Catinat (suite.)
Guerre des Barbets. — Horreurs. — Iniquités. — Impuissance.
Catinat resta six ans gouverneur de Casal (1680-1687). Sur la fin de ce séjour et
pendant l’exercice de cette garnison si bien établie et consolidée, Louis XIV jugea à
propos de le détacher pour lui confier le commandement de la petite armée qu’il envoya
en 1686 au duc de Savoie : elle devait l’aider à chasser des vallées des Alpes les
religionnaires désignés sous le nom de Vaudois et qui vivaient là
cantonnés depuis des siècles ; on les appelait aussi Barbets les jours
de mépris et d’insulte, à cause de l’ancien nom de leurs pasteurs (barbas). Le prétexte de l’intervention française, outre l’intérêt général de la
religion, était, que les réformés du midi de la France, pressés par les Édits,
désertaient et trouvaient un asile tout proche chez leurs frères dans les vallées du
Piémont. Le duc de Savoie ne se portait pas de gaieté de cœur à une telle guerre ; bien
des fois la Cour de Turin avait essayé d’avoir raison de ces petites tribus croyantes et
n’y avait pas réussi. Trente ans auparavant, d’atroces exécutions, des massacres connus
sous le nom de Pâques piémontaises (1655) n’avaient amené d’autre
résultat qu’une vaste effusion de sang, un cri d’horreur dans toute l’Europe
protestante, des réclamations énergiques, et la haute intervention de Cromwell, dont le
bras protecteur s’étendit jusqu’à ceux qu’on immolait. Un admirable sonnet de Milton,
comme un écho immortel et vengeur, a consacré la mémoire de ces martyres et de leurs
gémissements « que les vallées répétaient aux monts, et que les monts renvoyèrent
jusqu’au Ciel. ».
Toutes les fois qu’on était sage à Turin, on s’abstenait de
toute propagande de ce côté, et l’on se disait ce que Mazarin disait aussi des
Protestants de France en son temps : « Le petit troupeau broute de la mauvaise
herbe, mais il est tranquille. ».
On laissait ces vallées paisibles adorer Dieu
à leur manière, selon l’esprit, et par une sorte de culte biblique et chrétien tout
primitif. En 1686, sous la pression et sur l’instance comminatoire de Louis XIV,
Victor-Amédée se vit forcé, cependant, de faire à son tour sa révocation de l’Édit de
Nantes, et le 31 janvier 1686 il déclara révoqués et abolis, à Fégard de ses sujets des
vallées, tous les anciens privilèges qu’il avait ratifiés lui-même à son avènement. Mais
en même temps, sur le prompt effet que produisit l’odieux édit, devant la soudaine
résistance qui s’organisa et l’attitude résolue des montagnards, il crut devoir accepter
l’assistance armée de Louis XIV, qui lui était offerte depuis des mois et déjà toute
préparée à la frontière. C’est alors que Catinat fut désigné pour général du corps de
troupes qui devait opérer conjointement avec le duc de Savoie.
Catinat, il faut le dire, ne vit dans cette guerre si mauvaise qu’il allait faire à de pauvres montagnards pour leur religion, et dans la part principale qu’il y devait prendre, qu’une marque nouvelle de la confiance du roi et une occasion d’avancement : il était militaire avant tout, et chargé en chef, pour la première fois, d’une expédition difficile, il eut un mouvement de joie ; il ne raisonna point sur la légitimité de l’entreprise, il ne s’occupa que de prendre ses mesures pour la conduire le mieux possible et le plus vivement. Il écrivait à Louvois, le 5 mars (1686), dans le premier mouvement de sa reconnaissance :
« Je ne saurais rien dire, Monseigneur, que vous exprimer mes sentiments sur l’honneur que vous m’avez procuré d’un si beau commandement. Je ne songe au monde qu’à m’en bien acquitter, pour mériter avec quelque justice cette manque de votre estime. »
Catinat se rendit aussitôt à Turin pour se renseigner et se concerter avec la Cour. Il
y vit pour la première fois le jeune duc qui devait être le grand adversaire de sa vie,
son élève dans cette prochaine guerre, puis son rival, son vaincu, son dupeur éternel,
celui avec qui il aura maille à partir sous toutes les formes et avec qui son écheveau
devra s’entremêler et se brouiller sans cesse. Victor-Amédée allait avoir vingt ans ;
Catinat le jugea d’abord un enfant indécis, encore incapable de se rendre compte au net
d’une affaire et de se fixer à une résolution ferme ; il se trompait : c’était déjà un
homme à double et triple fond, qui jouait plus d’un jeu à la fois. Il aurait pu dès lors
s’en apercevoir. À la nouvelle du fatal édit rendu le 31 janvier contre le libre
exercice du culte dans les vallées, la Suisse protestante s’était émue ; les Vaudois
ayant sollicité l’assistance de leurs conseils, une assemblée des Cantons protestants
avait eu lieu le 26 février à Baden ; en conséquence, deux députés extraordinaires,
MM. Gaspard et Bernard de Murat, conseillers d’État, étaient allés à Turin, et avec un
peu de peine ils avaient trouvé moyen de se faire écouter. Cependant les passions
étaient surexcitées au dernier degré, et les haines religieuses, dès qu’on les attise,
sont promptes. De petits corps de volontaires catholiques s’étaient mis en campagne,
devançant le mot d’ordre, et l’on escarmouchait déjà. Les Vaudois en armes organisaient
la défense, et quoi qu’on puisse dire de ce qui arriva dans la suite de cette atroce
guerre, cette première levée de boucliers, avec les instructions à la fois militaires et
morales qui y présidèrent, et dont on a tous les articles, est d’une simplicité naïve et
d’une générosité exemplaire. Si la justice, à ce moment, était tout entière d’un seul
côté, l’ardeur se montrait égale dans les deux camps. Les troupes françaises,
concentrées à Pignerol, attendaient elles-mêmes le signal de donner, avec impatience.
« On ne parle ici que de tout exterminer et de tout détruire, de faire pendre
les grands et les petits. »
C’est ce qu’un officier français écrivait de
Pignerol dès les premiers mois de cette année. Catinat, lui aussi, était un peu comme
cet officier et comme tous ceux dont il allait diriger l’ardeur ; muni de son premier
commandement en chef, il redoutait une solution pacifique et de voir s’échapper
l’occasion de montrer son savoir-faire. Les députés suisses avaient obtenu de la Cour de
Turin de se rendre dans les vallées et de tâcher d’amener les Vaudois menacés à une
composition qui épargnât les voies de violence ; leur représentant la situation
désespérée et sans issue où on les voyait, cernés qu’ils étaient de toutes parts et hors
d’état de résister à des forces si supérieures, à des puissances conjurées, ils
proposèrent à ce petit peuple d’émigrer en masse et d’emporter avec lui ailleurs le
flambeau de sa foi.
Écoutons des deux côtés : prêtons l’oreille aux opprimés comme aux persécuteurs. Un historien de ces humbles religionnaires a retracé avec feu et piété toutes ces scènes de désolation80. La proposition des députés suisses fut faite dans une assemblée générale convoquée au Chiabas le 23 mars ; la séance s’ouvrit par une prière que prononça le pasteur Arnaud ; retenez ce nom, déjà porté avec tant d’honneur en France depuis plus de quarante ans par un illustre persécuté : ici, dans les vallées, cet Arnaud n’est pas seulement un théologien, c’est un homme pratique, un grand caractère en action ; né dans le Dauphiné et d’abord pasteur français, il était devenu pasteur Vaudois, et de pasteur il devint capitaine quand il le fallut, et plus tard, comme Josué, conducteur de peuple. Il ouvrit donc la séance par une fervente prière.
« Les messieurs de Murat exposèrent ensuite toutes les démarches qu’ils avaient faites depuis leur arrivée à Turin, et demandèrent aux Vaudois quelle était leur résolution.
« — Veuillez nous conseiller vous-mêmes, répondirent-ils.
— Consentiriez-vous à quitter votre patrie, si nous obtenions du duc qu’il vous laissât disposer de vos biens et sortir de ses États avec vos familles ? »
La stupeur dont fut saisie l’assemblée à cette proposition ne saurait se dépeindre : les Vaudois demandaient du secours, s’attendaient à la lutte, espéraient la victoire, et avant même qu’ils eussent combattu, on leur parlait d’accepter toutes les conséquences de la défaite. Encore une défaite peut-elle se réparer ; mais l’exil… un exil éternel ?
Alors les ambassadeurs représentèrent avec énergie l’impossibilité où ils étaient de leur porter secours autrement que par des négociations :
« Vos vallées sont enclavées dans les États de vos ennemis ; tous les passages sont gardés ; aucune nation n’est en mesure de faire la guerre à la France dans votre seul intérêt ; nulle armée ne pourrait même pénétrer jusqu’ici, et vous seuls, enfin, vous avez à peine trois mille combattants. Vous n’aurez pas même de quoi les nourrir ; les provisions vous manquent ; vous devrez néanmoins nourrir plus de douze mille bouches. On observe toutes vos démarches ; les troupes réglées n’attendent que le signal du massacre. Comment pourrez-vous résister ? »
Mais l’amour de la patrie luttait encore dans l’esprit des Vaudois contre la lumière qu’y faisaient pénétrer ces paroles et contre l’évidence désolante :
« — Ce serait une lâcheté, s’écriaient-ils, de perdre courage devant Dieu, qui a si souvent délivré nos pères, et qui a sauvé de tant de périls le peuple d’Israël.
— Ce serait une folie, répondaient les prudents et sensés médiateurs, de compter aujourd’hui sur des événements miraculeux. Il vous est impossible de lutter de vive force contre vos ennemis ; il vous est impossible d’être secourus ! Réfléchissez… Une issue vous reste… Ne vaut-il pas mieux transporter ailleurs le flambeau de l’Évangile dont vous êtes dépositaires, que de le laisser ici s’éteindre dans le sang ? »
À la suite de ces paroles, l’assemblée se trouva divisée, et répondit qu’elle ne pourrait s’engager sur un objet aussi grave sans avoir consulté tout le peuple. »
Le peuple consulté se divisa à son tour : quelques communes consentaient à l’émigration, d’autres étaient pour la résistance jusqu’à la mort. Les pasteurs, fidèles à leur mission de paix, opinaient pour le départ en terre étrangère. On tira parti à Turin de leur division ; on était aux dernières limites de l’atermoiement en face de Louis XIV ; on supposa, pour couper court, que l’émigration était chose décidée, et un édit fut rendu en conséquence le 9 avril. Cet édit avait pour objet de régler l’entière évacuation du pays, l’ordre et la marche des détachements ; les exilés avaient dix jours pour vendre leurs biens ; ils devaient déposer les armes sur l’heure, et démolir tous leurs temples de leurs propres mains avant leur départ. À l’annonce de cet acte d’exécution, le courage du désespoir se ranima dans les pauvres vallées, et tous, à l’unanimité, se décidèrent à s’en remettre à la Providence et à défendre leurs toits et leurs autels, à l’exemple de leurs pères.
Les ambassadeurs suisses firent alors un dernier et suprême effort de médiation ; dans une lettre des plus pressantes qui fut lue en chaire par toutes les paroisses vaudoises, ils disaient81 :
« Nous avons vu que vous avez beaucoup de peine à vous résoudre de quitter votre patrie, qui vous est d’autant plus chère que vos ancêtres l’ont possédée par plusieurs siècles et défendue valeureusement avec la perte de leur sang ; que vous vous confiez que Dieu, qui les a soutenus plusieurs fois, vous assistera aussi et que vous appréhendez même qu’une déclaration pour la sortie ne soit qu’un piège pour vous surprendre et accabler : nous vous dirons pour réponse que nous convenons avec vous que la loi qui oblige à quitter une chère patrie est fort dure ; vous avouerez que celle qui oblige à quitter l’Éternel et son culte est encore plus rude, et que de pouvoir faire le choix de l’un avec l’autre est un bonheur qui, en France, est refusé à des personnes de haute naissance et d’un éminent mérite, et qui s’estimeraient heureuses si elles pouvaient préférer une retraite à l’idolâtrie. »
Quelle tache et quelle honte pour la France de Louis le Grand qu’une atroce injustice comme celle-ci trouve presque à se glorifier et à s’absoudre par l’exemple d’une injustice plus abominable encore, dont elle offrait alors au monde l’odieux et parfait modèle ! Toute mesure paraissait clémente, en effet, et comme bienfaisante au prix de celles qu’inventait le génie des Louvois et des Bâville pour retenir et interner les honnêtes gens qu’on voulait convertir.
« Il faut, disaient encore les auteurs de cette lettre éloquemment résignée et presque aussi apostolique que politique, il faut subir les lois de la Providence divine qui, par les révolutions, met la foi de ses enfants à l’épreuve pour leur détacher les cœurs de ce monde, afin de chercher avec d’autant plus d’ardeur la patrie et cité permanente du Ciel. Il est vrai que le bras de Dieu, qui vous a soutenus dans les guerres passées, n’est pas encore raccourci ; mais si vous faites réflexion qu’un puissant roi s’est joint aux forces de votre prince, que les provisions, les officiers et l’union vous manquent, et que même vos obstinations vous feront abandonner de tous les princes et des États protestants…, vous ne pouvez pas espérer que la Providence divine, qui n’agit pas miraculeusement comme autrefois parmi les Israélites, veuille faire de vos ennemis ce qu’elle fit de Sennacherib ; et la parole de Dieu vous apprend que de se jeter dans les dangers sans prévoir humainement aucun moyen d’en sortir, c’est tenter Dieu qui laisse périr ceux qui aiment témérairement le danger… »
On peut se figurer l’effet que dut produire la lecture d’une telle épître sur un auditoire mêlé de personnes timides, de vieillards, de femmes et d’enfants. Un redoublement de douleur éclata, mais sans que la faiblesse prît le dessus. Par égard pour les conseillers amis, et comme concession dernière, il fut demandé qu’on n’imposât pas du moins un temps déterminé pour la vente des maisons et des terres ; cette idée d’un répit qu’on ne proposait, du reste, que pour la forme, et sans aucune espérance, ne fut pas même discutée à Turin. Cependant tous les temples des vallées retentissaient de larmes et de gémissements, et les cœurs aussi se retrempaient dans la prière. On se raffermissait dans la résolution de défendre sa religion et sa patrie jusqu’à la mort. Une assemblée solennelle de tous les délégués des vallées se tint à Rocheplate le 19 avril ; c’était le vendredi saint. Le pasteur Arnaud y prononça cette prière :
« Seigneur Jésus, toi qui as tant souffert et qui es mort pour nous, accorde-nous la grâce de pouvoir souffrir aussi et de sacrifier notre vie pour toi î Ceux qui persévéreront jusqu’à la fin seront sauvés. Que chacun de nous s’écrie avec l’Apôtre : Je puis tout par Christ qui me fortifie ! »
La guerre était décidée ; Catinat, qui n’a que son objet en vue, qui n’a d’yeux que par Louis XIV et par Louvois, s’en réjouit ; il écrivait, dès le 14 avril :
« Toutes les allées et venues des ambassadeurs suisses n’ont point eu de succès ; le prince ne les écoute plus que pour leur dire que sa volonté paraît par son dernier édit. Enfin il s’est mis sur son trône, et commence à se conduire comme un maître qui a la force à main. »
Victor-Amédée donc, en personne, et Catinat général, son allié, s’avancèrent en forces pour tout réduire, pour nettoyer ces vallées de leurs habitants et les purger d’un des cultes les plus sincères et les plus innocents qui aient jamais été adressés à l’Éternel. Les mesures pour cerner et traquer ces petites bandes valeureuses étaient prises par un guerrier expérimenté et probe à qui pareille fonction ne donnait nul remords. Tout fut combiné pour une entrée simultanée par deux vallées, et pour une marche en colonnes convergentes sur un même point. Le signal se donna le lundi de Pâques 29 avril, par trois coups de canon tirés au petit point du jour du haut de la colline de Briqueras. La défense des montagnards fut sanglante, énergique en quelques endroits, mais elle ne pouvait avoir d’autre issue que la défaite. À la fin d’avril tout semblait terminé ; les troupes avaient ramassé plus de six mille prisonniers de tout âge et de toute condition qu’on poussait devant soi comme des troupeaux ; il ne restait plus que quelques malheureux échappés au carnage, des enfants perdus sur des hauteurs inaccessibles. Catinat, son œuvre faite ou à peu près, rendait compte à Louvois d’un air de contentement trop visible :
« Ce pays est parfaitement désolé, écrivait-il (9 mai) ; il n’y a plus du tout ni peuple ni bestiaux. Les troupes ont eu de la peine par l’âpreté du pays ; mais le soldat en a été bien récompensé par le butin. M. le duc de Savoie a autour de 8,000 âmes entre ses mains. J’espère que nous ne quitterons point ce pays-ci, que cette race de Barbets n’en soit entièrement extirpée. J’ai ordonné que l’on eût un peu de cruauté pour ceux que l’on trouve cachés dans les montagnes, qui donnent la peine de les aller chercher, et qui ont soin de paraître sans armes lorsqu’ils se voient surpris étant les plus faibles.Ceux que l’on peut prendre les armes à la main et qui ne sont pas tués, passent par les mains du bourreau. »
Atrocité à jamais regrettable chez un guerrier humain l'erreur chez un esprit sage ! On ne vint point à bout des Barbets ni de la race ; il le reconnut plus tard. La masse des prisonniers, après tout ce qu’on ramassa, montait bien à 10 000 hommes, dont on ne savait que faire. On crut d’abord que la maladie et le typhus en débarrasseraient le vainqueur et dispenseraient de prendre un parti. À la fin du mois de juin, Catinat, dont c’était le pronostic, écrivait à Louvois :
« La maladie et l’infection s’est mise dans ce malheureux peuple ; la moitié en périra cet été. Ils sont mal couchés, mal nourris, et les uns sur les autres ; et celui qui se porte bien ne peut respirer qu’un air empesté : par-dessus tous ces maux, la tristesse et la mélancolie causée avec justice par la perte de leurs biens, par une captivité dont ils ne voient point la fin ; la perte ou au moins la séparation de leurs femmes et de leurs enfants, qu’ils ne voient plus et qu’ils ne savent ce qu’ils sont devenus. Beaucoup, dans cet état, tiennent des discours séditieux qui les consolent de leurs malheurs et de leurs misères. »
Bientôt réduits en effet et diminués de plus de moitié par le mal et la contagion, les débris des Vaudois, ne montant guère en tout qu’à 3,500 âmes, purent émigrer et partir par bandes, du gré du duc de Savoie, et se diriger vers des pays hospitaliers ; ils allèrent à Genève, dans les Gantons protestants, en Wurtemberg et jusque dans le Brandebourg. Ils marchaient par petites brigades, obligés souvent de prendre le chemin le plus long parce qu’on leur refusait passage. On raconte que ceux qui arrivèrent à Genève y entrèrent en chantant d’une voix grave un psaume des Hébreux fugitifs, traduit par Théodore de Bèze :
Faut-il, grand Dieu, que nous soyons épars !…
Deux ou trois années se passèrent ; le mal du pays tenait à cœur aux Vaudois exilés ;
ils se comparaient aux Hébreux en captivité, et, comme le peuple de Dieu, ils croyaient
fermement au retour et à la délivrance. Quelques-uns conçurent dès lors le projet de
rentrer à tout prix dans leurs chères vallées et de reconstituer la nation. Deux hommes
de grand caractère, un de leurs vieux pasteurs et guerriers, Javanel, depuis des années
réfugié à Genève, et Arnaud, leur nouveau conducteur, organisèrent cette marche secrète
et savante. On envoya à la découverte trois hommes dévoués, déguisés en marchands, pour
explorer le pays, les hautes crêtes et les cols des Alpes, et savoir ce qui était
possible. Il s’agissait, pour ce peuple errant et dispersé, de se donner un rendez-vous
à l’extrémité du lac de Genève, à Bex, aux portes du Valais, d’entrer en Savoie,
« de l’effleurer par le territoire de Saint-Maurice, de passer à Martigny, de
suivre la vallée du grand Saint-Bernard jusqu’à Orsières, de remonter le val Ferret,
puis traverser le col Letrevre, descendre à Courmayeur, passer de là au petit
Saint-Bernard, tourner ainsi le Mont Blanc, et venir retomber en Savoie entre le col
Bonhomme et le mont Iseran du côté de Scez, sur la route qu’avaient reconnue leurs
premiers éclaireurs. »
Cet itinéraire habile et hardi ne fut pas suivi comme
il avait été tracé d’abord ; le premier projet échoua ; la pratique et la nécessité en
suggérèrent un autre : ce fut à Prangins, près de Nyon, que le rendez-vous patriotique
eut lieu ; on traversa le lac à cet endroit (16 août 1689) ; on passa par Cluse,
Sallanches, on attaqua le Mont-Blanc et le col du Bonhomme par un autre côté. Bref, le
résultat désiré fut obtenu et le miraculeux retour s’accomplit ; après une marche des
plus aventurées et des plus périlleuses le long des hautes frontières, le petit troupeau
Vaudois conduit par Arnaud était rentré et avait repris pied dans ses vallées dès le
1er septembre. Ils en tenaient les postes les plus escarpés ; pour
cela, il avait fallu combattre, et c’était toute une guerre qui recommençait. Ils
allaient avoir contre eux Catinat encore, général en chef alors de l’armée d’Italie,
mais Catinat seul : le vent avait tourné, la politique de Victor Amédée avait changé sur
ces entrefaites ; ce prince avait besoin désormais de ces mêmes sujets qu’il avait
exterminés et qui venaient de se rapatrier malgré lui. Il ferma l’œil, puis les protégea
et s’en servit. Dès lors les Barbets s’éternisèrent, et Catinat, durant toute cette
guerre de 1690 à 1695, les eut sur ses derrières et sur ses flancs, sans pouvoir s’en
débarrasser jamais. Appelez cela fanatisme ou foi, peu importe82. Feuquières, particulièrement
chargé d’en finir avec l’une des vallées, écrivait à M. de Louvois (6 mai 1691) :
« Ces gens-là n’ont pas une botte de paille pour se coucher… On ne peut comprendre, à moins de l’avoir vu, combien la vie qu’ils mènent est dure ; car enfin, Monseigneur, ils ne se font pas seulement un gîte en terre. Il n’y a point de salaire en ce monde qui puisse obliger les hommes à tant souffrir. Aussi toutes les lettres que nous trouvons sur eux ne sont-elles remplies que d’exhortations dont le texte est pris sur les Machabées. »
M. de Chaulnay, qui était venu en mission à l’armée de Piémont, écrivait au roi le 4 mars 1692 :
« Il faudra que M. de Catinat fasse encore donner une bonne touche aux Barbets, rompre les eaux et détruire les vignes et les arbres fruitiers, afin de tâcher d’extirper entièrement cette canaille… »
Sachons, pour être juste, ce que les Barbets aussi étaient devenus. La guerre démoralise vite et ensauvage les cœurs, en se prolongeant trop. Il ne faut pas beaucoup tenter l’homme et le défier pour qu’il redevienne cruel et barbare. Le sang versé donne la soif du sang. Toute Vendée, en particulier, pour peu qu’elle dure, tourne vite à la chouannerie et au brigandage. Les cruautés ici et les horreurs furent bientôt réciproques, et personne ne fut en reste. La pureté du petit troupeau d’Israël ramené par Arnaud s’était, d’ailleurs, fort altérée et mélangée d’éléments impurs. Catinat écrivait au roi au mois d’octobre 1694, en insistant sur la nécessité d’assurer ses communications :
« Il ne faut plus regarder les Barbets comme les simples Vaudois retirés dans les montagnes : c’est un grand nombre de sujets de Sa Majesté, des vagabonds de toute nation, des déserteurs de ses troupes, qui n’ont ni feu ni lieu, ni établissement, bien armés, bien vêtus, qui pendant douze lieues peuvent entreprendre sur vos convois, sur vos entrepôts. »
Il écrivait encore au roi le 25 mars 1695 : « On peut détruire les habitations
des Barbets, on ne réduira jamais les Barbets ».
M. de Tessé
enfin, bon observateur, était, à cette date, du même avis : on ne doit rien entreprendre
de sérieux contre eux.
« L’on ne peut leur faire un mal bien effectif ni décisif, et l’on peut, en les agaçant, disait-il, leur faire connaître le mal qu’ils nous pourraient faire et qu’ils ne nous font pas… Leur totale destruction est imaginaire… »
En prenant exemple de ce qui se passait dans le même temps en Catalogne, Tessé ajoutait :
« Les Espagnols étaient tranquilles et ne demandaient que paix et simplesse ; l’on y a porté une guerre qui leur a fait prendre des mesures auxquelles ils ne pensaient pas. Le roi connaîtra dans la suite de quel poids lui seront les conquêtes qu’il a faites… »
Cette guerre de guérillas, on l’a trop su à toutes les époques, dans un pays qui la favorise et avec le ferment de la religion et du patriotisme, est indestructible et quasi-immortelle. On fut donc puni, pendant toute la durée de cette guerre qui se fit en Savoie depuis 1690, d’avoir agacé impolitiquement et sans motif les Vaudois en 1686, et d’avoir mis dans ces vallées un foyer sans cesse renaissant de haine et de vengeance. Pour ce qui est de Catinat, il n’y a aucun reproche à lui faire au point de vue de la morale de son temps ; il fut militaire, et bon militaire dans une expédition injuste ; il fit son devoir, et avec zèle. C’est pourtant là une affreuse conséquence de la guerre, qu’il y ait un lieu au monde où le nom de Catinat soit en exécration, comme celui de Mélac dans le Palatinat.
On aime à croire que lorsque Catinat, sur la fin de sa vie, se promenait à Saint-Gratien en philosophe et sans épée, il se disait qu’il avait parfois employé cette noble épée à une œuvre plus qu’équivoque, et qu’il en avait un léger remords comme sage ou même comme chrétien.
Il n’est point de tableau sans ombres : j’ai dû ne pas dissimuler ces taches dans un portrait fidèle. Catinat était un homme de droiture et de vérité. Cette vérité qu’il a aimée et pratiquée lui tourne à bien et à honneur dans presque tous les cas : là où elle lui est, par exception, défavorable et dure, il est juste qu’il la subisse tout entière.
II. Siège de Philisbourg. — Guerre de Piémont ; son caractère. — Victoire de Staffarde.
Il est temps d’aborder en lui le général en chef. Il fut encore deux ou trois ans avant de le devenir. Catinat était encore à Casal en janvier 1687, et lorsque Louvois lui annonça, comme à tous les gouverneurs de place, la guérison du roi après la grande opération, il reçut de lui cette lettre d’un tour original et franc :
« J’en ai, de bon cœur, célébré la joie à souper avec bonne compagnie de notre garnison. S’il m’arrivait de boire souvent comme j’ai fait ce jour-là, je recevrais bientôt une correction sur mon dérèglement. »
Le roi le retira de Casal en ce temps-là pour lui donner le gouvernement de la ville et
province de Luxembourg. Il y entra, dit-on, le 8 février (1687) à pied, couvert de son
manteau sans que personne l’attendît, pour éviter toutes les cérémonies qui n’étaient
pas de son goût et pour épargner les dépenses vaines. Il s’y montra des plus
désintéressés et parfait gouverneur comme à Casal. Mais bientôt, la guerre recommençant,
on le jugea plus utile ailleurs. Nommé lieutenant général, il fut envoyé à l’armée que
commandait le Dauphin pour le siège de Philisbourg (1688). Vauban menait le siège ;
Catinat s’y distingua par sa valeur et sa vigueur. On disait que, quand il était de
tranchée, « la besogne avançait du double. »
Le siège fut long,
difficile ; M. de Vauban prétendait que « jamais place n’avait désiré plus de canon que celle-ci pour la réduire. »
Il disait aussi
que « Monseigneur était si affriandé à la tranchée qu’il y
voulait retourner toujours. »
Le roi s’étonnait de cette longueur (relative)
du siège ; Louvois, pour s’éclairer, réclamait des relations précises et presque
journalières des meilleurs officiers, et il en voulait surtout de Catinat, « Sa
Majesté, lui disait-il, ayant une fort grande foi à vos relations et me les ayant
demandées souvent. »
Louis XIV savait que Catinat ne mentait pas, — ne
brodait pas. Une nuit, les ennemis firent une sortie considérable à la tête d’une
tranchée ; ils avaient déjà fait plier les troupes de garde et auraient causé un grand
désordre, si Catinat « qui était de jour »
n’eût ramené ces mêmes troupes
avec tous les officiers du régiment d’Auvergne ; il y reçut un coup de mousquet qui,
heureusement, ne fit que percer son chapeau et couper sa perruque.
C’est à la suite de tous ces faits notables et de ces beaux services que, l’alliance avec le duc de Savoie paraissant très compromise, Catinat fut fait général de l’armée d’Italie (mars 1690). Les premières instructions qui lui furent données étaient restreintes et conditionnelles : détruire les Barbets d’abord, traverser le Piémont, porter la contribution dans le Milanais en assurant par l’occupation des postes nécessaires ses communications avec Pignerol ; puis, par de secondes instructions plus circonstanciées, on lui recommandait d’avoir raison à Turin des tergiversations du duc que l’ambassadeur du roi, M. de Rébenac, ne serrait point d’assez près ; de forcer ce prince à donner satisfaction au roi sur les points en litige, tels que l’envoi des régiments Piémontais en France, et la remise immédiate de deux places fortes, Verrue et surtout la citadelle de Turin, le menaçant de toute la sévérité du roi s’il n’obtempérait. Catinat était encore une fois sur le pied d’un négociateur en armes ; ce n’était pas le rôle qu’il eût choisi de préférence. Il craignait de n’en pas faire assez ou d’en faire trop. J’omets l’entier détail de ces négociations, où l’on voit Catinat toujours un peu en retard sur sa Cour, et plus disposé à restreindre qu’à étendre le sens ou la lettre de ses instructions : c’était sa nature d’esprit. M. Camille Rousset explique fort bien sans doute les hésitations de Catinat par une erreur de plume et un malentendu de rédaction dans l’une des dépêches qu’il reçut ; mais un autre que Catinat, saisissant plus hardiment l’esprit de son rôle et s’en pénétrant plus au vif, serait allé de l’avant sans tant marchander. Le duc de Savoie, qui n’était pas prêt pour la guerre, ne cherchait qu’à gagner du temps, des semaines et des jours : au lieu de songer à la livrer, il fortifiait et munissait en toute hâte sa citadelle de Turin. Catinat menaçait toujours de passer le Rubicon, mais il ne le passait point, et tout en étant ferme dans sa consigne, il eut quelque lenteur dont l’ennemi profita. Il commençait à connaître à quel vis-à-vis dissimulé il avait affaire. Enfin le masque tomba, l’épée sortit du fourreau ; les hostilités s’ouvrirent le 4 juin 1690.
Ici commence une guerre de cinq ou de six ans (1690-1696), et qui, plus ou moins
vivement menée et d’après des principes plus ou moins contestables, fit, somme toute, le
plus grand honneur à Catinat. Il remporta deux victoires en bataille rangée, celle de
Staffarde (18 août 1690), et celle de La Marsaille (4 octobre 1693), eut quantité de
beaux sièges, notamment celui de Nice et de Montmélian, n’éprouva que des échecs sans
grande conséquence, ne compromit jamais rien, suffit à tout et maintint les affaires en
tel point que le duc de Savoie revenu à résipiscence put lui dire en toute bonne grâce
« qu’il avait reçu de lui des leçons et corrections dont il espérait profiter à
l’avenir pour le service du roi. »
Lorsque l’on considère l’ensemble de cette guerre après la conclusion, il semble
qu’elle fasse un tout qui aurait perdu à être conduit autrement et qui est bien en
harmonie avec les personnages en présence et avec les résultats obtenus. C’était une
guerre toute politique en effet ; il y avait dans le duc de Savoie un ancien et un futur
allié, celui qui devait donner en définitive la duchesse de Bourgogne à la France ; il
semble qu’il ne convenait pas de le pousser trop à bout, de l’écraser ni de
l’exterminer, quand même on l’aurait pu, mais qu’il suffisait de lui infliger, selon son
propre mot, quelques corrections : et les deux victoires de Catinat en furent de sévères
et d’éclatantes. Catinat vainquit autant qu’il le fallait, pas davantage. Son procédé,
tout en combattant le prince qu’il avait eu pour élève dans la première expédition
vaudoise, était de continuer à s’en faire estimer et de ne rien porter à l’extrémité,
d’épargner les moyens violents, même quand ils lut étaient commandés ; il ne s’agissait
pas d’envenimer la lutte : le plus souvent on ne cessait de négocier sous main,
d’échanger des pourparlers, tout en se combattant. Détacher le duc de Savoie de la ligue
était l’objet de cette guerre, bien plus que de l’aigrir, de l’outrer et de l’humilier.
Des divers généraux que Louis XIV avait alors sous la main, nul n’était plus propre que
Catinat à cette guerre du Piémont qui était devenue en quelque sorte sa spécialité, sa
partie d’échecs
et ses qualités, ses défauts même
de trop de réserve et de prudence convenaient également aux fins proposées.
J’ai dit l’effet que produit de loin et historiquement l’ensemble de cette guerre ;
mais, si on l’examine en détail et au point de vue stratégique, les observations et les
critiques s’élèvent en foule. Ce n’est point moi (bien entendu) qui parle en ce moment,
je ne suis que l’écho des écrivains militaires les plus instruits et les plus capables.
L’art de la guerre a existé de tout temps, a dit Jomini ; mais les traités sur l’art de
la guerre sont récents. Parmi les modernes qui ont ouvert ou rouvert la carrière, l’un
des premiers, le premier peut-être en date chez nous, est Feuquières, l’un des généraux
qui, précisément, servirent sous Catinat. Ses relations « critiques et
dogmatiques »
sont des plus intéressantes ; il a fait l’histoire critique de
quelques-unes des campagnes de son temps en s’appliquant à juger les opérations selon
les principes de l’art et « à mettre en lumière les rapports des événements avec
ces principes ».
Je sais que, toutes les fois qu’on parle de Catinat, il est
de mode de dire beaucoup de mal de Feuquières ; Catinat n’eut pas à se louer de lui en
deux circonstances, et il est plus que possible que Feuquières, en effet, par son
caractère, et dans la pratique, ait eu quelques-uns des inconvénients qu’on lui a
reprochés ; il faut bien croire, puisque tous l’ont dit, qu’il avait des vices de cœur :
il n’en est pas moins vrai que, comme écrivain militaire, Feuquières est un esprit
supérieur, et que la lecture de ses Mémoires ne soit un des livres qui donnent le plus à
réfléchir. Formé à la grande école des Condé, des Turenne, des Créqui, des Luxembourg,
il expose, analyse et critique avec beaucoup de précision les quatre premières campagnes
de Catinat (1690, 91, 92 et 93) ; il discute les deux batailles de Staffarde et de La
Marsaille, et fait sa part exacte à chacun des combattants. Aucun sentiment étranger à
la pure raison et à l’amour de son art ne perce dans ces critiques du précurseur de
Saint-Cyr et de Jomini. Un professeur d’art militaire, tel par exemple que M. de La
Barre Duparcq qui a tracé un si juste portrait de Catinat, pourrait faire, j’imagine, du
thème de ces deux batailles un sujet d’exercice pour les jeunes théoriciens.
Aujourd’hui il est bien clair et démontré pour tous que Catinat, en 1690, aurait pu entrer plus tôt en campagne, qu’il perdit du temps avec le duc de Savoie ; il aurait pu assiéger Turin avant que le duc fût prêt. Il tâtonna lui-même dans la manière d’assembler son armée ; il paraît bien qu’il pouvait la concentrer plus promptement devant Turin ; il se comporta trop avec le duc de Savoie comme avec une puissance égale et ne brusqua pas assez l’offensive. Mais aussi il inspira par là à ce prince la confiance de l’attaquer peu après dans une marche sur Saluces, — marche habile et bien calculée ; il prêta flanc exprès dans la route, sauf à laisser l’expédition contre Saluces pour faire face à l’attaquant si celui-ci donnait dans le piège, et le duc céda en effet à la tentation, à l’impatience de combattre, sans attendre l’arrivée de ses secours d’Allemagne. Il en résulta la bataille de Staffarde, dont les avantages furent si grands que Catinat aurait pu, ce semble, en profiter plus qu’il ne fit. Il se contenta de faire subsister son armée dans la plaine de Piémont entre le Pô et le Tanaro jusqu’au moment ordonné pour la retraite, et de terminer la campagne par la prise de Suse. Mais chacun a son génie à soi et sa façon de faire, et il n’y a pas de sûreté à en sortir ni à en vouloir changer. Il faut savoir de plus que l’armée de Catinat était désolée par les maladies et que tous ses mouvements s’en ressentaient. Enfin il était bridé par les ordres de la Cour.
Le combat de Staffarde fut des plus disputés, des plus opiniâtres et des plus sanglants ; il dura six heures et fut contesté pendant presque tout le temps, jusqu’à la dernière heure. L’ennemi perdit 4 000 hommes environ, et nous en eûmes plus de 2 000 hors de combat. La retraite des vaincus se fit avec assez de fermeté ; Catinat suppose qu’elle était conduite par le prince Eugène, et il lui en fait honneur. On a le récit que Catinat adressa à M. de Louvois le soir même de la bataille (18 août). Ce rapport est des plus simples, et le vainqueur y paraît surtout occupé de rendre justice à tous ; après qu’il a nommé tout le monde, il craint encore d’avoir oublié quelqu’un :
« Je puis manquer dans cette Relation, disait-il, à rendre les bons offices que plusieurs particuliers, et même des troupes, méritent dans cette occasion où tout le monde s’est bien employé ; je dois à leur bonne volonté et à leur secours la gloire qui peut retomber sur moi de ce combat. »
Il faut lire d’autres relations que la sienne pour apprendre que Catinat, voyant que la lutte s’opiniâtrait, se mit à la tête de troupes fraîches tirées de la brigade Du Plessis-Bellière, les mena à la charge, et décida la victoire. Il reçut plusieurs coups dans ses habits. Sa relation, en tout, est plus exacte que lucide. Fénelon, ami de Croisilles, ne put s’empêcher de lui dire que son frère avait un peu trop négligé le style dans sa narration, sur quoi Catinat répondait :
« Je l’ai écrite naturellement et currente calamo, ayant été extraordinairement occupé depuis que l’armée a passé en Piémont. Je n’ai eu d’autre application en l’écrivant que de rendre promptement compte au roi sans aucune attention de donner de l’ornement et de l’agrément à cette narration. »
Il y a de lui une autre relation écrite deux jours après, et de tout point meilleure. — Louis XIV, à la nouvelle de la victoire, écrivait de sa main à Catinat, le 22 août :
« L’action que vous venez de faire me donne tant de joie, que je suis bien aise de vous le dire moi-même et de vous assurer que je vous sais le gré qu’elle mérite. Elle n’augmente point l’estime que j’avais pour vous, mais elle me fait connaître que je ne me suis point trompé lorsque je vous ai donné le commandement de mon armée. Je souhaite que vous continuiez comme vous avez commencé, et de trouver les occasions de vous marquer les sentiments que j’ai pour vous. »
La joie fut grande à Paris parmi les nombreux amis que s’était faits le mérite modeste
de Catinat. La haute bourgeoisie était fière du général sorti de son sein. Quelques-uns
se demandaient déjà après cette première victoire signalée : « Pourquoi ne pas le
faire maréchal de France ? ».
Bussy écrivait à cette occasion : « Il
mettra la robe en honneur ».
Pour lui, heureux d’avoir fait son devoir et
contenté son maître, il se félicita presque de n’avoir plus à suivre pour le reste de la
campagne que les ordres de Versailles. Il écrivait le 9 novembre à son frère
Croisilles :
« Je n’ai pas eu d’avis sur ce que j’ai proposé. Depuis la bataille, je me conduis sur les lumières de la Cour, et mon mérite ne pourra être que dans l’exécution. À bon entendeur ! »
Il dégageait ainsi sa responsabilité, un peu trop volontiers peut-être. Un général qui
vient de gagner une bataille a droit d’être écouté et d’insister sur l’avis qu’il
propose. Catinat rentrait trop aisément dans le second rôle : bien faire le jour de
l’action, et puis se tenir en deçà plutôt qu’aller au-delà. Un autre, à sa place, aurait
frémi d’être ainsi tenu en laisse après un triomphe ; lui, il s’en accommode, il n’en
est pas fâché au fond et s’en lave les mains. Il n’avait pas en lui l’entrain, l’essor,
le diable au corps et le démon. Le héros tournait vite au philosophe. Je l’ai appelé
autrefois « le héros sans désir. ».