[Addenda]
Et maintenant, il me faut rendre compte brièvement des raisons et des réflexions qui m’ont conduit un peu tard, à la suite de M. de Sybel, de M. Scherer, de M. Élie Reclus, et, en dernier lieu, de M. A. Geffroy, à être convaincu que la plupart des lettres données par M. d’Hunolstein, et conséquemment toutes celles au moins que la collection de M. Feuillet de Conches a en commun avec l’autre Recueil, sans préjudice des lettres voisines qui rentrent dans le même ton, sont mensongères et apocryphes, et qu’elles ont été assez ingénieusement rédigées par un sophiste ou rhéteur habile : je dis rhéteur, parce que dans l’Antiquité ces sortes de supercheries étaient fréquentes et qu’elles constituaient même un genre de littérature épistolaire qui n’est pas tout à fait méprisable. Les modernes sont moins indulgents, et l’on flétrit aujourd’hui d’un nom très peu littéraire ces frauduleux pastiches en matière historique, qui, une fois mis en circulation, et quand ils rencontrent leur homme, atteignent souvent à une valeur vénale fort élevée.
Il y a une règle assez générale qui ne trompe guère, c’est qu’il ne faut pas que ces prétendues découvertes qui se font dans le champ de l’inédit arrivent trop à point nommé et à souhait. Je le disais moi-même dans une lettre à M. Feuillet de Conches, au moment où la discussion avec M. de Sybel était déjà engagée et où, comme pour me tâter, il m’écrivait que le baron de Reumont, alors à Aix-la-Chapelle, lui apprenait que j’inclinais de ce côté-là. Je lui répondais, le 2 septembre 1865 :
« Je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement M. de Reumont ; je n’ai certainement rien écrit et je ne me rappelle avoir rien dit qui puisse motiver cette conclusion. Je vous avouerai, cependant, que votre Réponse70 n’est pas celle qui convient. Vous la mêlez à des remerciements pour les uns, à des compliments pour les autres : ceci est un procès, et il faut traiter les affaires en affaires. Il ne s’agit pas de querelle d’Allemand, quoi que vous en disiez : dans les trois quarts des questions de textes ou de critique proprement dite, les Allemands ont raison contre nous. Cela est perpétuellement vrai pour tout ce qui est de littérature ancienne. Il faut faire de cela, ce me semble, une question de fait et pas autre chose. Vous ne pouvez absolument séparer votre cause de celle du comte d’Hunolstein, et je crois qu’il serait bon là-dessus, votre intérêt étant le même, de vous entendre. M. d’Hunolstein m’a, deux ou trois fois, proposé de voir ses originaux. La rencontre a manqué, un peu de ma faute. Je suis paresseux de corps, et d’ailleurs je ne me sens pas très compétent en ces sortes de questions. Les lettres de Marie-Autoinette ont pu paraître un peu suspectes, par cela même qu’elles étaient trop ce qu’on pouvait désirer. »
Cette dernière pensée est la même que je trouve exprimée d’une manière plus formelle par M. Gaston Paris, dans la Revue critique du 6 octobre 1866 ; il s’agit de ces découvertes à la fois imprévues et trop prévues, qui viennent satisfaire si agréablement à un vœu secret du lecteur ; le jeune et savant critique disait à ce propos :
« Quand des documents, de quelque nature qu’ils soient, se présentant sans garanties absolues, sont justement ceux que, dans l’état de nos connaissances, nous aurions pu fabriquer ou que nous aurions simplement attendus, ces documents sont presque toujours faux. C’est ainsi que récemment un fabricateur sarde, voulant illustrer l’histoire littéraire de son île il y a deux mille ans, a publié des renseignements curieux sur le Sardus ille Tigellius d’Horace et même des vers de ce chanteur du temps d’Auguste ; on aurait pu parier à coup sûr que Tigellius, le seul auteur sarde aussi anciennement connu, ferait les frais d’une partie de ce faux. C’est la même règle de critique qui fait que des lettres, des mémoires, etc., où se trouvent rapportées les anecdotes, les scènes que, d’après d’autres sources, devait raconter l’auteur, sont au moins suspects. En général, les documents authentiques modifient et le plus souvent démentent sur certains points, les informations précédentes ; on n’y trouve jamais exactement ce qu’on croit y trouver, et ceux qui répondent trop bien à notre attente ont presque toujours de bonnes raisons pour cela. »
Cette remarque peut s’appliquer directement à la plupart des lettres produites par M. d’Hunolstein et reproduites par M. Feuillet de Conches, et à quelques-unes même qui ne sont que dans le Recueil de ce dernier.
Pour prendre un exemple contraire, mais par où la remarque se vérifie également, M. George Guiffrey a publié dernièrement (1866) des Lettres inédites de Diane de Poitiers : ces lettres sont authentiques. Y a-t-il rien d’agréable dedans ? y retrouve-t-on une Diane de convention, la Diane des ombrages de Fontainebleau et d’Anet, celle des poètes et de la légende, la chasseresse, l’enchanteresse, répondant aux portraits que l’imagination de loin a pu se créer ? Nullement. Ces lettres sont sèches, positives ; elles sont vraies. Que si l’on retrouvait une lettre d’Henri IV où il fût question de la poule au pot, il faudrait que cette lettre fût trois fois authentique pour qu’un bon esprit, aguerri à ces sortes de recherches, se décidât à y croire.
Au lieu de cela, tout est à souhait pour l’amateur dans les lettres, si heureusement
retrouvées, de cette Dauphine qui sera une reine si calomniée et si malheureuse.
M. Feuillet l’a si bien compris, qu’avant même de donner sa Collection, il n’a pu y
tenir et que, dans son tome II des Causeries d’un Curieux (1862), il a
pris les devants et a publié, comme la plus délicate des primeurs et bien faite pour
affriander, la première lettre de Marie-Antoinette à l’impératrice sa mère, dès son
arrivée sur la terre de France (Strasbourg, 8 mai 1770). Il vient de faire un tableau
peu flatteur de la Cour de Louis XV, et des intrigues qui s’y croisent : « C’est
au milieu, dit-il, de ces luttes sourdes et intestines que parut Marie-Antoinette,
parée de sa candeur, de ses quinze ans, de sa beauté et de cette noblesse native,
tempérée de sensibilité, qui, sans qu’elle y songeât, lui donnait un si grand air et
la rendait si touchante. Le drame commence. »
C’est donc un
drame ; et, en regard de cette première lettre, il n’y aurait plus qu’à placer pour plus
d’effet cette autre lettre, la toute dernière, de la reine captive, « lettre
encore tachée de ses larmes »
, et qui est aux Archives de l’Empire, où elle
doit prochainement être exposée, dit-on, sous vitrine, aux regards des curieux. Voilà
qui est bien conforme et « en parfaite harmonie avec le goût théâtral du moment
où nous vivons71. »
Pour peu donc qu’on ait le sentiment dramatique et qu’on
se mette à envisager les choses à ce point de vue, on indiquerait d’avance, comme dans
un bon cours de rhétorique, les endroits, les motifs qui prêtent à une jolie lettre et
qui font canevas ou thème :
Le moment où la Dauphine quitte les terres de l’empire ;
Le moment où elle met le pied sur la terre de France ;
Le moment, la minute qui suit la célébration du mariage ;
Le moment, la minute où elle devient reine, Louis XV venant de rendre le dernier soupir ;
Le moment où, souveraine outragée, elle apprend l’Arrêt du Parlement dans l’affaire du Collier, etc., etc.
Et en effet, n’est-ce pas extraordinaire à force d’à-propos ? aucun de ces moments intéressants et décisifs n’est manqué soit dans le recueil de M. d’Hunolstein, soit dans celui de M. de Conches72. C’est merveille comme le hasard est tombé juste et s’est montré cette fois un parfait rhétoricien.
Mais il y a eu un malheur, un contre-temps qu’on n’attendait pas : de vraies lettres, et cette fois toutes rudes et un peu brutes, adressées bien réellement à l’impératrice par sa fille, ont été publiées à Vienne par M. d’Arneth ; et dès ce moment le contraste a sauté aux yeux. L’invraisemblable et l’impossible se sont dessinés et tranchés comme par une ligne distincte. On avait en main désormais un instrument précis pour mesurer le degré de l’artifice. Les preuves intrinsèques du faux ont été recherchées et administrées par M. de Sybel avec la sagacité critique et la fermeté d’esprit qui lui appartient. Mais il manquait encore la vérification matérielle, la confrontation. M. d’Hunolstein s’y est loyalement prêté pour sa part, et dès lors le problème dans son ensemble a été résolu. Il n’y a plus de doute et de discussion possible que pour quelques lettres de date plus récente et postérieure à 1788. M. Feuillet de Conches a cherché à prendre sa revanche en étendant de préférence ses dissertations et apologies sur les parties dernières de la Correspondance qui peuvent faire doute encore, tandis que c’étaient surtout les lettres de la première partie qu’il s’agissait de justifier, et de représenter dans des autographes sincères, s’il pouvait en exister de tels en regard de ceux que M. d’Hunolstein avait produits et qui ont été convaincus de fausseté. Ces deux textes mis à côté l’un de l’autre eussent été l’objet, assurément, d’un bien curieux examen : il n’a pas été donné au public — j’entends le public des amateurs et connaisseurs — de se livrer à cette comparaison73.
Mais on s’explique maintenant très bien qu’il y ait de si jolies choses, et propres à
être citées, dans cette première partie de la Correspondance ; les gentillesses sur la
Du Barry ; le mot attribué à Marie-Antoinette, « Française jusqu’au
bout des ongles »
, qui répond si bien à l’accusation d’être
Autrichienne : les croquis du comte de Provence, du comte d’Artois, qui ne sont que les
portraits connus, un peu rajeunis, de ces personnages ; tout cela a été assez
artistement contrefait pour séduire à première vue. C’était comme un fait exprès qui
offrait le piquant de la surprise dans l’à-propos de la rencontre.
Je n’en dirai pas plus, et je renvoie ceux qui veulent une discussion véritable et
complète au travail de M. Geffroy, publié à la fin du tome II de son ouvrage sur
Gustave III, et qui est jusqu’ici le dernier mot de la question. Ce
n’est pas sans un sentiment pénible que je suis arrivé bien lentement, et après beaucoup
de réflexions, à me déjuger de la sorte ; mais la vérité avant tout ! Supprimer mes
articles et me taire sur les raisons qui m’y auraient déterminé n’eut pas suffi. Et puis
il est impossible qu’on ait été crédule et dupe jusqu’à un certain point, sans en dire
quelque chose, comme excuse au moins, au public. Quant à la Collection de M. Feuillet de
Conches, je ne puis mieux faire que d’exprimer publiquement le regret que je lui ai
témoigné à lui-même : « J’ai regret, lui ai-je dit en terminant et en brisant des
relations qui m’avaient été agréables, qu’une Collection aussi considérable, aussi
précieuse que la vôtre, un si riche Recueil, contienne un début et une mise en train de drame, qui demeurent à bon droit suspects. »
Il sera question encore de Marie-Antoinette dans les volumes suivants, à l’occasion des publications de M. d’Arneth.