Marie-Antoinette
Correspondance inédite publiée
par M. le comte Paul Vogt
D’Hunolstein56.
Lettres de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de madame Élisabeth
publiées par
M. Feuillet de Conches57.
Encore Marie-Antoinette ! toujours Marie-Antoinette ! Les Anciens avaient Andromaque, Hector, Priam, les malheurs d’Hécube : ils y revenaient sans cesse ; leurs oreilles n’avaient jamais assez d’attente et de silence, leurs yeux n’avaient jamais assez de regards ni de larmes pour ces tragédies funestes. Nous avons aussi nos infortunes d’Ilion, et, à ce sujet, notre curiosité n’est jamais à bout ; mais c’est sous forme moderne qu’elle se marque, c’est surtout à l’occasion de documents historiques retrouvés, de lettres inédites ; notre manie s’y mêle. Chaque fois que quelques lettres, ainsi arrachées à une armoire secrète, reparaissent au jour, la sensibilité se remet à vibrer ; quelques-uns s’animent, quelques-uns s’enflamment ; il semble qu’on découvre tout, que l’on ne sût rien la veille, que tout soit changé, et que l’on marche de péripétie en péripétie. Les générations nouvelles, comme si elles étaient jalouses de leurs aînées, prétendent savoir mieux et à neuf ce qu’elles viennent d’apprendre à l’heure même et qui ne date que de leur moment : c’est toujours et surtout le dernier document qui compte et qui prime tous les autres.
Hélas ! non ; cette histoire des dernières années de la monarchie est sue depuis longtemps, et bien sue : il suffisait, pour l’embrasser et la saisir dans sa vraie suite et sa teneur, d’avoir l’esprit juste, appliqué, le cœur droit, de savoir choisir et démêler entre les divers témoignages et de ne se laisser entraîner à rien d’extrême, même en fait de pitié. L’excellent Droz, qui avait cette bonne et honnête mesure, a donné là-dessus des volumes judicieux qui renferment le verdict des sages. Mais on veut plus, on veut un détail exact, infini ; on s’attache à certaines figures plus qu’à la marche de l’action et à l’ensemble même des choses ; on s’intéresse individuellement à ceux qui seront bientôt des victimes, et dès l’abord on épouse leur destinée. De là des biographies émues, animées d’une partialité posthume qui ne déplaît pas et qui tient à la jeunesse sans cesse renaissante des cœurs. MM. de Goncourt ont donné ainsi leur Histoire de Marie-Antoinette, si vive de sources, si semée de pièces neuves, et si attachante d’accent. M. de Lescure, après eux, s’est montré plus vif et plus chevaleresque encore dans sa Vraie Marie-Antoinette. Tout un courant s’est créé en ce sens, et le vent y pousse. À vrai dire, je trouve que l’on s’exalte un peu trop ; on se montre délicat et chatouilleux à tous les endroits sur cette reine brillante et infortunée ; on ne veut aucune tache ni aucune ombre à cette figure. Aujourd’hui, grâce à ce qu’on nous donne de lettres et de billets d’elle à sa mère, à ses sœurs, à ses frères, on pourra se mieux fixer du moins sur la nature de ses sentiments, sur le tour de ses idées et de ses goûts dès son arrivée en France. Sa biographie va gagner en précision.
Mais, avant tout, il est quelques points à rappeler et à poser. Très peu d’esprits ont le loisir et la faculté de tout lire, d’avoir présents au même instant à la pensée les différents termes de comparaison, et de ne se décider qu’après examen et toutes pièces vues, toutes parties entendues. Un billet rapide, une lettre aimable, un généreux sentiment exprimé peuvent donner idée d’une nature, mais ne sauraient établir toute une ligne de conduite ni certifier toute une vie. Il faut bien d’autres éléments et d’autres informations pour se prononcer et conclure. Marie-Antoinette, arrivée jeune en France et après des efforts bien sincères pour faire le bien, pour être approuvée et pour réussir, se trompa un peu de chemin et de moyens : rien ne saurait prévaloir contre cette opinion universelle qui est devenue un fait acquis de l’histoire. Elle fut d’abord légère, très légère, frivole (c’est, à son égard, le mot inévitable) ; elle se renferma trop dans les amusements et les familiarités d’une coterie. Lorsqu’elle s’occupa de politique (et elle y fut bientôt forcée par les sollicitations et les exigences de sa coterie même), elle ne le fit qu’à son corps défendant sans doute, mais elle dut s’y prêter ; elle s’en occupa d’abord par le petit côté, et seulement pour faire prévaloir ses recommandations personnelles, ses propres préférences ou plutôt celles de ses intimes. À un moment, cette reine fière, sensible, élégante, bonne au fond et d’un cœur bienfaisant, s’aperçut avec douleur, avec indignation, qu’elle était méconnue, calomniée, outragée même du peuple de Paris ; qu’elle était impopulaire : Versailles était alors bien loin de Paris, et tout ce qu’on en racontait en mal était accueilli avidement et grossi à l’envi par la crédulité ou par la haine. La Révolution commençait déjà dans les esprits. Le jugement rendu par le Parlement dans l’affaire du collier fut un coup de tonnerre qui acheva de réveiller Marie-Antoinette d’un beau songe. Les événements s’accélérant chaque jour et le péril croissant, la reine fut bientôt obligée d’être sérieuse, de peser des résolutions graves, de se former un avis sur le mode d’agir, d’avoir enfin de la décision et de la volonté pour deux : ici s’ouvre tout une autre vie pour elle, et elle suffit avec noblesse à ce second personnage qui put et dut commettre bien des fautes, mais qui ceignit la couronne d’épines, épuisa tous les calices et porta sa croix jusqu’au martyre.
Telle est depuis longtemps mon idée sommaire de Marie-Antoinette, et rien de ce que je viens de lire dans les volumes nouveaux ne m’en a fait revenir et n’a réfuté en moi un jugement qui n’a rien d’ailleurs d’une accusation ni d’un reproche. N’ayant été nourri dans aucune religion monarchique, n’ayant pas, il est vrai, de religion politique contraire, je me borne à considérer la vie et le caractère de cette noble victime avec une attention respectueuse. Quand d’autres font plus et se précipitent dans la question avec une ardeur digne d’un autre temps, je me range et laisse passer : évitons de heurter tout ce qui est culte. Mais je ne puis, malgré tout, m’empêcher tristement de sourire quand je vois de jeunes écrivains venir aujourd’hui se faire forts de la vertu entière de la femme en Marie-Antoinette et y mettre comme la main au feu avec une confiance intrépide ; car tous ces chevaliers, dont Burke a parlé dans un éloquent passage, ces jaloux défenseurs qu’avait à son service la reine de France en ses beaux jours et qui lui ont manqué à l’heure du danger, elle les retrouve aujourd’hui un peu tard et après coup. On veut donc qu’elle n’ait, de sa vie, aimé personne, et l’on met un prix extrême à le prouver. Sur ce point délicat je me borne encore à dire, en écartant tout ce qui est indigne d’être entendu, que si, vers l’âge de trente ans, Marie-Antoinette en butte à toutes sortes d’intrigues et d’inimitiés, entourée d’amis qui la compromettaient fort et qui n’étaient pas tous désintéressés ni bien sincères, avait cherché et distingué dans son monde et dans son cercle intime un homme droit, sûr, dévoué, fidèle, un ami courageux, discret, incapable d’épouser d’autre intérêt que le sien, et si elle s’était appuyée sur son bras à certain jour, même avec abandon, il n’y aurait à cela rien de si étonnant ni de fait pour révolter ; et de ce qu’on admettrait, sur la foi des contemporains d’alors les mieux informés, cette sorte de tradition qui, à son égard, me paraît, si j’ose l’avouer, la plus probable, il ne s’ensuivrait pas qu’elle dût rien perdre dans l’estime de ceux qui connaissent le cœur humain et la vie, ni qu’elle fût moins digne de tout l’intérêt des honnêtes gens aux jours de l’épreuve et du malheur. Je ne crains pas de confier ma pensée à tous ceux qui ont réfléchi sur les principes de la vraie morale. Cette thèse ou cette manière d’entendre et de défendre Marie-Antoinette, outre qu’elle a pour soi la vraisemblance, est plus sûre en même temps, notez-le bien, plus inexpugnable aux yeux de l’avenir et en regard de la démocratie survenante, accessible surtout aux raisons de sentiment et d’humanité, que la gageure un peu hasardée de ces valeureux champions, qui, dans leur préjugé de point d’honneur, semblent prendre pour devise à propos d’elle : Tout ou rien, et qui relèvent le gant en chaque rencontre sans rien concéder. Ils ne pensent qu’à la reine ; je pense surtout à la femme, et c’est ainsi que l’avenir de moins en moins royaliste la verra. — Tout cela dit, j’aborde la lecture de ces billets et confidences de famille dont les possesseurs ou ceux qui en avaient copie ne se sont pas, cette fois, montrés avares, et nous les en remercions. Un des mérites de M. le comte d’Hunolstein sera, indépendamment de ce qu’il nous donne, d’avoir piqué d’honneur M. Feuillet de Conches, toujours si libéral, mais qui, dans son désir d’être complet, attendait trop. Grâce à je ne sais quelle conjonction d’étoiles, tous les portefeuilles s’ouvrent d’eux-mêmes et toutes les lettres pleuvent à la fois.
I.
Née en novembre 1755, Marie-Antoinette était dans sa quinzième année lorsqu’elle fut
mariée au dauphin de France (Louis XVI). Élevée auprès de sa mère, l’illustre
Marie-Thérèse, « dans la simplicité des princes d’Autriche et suivant l’habitude
viennoise de vivre au sein d’une société restreinte et familière »
, elle dut
s’effrayer à l’idée de passer tout à coup dans ce Versailles solennel dont on parlait
tant. On peut suivre maintenant, de point en point, tout le détail de ses premières
impressions, de ses premiers pas (avril-mai 1770). En quittant la terre natale et au
moment de franchir la frontière de l’empire, probablement à Augsbourg, la jeune
princesse écrit à son auguste mère une lettre remplie des meilleurs et des plus naturels
sentiments :
« Madame ma chère mère,
« Je ne quitte pas sans une vive émotion et un serrement de cœur la dernière ville frontière de votre empire ; avant de traverser les derniers États qui me séparent de ma nouvelle patrie, je demande à couvrir vos mains de mes baisers et vous remercier comme je le sens pour toutes les bontés maternelles dont vous m’avez entourée. L’image de ma bonne mère, de toute ma famille, de mes bonheurs d’enfance, me sera toujours présente en même temps que vos conseils seront toujours devant mes yeux ; — j’arriverai sans expérience dans un pays nouveau qui m’a adoptée sur votre nom, je tremble à l’idée que je ne répondrai pas à l’attente ; le peu que je pourrai valoir, c’est à vous que je le devrai ; mais maintenant je sens que je n’ai pas assez profité de vos leçons si tendres : que vos bontés me suivent, je vous en conjure ! je les mérite par le respect profond et l’amour sans bornes que je vous porte.
« Adieu, mes frères et sœurs, pensez à la jeune Française et aimez-la ; — j’offre tous mes baise-mains et respects fidèles à ma bonne maman. »
Tout cela n’est pas extraordinaire, dira-t-on, de la part d’une jeune fille qui quitte pour la première fois sa mère ; mais c’est précisément parce que c’est ordinaire et naturel que c’est bien. Le haut rang n’a rien gâté en elle des sentiments de famille.
Avec sa sœur Marie-Christine elle entre dans plus de détails ; elle parle plus à cœur ouvert et ose avouer ses craintes qu’avec un peu de superstition il ne tiendrait qu’à nous de prendre pour des pressentiments :
« Ma chère Christine, la seule à qui j’ose parler à cœur ouvert, je suis arrivée à Augsbourg aussi navrée que la dernière fois que je vous ai écrit. Adieu, bonne sœur, adieu ! je suis trempée de larmes, je ne les ai essuyées que pour écrire à notre bonne mère en quittant les frontières de l’empire ; pourquoi l’affliger ? Que dirait-elle si elle me savait plutôt disposée à rebrousser chemin qu’à courir à l’exil ? Oui, l’exil ; destinée cruelle que celle des filles du trône, qui ne peuvent guère se marier qu’aux extrémités de la terre ! Elle avait bien raison, notre sœur de Naples, quand elle disait qu’on la jetait à la mer. J’étais entourée de soins, de tendresses d’une famille que j’adorais, et je vais à l’inconnu58 !… »
C’est à elle de parler, de raconter tout ce voyage avec les impressions qu’elle y mêle et avec cette vivacité, ce mouvement de jeune fille qui était alors une des grâces et l’un des enchantements de sa personne :
« Les grandes scènes ont commencé au Rhin ; on m’a conduite dans une île où j’aurais été bien heureuse d’être un peu seule comme Robinson pour me recueillir, mais on ne m’en a pas laissé la liberté ; on m’a comme emportée dans une maisonnette dont un côté était censé l’Allemagne, l’autre la France ; à peine m’a-t-on laissé le temps de faire une prière et de penser à notre bonne chère maman et à vous tous, mes bien-aimés du petit cabinet ; les femmes se sont emparées de moi, — m’ont changée des pieds à la tête. — Après cela, sans me laisser respirer, on a passé dans une grande salle, on a ouvert le côté de France, et l’on a lu des papiers : c’était le moment où mes pauvres dames devaient se retirer ; elles m’ont baisé les mains et ont disparu en pleurant. Dieu ! que j’avais envie de les embrasser !
« Alors on m’a présenté ma maison française, et j’ai quitté mon île pour entrer dans Strasbourg : — du canon, des cloches, plus de bruit que n’en mérite votre petite sœur ! J’ai logé à la cathédrale, et les présentations, avec des compliments à perte de vue, ont commencé. Je m’en suis tirée en Dauphine un peu novice, mais cela n’a pas mal fait… »
J’aime à observer ce premier développement d’une nature pure, honnête et droite ; c’est, quoi qu’il arrive, un premier fonds inestimable. Plus on regardera dans la vie de Marie-Antoinette (et on pourra y voir des imprudences), moins on y verra de replis et encore moins de noirceurs.
À Strasbourg elle écrit à sa mère, et avec elle, elle est plus optimiste, elle voit plus en beau, elle lui dit tout ce qui peut la rassurer et montrer le côté serein des choses (8 mai 1770) :
« Quel bon peuple que les Français ! je suis reçue à Strasbourg comme si j’étais une enfant aimée, qui revient chez elle. Le Chapitre m’a dit des choses qui m’auraient fait pleurer. Seulement, on me fait trop de compliments : cela m’effraye, parce que je ne sais comment je pourrai les mériter. J’avais déjà bien du penchant pour les Français, et sans tous ces compliments qui montrent qu’ils attendent trop de moi, je sens que je serais à mon aise avec eux. »
De Strasbourg on va à Nancy. Dans cette capitale de la Lorraine, Marie-Antoinette ne manque pas d’aller visiter les sépultures de sa famille, et elle se rappelle à ce sujet un vers d’Esther qu’elle récitait avec ses sœurs :
J’irai pleurer au tombeau de mes pères.
Un autre jour, à propos d’une curée aux flambeaux, spectacle que (par parenthèse) elle n’aime pas du tout, les chiens acharnés lui rappelleront ce morceau de Jézabel qu’une de ses sœurs déclamait à ravir. On voit que son éducation à Vienne avait été classique en poésie et qu’on avait choisi les modèles, Esther, Athalie. Aussi l’un de ses premiers désirs à la Cour sera de visiter la maison de Saint-Cyr. La montre de la jeune Dauphine retardait sur Versailles d’au moins cinquante ans.
À quelques lieues de Compiègne, à un endroit qu’on appelle le Pont-de-Berne, elle trouve le roi et le dauphin venus à sa rencontre. M. de Choiseul, encore ministre, et qui avait fort contribué au mariage, les précédait de peu :
« A quelques lieues de Compiègne, le duc de Choiseul avait été envoyé au-devant de moi. J’ai vu avec bonheur un homme si estimé de ma chère maman, et je l’ai traité en ami de la famille. Dans la forêt, deux pages à cheval sont accourus vers M. de Choiseul, et peu après j’ai vu arriver un grand cortège : c’était le roi qui avait la bonté de venir me surprendre. Aussitôt que je l’ai aperçu, je me suis jetée toute confuse à ses pieds ; il m’a reçue dans ses bras en m’embrassant à plusieurs reprises et m’appelant sa chère fille avec une bonté dont ma chère maman aurait été touchée. Après cela il m’a présentée à M. le Dauphin, qui m’a saluée à la joue. Le roi m’a parlé aussi de ma chère maman, disant : « Vous étiez déjà de la famille, car votre mère a l’âme de Louis le Grand. »
Quelle belle parole dans la bouche d’un petit-fils de Louis XIV, et quel dommage, quand on sent et qu’on dit si juste, qu’on agisse si peu dignement et si à côté !
Louis XV aimait beaucoup cette jeune belle-fille qui lui arrivait avec toute sa naïveté et sa fraîcheur, et il fut constamment bien pour elle, quoiqu’il la traitât toujours un peu en enfant. Il lui dit tout d’abord qu’elle était mieux que son portrait, ce qui devait être vrai. Elle avait, en effet, l’éclat plus que la beauté, et cette harmonie qui fait que, chacun des traits pris séparément n’ayant rien de très remarquable, l’ensemble est du plus vif agrément. Elle avait au front cette jeune fierté qui sera de la dignité bientôt, mais qui devait offrir tant de grâce au sortir de l’enfance.
Après avoir couché à Compiègne on partit le lendemain pour la Muette. Quand on fut à
Saint-Denis, le duc de Choiseul souffla tout bas à l’oreille de la Dauphine un petit
conseil fort à propos : c’était de demander à voir la fille du roi, une nouvelle tante à
elle, Madame Louise, qui y était retirée dans son couvent de Carmélites et tout près de
prendre le voile. Le roi embrassa la Dauphine pour avoir eu cette idée-là. Voilà à quoi
sert un Mentor homme d’esprit qui parle à demi-mot à qui sait entendre. C’est ce qui
fait dire ensuite à chacun : « Cette Dauphine est charmante, elle pense à
tout ! »
Ce tact et ce bon conseil de M. de Choiseul firent trop vite défaut à
Marie-Antoinette.
On la voit qui continue d’obéir à son bon naturel. Aussitôt mariée et à la minute, elle remplit une promesse touchante ; elle trouvé moyen de s’échapper un instant en plein cérémonial, en pleine représentation à Versailles, pour écrire un mot à sa mère (16 mai 1770) :
« Madame ma très chère mère,
« Je me suis échappée du grand cercle, dans ma grande toilette de mariée, pour m’acquitter de la promesse formelle que j’avais faite à ma chère maman de lui écrire ce mot, tout de suite après que la messe de mariage aurait été célébrée. Je suis Dauphine de France. Déjà, à genoux, en présence de Celui qui dispose de tout, j’ai beaucoup pensé aux bons conseils et aux bons exemples de ma chère maman. Je lui baise les mains avec respect, en la priant de me continuer ses bontés. »
On ne saurait avoir meilleur cœur ni meilleur naturel. Les tristes présages se déclarent pourtant ; la journée du mariage ne se termine pas à Versailles sans un orage affreux qui fait fuir tout le monde des jardins et qui noie les illuminations du soir. À Paris, on est plus malheureux encore, et pour les fêtes du 30 mai ce sont d’horribles accidents qu’on a à enregistrer. Le cœur bienfaisant des jeunes époux en est tout contristé jusqu’à rester quelque temps inconsolable.
Ce fut un autre malheur et très réel pour la jeune Dauphine que le renvoi et l’exil de M. de Choiseul : c’était pour elle un ami et le meilleur des guides. Il arriva à Marie-Antoinette, peu après son arrivée à Versailles, le même contre-temps qu’à Marie Leckzinska : le ministre qui avait contribué à l’appeler au trône ne resta pas auprès d’elle pour diriger ses premiers pas et pour éclairer ses premières démarches. Marie-Antoinette y perdit plus que Marie Leckzinska assurément ; car, sans compter que les circonstances étaient plus avancées et les temps plus mûrs, elle était plus femme à profiter des avis, et elle avait plus en elle l’étoffe d’une reine active. Sans pouvoir en comprendre d’abord toute l’étendue, elle sentit assez l’importance de cette perte (27 décembre 1770) :
« Le roi a remercié le duc de Choiseul, et le duc s’est retiré dans la Touraine à sa terre. Même compliment a été fait au duc de Choiseul-Praslin. J’ai été bien émue de cet événement, car M. de Choiseul a toujours été un ami de notre famille et m’a toujours à l’occasion donné de bons avis. On a beau être Dauphine de France, on n’en est pas moins, quoi qu’on fasse, une étrangère. Je ne sais si je me trompe, mais autour de moi on a l’air de s’en souvenir ; et si le bon duc s’en souvenait, c’était pour m’indiquer en quelques petits mots, souvent indirects, mais pas équivoques, les moyens de le faire oublier. Je lui suis redevable, et je ne suis pas ingrate. Il est si difficile de contenter tout le monde ! »
Marie-Antoinette a-t-elle été aussi Française qu’elle aurait pu l’être ? On le lui a
fort contesté, et on voit que de très bonne heure, même autour d’elle, on la faisait
ressouvenir qu’elle était étrangère. Que sera-ce plus tard quand les haines politiques
s’en mêleront et que l’on criera sans cesse à l’Autrichienne ? Dans ses premières
lettres elle insiste beaucoup sur ce qu’elle est Française, sur ce qu’elle l’est devenue
« jusqu’au bout des ongles. »
Elle ne demandait pas mieux que de
l’être ; sa bonne envie est évidente : « Il faut avoir, disait-elle, les vertus
de son état. »
Mais à la contradiction, à l’incrédulité qu’elle rencontra sans
cesse sur ce point irritant, il ne faudrait pas s’étonner si elle se redressait
quelquefois et si elle redevenait en définitive la pure fille de Marie-Thérèse.
II.
Elle donne des différents princes et des princesses de la famille Royale, de ses nouveaux parents, d’assez agréables esquisses et qui ressemblent encore. Ces premières impressions d’une âme jeune sont restées justes. La glace a bien réfléchi les traits.
Le roi, avons-nous dit, est très bien pour elle ; quoiqu’il parle très peu en général,
il l’encourage cependant et lui adresse quelquefois la parole plus que d’habitude : il
lui arrive même alors de dire des mots « aussi agréables qu’elle en ait jamais
entendu. »
Mais, malgré tout, on ne voit le roi que très peu, « au
moment où il sort, — un éclair. »
Il vit dans son particulier et tout à ce que
nous savons.
Les trois tantes, filles du roi, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie (il n’est plus question de Madame Louise la carmélite) sont assez difficiles à définir dans leur insignifiance, tantôt démonstratives à l’égard de la Dauphine, tantôt froides et piquantes, surtout la moins jeune (Madame Adélaïde) :
« Ma tante Adélaïde m’intimide un peu ; heureusement que je suis favorite de ma tante Victoire, qui est plus simple ; — pour la tante Sophie, elle n’a pas changé ; c’est au fond, j’en suis sûre, une âme d’élite, mais elle a toujours l’air de tomber des nues : elle restera quelquefois des mois sans ouvrir la bouche, et je ne l’ai pas encore pu voir en face… »
Cette tante Sophie, qu’on ne pouvait voir en face et qui était si habile à se dérober,
est bien celle dont Mme Campan a dit que « pour reconnaître,
sans les regarder, les gens qui étaient sur son passage, elle avait pris l’habitude de
voir de côté à la manière des lièvres. »
La tante Adélaïde avait de la prétention à l’esprit, aux grands moyens, à l’influence ;
elle occupait, avant l’arrivée de la Dauphine, la première position comme princesse ;
elle ne pardonnait point à celle-ci de l’avoir détrônée ou reculée. La tante Victoire
avait pour la Dauphine des soubresauts de bonté maternelle qui ne tenaient pas, et on
aurait dit par moments qu’elle avait fini par être entraînée par les deux autres. Oh !
que ce monde maussade, que cette vie guindée ressemblait peu à l’intimité de la famille
impériale à Vienne et contrastait avec l’enjouement qui animait cette couvée de frères
et de sœurs ! « Ah ! ma chère sœur, écrivait Marie-Antoinette à Marie-Christine,
que nous étions plus heureuses auprès de notre bonne mère ! qu’elle était bonne et
grande ! Je me vois toujours auprès d’elle ou sur ses genoux dans le grand salon de la
Burg où Joseph nous pinçait. »
Marie-Antoinette eut beau faire, elle regardait
toujours du côté de Vienne et regrettait cet âge d’or du passé.
Parmi les sœurs et belles-sœurs de France, il n’y avait pas infiniment de ressources.
L’aînée des sœurs du Dauphin, Clotilde, était la douceur même ; elle se mariera en
Savoie. Élisabeth, alors tout enfant, n’annonçait pas encore cette angélique personne
qui mourra comme une sainte sur l’échafaud ; elle se montrait dès l’âge de six ans comme
une petite sauvage, avec « un air déterminé et doux en même temps »
, mais
au fond, avec je ne sais quoi « d’entier et de rebelle »
qui ne se
laissait pas aisément apprivoiser. Elle offre des aspérités, des disparates bizarres de
caractère, et elle passerait volontiers d’un excès à l’autre, tantôt fière et hautaine,
tantôt sensible et charmante. On a pu la comparer au duc de Bourgogne, sauf les
grossièretés, bien entendu, et pour les inégalités seulement. Une fort belle lettre de
Marie-Antoinette, déjà reine, nous la montre vers l’âge de quatorze ans se jetant dans
la piété avec ardeur et demandant à entrer en religion. Il fallut tourner la difficulté
et rompre le courant en lui donnant avant l’âge un état princier et une maison.
Marie-Antoinette, par ses soins autour de cette jeune âme, supplée autant qu’elle le
peut la tendresse d’une mère. On suit avec intérêt ces degrés et comme ces nœuds de
formation chez une personne qui est arrivée à la perfection morale ; il y eut des crises
à traverser. Madame Élisabeth demanderait, à elle seule, toute une étude ; on en a
maintenant les éléments.
Le Dauphin (Louis XVI), qui n’avait guère que seize ans à l’arrivée de la Dauphine,
n’est d’abord montré qu’à peine, « très timide, très peu démonstratif. »
La Dauphine est trop voisine de lui pour se permettre de le dépeindre et pour indiquer
combien peu il était aimable ; mais le comte de Provence (le futur Louis XVIII), avec
son grain de pédantisme, le comte d’Artois, dans sa fleur et sa pointe d’espièglerie,
sont esquissés à merveille :
« M. de Provence, tout jeune qu’il est, est un homme qui se livre très peu et se tient dans sa cravate. Je n’ose pas parler devant lui depuis que je l’ai entendu à un cercle reprendre déjà pour une petite faute de langue la pauvre Clotilde qui ne savait où se cacher. Le comte d’Artois est léger comme un page et s’inquiète moins de la grammaire ni de quoi que ce soit. »
Puis vient l’article délicat par excellence, Mme Du Barry, puisqu’il faut la nommer. De quelle façon la Dauphine dut-elle se conduire à son égard, et sur quel pied dès le premier jour ? C’est dans une lettre à Marie-Thérèse qu’elle en rend compte :
« Reste Mme Du B. dont je ne vous ai jamais parlé. Je me suis tenue devant la faiblesse, avec toute la réserve que vous m’aviez recommandée. On m’a fait souper avec elle, et elle a pris avec moi un ton demi-respectueux et embarrassé et demi-protection. Je ne me départirai pas de vos conseils, dont je n’ai pas même parlé à M. le Dauphin, qui ne peut la souffrir, mais n’en marque rien par respect pour le roi. Elle a une cour assidue ; les ambassadeurs y vont, et toute personne étrangère de distinction demande à être présentée. J’ai, sans faire semblant d’écouter, entendu dire sur cette Cour des choses curieuses : on fait foule comme chez une princesse ; elle fait cercle, on se précipite, et elle dit un petit mot à chacun. Elle règne. Il pleut dans le moment où je vous écris ; c’est probablement qu’elle l’aura permis. Au fond, ce n’est point une méchante femme, c’est plutôt une bonne personne, et l’on m’a dit qu’elle fait beaucoup de bien à de pauvres gens. »
Et trois ans après, lors du renvoi de Mme Du Barry, et quand
Louis XVI, à son avènement, juge à propos de la faire renfermer quelque temps dans une
abbaye pour la mettre hors d’état de commettre quelque indiscrétion, le même mot revient
sous la plume de Marie-Antoinette, et avec la nuance précise : « Il paraît que si
c’était une vilaine femme, ce n’était pas au fond une femme méchante. »
Mais le plus beau mot de Marie-Antoinette au sujet de cette favorite, et qui ne se lit
pas dans une lettre, est celui qui courut dans le temps même et qui se trouve partout
cité. Une mère, pour obtenir la grâce de son fils compromis par un duel, s’était jetée
aux pieds de Mme Du Barry et avait été repoussée ; alors elle
recourut en second à la Dauphine ; et comme on essayait de lui faire un tort de sa
première démarche : « Mais si j’étais mère, s’écria Marie-Antoinette, pour sauver
mon fils, je me jetterais aux genoux de Zamore. »
C’était le
petit nègre de Mme Du Barry. Ici le cœur s’en mêle ; il y a image ;
l’expression s’est colorée au souffle de l’âme.
Dès l’abord et le premier étourdissement passé, la Dauphine dut chercher à se dérober à l’étiquette si ennuyante ; Mme de Noailles n’était pas une personne à l’alléger. Marie-Antoinette regarde autour d’elle, elle cherche des auxiliaires de son âge ; elle compte un peu sur ses jeunes belles-sœurs, quand elles lui viennent, Madame de Provence, la comtesse d’Artois, pour se faire un petit noyau de société à part. Elle les dépeint toutes deux à leur arrivée de Piémont sous des traits non flattés, non enlaidis, et qui doivent être vrais. Et pour commencer, Madame de Provence :
« La terrible épreuve de la première vue ne paraît pas lui avoir été défavorable du côté de M. de Provence : c’est l’essentiel ; il n’en est pas de même du côté de M. le Dauphin qui ne la trouve point bien du tout, et lui reproche d’avoir des moustaches : elle a de bien beaux yeux, mais avec des sourcils très épais et un front bas chargé d’une forêt de cheveux qui lui donnent un air dur dont elle n’a pas le caractère ; elle est au contraire douce et timide ; décidément M. de Provence en a l’air très épris. »
Des curieux qui ont lu certaines lettres de Madame de Provence m’assurent qu’il y avait, à plus d’un égard, en cette princesse de quoi justifier ce premier signalement qui ne mentait pas autant que le croyait la Dauphine. La comtesse d’Artois, qui fait contraste, est assez joliment croquée :
« Ma nouvelle belle-sœur est toute petite de taille, avenante de figure et fraîche comme une rose, avec un nez qui n’en finit pas ; mais tout cela compose un ensemble agréable, souriant, qui plaît. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que je m’entendrai bien avec elle comme je m’entends avec Provence. »
La Dauphine essaye donc de se faire une petite société gaie et jeune dans ce vaste ennui de Versailles ; elle se montre presque bourgeoise, ou du moins très naturelle dans les premières combinaisons qu’elle met en œuvre :
« J’ai imaginé avec les femmes de mes deux beaux-frères de faire table commune, quand nous ne mangeons pas en public ; j’en ai fait la proposition à M. le Dauphin qui a trouvé la chose à son gré, et ainsi nous sommes toujours six à table au dîner et au souper. L’appartement du comte de Provence étant plus commode, on s’y réunit d’ordinaire. J’ai voulu avoir aussi ma part pour le souper, et Madame d’Artois nous a beaucoup amusés en demandant aussi d’avoir le tour des honneurs. Cela répand entre nous une confiance et une gaieté dont tout le monde se ressent. Le comte d’Artois hasarde pendant les repas des folies que le comte de Provence appelle des entremets ; quand nous avons quitté la table, il y a des jours qu’il redouble de gaieté et fait éclater d’un si gros rire M. le Dauphin qu’il nous en fait tous éclater en larmes. M. de Provence dit que mon mari a le rire homérique… »
Louis XVI était un peu disproportionné, en effet, pour ces petites intimités ; il avait la nature trop forte, trop en plein air : il avait l’écorce rude et rien de poli. On va bientôt plus loin que les repas en commun ; on imagine, on complote de jouer la comédie entre soi. C’est pendant l’hiver qui précède la mort de Louis XV (février 1774) ; mais on s’arrête bientôt de peur de surprise :
« Il nous était venu aussi une idée folle bien amusante, qu’il avait été convenu de tenir très secrète de peur que le roi n’y mît opposition, tout innocent que c’était : c’était de jouer, rien qu’entre nous, des comédies toutes portes closes. Ceci convenu, il nous fallait un auditoire. M. le Dauphin qui était enrhumé, ou plutôt qui ne voulait pas être du nombre des acteurs, s’est proposé, et on a décidé à l’unanimité que le rôle d’auditeur serait pour les enrhumés. Non, il est impossible de s’amuser davantage et de reprendre plus drôlement son sérieux que notre auditoire qui tenait sur une chaise. Les trois quarts du plaisir pour nous étaient dans le travestissement ; la comtesse de Provence avait des inventions uniques ; son mari, qui savait toujours ses rôles par cœur, savait aussi ceux des autres, et nous servait de souffleur quand nous bronchions. Tout à coup nous avons eu des raisons de craindre d’être découverts, et nous avons cru prudent de renoncer à nos plaisirs de pensionnaires. Je crois que nous aurons demain notre dernière représentation. C’est bien dommage, dit M. le Dauphin, car mon frère d’Artois aurait fini par devenir capable de bien gagner sa vie dans les amoureux à la Comédie-Française et à la Foire. Gardez tout cela pour vous ; on pourrait nous prendre pour des fous quand nous sommes des sages. »
Tout cela est bien dit, bien conté et à la légère. Si l’on s’en rapportait à Mme Campan, toutes les lettres que Marie-Antoinette écrivait à sa
famille auraient été revues, avant d’être envoyées, par l’abbé de Vermond, son
bibliothécaire et son ancien maître, resté son confident. L’abbé de Vermond, s’il revit
en effet les endroits qu’on vient de lire, put y mettre quelques points et virgules et
peut-être l’orthographe ; mais il n’y donna pas le mouvement et ce je ne sais quoi de
léger qui tient à la personne. On y sent surtout la grâce de la jeunesse, le rire
facile, la joie dont on est rempli et qui se répand. N’allons pas en faire un trop grand
sujet d’éloges pour celle qui s’échappe devant nous à ces aimables gaietés ; c’est
encore plus de son âge que de son esprit. Un des peintres les plus favorables à
Marie-Antoinette, Senac de Meilhan, a dit d’elle que son esprit n’avait rien de brillant
et qu’elle n’annonçait à cet égard aucune prétention ; « Mais il y avait en elle,
observe-t-il, quelque chose qui tenait à l’inspiration et qui lui faisait trouver au
moment ce qu’il y avait de plus convenable aux circonstances ainsi que les expressions
les plus justes : c’était plutôt de l’âme que de l’esprit que partaient alors ses
discours et ses réponses. »
Ici, elle n’en est pas encore à la
représentation ; elle n’est que Dauphine et n’a pas à faire de ces réponses qu’on
remarque. On a vu pourtant son mot de tout à l’heure sur Zamore ; ce
n’était qu’un éclair à la rencontre59. Mais
dans l’habitude de la vie et de la conversation, on saisit avec plaisir chez elle ce jet
facile et courant, une parole vive, aisée, des plus naturelles, et même spirituelle. Y
voir plus serait trop et pourrait véritablement étonner les contemporains s’ils
revenaient au monde ; mais on n’y saurait voir moins sans injustice. — Le terrible
moment, le moment de régner arrive ; quoique bien prévu, il la surprit, il l’étonna et
la remplit presque d’épouvante. Nous l’y suivrons.