-Simon le portrait de ce Rubentel, ancien lieutenant colonel du régiment des gardes, ancien lieutenant général, brave homme de guerre, mais difficile à vivre, d’une humeur à faire damner les gens, d’autant plus roide et plus cassant qu’on lui fait plus d’avances, et furieux si on le néglige ; enfin un fagot d’épines. Alceste paraît avoir été un Philinte auprès de ce Rubentel qu’on ne put garder au service malgré son mérite et qui s’en alla vivre et mourir seul à Paris, disgracié, irrité, pestant contre les humains et gardant une dent contre quiconque était plus heureux que lui. Le mot de Catinat achève de nous le peindre.

Demandez à La Rochefoucauld, à La Bruyère ! L’humanité est ainsi faite : après tout grand succès et pour le compléter, il y a toujours un M. de Rubentel, un monsieur aigri, outré, impossible, qui vous en veut à mort de ce jour-là, qui vous saluait la veille et qui ne vous salue plus.

III. Campagne ingrate, lente, patiente. — Tessé négociateur. — Victoire de la Marsaille.

Le bâton obtenu, il s’agissait de le justifier par quelque action d’éclat, et Catinat n’y manqua point en cette année même. Il y eut pourtant bien de la peine et de la difficulté avant d’en pouvoir saisir l’occasion. L’exposé de cette campagne de 1693 et de tout ce qui s’y mêla d’accessoire ou d’essentiel sous-main dépasserait ce que nous pouvons nous permettre ici. On avait donné à Catinat pour servir sous lui depuis 1691 M. de Tessé, homme d’infiniment d’esprit et plus propre certainement à être habile négociateur que grand général. M. de Tessé, obéissant à ses instincts et donnant cours à ses talents, s’était arrangé pour entrer en relations secrètes avec le duc de Savoie, et Catinat, informé de ce double rôle qu’autorisait la Cour, n’en avait conçu nulle jalousie ; il croyait peu à la réussite de cette intrigue et s’occupait surtout de son métier. Cependant la maladie du duc de Savoie, le ralentissement qui s’en était suivi dans les opérations militaires, avaient donné naturellement à Tessé l’occasion de renouer les fils si souvent rompus. Le fait est qu’à cette date il était on ne saurait mieux informé de tout ce qui se passait jusque dans l’intimité de l’alcôve, pendant cette convalescence du duc de Savoie, entrecoupée parfois de rechutes ; il écrivait, de ce ton plaisant et badin qui était le sien, au ministre de la guerre Barbezieux, qui ne manquait pas d’en amuser le roi (29 mars 1693) :

« … La comtesse de Verrue a eu des conversations particulières qui dérangent en un instant ce que les médecins ont cru arranger… Une fois pour toutes, le roi doit être informé que cette dame à part aux affaires et qu’elle est aimée. Elle est jeune et plus belle que jamais. Elle a jusqu’à présent tout le crédit qu’une jolie femme peut avoir ; elle a dans l’esprit tout l’enjouement et l’amusement qui peut plaire, menteuse avec un air naïf, n’aimant rien, point de vues pour l’avenir, hardie, ordurière, nulle teinture de modestie, livrée aux présents de M. le prince d’Orange, prenant de l’Empereur et du roi d’Espagne, et ce qu’il y a de beau, c’est que M. de Savoie le sait et qu’il trouve en cela le ménagement d’un méchant cœur ravi que sa maîtresse rencontre dans la libéralité d’autrui ce qu’elle ne pourrait pas trouver dans la sienne… Il redit tout à sa maîtresse, et sa maîtresse redit tout aux alliés… Dans tout cela Mme la Duchesse Royale ne fait qu’aimer son mari, le servir, vouloir ce qu’il veut et ne se mêler de rien ; Madame Royale (la mère) n’ose parler, et M. et Mme de Carignan sont dans une circonspection si craintive que, si M. de Savoie meurt, vingt-quatre heures après ils craindront qu’il n’en revienne. »

Toute cette correspondance de Tessé que nous connaissons par des extraits de M. Camille Rousset est des plus piquantes et souvent des plus comiques ; ces lettres d’un homme de qualité que Mme de Maintenon appelait « la politesse même » font le plus parfait contraste avec le ton et le sans-façon assez rudes de celles de Catinat. Ainsi il se jouait en Piémont une partie double : Tessé, à la fois homme d’épée et diplomate officieux, menant une intrigue en vue de la paix ; Catinat faisant son métier de général, et le faisant en toute conscience, mais bien péniblement, à cause du peu de secours qu’on lui donnait et du manque d’argent, de moyens de transport, de subsistances, de tout. Le jeu du duc de Savoie qui envoyait de temps à autre à Tessé son intendant des finances, Grupel, déguisé en paysan, en attendant que Tessé allât lui-même à Turin travesti en postillon, sa ressource habituelle et son excuse étaient de dire qu’il ne pouvait rien sur ses alliés que de les ralentir tout au plus un peu, et que c’était bien à contrecœur qu’il faisait la guerre au roi. Cependant, dans ces allées et venues il cherchait à tirer des lumières, pour se guider et nous duper. Catinat, sourd à tout, ne pensait qu’à justifier la confiance du roi, à se rendre digne de son nouvel honneur, et dès que le duc fut remis de sa maladie et que les hostilités recommencèrent, il se vit avec peine réduit d’abord à l’immobilité, à une défensive presque inerte ; il dut se résigner à voir Pignerol investi et se retirer du poste de La Pérouse qu’il jugea intenable. Il écrivait à son frère, du camp de Fénestrelles, le 29 juillet 1693 :

« J’ai envoyé un courrier exprès pour avertir le roi que Pignerol était investi. Je n’ai pu éviter ce coup ; les raisons seraient longues à t’en déduire ; tu peux compter que ma conduite n’est exposée qu’aux mauvais discours des gens qui ne connaissent point la nature de cette guerre ; c’est une ample matière à en tenir. Je t’assure que c’est ma moindre inquiétude, et que je ne suis agité d’aucune attention ni réflexion là-dessus : je suis dans une douleur qui me perce le cœur, par rapport aux affaires du roi. J’ai été quatre ou cinq jours bourrelé et n’ai presque point dormi, ayant besoin d’efforts pour manger ; à quoi j’ai suppléé pour aliment en prenant quelques écuellées de lait pour apaiser le sang… »

C’était pour un homme de cœur une position cruelle en effet que de se voir obligé d’attendre des renforts, des moyens d’agir, et de supporter cette infériorité évidente d’un air d’indécision et de timidité. Les discours à Paris ne tarissaient pas ; d’honnêtes gens blâmaient sans rien y entendre ; M. de Pomponne, parent de Feuquières, parlait plus qu’il n’était séant à un homme si sage et si ignorant de la matière. Mais, ce qui était pis, Vauban, l’autorité même, Vauban semblait croire que Catinat aurait pu agir autrement et tenir le poste de La Pérouse ; il le disait à qui voulait l’entendre :

« Je t’assure, écrivait Catinat à son frère, qu’il n’y a ombre de raison à ce dire, et qu’il aurait de la confusion de l’avoir avancé s’il était sur les lieux et qu’on lui dît de disposer ce poste pour être soutenu contre une armée qui a du canon… Je suis assurément rempli d’un grand fonds d’estime et d’affection pour M. de Vauban ; mais je voudrais bien voir jusqu’où iraient ses lumières et la tranquillité de son esprit, s’il était chargé en chef des affaires de ce pays-ci : je crois qu’il y serait pour le moins aussi fécond en inquiétudes qu’il l’était à Namur, où il était demeuré après la prise. »

Catinat d’ailleurs n’en veut point à Vauban, et il trouve, pour l’excuser de ce léger tort à son égard, une belle explication amicale :

« M. de Vauban est de mes amis ; sa franchise naturelle l’a surpris et l’a fait parler d’une chose qu’il a pensée et qu’il ne sait point, et avec peu de ménagement pour un homme qu’il aime ou qui est en droit de le croire. »

Bien qu’endurci par l’expérience à tous les propos, Catinat était donc en ce moment fort fécond en soucis et des plus travaillés d’esprit ; toutes ses lettres adressées du camp de Fénestrelles à son frère nous ouvrent le fond de son âme :

« Personne n’est à l’abri du discours, c’est un mal commun à tous ceux qui sont honorés du commandement : il faudrait que je fusse bien abîmé dans un esprit de présomption pour que je pusse imaginer que cela fût autrement à mon égard. Aussi, puis-je t’assurer que je ne suis point travaillé de tout ce qui se dit, mais bien de la dureté et de la difficulté des affaires dont je suis chargé. »

La patience lui donna finalement raison. Le duc de Savoie avait bloqué Pignerol ; il venait de prendre le fort de Sainte-Brigitte tout proche et au-dessus ; il se disposait à bombarder Pignerol avant de l’assiéger, ce qui n’était pas d’usage dans une guerre polie et entre honnêtes gens. Ce duc, fertile en expédients, imagine alors une nouvelle batterie, et il dépêche à Tessé, qui commandait dans Pignerol, Grupel, ce messager ordinaire de l’intrigue. Grupel se glisse dans la place le 22 septembre, à la faveur d’un travestissement qui le rendait méconnaissable ; il est porteur de belles paroles. Le duc s’excusait de la marche des alliés sur sa maladie ; il affirmait avoir ralenti leurs opérations et promettait de les ralentir encore. Il proposait de reprendre un projet de traité qui avait été discuté précédemment. Tessé répondit avec fierté et comme il sied à un homme que le canon menace :

« Mais que faire donc ? dit Grupel ; car ce qui est fait est fait. » — Nous bombarder, lui dis-je (c’est Tessé qui parle), ce qui sera pour lui et pour ses alliés un divertissement de quatre jours, et puis Son Altesse le payera par le bombardement que nous ferons dix jours après de Turin. Quand le roi est mécontent de Gênes ou d’Alger et qu’il abîme leur ville pour les punir de leur mauvaise conduite, c’est une dépense et une vengeance de grand seigneur qui peut convenir au roi à l’égard de ses inférieurs ; mais que M. de Savoie prenne avec le roi, pour une ville qu’il ne peut pas assiéger, les mêmes airs que le roi prend avec une république, c’est ce que Son Altesse doit croire que Sa Majesté ne lui pardonnera peut-être jamais… »

En même temps le duc, pour mieux en venir à ses fins, faisait demander à Tessé de prier Catinat « de sauver son honneur en s’avançant dans la vallée de Suse, de façon à lui permettre de partir honorablement de devant Pignerol sous prétexte de le combattre. ». On était au 23 septembre ; il promettait, pour donner de la marge, que le bombardement serait différé jusqu’au 26 inclusivement ; mais Catinat informé par Tessé ne put ni ne voulut faire ce mouvement qu’on lui demandait. Pignerol, d’ailleurs, fut bombardé dès le 25 et jusqu’au 1er octobre. Tout cela n’était que feinte et fourberie ; c’était un piège que le duc tendait à Catinat. « Ce prince, disait Tessé qui le connaissait bien, en sait plus à 27 ans en subtilités, en mauvaises finesses et en indécisions que le vieux duc de Lorraine n’en savait à 60. » Les faibles qui ont de l’esprit apprennent vite la ruse.

C’est alors que Catinat, qui avait employé le temps à se mettre en mesure, sentit que le moment était venu de prendre sa revanche et de jouer vaillamment de l’épée. Il a tout prévu et tout préparé. Catinat n’est pas un gros joueur ; il joue serré. Il sait qu’il y a cinquante manières d’échouer et qu’il n’y en a qu’une de réussir ; mais, s’il voit celle-ci à sa portée, il ne la manque pas. Il a de ces lenteurs, de ces ardeurs concentrées qui se résolvent en exécutions vigoureuses ; ce fut le cas ici.

« Nous aurons, écrivait-il au roi le 15 septembre, toutes les troupes que Votre Majesté a fait marcher (on attendait de jour en jour un renfort ) ; tout est rempli de désir et d’envie d’agir et de contribuer glorieusement au bien de l’État, et avec confiance a l’heureuse étoile de Votre Majesté. »

C’est la seconde fois que je surprends Catinat parlant de l’étoile du roi ; il en avait déjà parlé après le prompt et heureux siège de Nice. Jamais général n’a moins cru à son étoile que Catinat ; mais l’étoile du roi, il y croit encore ; il a besoin d’y croire, car il va risquer un grand coup, et elle va en effet le conduire à sa plus belle et sa plus glorieuse journée.

Sans se laisser amuser par les espions, par les messages perfides, il tient l’ennemi en suspens jusqu’à la fin sur le point par où il doit entrer en Piémont. Sera-ce par La Pérouse ? sera-ce par Suse ? C’est ce dernier côté qu’il a choisi. Il trouve cette fois, pour assembler son armée et la porter au-delà des monts, une vivacité de mouvement inaccoutumée ; il était rendu en Italie le 1er octobre et tenait la plaine. Il envoya, par attention expresse et par suite des ordres reçus, brûler et dévaster la maison de plaisance du duc de Savoie dite La Vénerie, et la maison de campagne également de M. de Saint-Thomas, premier ministre du duc : c’était un prêté-rendu pour le bombardement inutile de Pignerol et pour les ravages du Dauphiné de l’année précédente. Le duc de Savoie était surpris à son tour et au dépourvu ; Catinat, vif et joyeux comme il ne l’était guère volontiers que les jours d’action. Il avait écrit gaiement et pour dernier mot à Tessé enfermé et bloqué dans Pignerol, en lui promettant une prompte délivrance : « Préparez de l’oseille pour nous faire des soupes vertes. » Catinat chercha immédiatement l’ennemi et le joignit entre Turin et Pignerol ; il lui livra bataille le 4 octobre, à La Marsaille.

On a et l’on peut connaître par une conversation fort curieuse que Tessé eut deux mois après, à Turin même, avec le marquis de Saint-Thomas, toute la version piémontaise des préliminaires de cette bataille. Tessé ayant reproché à M. de Saint-Thomas la ruse du duc et le panneau dans lequel il avait voulu faire tomber Catinat à propos du bombardement de Pignerol, comme si un mouvement en avant du général français eût suffi pour l’en détourner, Saint-Thomas l’interrompit et lui dit :

«  Moi, je vais vous conter l’histoire de la bataille que nous avons perdue, et je vous jure par tout ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré que je vous parlerai vrai. Son Altesse royale a été trompée en tout… Il vous envoya dire qu’il différerait le bombardement de Pignerol jusqu’au 27 ; c’était non seulement son intention, mais fiez-vous à ma parole que le marquis de Leganez commença d’un jour plus tôt qu’il ne l’avait promis, et malgré Son Altesse qui ne commença le bombardement qu’il ne pouvait plus différer que le 26 ; encore fut-ce faiblement… Quant à la bataille qui s’est donnée, en voici l’histoire : nous n’avons jamais cru jusqu’au 2, — et la bataille s’est donnée le 4, — que M. de Catinat vînt par la plaine ; l’on n’a pas cru praticable que l’armée de secours vînt par la vallée de Suse, persuadé qu’on était que l’armée du roi entrerait en Piémont par la vallée de Barcelonnette. Leganez et Caprara84 étaient d’avis de se retirer par Orbassan, mais le duc dit qu'il fallait bien boire le vin tiré et que, puisqu’il y avait au moins autant de péril à ne pas combattre qu’à combattre, le temps était cher et qu’il ne fallait plus songer qu’à mettre l’armée en bataille. On la mit tout le plus diligemment que l’on put, et voilà comment se passa cette journée que l’on avait résolu la veille d’éviter ; à six heures du matin du même jour, il n’était pas décidé encore si l’on en viendrait à une affaire décisive. »

On en croira ce qu’on voudra, mais il paraît bien certain que c’est le duc de Savoie qui, dans sa présomption, décida en effet de livrer la bataille. Elle fut rude, menée par Catinat avec une forte et sûre tactique. Elle dura de huit ou neuf heures du matin à trois heures du soir, sur un terrain fourré et couvert, semé de haies et de vignes. On s’était tâté la veille, et on avait prévenu l’ennemi en occupant avec lui une hauteur que nous avions à droite. La victoire fut des plus complètes et vraiment parfaite selon l’art, exécutée et gagnée (en grande partie au pas de charge et à la baïonnette) dans l’ordre même où elle avait été conçue. Marcher en avant, la baïonnette au bout du fusil, sans tirer un coup, c’était l’ordre du maréchal :

« D’abord que nous fûmes dans l’ordre que je viens de marquer, dit-il dans sa Relation au roi, nous marchâmes droit devant nous pour charger tout ce que nous trouverions. Du moment que notre attaque fut indiquée par notre marche et le feu des décharges, toute la ligne s’ébranla comme en même temps et marcha dans le plus bel ordre que l’on saurait dire à Votre Majesté et avec une telle furie qu’elle enfonça tout. Les ennemis avaient mêlé des escadrons de distance en distance, surtout en front de bandière. Ceux qui se trouvèrent dans l’infanterie furent chargés sans tirer, la baïonnette au bout du fusil, et furent renversés. »

Et dans un second rapport :

« Je ne crois pas, Sire, qu’il y ait encore eu d’action où l’on ait mieux connu de quoi l’infanterie de Votre Majesté est capable. »

Le brave La Hoguette, officier de vertu et de mérite, qui commandait notre centre, fut blessé à mort. Le duc de Vendôme, ayant avec lui son frère le Grand-Prieur, qui y fut blessé, commandait à gauche, où il y eut le plus de difficultés et d’inégalités dans le choc, et où la gendarmerie, nouvellement arrivée à l’armée d’Italie, fit merveille : elle avait à soutenir sa réputation d’invincible. L’artillerie aussi servit en perfection. Chacun fit bien et de son mieux. Valeur et bon ordre jusqu’en pleine action, c’est le trait qui distingue cette journée : Catinat avait obtenu ce résultat et imprimé son caractère et ses propres qualités à sa victoire. C’était, du reste, si l’on excepte cette gendarmerie d’élite arrivée de l’avant-veille, une armée toute formée par lui, toute dans sa main ; elle avait pleine et entière confiance dans son guide, le père La Pensée, comme on l’appelait familièrement. L’ennemi perdit 8000 hommes tués sur place, et au-delà ; nous en eûmes 2000 au plus hors de combat ; on prit 30 pièces de canon, 99 drapeaux et 4 étendards. On raconte que Catinat le soir, s’étant endormi sous une tente improvisée, se trouva au réveil entouré de tous ces drapeaux que les soldats avaient plantés en manière de trophée pour décorer son triomphe. On n’avait pris que quatre drapeaux à Staffarde : ici on en eut des quantités, de quoi ombrager le sommeil du vainqueur. Un rayon brille sur ce point de la vie de Catinat, un beau rayon d’automne ; c’est l’endroit le plus lumineux de sa carrière, son moment de plein éclat. Notons-le bien : depuis lors, il aura presque toujours le contraire de la bonne étoile.